Enquête: L’Allemagne est-elle vraiment un modèle à suivre ?

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Par Robert Kunzig
Publié le 07 décembre 2015 / Mis à jour le 13 décembre 2015

Commentaire: Où l'histoire de comment tout cela à commencé....

Bonne lecture

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Des éoliennes entourant une centrale à charbon près de Garzweiler, dans l’ouest de l’Allemagne. Les énergies renouvelables fournissent 27 % de l’électricité du pays, contre 9 % il y a dix ans. Elles finiront peut-être par remplacer le charbon. © Luca Locatelli

Championne de l’éolien et du solaire, l’Allemagne affiche de hautes ambitions en matière d’énergies renouvelables. Sauf qu’elle n’arrive pas à se débarrasser du charbon.

La ville de Hambourg savait que les bombes allaient pleuvoir sur elle. Les prisonniers de guerre et les travailleurs forcés avaient à peine six mois pour construire un gigantesque abri antiaérien. Dès juillet 1943, il était achevé. Ce cube aveugle de béton armé, doté de murs de 2 m d’épaisseur et d’un toit encore plus épais, dominait, à la façon d’un château médiéval, un parc situé à proximité de l’Elbe. Les nazis pensaient que les canons qui dépassaient des quatre tourelles balaieraient du ciel les bombardiers alliés, tandis que des dizaines de milliers de citoyens seraient en sécurité derrière les parois impénétrables.

Les bombardiers britanniques arrivèrent de nuit de la mer du Nord, quelques semaines après l’achèvement de la construction du bunker. Ils se dirigèrent vers la flèche de l’église Saint- Nicolas, au centre de la ville. Ils lâchèrent des bandelettes de papier d’aluminium pour tromper les radars allemands et les canons antiaériens. Visant les quartiers résidentiels, les bombardiers provoquèrent un incendie inextinguible qui détruisit la moitié de Hambourg et tua plus de 34 000 personnes.

La flèche de Saint-Nicolas, qui réchappa à l’incendie, constitue aujourd’hui un Mahnmal – un mémorial qui rappelle à l’Allemagne l’enfer que provoquèrent les nazis. L’abri antiaérien est aussi un Mahnmal, mais il revêt une autre signification: Ce souvenir honteux du passé est devenu un symbole d’espoir pour l’avenir.

Dans l’espace central du bunker, un ballon d’eau chaude de 2 millions de litres, occupant six étages, alimente quelque 800 foyers du quartier. On obtient l’eau chaude en brûlant du gaz issu du traitement des eaux usées, en récupérant la chaleur perdue d’une usine voisine et en utilisant les panneaux solaires qui recouvrent le toit de l’ancien abri. Le bunker transforme également la lumière du soleil en électricité ; un échafaudage de panneaux photovoltaïques installé sur sa façade sud fournit assez d’électricité pour alimenter un millier de foyers. Sur le parapet nord, la terrasse d’un café offre un panorama sur la ville, dont l’horizon est aujourd’hui parsemé de dix-sept éoliennes.

L’Allemagne inaugure une transformation historique, qu’elle nomme Energiewende: Une « transition énergétique » que tous les pays devront accomplir un jour s’ils veulent éviter une catastrophe climatique, selon les scientifiques. Parmi les grands pays industriels, l’Allemagne est pionnière en la matière. L’an dernier, environ 27 % de son électricité provenait de sources d’énergies renouvelables, comme l’éolien ou le solaire, contre 18 % en France. C’est trois fois plus qu’il y a dix ans. Le changement s’est accéléré après la catastrophe de Fukushima, au Japon, en 2011, qui a conduit la chancelière Angela Merkel à déclarer que l’Allemagne fermerait ses dix-sept centrales nucléaires avant 2022. Neuf d’entre elles ont déjà été arrêtées, et les énergies renouvelables ont largement pris la relève.

Mais ce que le monde entier veut savoir, c’est si l’Allemagne est capable de montrer l’exemple en abandonnant de manière progressive les combustibles fossiles. Des scientifiques ont prévenu qu’au cours de ce siècle les émissions de carbone responsables du réchauffement de la planète devront être quasi nulles. L’Allemagne, quatrième économie mondiale, s’est engagée à réduire drastiquement ses émissions: De 40 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2020, puis d’au moins 80 % à l’horizon 2050.

