L’Amérique défavorisée, proie de l’industrie des gaz de schiste, de ses pollutions et de ses escroqueries

Par Olivier Petitjean  
13 janvier2016


Commentaire: Et dire que de très nombreux parlementaires, sénateurs, élus territoriaux et locaux rêvent d'une France «gaz de schiste» au nom de son indépendance énergétique.
Éoliennes, lignes THT, déchets nucléaires, pesticides, exploitations d'hydrocarbures?, fermes industrielles type des «1000 vaches», gaz de schiste, etc., la France défigurée!

«C'est comment qu'on freine, je voudrais descendre de là»

 C'est comment qu'on freine ( Alain Bashung- Serge Gainsbourg / Alain Bashung ) PlayBlessures ( 1982 )

Bonne lecture

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Des petits propriétaires floués, des grandes multinationales abusées par la promesse de profits mirobolants, des habitants qui subissent les pollutions et le bruit assourdissant des puits de forage à l’orée de leurs jardins, une faune qui s’exile, des séismes qui se multiplient… Telle est la réalité de l’industrie des gaz de schiste dans le Midwest états-unien. Enquête à Youngstown, dans l’Ohio, l’une des zones les plus pauvres de l’Amérique.


C’est l’une des régions les plus pauvres des États-Unis. La ville de Youngstown, dans l’Ohio, à mi chemin entre Pittsburgh et Cleveland, a été frappée de plein fouet par la désindustrialisation, et peine aujourd’hui encore à se relever de ce traumatisme. Sa population a chuté de presque 170 000 habitants dans les années 1960 à un peu plus de 60 000 à l’heure actuelle, dont près de la moitié est noire. La population blanche a fui vers les banlieues ou vers des cieux moins défavorisés. C’est l’une des villes les plus pauvres des États-Unis [1].

La région est aussi l’une des principales lignes de front de l’expansion du gaz de schiste, dans la formation dite d’Utica. Youngstown et ses environs sont le théâtre d’opérations industrielles utilisant la technologie controversée de la fracturation hydraulique, interdite en France. Ils abritent aussi des opérations de réinjection dans le sous-sol des eaux usées issues du « fracking » – une pratique dont on parle très peu en Europe mais qui comporte les mêmes risques que la fracturation hydraulique elle-même, sinon davantage. Dès 2011, Youngstown était frappée par un séisme de magnitude 4 sur l’échelle de Richter – le premier de toute l’histoire de la ville – directement lié à un puits d’injection. En février 2014, on en dénombrait déjà plus de 500. À quoi s’ajoutent plusieurs cas de pollution accidentelle ou délibérée.

Pourtant, les dirigeants politiques locaux et une bonne partie de la population continuent à s’accrocher aux promesses d’emplois et de développement économique brandies par l’industrie du gaz de schiste. Au premier rang – c’est une autre particularité de Youngstown – figurent deux entreprises françaises, Total et Vallourec. La première détient 25% des actifs de Chesapeake dans la formation d’Utica, tandis que la seconde a inauguré en grande pompe il y a quelques années à Youngstown une usine produisant des tubes spéciaux destinés à la fracturation hydraulique. Cette usine, sur fond de crise du secteur pétrolier et gazier, est en train de supprimer des emplois par dizaines.


« Un puits de gaz de schiste peut s’installer du jour au lendemain »

C’est en 2011 que Total a racheté, pour 2,3 milliards de dollars, 25% des opérations de Chesapeake dans la formation d’Utica, dans l’est de l’Ohio [2]. Chesapeake, principal producteur de gaz de schiste aux États-Unis, reste le seul opérateur des forages sur le terrain, Total se contentant d’apporter les fonds.

La plupart des habitants de Youngstown et des bourgades environnantes vivent dans l’impression que jamais la fracturation hydraulique ne viendra les déranger, sur le pas de leur porte. Mais ils ne sont pas à l’abri de mauvaises surprises. Des citoyens de Youngstown ont ainsi découvert quasiment par hasard que Chesapeake et Total avaient acquis auprès d’une autre firme les droits de forage profond sous Mill Creek Park, un gigantesque espace vert traversé par une rivière. C’est le poumon de la ville et le principal lieu de loisirs de ses habitants.

