Scandale Triskalia : portraits de destins bouleversés

https://reporterre.netJulie Lallouët-Geffroy, Inès Léraud et Vincent Feuray (Reporterre)  
23 septembre 2016

Commentaire: 100 000€ pour une vie... Achète-moi puisque la vie ne vaut rien. Demain, le scandale des éoliennes au menu. À la différence que dans ce cas, tous ceux qui composent la filière, promoteurs, propriétaires, services administratifs, élus(es), ministre et, ne pas l'oublier, le Président de la République, toutes et tous savaient.

php



 

La principale coopérative agricole bretonne a intoxiqué aux pesticides deux de ses salariés et devra leur verser plus de 100.000 euros. Depuis cinq ans que le scandale Triskalia a éclaté, des hommes et des femmes se battent pour faire plier le géant de l’agroalimentaire. Leurs vies ont été bouleversées par ce drame. Voici leurs portraits.

Jeudi 22 septembre, la coopérative bretonne Triskalia a été condamnée à verser plus de 100.000 euros d’indemnités à deux de ses anciens salariés.

En 2014, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Saint-Brieuc avait condamné la coopérative pour « faute inexcusable de l’employeur » : Triskalia avait intoxiqué deux de ses salariés, en 2011.

Laurent Guillou va toucher 114.000 euros, et son ancien collègue Stéphane Rouxel 105.000 euros. Par la voix de leur avocat, ils avaient réclamé 365.000 euros. Ils ne feront pas appel de la décision rendue ce jeudi.

Voici leurs portraits, et ceux d’autres personnes bouleversées par cette histoire, que nous vous avons racontée dans un précédent article





 
Laurent Guillou : « Maintenant, mon travail c’est le combat »

Laurent Guillou, ancien salarié de Nutréa-Triskalia, dans son potager.

Laurent Guillou, 46 ans, est l’un des salariés les plus précocement et massivement contaminés par les pesticides utilisés pour traiter les céréales chez Nutréa-Triskalia (producteur d’aliments pour les élevages industriels). Avec son collègue Stéphane Rouxel, ils viennent d’apprendre, jeudi 22 septembre, qu’ils toucheront plus de 100.000 euros chacun suite à la condamnation de leur employeur pour faute inexcusable par le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor). Laurent va pouvoir réaliser un projet qui lui tient à cœur, acheter un cheptel de bovins, qu’il pourra transmettre à son fils.

Laurent vit depuis plus de trois ans du RSA, et survit grâce à son jardin de cocagne. Lorsqu’on le rencontre chez lui, près de Guingamp, il vient de congeler 54 sacs de petits pois, ce qui fera 108 repas pour sa femme, ses deux fils et lui. Il cultive 2.500 m2 de potager, ainsi qu’un verger, un poulailler, et il élève quelques brebis. « Avant d’être licencié, je ne faisais pas un grand jardin comme ça, et, surtout, je ne faisais pas tout en bio comme aujourd’hui. » Les produits chimiques, ce n’est pas tant qu’il n’en veut plus, mais il ne peut plus les utiliser : il a développé, comme trois de ses collègues, une hypersensibilité chimique multiple. Les odeurs chimiques lui provoquent saignements de nez, irritations des muqueuses, maux de tête et de dos, pouvant aller jusqu’à l’œdème de Quincke. « Les yeux bandés, six mois après pulvérisation, de par mes sensations, je peux dire si un champ est traité ou pas. » Gaz d’échappement, parfums, produits ménagers, autant de substances qui le rendent malade s’il les respire. Dans sa maison, tout est nettoyé au savon de Marseille et au vinaigre blanc. Il limite ses sorties, et s’adonne à son autonomie alimentaire et ses bêtes, chien compris. « J’ai un bouledogue anglais, une race qui a tendance à la dépression, il a besoin de beaucoup d’attention et de câlins, c’est lui qui m’a sauvé ! » 



 
Laurent Guillou et sa chienne, Pretty.

Fils d’agriculteur — son frère aîné a repris la ferme familiale —, Laurent est entré à 18 ans chez Nutréa-Triskalia et s’est donné corps et âme à son entreprise : il a construit de ses propres mains sa maison, à 3 km de la coopérative, y travaillant pendant la période des moissons 41 jours d’affilés, sept jours sur sept et jusqu’à 17 heures par jour.