L’avenir de ces promesses se joue en ce moment même. La révolution allemande est partie de la base: Des individus et des associations locales de citoyens ont assuré la moitié des investissements dans les énergies renouvelables. Mais les producteurs d’énergie conventionnelle, qui n’ont pas vu venir la révolution, font pression sur le gouvernement d’Angela Merkel pour ralentir le processus. Le pays tire toujours beaucoup plus d’électricité du charbon que des énergies renouvelables. Et l’Energiewende a encore davantage de chemin à parcourir dans les secteurs du transport et du chauffage, qui émettent, à eux deux, plus de dioxyde de carbone (CO2) que les centrales électriques.

La transition exigera du temps et la participation de chaque citoyen allemand – plus de 1,5 million d’entre eux, soit près de 2 % de la population, vendent déjà de l’électricité au réseau « C’est un projet difficile, qui s’étalera sur une génération, jusqu’en 2040 ou 2050, évalue Gerd Rosenkranz, analyste pour le groupe de réflexion berlinois Agora Energiewende. Cela rend l’électricité plus chère pour les consommateurs. Pourtant, lorsqu’on les sonde, 90 % se disent favorables à la transition énergétique ».

Pourquoi l’avenir énergétique se joue-t-il en Allemagne, un pays qui, il y a soixante-dix ans, n’était plus qu’un immense terrain vague bombardé ? Pourrait-il se jouer partout ailleurs ? Selon un mythe, les Allemands viennent du cœur sombre et impénétrable de la forêt. Ce mythe remonte à l’historien romain Tacite, qui décrivit les hordes teutones massacrant les légions romaines ; puis les romantiques allemands du XIXe siècle embellirent l’histoire. La forêt est devenue le lieu où les Allemands se ressourcent – une habitude qui les prédispose à se préoccuper d’environnement.

C’est pourquoi, à la fin des années 1970, quand les émissions de combustibles fossiles furent rendues responsables des pluies acides qui détruisaient les forêts, tout le pays s’indigna. La menace de la Waldsterben, le « dépérissement de la forêt », les fit réfléchir plus sérieusement à leur production d’énergie.

Le gouvernement et les services publics avaient beau promouvoir l’énergie nucléaire, de nombreux Allemands n’en voulaient pas « La Seconde Guerre mondiale a créé un esprit de rébellion, me dit le cinquantenaire Josef Pesch. On n’accepte plus l’autorité aveuglément ».  Pesch est attablé dans un restaurant d’altitude de la Forêt-Noire, près de Fribourg-en-Brisgau. Un peu plus haut, dans une clairière enneigée, se dressent deux éoliennes de 98 m de haut, financées par 521 investisseurs privés qu’il a réunis. Avec l’ingénieur Dieter Seifried, nous évoquons le projet de centrale nucléaire qui n’a jamais vu le jour, près du village de Wyhl, à 30 km de là, sur le Rhin. Le gouvernement de l’époque avait affirmé que, si l’on ne construisait pas cette centrale, Fribourg-en-Brisgau serait plongée dans le noir. Mais, dès 1975, des agriculteurs locaux et des étudiants commencèrent à occuper le site. Après pratiquement dix ans de manifestations, ils contraignirent les politiques à abandonner leur projet. C’était la première fois que l’on arrêtait la construction d’une centrale nucléaire en Allemagne.

Fribourg-en-Brisgau n’a pas sombré dans les ténèbres: Elle est devenue une ville éclairée. Son institut Fraunhofer est à la pointe de la recherche sur l’énergie solaire. Sa Cité solaire, conçue par l’architecte Rolf Disch, qui participa activement aux manifestations de Wyhl, comprend cinquante maisons qui produisent toutes plus d’énergie qu’elles n’en consomment « Wyhl a été le point de départ », affirme Seifried. En 1980, l’institut qu’il avait cofondé a publié une étude intitulée Energiewende, qui a donné son nom au mouvement pour la transition énergétique.