Susie et Raymond Beiersdorfer, deux habitants de Youngstown qui animent la résistance contre le gaz de schiste, dénoncent une situation d’opacité totale: Les droits sur le sous-sol sont transférés d’entreprise à entreprise et les autorisations accordées sans aucune consultation du public ou même des voisins « Quelqu’un peut découvrir du jour au lendemain qu’un forage de gaz de schiste ou un puits d’injection s’installe sur le terrain d’à côté ». Chesapeake et Total possèdent aussi des droits sur la plus grande partie du territoire de la petite ville voisine de Niles. Aucun forage n’y est prévu à court terme en raison du ralentissement actuel du secteur du schiste, mais la menace pèse désormais sur la tête des habitants.



« Les cygnes ont tous disparu »

Cette menace, les résidents – pour la plupart retraités – du parc de mobil homes de Westwood, à une quinzaine de kilomètres de Youngstown, en ont fait l’expérience directe. Ils ont été surpris un soir de 2013 par l’entrée en production d’un puits de gaz de schiste dont personne ne leur avait annoncé l’arrivée « Tout à coup, ils ont vu une immense lumière de l’autre côté des arbres : c’était le gaz s’échappant du puits que l’on faisait brûler. Il y avait un boucan terrible. Les retraités sont sortis de leur maison en robe de chambre et tournaient en rond en se demandant ce qui se passait », se souvient John Williams, un habitant de Niles mobilisé contre le gaz de schiste. « Au début, on leur a dit que c’était pour seulement deux semaines, puis un mois, puis deux mois… Le puits est encore là aujourd’hui, et ils prévoient même de passer de trois à huit forages actifs ». Un élu de l’État s’est rendu sur place pour calmer les esprits, en faisant valoir aux résidents qu’il ne s’agissait que d’un« inconvénient mineur » et que c’était le prix normal à payer pour les bienfaits du gaz de schiste.

Les 800 résidents du parc, confrontés à une situation filmée dans des vidéos postées sur YouTube (ci-dessous), voient les choses différemment. Ils se plaignent du bruit et de maux de tête. L’un d’eux aurait été victime d’une maladie de peau similaire à celle dont se plaignent certains ouvriers du gaz de schiste [3]. Un dispositif de récupération du gaz qui s’échappe des forages a été mis en place depuis, avec pour résultat de réduire la taille de la flamme de torchage. Mais lorsque ce dispositif tombe en panne – ce qui arrive assez souvent selon les résidents –, elle retrouve sa taille initiale: 30 mètres de haut.

C’est un agriculteur voisin qui a cédé les droits sur son sous-sol à la société Halcón. Le puits est situé à l’extrémité de sa parcelle, le plus loin possible de sa propre maison, mais à peine séparé de l’étang qui borde le parc de mobil homes par une rangée d’arbres « Avant, il y avait de magnifiques cygnes sur cet étang, se souvient John Williams. Ils ont tous disparu ». Les cygnes ont été remplacés par des bernaches du Canada, une espèce apparemment moins facilement dérangée par le bruit, la lumière et les relents de gaz [4].


Multinationales naïves

Total, pour sa part, s’est rapidement rendu compte que ses investissements dans l’Ohio avaient été très surestimés. Aubrey K. McClendon, l’ancien PDG de Chesapeake, s’est fait une spécialité de ce genre de transaction [5]: Avec ses associés, il a réussi à convaincre plusieurs grandes entreprises pétrolières mondiales comme Total de fournir les capitaux nécessaires à ses opérations, en leur faisant miroiter des retours mirifiques… et en leur faisant payer leur participation bien plus cher que la valeur réelle des actifs cédés.

Dans son rapport financier pour 2014, Total déclare en tout 2,944 milliards de dollars de dépréciations sur ses actifs dans le secteur des hydrocarbures non conventionnels aux États-Unis, en Chine, au Venezuela et en Algérie. Impossible de savoir quel part de cette somme correspond au manque à gagner enregistré sur les gisements de l’Ohio. D’autres multinationales se sont elles aussi brisées les dents, comme BP qui a déclaré en 2014 une dépréciation d’un demi-milliard de dollars sur ses actifs dans la région de Youngstown. Aubrey K. McClendon, quant à lui, a été entre-temps débarqué de Chesapeake, après la révélation de plusieurs manipulations financières et d’une fâcheuse tendance à utiliser les biens et les employés de l’entreprise à des fins personnelles. Il a fondé une nouvelle compagnie, American Energy, en emmenant avec lui, selon son ancienne entreprise qui l’a traîné en justice, une série d’informations commerciales stratégiques sur les gisements de l’Utica.


