"...Mais la contradiction apparaît alors comme un cercle vicieux. Il faudrait à la révolution un peuple éduqué, mais pour rendre cette éducation possible, le peuple doit commencer par prendre le pouvoir. Comment de rien devenir tout ? On y revient. C’est l’énigme obsédante des révolutions modernes."
  Nul ne peut contredire le fait que le Peuple d'aujourd'hui est bien plus éduqué, quoi qu'on en dise, que celui du XIXe siècle. Or, aucune révolution ne pointe à l'horizon... Comme si, ce Peuple, version 2.0, plus instruit, avait mesuré le bénéfice-risque d'une révolution et en avait tiré la conclusion que ce "de rien devenir tout", n'en valait pas la chandelle ? Et si, le Peuple s'était... embourgeoisé? 
Va savoir, Charles!
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Auguste Blanqui, communiste hérétique
2021 01 01
À l’occasion de l’anniversaire de la mort du révolutionnaire Auguste Blanqui, décédé le 1er janvier 1881, nous republions cet article de Daniel Bensaïd et Michael Löwy.
***
La Commune, Paris, 1871  Il
 existe, dans l’histoire du socialisme français, un courant souterrain, 
hérétique, marginalisé et refoulé. Il constitue une sensibilité occultée
 parmi les tendances qui ont prévalu dans la gauche de la fin du XIXe
 siècle à aujourd’hui – tendances représentées par les couples rivaux et
 complémentaires Jaurès et Guesde, Blum et Cachin, Mollet et Thorez, 
Mitterrand et Marchais. Si l’on envisage l’histoire du socialisme sous 
l’angle de la coupure entre une « première » et une « deuxième » gauche –
 l’une centraliste, étatiste, anticapitaliste, l’autre plus sociale, 
réformatrice, démocratique –, il s’agirait d’une « troisième gauche » 
beaucoup plus radicale, qui est restée, depuis toujours, hors du jeu 
politique, 
parlementaire et ministériel.
  Il ne s’agit pas d’un groupe ou d’une tendance organisée, encore moins d’un parti : tout au plus d’une constellation intellectuelle et politique, dont les étoiles 
les plus visibles sont Auguste Blanqui, Georges Sorel, Charles Péguy et 
Bernard Lazare. En essayant de redécouvrir cette « tradition cachée » du
 socialisme français, escamotée aussi bien par le silence des uns que 
par les tentatives de « récupération » des autres – par exemple celle, qui a fait long feu, de la « deuxième » gauche de s’approprier Sorel –,
 nous n’avons nullement l’intention de proposer une nouvelle orthodoxie à
 la place de celles qui existent déjà. Ce serait d’ailleurs impossible, 
tant ces penseurs présentent entre eux autant 
de différences que d’affinités.
  Nous n’oublions pas non plus les sérieuses limitations qu’ont, chacun à sa façon, nos quatre auteurs : la tentation
 putschiste de Blanqui, la tentation nationaliste de Péguy et de Bernard
 Lazare, le bref mais sulfureux flirt de Sorel avec l’Action française. 
Ces ambiguïtés éclairent sans les légitimer les tentatives de mainmise 
du fascisme sur Sorel ou du pétainisme sur Péguy – au prix d’une 
formidable falsification 
de leur pensée.
  Pour éviter tout malentendu, précisons aussi qu’il ne s’agit pas du tout de présenter cette constellation comme une alternative à Marx. Nous sommes convaincus
 – contre la dernière mode du « prêt-à-penser », qui prétend réduire 
l’auteur du Capital à un chien crevé enseveli sous les décombres 
de la chute du Mur – que le marxisme reste, pour reprendre la célèbre 
expression de Sartre, « l’horizon indépassable de notre époque ». Les 
prétentions de le « dépasser » – ou de bricoler un « post-marxisme » 
improbable – finissent toujours par revenir en deçà, et non au-delà, de 
Marx, au bon vieil Adam Smith, et à sa main invisible et non moins 
criminelle, à Locke, et à son contrat de dupes, ou à 
Bentham, et à son sens de l’utilité bien comprise.