Cette opposition à l’énergie nucléaire, à un moment où l’on parlait peu du dérèglement climatique, a sans aucun doute été déterminante. Je suis arrivé en Allemagne en pensant que ses habitants étaient imprudents d’abandonner une source d’énergie qui n’émet pas directement de CO2 et qui, jusqu’au drame de Fukushima, fournissait un quart de leur électricité. Je suis reparti avec la certitude que l’Energiewende n’aurait pas été possible sans le mouvement antinucléaire: La crainte d’un accident nucléaire est beaucoup plus forte et immédiate que la crainte d’une hausse progressive de la température et du niveau des mers.

J’ai entendu le même son de cloche dans toute l’Allemagne. Dans la bouche de Disch, au sein de sa maison cylindrique, qui pivote vers le soleil comme un tournesol. Dans la bouche de Rosenkranz, à Berlin: En 1980, le futur analyste avait délaissé pendant des mois ses études de physique pour occuper le site d’un futur centre de stockage de déchets radioactifs. Enfin, dans la bouche de Wendelin Einsiedler, un producteur laitier bavarois qui a contribué à transformer son village en centrale verte. Tous disent que l’Allemagne doit abandonner simultanément l’énergie nucléaire et les combustibles fossiles « On ne peut pas chasser le démon avec Belzébuth, professe Hans-Josef Fell, un important responsable du parti Die Grünen (Les Verts). Il faut renoncer aux deux ».

Quand le parti allemand Les Verts fut créé, en 1980, le pacifisme et l’opposition à l’énergie nucléaire étaient deux de ses principes fondateurs. En 1983, les premiers élus des Verts firent leur entrée au Bundestag, le Parlement national, et commencèrent à insuffler des idées écologistes dans la politique traditionnelle. Lorsqu’un réacteur explosa à Tchernobyl en 1986, le parti social-démocrate (SPD) – l’un des deux principaux partis allemands, situé à gauche – se convertit à la cause antinucléaire. Bien que Tchernobyl soit situé à plus de 1 000 km, en Ukraine, son nuage radioactif survola l’Allemagne. Les parents furent alors sommés de ne pas sortir dehors avec leurs enfants. Et, si l’on en croit Pesch, il n’est aujourd’hui pas toujours sans danger de consommer des champignons ou du sanglier de la Forêt-Noire.

L’accident de Tchernobyl marqua fortement les esprits. Mais il fallut attendre celui de Fukushima, vingt-cinq ans plus tard, pour convaincre Angela Merkel et son Union chrétienne- démocrate (CDU) d’arrêter toutes les centrales nucléaires du pays, à l’horizon 2022. La production d’énergies renouvelables était alors en plein essor. Grâce à une loi que Hans- Josef Fell avait en partie élaborée, en 2000.


La maison de Hans-Josef Fell, à Hammelburg, dans le nord de la Bavière, est facilement repérable: C’est celle qui est bâtie en bois de mélèze et recouverte d’un toit végétalisé. Côté sud, face au jardin, l’herbe est partiellement couverte de panneaux solaires. Quand il n’y a pas suffisamment de soleil pour fournir de l’électricité ou du chauffage, un groupe électrogène d’appoint installé au sous-sol brûle de l’huile de tournesol ou de colza. L’intérieur de la maison, en bois, baigne dans la lumière et la chaleur quand je m’y rends, un matin de mars.

Hans-Josef Fell est grand et chauve ; sa tête ovale est ornée d’un collier de barbe grise. En jeans et Birkenstock, il n’a rien d’un ascète écologiste. À l’extérieur, un bassin de natation jouxte une cabane. Elle abrite un sauna, alimenté par la même électricité que celle de sa maison et de sa voiture « La plus grande erreur du mouvement écologiste a été de dire “Faites moins de choses. Serrez-vous la ceinture. Consommez moins”, déplore Fell. Pour les gens, c’est synonyme de moins bonne qualité de vie. “Faites les choses autrement, avec de l’électricité bon marché et renouvelable”: C’est ça, le message ».

Du jardin de Fell, par beau temps, on peut apercevoir les panaches de vapeur de la centrale nucléaire de Grafenrheinfeld. Son père, du temps où il était le maire conservateur de Hammelburg, soutenait l’énergie nucléaire et la base militaire locale. Le jeune Fell manifesta à Grafenrheinfeld et se retrouva devant les tribunaux parce qu’il refusait de faire son service militaire. Des années plus tard, il fut élu au conseil municipal de Hammelburg.