Le business des droits de forage

Les multinationales pétrolières abusées ne sont pas les seules à avoir à se plaindre des pratiques de Chesapeake et de ses consœurs. Les témoignages abondent pour dénoncer les abus dont se rendent coupables les agents des firmes pétrolières pour convaincre les propriétaires fonciers de leur céder les droits de forage sur le sous-sol de leurs terres. Dans bien des cas, par exemple, ces agents diront à un résident récalcitrant que tous ses voisins ont déjà cédé leurs droits, même si ce n’est pas le cas, pour lui donner l’impression qu’il n’a pas le choix.

Plusieurs propriétaires fonciers de l’Ohio ont lancé des procédures judiciaires contre Chesapeake, qu’ils accusent de les avoir délibérément escroqués. Ils se plaignent que des représentants soient venus les démarcher, bien avant qu’il soit question de l’arrivée du gaz de schiste dans l’État, pour leur faire céder à bas prix les droits sur le sous-sol de leurs terres, avant de les revendre à Chesapeake. Ils auraient cédé les droits de forage dans leur sous-sol pour une somme aussi modeste que 5 dollars par acre (environ 4000 mètres carré). Chesapeake les aurait acquis à son tour pour 1000 dollars l’acre [6]. Total, de son côté, a acquis ses 25% des actifs de Chesapeake pour un montant équivalent à 15 000 dollars par acre [7]…


Propriétaires floués

D’autres propriétaires qui avaient signé avec Chesapeake se sont aussi rendus compte, au bout de quelques mois, que l’entreprise avait drastiquement réduit les royalties qu’elle leur versait pour le gaz extrait dans le sous-sol de leur propriétés, en prétextant des frais de transport, de transformation et de gestion exorbitants [8]. Ron Hale avait ainsi cédé à Chesapeake et Total les droits sur le sous-sol d’un terrain dont il est copropriétaire à East Township, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Youngstown. Il s’est vite rendu compte que les paiements de royalties étaient loin d’être à la hauteur de ce que Chesapeake lui avait fait miroiter. Après qu’il se soit plaint auprès de l’entreprise, celle-ci lui a transmis un document comptable pour justifier le calcul des sommes qui lui étaient versées, dans lequel il a découvert avec effarement le montant des déductions diverses qui lui avaient été appliquées [9]. Dans certains cas, les déductions étaient même supérieures à la valeur déclarée du gaz ou du pétrole extrait du puits, de sorte que Ron Hale payait Chesapeake pour que celle-ci fore sur sa propriété !

On estime que 70% des propriétaires qui ont cédé les droits sur leur sous-sol à l’industrie du gaz de schiste se trouvent lésés. Nombre de propriétaires soupçonnent également Chesapeake et les autres firmes pétrolières actives dans la région de sous-déclarer les quantités de gaz et de pétrole (et en particulier les gaz liquides qui ont le plus de valeur) qu’ils tirent du sol afin de baisser les royalties – ce qu’elles pourraient faire en théorie en toute impunité, puisque l’Ohio n’a mis en place qu’un système de déclaration sur l’honneur « S’il ne me paient pas pour ce qu’ils prennent, ils peuvent le laisser dans le sol », lâche le partenaire de Ron Hale. Ce dernier a adressé en mai dernier une lettre à Total pour l’alerter sur ces pratiques. Il attend toujours une réponse.


Photos : Chiot’s run CC (une) ; John Williams (Westwood Lake Park) ; OP (puits de gaz de schiste de Consol Energy avec un ancien « pumpjack ») ; OP (puits à proximité de Westwood Lake Park).


Notes


[1] Selon des études officielles, Youngstown est à la fois la ville américaine qui perd ses habitants le plus rapidement, et celle qui présente le taux de concentration de la pauvreté le plus élevé du pays, à 49,7%. Le taux de concentration de la pauvreté mesure le pourcentage de la population vivant dans des quartiers où le taux de pauvreté est supérieur à 40%. Voir ici.

[2] L’entreprise française avait similairement acquis en 2009 25% des parts des actifs de Chesapeake dans la formation de Barnett, au Texas.

[3] Voir ici les informations et témoignages rassemblés par l’ONG Food and Water Watch

[4] Sur les impacts de la pollution sonore, lumineuse et chimique associée au gaz de schiste sur la biodiversité, voir ici.

[5] Lire cet article du New York Times.

[6] Source. Il s’agit de la somme payée immédiatement à titre de « droit d’entrée » par les firmes, à quoi s’ajoute un pourcentage extrêmement variable des revenus de l’exploitation, selon la capacité de négociation des propriétaires.

[7] Source.

[8] Lire l’enquête de ProPublica, qui explique aussi les motivations financières de Chesapeake.

[9] Voir ici une autre procédure judiciaire lancée contre Chesapeake pour les mêmes raisons par un propriétaire de l’Ohio.

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