Quel horizon pour le travail ?

http://www.lutopik.com
Texte : Guillaume
Dessin : Stouff 

mardi, 06/09/2016


Commentaire: «(...) Le terme krisis signifiant «choix, moment décisif» a été repris par toutes les langues modernes pour signifier : «chauffeur, appuyez sur le champignon!» Le mot crise évoque aujourd’hui une menace sinistre. Mais le mot «crise» n‘a pas forcément ce sens. Il n’implique pas nécessairement une ruée forcenée vers l’escalade de la gestion. Il peut au contraire signifier l’instant du choix, ce moment merveilleux où les gens deviennent brusquement conscients de la cage où ils se sont enfermés eux-mêmes, et de la possibilité de vivre autrement.

Les réactions des hommes aux événements quotidiens se sont standardisées. Les sons proférés par les présentateurs et annonceurs des textes programmés corrompent quotidiennement les mots d’une langue parlée devenus matériaux de messages pré conditionnés. Seul à présent l’homme retranché du monde (volontaire ou non) peut offrir à ses enfants un environnement où ils entendent parler des «gens» et non des vedettes, présentateurs et «conseillers» de tout poil. La standardisation de l’action humaine gagne du terrain à toute allure. Ou les gens resteront des pions au sein d’une foule conditionnée pour aspirer à une dépendance toujours accrue (si manque de drogue = guerres?) ou ils trouveront le courage qui seul permet de sortir indemne d’une panique. Ne pas bouger ou chercher une autre issue que celle signalée et banalisée. Chacun s’est trouvé empêtré dans une nouvelle trame de dépendance à l’égard des produits qui se déversent du même genre de machines : usines, cliniques, TV… Pour assouvir cette dépendance, il faut produire toujours plus. Des consommateurs «dressés», toujours plus nombreux, à éprouver le besoin de ce qui leur est offert par ceux qui sont précisément à l’origine de l’offre. L’action de l’homme, autonome et créatrice, s’atrophie. Les économistes remplacent les prêtres. L’argent dévalorise ce dont il n’est pas la mesure. La crise se présente donc dans les mêmes termes pour tous: plus de dépendance ou moins de dépendance à l’égard des produits industriels. Plus : la destruction rapide et définitive des cultures génératrices d’activités de subsistances satisfaisantes.(...)»
Extrait de 




php

 

Le travail envahit nos vies jusqu’à se confondre avec notre identité. Il est devenu une valeur essentielle au point que l’on n'ose à peine s’interroger sur ce qu’il signifie vraiment. La régression sociale à l’œuvre devrait nous alerter, enclencher des réflexions et une reconquête de nos activités.

Qu’est ce que tu fais dans la vie ? Une question presque inévitable lors d’une rencontre. La réponse attendue est l’évocation de notre métier, du chômage ou de la retraite. Le travail est la norme qui détermine la place que l’on occupe dans la société, celle sur laquelle nous construisons notre identité.


C’est l’activité centrale, au cœur de nos préoccupations, de notre univers social et de notre temps. Un contrat à durée indéterminée de sept à huit heures quotidiennes, cinq jours sur sept, cinq semaines de congés payés par an, reste le modèle promu depuis l’école, le but à atteindre pour réussir sa vie. Même si le réveil est douloureux, si la fatigue s’invite sur les rares temps libres, si les tâches sont répétitives ou peu attractives, si les objectifs fixés par la hiérarchie sont de plus en plus durs, si la paie permet tout juste de vivre. Le travail est devenu l’une des valeurs les plus encensées dans les discours médiatiques ou politiques. Il est au cœur de nos vies, mais n’est presque jamais remis en question.

À la base de toutes les sociétés humaines et de ses réalisations, le travail est indispensable pour se nourrir, se vêtir ou se loger. Même à l’état primitif, avec plus de poils et un simple abri, nous ne pouvions nous passer d’actes volontaires pour survivre dans la nature. La chasse et la cueillette nécessitent bien quelques efforts. Dans les civilisations modernes, l’argent est devenu la monnaie d’échange pour combler nos besoins vitaux. De l’argent qui provient, sauf exception, d’un salaire versé en contrepartie d’un effort de production de biens ou de services. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le travail, ou l’emploi. Au-delà du salaire, le travail est aussi l’un des principaux lieux de sociabilisation, on y rencontre des gens, il permet d’occuper les journées et de se sentir utile. Certains peuvent s’y épanouir, même si le travail prend souvent des allures de corvée. « Le travail, […] c’est ce qu’on ne peut arrêter de faire quand on a envie de s’arrêter de le faire », écrivait Boris Vian.