« En 2011, ce qui m’a choqué quand j’ai reçu ma lettre de licenciement, c’est d’avoir tant donné pour l’entreprise, et d’être remercié de la sorte. Les premiers temps, j’étais terré chez moi. J’ai toujours été timide. Le combat m’a appris à m’affirmer. J’ai rencontré des gens que je n’aurais jamais imaginé rencontrer. Serge Le Quéau, Henri Busnel, Michel Besnard… Ils sont devenus mes amis. On s’appelle toutes les semaines. » Laurent mène contre son ancienne entreprise trois procès au Tass, au pénal et aux prud’hommes. Il est aussi membre actif des associations Phytovictimes, et SOS-MCS. « C’est comme si j’avais changé de travail : maintenant, mon travail, c’est le combat. » 


Serge Le Quéau : « Ce que Triskalia a fait à ses salariés, c’est dégueulasse »


Serge Le Quéau, syndicaliste et homme de l’ombre du combat des victimes de Triskalia.

À 63 ans, dont plus de 40 ans de syndicalisme, Serge Le Quéau est une espèce de poil à gratter, un homme allergique aux inégalités, qui aime donner de l’eczéma aux puissants. Il est le stratège qui organise depuis le début le combat des victimes de Nutréa-Triskalia.

Fils d’un gendarme gaulliste, il a 15 ans quand un discours du paysan travailleur Bernard Lambert fait tilt. « Ce qui m’a frappé, c’est sa jubilation à s’exprimer. » Serge Le Quéau trouve là, dans le syndicalisme jubilatoire, une clef pour mener sa propre vie et pour donner un sens à deux penchants innés chez lui : sa joie de vivre permanente, et sa grande sensibilité à l’injustice de classe.

Il entre alors à La Poste, persuadé qu’il s’y trouve « un syndicalisme très fort ». Ainsi commence le parcours exceptionnel d’un enfant du centre de la Bretagne sans diplôme : en 1998, il cofonde Attac et en 1999 crée le premier syndicat Sud en Bretagne. Mais avant cela, il est secrétaire adjoint de l’union départementale de la CFDT, chargé des relations avec le monde paysan et les salariés de l’agroalimentaire. C’est là qu’il découvre la violence du lobby agricole breton. 


Triskalia, comme Dracula, ne résiste pas à la lumière. »

« Toutes les connaissances, tous les contacts que j’accumule, ce serait un gâchis de ne pas les mettre — bénévolement toujours — au service des pauvres contre des riches qui les exploitent. Et surtout, c’est un plaisir, une joie. C’est ça qui fait que quand je me lève le matin, je suis fier de moi. »

C’est donc sur l’homme de la situation que tombent Stéphane Rouxel et Laurent Guillou, ex-salariés du géant de l’agroalimentaire Nutréa-Triskalia, quand ils viennent en 2011 dans le bureau syndical de Serge Le Quéau avec son nom écrit sur un bout de papier « En général, les gens venaient me voir chez Solidaires avec un dossier, là c’est avec un semi-remorque de problèmes qu’ils ont débarqué. Ce que Triskalia leur a fait, c’est dégueulasse. »

Comme on parle de périodes chez un artiste, s’ouvre alors dans la vie de Serge Le Quéau, après la lutte contre les paradis fiscaux, puis celle contre les suicides à La Poste, la période Triskalia. Une nouvelle séquence, qui dure depuis six ans, dans laquelle exercer et renouveler son art du syndicalisme. « Le plus satisfaisant de tout, c’est de réussir à lever le voile. Triskalia comme Dracula, ne résiste pas à la lumière. »
Noël Pouliquen et son père, Raymond : « Je ne retournerai jamais à Triskalia. C’est criminel ce qui s’est passé là-bas, selon moi »


Raymond et Noël Pouliquen, père et fils, victimes de Coopagri-Triskalia. Ils prennent leur revanche sur des années de silence.

Raymond et Noël Pouliquen sont nés à un quart de siècle d’écart, à Gourin, en plein cœur de la Bretagne. À un quart de siècle d’écart, ils sont entrés dans l’usine proche de chez eux : un bâtiment de Coopagri — devenue Triskalia en 2010 — où sont stockés les pesticides vendus par la coopérative. À 17 ans d’écart, ils ont développé une leucémie pour le premier, un lymphome pour le second, deux maladies connues pour être potentiellement liées aux pesticides. Mais, pour le moment, leur demande de reconnaissance en maladie professionnelle a été rejetée par la MSA (Mutualité sociale agricole) au motif que Triskalia « n’a pas fourni les listes de produits présents sur le site ».


 
La famille Pouliquen est unie face au drame subi par Noël et Raymond.