  C’est donc en tant que marxistes critiques que nous relisons les « socialistes dissidents », convaincus qu’ils peuvent contribuer à enrichir le marxisme et à le débarrasser 
d’un certain nombre de scories. Malgré leur évidente diversité, 
hétérogénéité, et particularité, il nous semble que les quatre auteurs 
cités partagent, inégalement, certaines caractéristiques permettant de les considérer comme un ensemble :
– le rejet du positivisme, du scientisme, du déterminisme mécanique ;
– la critique de l’idéologie du « progrès », d’une philosophie évolutionniste de l’histoire et de sa temporalité linéaire ;
– la perception aiguë des dégâts provoqués de la « modernité » ;
– l’opposition irréconciliable au capitalisme considéré comme intrinsèquement injuste ;
– une sensibilité rebelle conduisant au rejet du réformisme, du crétinisme parlementaire et des accommodements de la politique ordinaire ;
– une tendance anti-autoritaire et anti-étatiste ;
– une sensibilité romantique critique de la modernité marchande, attirée par les formes communautaires du passé. Si Péguy hésite entre le romantisme révolutionnaire juvénile et le romantisme conservateur, après sa conversion, Blanqui, qui s’inspire davantage de l’antiquité stoïcienne et romaine, est résolument anti-romantique ;
– un style « prophétique », au sens biblique du terme, procédant par anticipations conditionnelles et appels à l’action pour conjurer le danger de catastrophe ;
– une vision « mystique » et intransigeante, profane et laïque, de la politique, comme action inspirée par la foi, la passion, la morale – en opposition à l’horizon mesquin et borné de la politique routinière ;
– une conception « ouverte », non linéaire, non cumulative des événements, laissant la place aux alternatives, aux bifurcations et aux ruptures.
On ne trouve pas nécessairement ce décalogue au complet chez chacun de nos auteurs : tel ou tel aspect occupe une place centrale chez l’un et est absent chez l’autre. Ils ne partagent pas moins la plupart de ces éléments, liés entre eux par de subtils rapports « d’affinités électives ». C’est ce qui donne à leurs écrits cette qualité, ce style vigoureux de pensée, ce ton qui contraste avec la plupart de leurs contemporains. Cette constellation socialiste méconnue semble apporter une contribution unique et précieuse – malgré toutes ses ambivalences et contradictions – refoulée dans l’histoire de la gauche française, telle qu’elle a été façonnée par ses courants dominants sous l’influence dominante d’un positivisme républicain [1].
Auguste Blanqui, communiste prophétique et anarchiste régulier
  Les
 reproches politiques fréquemment adressés à Blanqui sont assez connus 
pour qu’il soit superflu d’y insister : putschisme, élitisme 
révolutionnaire, germanophobie, etc. Et pourtant, son image ne cesse de 
nous hanter : il incarne non seulement la victime de toutes les 
réactions – orléanistes, bonapartistes, versaillais, républicains 
d’ordre se sont relayés pour le tenir enfermé – mais aussi le message de
 sa 
« voix d’airain »,Walter Benjamin, qui retentit bien au-delà de son siècle.
  S’il fallait résumer la politique de Blanqui, on pourrait dire qu’il s’agit, avant tout, de la façon la plus conséquente, d’un 
volontarisme révolutionnaire, source à la fois de sa force et de sa 
faiblesse, de sa grandeur et de ses limites. Contrairement aux 
saint-simoniens et, surtout aux positivistes – ces misérables qui ne se 
distinguent que par « leur respect de la force et leur soin de fuir le 
contact des vaincus », qui tendent systématiquement à assimiler la 
société à la nature –, Blanqui ne croit pas à des prétendues « lois » de
 la politique. Le mot « loi » n’a de sens pour lui que par rapport à la 
nature ; ce qu’on nomme « loi » ou règle immuable étant incompatible 
avec la raison et la volonté. Là ou l’homme agit, il n’y a point de 
place pour la loi [2].