C’était en 1990, l’année de la réunification officielle de l’Allemagne. Alors que le pays était accaparé par cette tâche monumentale, une loi favorisant l’Energiewende se fraya discrètement un chemin jusqu’au Bundestag. En deux pages, elle énonçait un principe fondamental: Les producteurs d’électricité renouvelable avaient le droit d’alimenter le réseau général, et les services de distribution devaient leur verser un « prix de rachat ». Les éoliennes se mirent à pousser comme des champignons dans le Nord, exposé au vent.

Mais Fell, qui installait à l’époque des panneaux photovoltaïques sur le toit de sa maison, à Hammelburg, comprit que la portée de cette loi serait limitée: Les particuliers n’étaient pas suffisamment rétribués pour produire de l’énergie. En 1993, il fit adopter un arrêté municipal obligeant les services de sa ville à garantir à chaque producteur d’énergie renouvelable un tarif largement supérieur aux coûts d’investissement. Fell mit rapidement sur pied une association d’investisseurs locaux afin de construire une centrale solaire de 15 kilowatts (kW) – ce qui est dérisoire par rapport à la norme actuelle. L’association, l’une des premières de ce type, fit florès: On en compte désormais des centaines en Allemagne.

En 1998, une vague écologiste emporta Fell jusqu’au Bundestag. Les Verts formèrent un gouvernement de coalition avec le SPD. Fell s’associa à Hermann Scheer, membre du SPD et ardent défenseur de l’énergie solaire, pour élaborer une loi qui, en 2000, appliqua l’expérience de Hammelburg à l’échelle nationale – elle a, depuis, été imitée dans le monde entier. Les tarifs d’achat sont garantis pendant vingt ans et ils sont intéressants « Mon principe de base, dit Fell, c’est que le prix de rachat doit être suffisamment élevé pour que les investisseurs dégagent des bénéfices. Après tout, nous vivons dans une économie de marché. C’est logique».


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Fell est sans doute le seul Allemand que j’aie rencontré à ne pas avoir été surpris par le succès de son initiative « Que cela marche autant… à l’époque, je n’y croyais pas », avoue Wendelin Einsiedler, un producteur laitier. De sa véranda, qui donne sur les Alpes, on peut voir neuf éoliennes tourner paresseusement derrière l’enclos des vaches. L’odeur du fumier parvient à mes narines. Einsiedler commenca sa transition énergétique personnelle dans les années 1990, avec une seule éolienne et un fermenteur de fumier produisant du méthane. Avec son frère, lui aussi producteur laitier, ils faisaient brûler le méthane dans une centrale de cogénération de 28 kW, récupérant la chaleur et l’électricité pour leurs exploitations.

Après l’entrée en vigueur de la loi sur l’énergie renouvelable, en 2000, l’activité des Einsiedler se développa. Aujourd’hui, ils possèdent cinq fermenteurs, qui traitent du « maïs-ensilage » et du fumier provenant de huit exploitations laitières, et acheminent le biogaz ainsi obtenu sur 5 km, jusqu’au village de Wildpoldsried. Son maire, Arno Zengerle, est ravi: « C’est un principe merveilleux, qui permet d’économiser une quantité incroyable de CO2».

Grâce au biogaz, aux panneaux solaires qui recouvrent de nombreuses toitures, et surtout aux éoliennes, le village produit près de cinq fois plus d’électricité qu’il n’en consomme. Einsiedler, qui gère les éoliennes, n’eut pas de mal à trouver des investisseurs. Trente personnes avaient investi dans la première, 94 se précipitèrent sur la suivante « Ce sont leurs éoliennes », insiste-t-il. Les éoliennes sont un nouvel élément, spectaculaire et parfois controversé, du paysage allemand, dont les opposants dénoncent l’« aspergisation ». Mais, quand les gens ont un intérêt financier dans les « asperges », rappelle Einsiedler, ils changent d’attitude.

Il n’a pas été difficile de persuader les agriculteurs et les propriétaires de placer des panneaux solaires sur leurs toits ; le tarif d’achat de l’électricité, qui était de 50 centimes d’euro le kilowattheure au début, en 2000, constituait une bonne affaire. En 2012, au plus fort du boom, 7,6 gigawatts (GW) de panneaux photovoltaïques ont été installés dans le pays – l’équivalent, quand le soleil brille, de sept centrales nucléaires. L’industrie allemande des panneaux solaires a pris son envol, jusqu’à ce qu’elle soit sapée par des fabricants chinois dont les coûts de production moins élevés leur ont permis de s’imposer sur le marché mondial.