L’histoire de la famille Pouliquen est traversée par celle de la Bretagne : l’agriculture industrielle se développant, nombre de fils et filles de paysans et d’artisans sont partis travailler dans les usines agroalimentaires. C’est ce qui s’est passé pour Raymond. Sa femme, Christiane, doit se séparer en 1980 du cheptel de vaches laitières hérité de ses parents, les coopératives agricoles ne voulant plus venir chercher le lait des petites fermes. Elle deviendra femme au foyer. Leur fils, Noël, né le 24 décembre 1967, n’a pas vraiment d’autre choix que d’aller lui aussi frapper à la porte de Coopagri, seul employeur des alentours, malgré les conditions de travail déplorables déjà éprouvées par son père.

Depuis des années, Noël était pris entre l’envie de dénoncer les pratiques de son entreprise et la peur du chômage. Ses collègues et lui se plaignaient souvent d’irritations de la peau et de problèmes respiratoires (Noël a également développé en 1997 un vitiligo, une dépigmentation de la peau) sans que la direction n’en fasse cas. La maladie qu’il redoutait depuis des années, s’est finalement abattue sur lui l’année dernière. Il avait 47 ans, et a subi une chimiothérapie et une greffe de la moelle. Mais, en même temps qu’elle le terrasse, la maladie le libère. Aujourd’hui en rémission, Noël songe à se lancer dans l’apiculture. « Je ne retournerai jamais à Triskalia. C’est criminel ce qui s’est passé là-bas, selon moi. » 


Michel Besnard : « On a voulu agir : ça se passait dans notre pays, à notre porte »


Michel a grandi les mains dans la terre, l’affaire Triskalia l’a « écœuré ».

Michel, 66 ans, s’est jeté dans la bataille contre Triskalia en février 2015 en écoutant un reportage sur France Inter [1]. Ce fils de paysan breton a vu son père mourir d’un lymphome, la maladie qui touche Noël Pouliquen. Amoureux de la nature, Michel a grandi les mains dans la terre. Alors, quand il entend la détresse des salariés de Triskalia dans son poste, « c’est l’écœurement ».

Chez lui, le bio et la simplicité sont une évidence. Il a racheté la maison où sa famille vit depuis 1850, il a refait les murs avec un mélange de terre et de paille ; reconstruit l’ancien puits à l’identique. Son jardin est une mine d’or avec poires, pêches, légumes, poules coucou de Rennes, une race ancienne. Au fond du terrain, on voit six ruches livrer bataille contre des frelons asiatiques. « On est presque autonome pour l’alimentation. »

« Cela faisait quelques mois à peine que nous étions revenus en Bretagne pour passer notre retraite, quand, avec ma femme, un dimanche au petit-déjeuner, nous entendons le reportage. On a voulu agir : ça se passait dans notre pays, à notre porte. » Quelques coups de fil plus tard, il lance un ciné-débat autour du film La Mort est dans le pré, d’Éric Guéret, à Betton, sa commune, à 10 kilomètres au nord de Rennes. Le premier d’une longue série, il en organise presque un par mois depuis plus d’un an. 


La retraite offre à Michel un temps précieux pour militer et se former.

Ancien animateur de quartier, puis électricien, puis ingénieur, Michel a arrêté ses études « vers 45 ans », mais continue de se former, depuis un an, à travers l’affaire Triskalia. « À chaque réunion, on consacre 20 minutes de formation sur un sujet précis. » Michel a fondé en avril dernier, avec des amis de jeunesse (dont un médecin hospitalier, Jean-François Deleume) une association citoyenne : le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. En plus d’accompagner les sept anciens salariés de Triskalia en procès, le collectif recense et aide les salariés, agriculteurs et riverains victimes des pesticides. « Je travaille à temps plein pour le collectif, j’ai le temps. » 100 personnes ont adhéré, 500 personnes ont demandé à recevoir la lettre d’information du collectif. Michel est satisfait de constater qu’« il y a parmi elles de nombreuses personnes novices du militantisme, encartées dans aucune organisation. C’est bien la preuve que la population prend conscience des dangers des pesticides ». Une dynamique
qui n’est pas près de s’arrêter, selon lui : « La mécanique est lancée maintenant, la mobilisation ne peut que s’amplifier. »
Vous avez aimé cet article ? Soutenez Reporterre.

[1] Écouter ou réécouter le reportage « Bretagne : une histoire de grains pourris », d’Inès Léraud, diffusé sur France Inter en février 2015. Lire aussi : Le drame des salariés de Triskalia intoxiqués aux pesticides

Source : Julie Lallouët-Geffroy et Inès Léraud pour Reporterre

Photos : © Vincent Feuray/Reporterre
. chapô : Raymond et Noël Pouliquen

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXX

  Précédemment     Non, Bazaine n'agit point ainsi; il avait hâte d'en finir, et, le premier de tous, le 29 octobre, a-t-on affirmé,...