 

Le salarié, variable d'ajustement  
Sur l’ensemble de la population en âge de travailler et disponible sur le marché du travail, environ 10 % sont au chômage en France. On y dénombrait 27 millions d’emplois fin 2015, dont 23, 8 millions de salariés. Environ 85 % des salariés sont en CDI, qui est censé assuré la sécurité optimale, avec une protection juridique, une certaine stabilité financière et l’accès à la location ou aux emprunts. 85 %, c’est aussi le taux actuel des embauches effectuées en CDD, un chiffre qui a explosé au cours de ces dernières années, surtout pour les petites durées. Environ 70 % des contrats de travail signés portent sur une durée inférieure à un mois, ce qui s’explique en grande partie par des renouvellements de poste. Avec les chômeurs, cela fait un quart de la population active qui, soit n’a pas de travail, soit se retrouve dans l’incertitude professionnelle. Beaucoup alternent entre périodes d’activité et de chômage, multiplient les petites missions. C’est un peu la file d’attente avant d’accéder au CDI.

Le recours aux emplois précaires, à l’intérim, est devenu la variable d’ajustement aux fluctuations du marché. Quand les investisseurs réclament des taux de rentabilité largement supérieurs au taux de croissance, c’est la main d’œuvre qui devient leur poste d’économie prioritaire. La rémunération du travail, c’est-à-dire les salaires et les cotisations sociales, représente de moins en moins de valeur dans les résultats de l’entreprise. Au contraire, les revenus du capital, incarnés par les dividendes versés aux actionnaires, augmentent depuis les années 80 et occupent une part toujours plus importante dans la répartition des bénéfices. Diminuer le pourcentage reversé aux salariés est d’autant plus facile que leur productivité horaire a tendance à augmenter. Ce qui veut dire que l’on produit plus de richesses dans le même laps de temps. Il suffit donc de laisser stagner les salaires pour augmenter mécaniquement le profit.

Une autre formule, plus radicale, consiste à licencier pour réduire sa masse salariale ou trouver des travailleurs moins chers ailleurs. La crainte de la délocalisation ou du chômage modifient le rapport de force, les salaires sont tirés vers le bas. Pour conserver son emploi, il devient possible de signer un accord d’entreprise qui peut, par exemple, augmenter la charge de travail sans rehausse de salaire. La tendance est à la régression, alors que depuis le sort terrible des ouvriers du XIXe siècle, le mouvement de l’histoire consacrait plutôt une lente amélioration des conditions sociales (voir encadré). Ce revirement est entamé depuis une trentaine d’années, lorsque le rêve d’une croissance infinie a pris fin, que le chômage de masse s’est installé et que le modèle capitaliste a étendu son idéologie au monde entier. Les machines, les robots et l’informatique sont en mesure de remplacer énormément de travailleurs, alors même qu’ils sont en concurrence au niveau international.
 

Des contraintes moins physiques, plus psychologiques 
Pour rentabiliser le travail, il a été organisé scientifiquement : les tâches ont été fragmentées, le travail a suivi la chaîne, le temps et l’espace ont été optimisés. Les gestes sont devenus répétitifs et aliénants, entraînant une usure du corps et du cerveau. De manière générale, l’automatisation des tâches a rendu le travail moins physique sous nos latitudes, mais la souffrance au travail n’a pas disparu. 



Aujourd’hui, la majorité des emplois sont affectés au secteur tertiaire, celui du commerce, des services aux entreprises ou aux particuliers. La contrainte est désormais plus psychologique, il y a beaucoup plus de stress, d’angoisse ou de phénomènes de dépression. Le management a évolué, joue de l’individualisation ou de la coopération pour augmenter la productivité. Internet et les smartphones brouillent la frontière entre travail et sphère privée, les objectifs remplacent les horaires, on est prêts à plus d’efforts et de sacrifice pour conserver une place sans cesse remise en question. 

Aux origines de l'homme  
Si le travail est bouleversé, il reste néanmoins l’horizon imposé à nos vies. Mais en a-t-il toujours été ainsi ? C’est le débat entre les essentialistes et les historicistes, pour reprendre la classification de Dominique Méda, philosophe et sociologue du travail. Les premiers estiment que oui, il est dans la nature de l’homme de travailler, contrairement aux seconds, pour qui le travail est une construction sociale. Car la notion et la perception du travail ont beaucoup évolué dans l’histoire. L’anthropologue Marshall Sahlins s’est intéressé aux peuples de chasseurs cueilleurs et affirme qu’ils travaillaient moins que nous, et que, loin d’être un labeur continu, la quête de nourriture était pour eux une activité intermittente, qu’ils jouissaient de loisirs surabondants et dormaient plus dans la journée, par personne et par an, que dans tout autre type de société. Il est également bien connu que dans l’Antiquité, notamment en Grèce, le travail était perçu comme dégradant et réservé aux esclaves.

À l’époque féodale, les serfs travaillaient la terre au profit d’une classe improductive composée du clergé et de la noblesse. Quand l’un justifie par la doctrine religieuse l’ordre inégalitaire existant, l’autre s’occupe à faire la guerre, protège et prélève les taxes. Avec l’essor du commerce et de la monnaie, la valeur du travail est reconsidérée. Le travail, ou l’exploitation du travail d’autrui, devient un moyen d’accumuler de la richesse et de s’élever dans la société. À l’époque industrielle, l’ouvrier du XIXe siècle pouvait travailler plus de quinze heures par jour, bien plus qu’au Moyen Âge, qui comptait presque cent jours fériés par an, en plus des dimanches...
 