La loi de Fell permit alors de réduire le coût des énergies solaire et éolienne, en les rendant compétitives face aux combustibles fossiles dans un grand nombre de régions. Pour preuve, le tarif d’achat versé en Allemagne aux nouvelles grandes installations solaires est tombé de 50 centimes d’euro le kilowattheure à moins de 10 centimes « Nous avons créé une situation complètement inédite en quinze ans, raconte Fell. Et c’est bien là l’énorme succès de la loi sur l’énergie renouvelable ».

Lors des élections fédérales de 2013, Fell a perdu son siège au Bundestag, victime de la politique interne du parti des Verts. Depuis, il s’est réinstallé à Hammelburg, mais il ne voit plus les panaches de vapeur de Grafenrheinfeld: le réacteur a été mis hors circuit en juin – c’est le dernier en date à avoir été arrêté. Personne, même dans l’industrie, ne pense que l’Allemagne reviendra un jour au nucléaire. Mais que va-t-elle faire de son charbon ?

L’an dernier, l’Allemagne a tiré 44 % de son électricité du charbon – 18 % de la houille, qui est en grande partie importée, et environ 26 % du lignite, ou charbon brun. L’utilisation de la houille a diminué considérablement au cours des vingt dernières années, mais pas celle du lignite. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’Allemagne risque de ne pas atteindre son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour 2020.

L’Allemagne est le premier producteur mondial de lignite. Il émet encore plus de CO2 que la houille, mais c’est le moins coûteux des combustibles fossiles – encore moins coûteux que la houille, qui est elle-même moins coûteuse que le gaz naturel. Dans l’idéal, pour réduire ses émissions, l’Allemagne devrait remplacer le lignite par du gaz. Mais, à mesure que les énergies renouvelables ont inondé le réseau électrique, un autre phénomène s’est produit: Sur le marché de gros, où s’achètent et se vendent les contrats de distribution d’électricité, le prix de l’électricité s’est effondré, à tel point que des centrales électriques au gaz, et parfois même des centrales brûlant de la houille, ne sont plus compétitives. De vieilles centrales alimentées au lignite fonctionnent à plein régime, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, tandis que des centrales au gaz modernes, entraînant moitié moins d’émissions de CO2, sont à l’arrêt.

« Bien sûr, nous devons trouver le moyen de nous débarrasser de notre charbon. C’est évident, déclare Jochen Flasbarth, secrétaire d’État au ministère de l’Environnement. Mais c’est très difficile. Notre pays n’est pas très riche en ressources et la seule que nous ayons est le lignite»; Il est encore plus difficile de réduire son utilisation car les grands fournisseurs d’électricité ont perdu de l’argent récemment – à cause de l’Energiewende, disent-ils ; à cause de leur incapacité à s’adapter à l’Energiewende, disent leurs détracteurs. E.ON, le numéro 1 allemand de l’énergie, propriétaire de Grafenrheinfeld et de nombreuses autres centrales, a affiché une perte de plus de 3 milliards d’euros l’an dernier.

« La seule feuille de route des distributeurs consistait à défendre leurs activités: L’énergie nucléaire et les combustibles fossiles, juge Flasbarth. Ils n’avaient pas de plan B ». Ils ont raté le train de l’Energiewende, et courent maintenant après. E.ON est divisée en deux sociétés: L’une dédiée au charbon, au gaz et au nucléaire ; l’autre, aux énergies renouvelables. Le P-DG, qui critiquait il y a peu la transition énergétique, s’occupera désormais de la seconde.