 Si ce volontarisme a parfois conduit Blanqui à l’échec – les « prises 
d’armes » de 1839 et de 1870 en sont le meilleur exemple –, il ne l’a 
pas moins sauvé du 
marais gluant du déterminisme « scientifique ».
  Cette foi dans la raison et la volonté est sans doute un héritage de la philosophie des Lumières, dont toute sa pensée est pénétrée. Le cri « De
 la lumière ! De la lumière ! » revient souvent dans les pages de La Critique sociale,
 en rapport étroit avec une part d’illusion illuministe caractéristique 
des mouvements socialistes de l’époque, répétée sans cesse : le 
communisme sera « le résultat infaillible de l’instruction 
universalisée ». Il suffirait d’expulser des écoles « l’Armée noire », l’Église, et de généraliser l’instruction pour que la lumière advienne 
et, avec elle, nécessairement, la communauté [3].
 Blanqui se distingue cependant radicalement du seul héritage des 
Lumières par sa critique mordante des idéologies du progrès. Certaines 
de ses formulations à ce propos sont d’une étonnante acuité. Elles ont 
sans aucun doute attiré l’attention et suscité l’intérêt de Walter 
Benjamin, qui les reprendra presque mot par mot [4].
  Blanqui ne sous-estime nullement les progrès de la science et de l’industrie. Il n’en est pas moins convaincu que, dans la société actuelle, toutes 
les conquêtes scientifiques et techniques « deviennent une arme terrible
 entre les mains du Capital contre le Travail et la Pensée [5] ».
 Contre la Nature aussi, comme nous le verrons plus loin. Plus 
généralement, Blanqui ne conçoit pas le passé comme une accumulation 
graduelle et linéaire des lumières ou des libertés : on ne peut pas 
oublier, écrit-il, « l’interminable série de calamités qui sillonne 
l’histoire du genre humain ». Rejetant l’historicisme conformiste, 
positiviste et borné, qui légitime toujours les vainqueurs au nom du 
« progrès », il cloue au pilori ce « mélange de cynisme et 
d’hypocrisie », pour lequel les victimes du passé sont des « feuilles 
mortes » dont on « fait litière ». Pour ces idéologues, « l’Histoire 
s’esquisse à grands traits, du plus beau sang-froid ; avec des monceaux 
de cadavres et de ruines. Nulle boucherie ne fait sourciller ces fronts 
impassibles. Le massacre d’un peuple, évolution de l’humanité. 
L’invasion des barbares ? Infusion de sang jeune et neuf dans les 
vieilles veines de l’Empire romain. […] Quant aux populations et aux 
villes que le fléau a couchées sur son passage… nécessité… marche fatale
 du progrès ». Il est difficile de savoir si Benjamin avait en tête ce passage de La Critique sociale au moment où il décrivait, dans sa IXe thèse « sur le concept d’histoire », les fruits du progrès comme un amoncellement de ruines catastrophiques qui monte au ciel, mais la parenté avec les images de Blanqui saute aux yeux [6].
  Le processus historique n’est pas, pour le fondateur de la Société des saisons, une évolution prédéterminée, mais un mouvement ouvert, qui 
revêt, à chaque moment critique, la forme d’une décision, d’une 
bifurcation à la croisée des chemins. Selon une belle image de son 
biographe Gustave Geffroy, « Blanqui installait à un carrefour de 
Révolution le visible et attirant drapeau de son incertitude ». 