Utile, le travail ?  
Régulièrement dans l’Histoire, des penseurs ont remis en cause cette « obligation » et cette idéologie du travail, qui nous prive d’une part importante de la jouissance de nos vies. Le pamphlet contre le travail écrit par Paul Lafargue en 1880, Le Droit à la paresse, est encore une référence. Dans notre société de surproduction, le rôle du travail questionne. À elle seule, l’obsolescence programmée des objets ou leur mauvaise qualité implique de nombreuses heures de travail inutiles, à la fois pour les fabriquer, les acheter, en faire la publicité et les vendre. Nous travaillons à spéculer, polluer, à détruire ce qu’il reste de nature, à gâcher des matières de plus en plus rares… Dans le même temps, des tâches ou services qui seraient bénéfiques à l’intérêt général ne trouvent pas preneurs, des gens sont surchargés de travail et d’autres n’en ont pas.

Le travail est devenu abstrait, la valeur ajoutée et les biens produits échappent à ceux qui les génèrent. Retrouver un sens au travail signifie peut-être qu’il faudra être capable de se réapproprier ces résultats concrets, de retrouver une logique collective, aussi bien dans la production que dans la définition des objectifs. Alors que les offensives sur le Code du travail et les acquis sociaux se multiplient, les appels à la diminution des heures de travail s’amplifient. Il s’agit maintenant de travailler mieux et de trouver les pistes pour y parvenir, à commencer par un partage plus équitable des richesses et du travail.


Le droit du travail en quelques dates  
1791 : La liberté du travail, du commerce et de l’industrie est proclamée. Les corporations sont supprimées, la loi Le Chapelier interdit les groupements professionnels, les coalitions ouvrières et les grèves.

1803 : La grève devient un délit. Le livret ouvrier est instauré, il permet d’exercer un contrôle policier et patronal sur chaque travailleur, les dates d’embauche et de fin de la période de travail y sont inscrites. Il disparaît en 1890.

1806 : Création du conseil des Prud’hommes. La parole du patron prime sur celle de l’ouvrier en cas de litige sur les salaires (cette règle sera supprimée en 1868).

1841 : L’âge minimum pour travailler est fixée à 8 ans et 13 ans pour les travaux de nuit, avec un temps de travail de 8 h/jour pour les enfants de 8 à 12 ans et à 12 h entre 12 et 16 ans. La loi est limitée aux entreprises de moins de 20 salariés.

1848 : La IIe République fixe la durée de travail à 10 h à Paris et 11 h en province, une mesure abrogée par la nouvelle assemblée qui limite la journée de travail à 12 h uniquement dans certains secteurs et avec peu de moyens de la faire respecter.

1864 : Le délit de coalition est supprimé, les grèves sont possibles mais ne doivent pas attenter à la liberté de travail ou engendrer de violences.

1874 : Interdiction d’employer un enfant de moins de 12 ans, le travail est limité à 12h/jour pour les mineurs et les femmes, qui n’ont plus le droit de travailler le dimanche et les jours fériés.

1884 : La loi Waldeck-Rousseau reconnaît la liberté syndicale.

1898 : La responsabilité patronale est reconnue dans les accidents du travail.

1900 : Semaine de 70h pour tout le monde, 11h/ jour maximum.

1906 : Le repos hebdomadaire devient obligatoire et le ministère du Travail est créé.

1910 : Création du Code du travail

1919 : Instauration des Conventions collectives et création de l’Organisation internationale du travail. La journée de travail est fixée à 8h, la semaine à 48h.

1936 : Avec le Front populaire, la semaine passe à 40h sans perte de salaire et les salariés obtiennent 2 semaines de congés payés (3 en 1956, 4 en 1971). Les délégués du personnel font leur apparition dans les entreprises de plus de 10 salariés.

1946 : Le droit de grève et l’action syndicale sont inscrits dans la Constitution.

1950 : Entrée en vigueur du SMIG, qui instaure le principe d’une rémunération minimale pour tous les travailleurs.

1958 : Création de l’assurance chômage et instauration des droits sociaux dans la Constitution.

1968 : Reconnaissance de la section syndicale d’entreprise.

1982 : Passage aux 39h, généralisation de la 5e semaine de congés payés et création du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.

1983 : Retraite à 60 ans à condition de 37,5 annuités.

1988 : Création du RMI

1998 : Passage aux 35h, entrée en vigueur en 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et en 2002 pour toutes les autres.

Cet article est l'introduction du dossier intitulé "Regards sur le travail", publié dans Lutopik numéro 11, paru en juillet 2016. Pour le commander, ou vous abonner, c'est ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXX

  Précédemment     Non, Bazaine n'agit point ainsi; il avait hâte d'en finir, et, le premier de tous, le 29 octobre, a-t-on affirmé,...