L’entreprise publique suédoise Vattenfall, qui est l’un des quatre grands fournisseurs d’énergie en Allemagne, suit désormais le même chemin « Nous sommes un modèle d’Energiewende », déclare avec entrain son porte-parole, Lutz Wiese, en m’accueillant à Welzow-Süd. Cette mine à ciel ouvert, située près de la frontière polonaise, produit 20 millions de tonnes de lignite par an. C’est une magnifique journée de printemps ; le seul nuage que nous voyons est le panache de vapeur qui s’élève doucement de la centrale électrique de Schwarze Pumpe ; d’une puissance de 1,6 GW, elle brûle la majorité du lignite extrait à Welzow-Süd. Dans une salle de conférence, Olaf Adermann, gestionnaire de l’exploitation du lignite chez Vattenfall, explique que l’entreprise, comme d’autres, n’avait pas imaginé que les énergies renouvelables décolleraient si rapidement. Même avec la fermeture imminente d’autres centrales nucléaires, l’Allemagne a une capacité de production d’électricité trop élevée.

« Nous faisons face à une sorte de grand nettoyage du marché », résume Adermann. Selon lui, ce n’est pas le lignite qu’on devrait supprimer: Un « partenaire fiable et souple », dit-il, quand le soleil ne brille pas ou quand le vent ne souffle pas. Adermann, qui est né dans la région et a travaillé dans le lignite avant que les mines ne soient achetées par Vattenfall, pense que ces dernières vont continuer à fonctionner jusqu’en 2050, voire au-delà. Si elle trouve un acheteur, Vattenfall a toutefois l’intention de revendre ses mines, afin de se recentrer sur l’énergie renouvelable. L’entreprise investit des milliards d’euros dans deux nouveaux parcs éoliens en mer du Nord – parce qu’il y a plus de vent au large que sur terre et parce qu’une grande société a besoin d’un grand projet pour rentrer dans ses frais « On ne peut pas faire de l’éolien terrestre en Allemagne, dit Wiese. Il n’y a pas assez de place ». Vattenfall n’est pas une entreprise à part : l’exploitation des énergies renouvelables s’est déplacée vers la mer du Nord et la Baltique, et, de plus en plus, dans les mains des services de distribution. Le gouvernement d’Angela Merkel a encouragé ce changement, en limitant la construction des installations solaires et éoliennes terrestres, et en modifiant la réglementation de façon à exclure les associations de citoyens. L’an dernier, la production solaire est tombée à 1,9 GW, soit un quart du pic de 2012. Les opposants s’insurgent que l’État aide les grands groupes aux dépens du mouvement citoyen qui a lancé l’Energiewende.

À la fin du mois d’avril, Vattenfall a inauguré officiellement DanTysk, son premier parc éolien allemand en mer du Nord: Un programme de quatre-vingts éoliennes implantées à quelque 80 km au large. La cérémonie, qui s’est tenue dans une salle de bal de Hambourg, a également donné à la ville de Munich une occasion de se réjouir: Son service public, Stadtwerke München, a investi à hauteur de 49 % dans le projet. Munich produit à présent suffisamment d’électricité renouvelable pour alimenter ses habitants, ses lignes de métro et de tramway. D’ici à 2025, elle compte satisfaire toute la demande grâce aux énergies renouvelables.

En Allemagne, les émissions de CO2 par habitant sont parmi les plus élevées d’Europe occidentale (presque le double de celles de la France), notamment parce que le pays a encore beaucoup d’industrie lourde. L’objectif pour 2020 est de les réduire de 40 % par rapport aux niveaux de 1990. Il en était à – 27 % l’an dernier. Le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne n’a, jusqu’à présent, pas été d’une grande efficacité. Les gouvernements accordent chaque année aux pollueurs des quotas d’émission, qu’ils peuvent acheter ou vendre selon leurs besoins. Mais les quotas sont tellement bon marché qu’ils n’incitent guère l’industrie à réduire son empreinte carbone.

Même si l’Allemagne risque de ne pas atteindre son objectif pour 2020, elle est en avance sur le calendrier de l’Union européenne. Elle aurait pu en rester là, comme le souhaitaient de nombreux cadres de la CDU d’Angela Merkel. Au contraire, la chancelière et le ministre de l’Économie, Sigmar Gabriel, président du SPD, ont réaffirmé à l’automne dernier l’engagement de – 40 %.