L’histoire humaine peut donc conduire aussi bien à l’émancipation qu’à 
la catastrophe : « L’humanité n’est jamais stationnaire. Elle avance ou 
recule. Sa marche progressive la conduit à l’égalité. Sa marche 
rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège, jusqu’à 
l’esclavage personnel, dernier mot du droit de propriété. Avant d’en 
retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri. Mais par 
quel cataclysme ? » C’est déjà, avec un demi-siècle d’avance, l’idée de 
l’alternative « socialisme ou barbarie » énoncée par Rosa Luxemburg [7].
 Dans une conversation de 1862 avec Théophile Silvestre, Blanqui 
insistait à nouveau sur son refus de toute conception linéaire du temps 
historique : « Je ne suis pas de ceux qui prétendent que le progrès va 
de soi, que l’humanité ne peut pas reculer. […] Non, il n’y a pas de 
fatalité, autrement l’histoire de l’humanité, qui s’écrit heure 
par heure, serait tout écrite d’avance [8]. »
  C’est pourquoi Blanqui s’opposait catégoriquement à la « théorie sinistre du progrès quand même, de la santé continue », prônée par les positivistes,
 ces « fatalistes de l’histoire », ces « adorateurs du fait accompli ». 
Le positivisme, c’est pour lui l’histoire racontée du point de vue des 
oppresseurs : « Toutes les atrocités du vainqueur, la longue série de 
ses attentats sont froidement transformées en évolution régulière, 
inéluctable, comme celle de la nature. […] Mais l’engrenage des choses 
humaines n’est point fatal comme celui de l’univers. Il est modifiable à
 toute minute [9].
 Pour Benjamin, la grandeur de Blanqui, c’est qu’il ne croyait pas au 
progrès, mais à la décision de mettre fin à l’injustice présente. Il 
était, de tous les révolutionnaires, le plus déterminé à « arracher au 
dernier moment l’humanité à la 
catastrophe qui la menace en permanence [10] ».
  C’est précisément ce que nous appelons son rôle prophétique – dans le sens vétéro-testamentaire défini plus haut. C’est au cours de l’année 1848 
que ce prophétisme se manifeste de façon étonnante. Dès le mois de mai –
 quelques semaines avant les sanglantes journées de Juin – il guettait 
« les symptômes précurseurs de la catastrophe » et insistait sur 
l’intention des forces de la réaction de mettre à exécution, grâce aux 
troupes de ligne, « une Saint-Barthélemy des ouvriers parisiens [11] ».
 Incarcéré peu après, il ne put participer aux combats désespérés de 
Juin – un des événements fondateurs de la société bourgeoise moderne – 
mais sa lucidité ne fut pas oubliée, par Marx notamment, dans Les Luttes de classes en France : « le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme, pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce 
socialisme, c’est la déclaration de la révolution en permanence [12]. »
  Enfermé au fort de Belle-Ile-en-Mer, Blanqui envoie, le 25 février 1851, à ses amis exilés à Londres un toast qui deviendra l’un de ses tracts les plus
 célèbres. Traduit par Marx et Engels, il sera largement diffusé en 
Angleterre et en Allemagne. Il exprime à la fois une impitoyable 
critique des « bourgeois déguisés en tribuns » de 1848, Ledru-Rollin, 
Lamartine, etc., et un avertissement prophétique – conditionnel – pour 
l’avenir : « Malheur à nous si, au jour du prochain triomphe populaire, 
l’indulgence oublieuse des masses laissait remonter au pouvoir un de ces
 hommes qui ont forfait à leur mandat ! » Quant aux doctrines 
socialistes, « elles n’aboutiraient qu’à un lamentable avortement si le 
peuple […] négligeait le seul élément pratique assuré » : la force, les 
armes, l’organisation. Le mot-clé de ce document c’est « si » : il ne 
s’agit pas de prévoir l’inévitable, mais de faire apparaître un danger 
et d’appeler à une décision. Le toast se conclut sur ces mots : « Que le peuple choisisse [13] ».