Ils n’ont toutefois pas prouvé qu’ils en étaient capables. Au printemps dernier, Sigmar Gabriel a proposé une taxe spéciale sur les émissions des centrales au charbon anciennes et inefficaces. Il n’a pas tardé à voir manifester, devant son ministère, 15 000 mineurs et techniciens de centrales thermiques – encouragés par leurs employeurs. Au mois de juillet, le gouvernement a fini par faire marche arrière. Au lieu d’imposer les services de distribution, il a annoncé qu’il les paierait pour fermer quelques centrales à charbon – ne parvenant ainsi qu’à la moitié des réductions d’émissions prévues. Si elle souhaite que l’Energiewende réussisse, l’Allemagne devra faire nettement plus.

Elle devra également abandonner l’essence et le diesel. Le secteur des transports génère environ 17 % des émissions du pays. Comme les fournisseurs d’énergie, ses célèbres et aujourd’hui controversés constructeurs automobiles – Volkswagen, Mercedes-Benz, BMW et Audi – ont amorcé tardivement le virage énergétique. Ils proposent désormais plus d’une vingtaine de modèles de voitures électriques. La volonté du gouvernement est d’avoir 1 million de véhicules électriques sur les routes d’ici à 2020 ; on n’en compte pour l’instant qu’environ 40 000. Ces automobiles sont encore trop onéreuses pour la plupart des Allemands, et l’État n’a pas mis en place des mesures suffisamment incitatives pour faire décoller le marché.

Il en va de même pour les immeubles, dont les systèmes de chauffage émettent 30 % des gaz à effet de serre du pays. Rolf Disch, à Fribourgen- Brisgau, est l’un des nombreux architectes à avoir construit des maisons et des immeubles qui ne consomment pratiquement aucune énergie nette ou qui produisent un surplus. Mais l’Allemagne ne construit pas beaucoup de nouveaux immeubles « La stratégie a toujours été de moderniser les vieux immeubles pour qu’ils n’utilisent pratiquement pas d’énergie et qu’ils couvrent leur consommation avec des énergies renouvelables, résume Matthias Sandrock, chercheur au Hamburg Institut. C’est la stratégie, mais cela ne fonctionne pas. Le pays fait beaucoup d’efforts, mais cela ne suffit pas ».

Dans toute l’Allemagne, de vieux immeubles sont recouverts de 15 cm de mousse isolante et équipés de fenêtres modernes. Ces projets, et d’autres, sont financés grâce à des prêts à faible taux d’intérêt accordés par les banques. Mais seulement 1 % du parc immobilier est rénové chaque année. Pour que tous les immeubles aient un impact quasiment neutre sur l’environnement d’ici à 2050 – l’objectif officiel –, ce pourcentage devrait au moins doubler. Un jour, rappelle Sandrock, le gouvernement a émis l’idée d’obliger les propriétaires à rénover. Devant le tollé général, le projet a été abandonné.

« Après Fukushima, on a observé une brève période d’Aufbruchstimmung, pendant environ six mois », se souvient Gerd Rosenkranz. Aufbruchstimmung désigne une notion un peu équivalente à « la joie du renouveau »: C’est ce que ressent un Allemand quand il part, par exemple, pour une longue randonnée avec des amis. Tous les partis politiques étaient d’accord pour faire de l’Energiewende une priorité, poursuit Rosenkranz. Mais l’euphorie a été de courte durée. Aujourd’hui, des intérêts économiques s’affrontent. Certains Allemands disent qu’il faudra peut-être une autre catastrophe comme celle de Fukushima pour renouer avec ce climat d’effervescence. Selon Rosenkranz, « l’état d’esprit actuel n’est pas bon ».

Mais les Allemands sont ainsi faits: Ils avaient beau savoir que l’Energiewende n’allait pas être une promenade de santé, ils se sont tout de même lancés. Quelle leçon tirer de leur expérience ? Peut-être que d’autres pays pourraient à leur tour amorcer la transition énergétique. William Nordhaus est un économiste de l’université Yale, qui se penche depuis des décennies sur les moyens de lutter contre le dérèglement climatique. Dans un article récent, il a identifié ce qu’il considère être un problème majeur: Les profiteurs. Parce que le réchauffement concerne le monde entier et qu’il est coûteux d’agir, chaque pays a intérêt à ne rien faire en espérant que d’autres agiront à sa place. Alors que la plupart des pays sont des profiteurs, l’Allemagne s’est démarquée: Elle a pris une longueur d’avance et nous a ainsi ouvert la voie.



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