  Ce texte de Blanqui fit l’effet d’une bombe dans les milieux d’exilés français et provoqua, comme c’était prévisible, protestations et 
critiques. Prenant à nouveau sa plume, l’Enfermé se justifia dans une 
déclaration, « À propos des clameurs contre l’avis au peuple », en avril
 1851, où il se revendiquait, pour la première fois, du titre de 
« prophète ». Rappelant sa « justesse de prévision » en 1848, il 
observait : « Combien de fois, dans les rangs populaires, on s’est 
écrié : Blanqui avait raison ! […] On a répété souvent : il l’avait bien
 dit ! et ce détrompement tardif, cette expression de regret et de 
repentir était une réhabilitation, une amende honorable. Mais voici que 
le prophète reprend la parole. Est-ce pour montrer un horizon inconnu, 
pour révéler un monde nouveau ? Non, c’est pour remâcher les 
prédications de son club. […] Aux périls qui menacent de renaître 
identiques, il oppose son cri 
d’alarme : Prolétaires, garde à vous [14] ! »
  L’image que Blanqui se fait du prophète est sans doute d’inspiration biblique, mais sous une forme entièrement profane et séculière. Il existe, par 
ailleurs, un mode de prophétie ancienne qu’il récuse : la jérémiade. La 
vraie prophétie n’est pas une plainte, mais un appel à l’action 
rédemptrice. Voici la conclusion de sa célèbre Instruction pour une prise d’armes (1868) :
 « C’est la sotte habitude de notre temps de se lamenter au lieu de 
réagir. La mode est aux jérémiades. Jérémie pose dans toutes les 
attitudes. Il pleure, il flagelle, il dogmatise, il régente, il tonne, 
fléau lui-même entre tous les fléaux. Laissons ces bobèches de l’élégie 
aux fossoyeurs de la liberté. Le devoir d’un révolutionnaire, c’est la 
lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu’à extinction [15]. »
  L’une des prophéties les plus impressionnantes de Blanqui a jusqu’ici échappé à l’attention des commentateurs. Étroitement liée à sa vision critique 
du progrès et de l’utilisation de la science par le capital, elle 
dénonce un nouveau danger : la destruction de l’environnement naturel 
par la civilisation capitaliste. Le monde civilisé « dit : “Après moi le
 déluge”, ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. 
Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point
 inépuisables et ne se reproduiront pas ? On fait de la houille un 
odieux gaspillage, sous prétexte de gisements inconnus, réserve de 
l’avenir. On extermine la baleine, ressource puissante, qui va 
disparaître, perdue pour nos descendants. Le présent saccage et détruit 
au hasard, pour ses besoins ou ses caprices ». Dans un autre passage du 
même texte, après une référence à l’anéantissement des peuplades dites 
« sauvages » par l’irruption de la civilisation européenne, il écrit : 
« Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans 
pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La
 baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts 
de quinquina tombent l’une après 
l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre [16]. »
   Cet avertissement de 1869-1870, sans équivalent dans le socialisme du XIXe siècle – et rare encore dans celui du XXe, jusqu’aux vingt dernières années ! – n’a rien perdu de son actualité 125 années plus tard : il suffirait de remplacer la houille par le pétrole et la hache par le bulldozer, pour retrouver une description précise de quelques catastrophes écologiques qui nous guettent au seuil du XXIe siècle. Blanqui s’est sans 
doute trompé sur les échéances – défaut partagé par nombre d’esprits 
prophétiques ! 
  – mais il a prévu, longtemps en avance, l’inquiétante menace.
  Comme tout prophète révolutionnaire, Blanqui a une vision « mystique », au sens péguyste du mot, de la politique, comme action 
inspirée par une foi, une éthique et une passion. Cette foi 
révolutionnaire s’oppose de la façon la plus radicale à l’égoïsme 
mesquin et calculateur du cléricalisme bourgeois et de sa (dé)raison 
d’État. Si la religion reste son ennemi mortel, le révolutionnaire 
respecte la foi sincère, quels que soient sa forme et son contenu, dans 
la mesure où elle se distingue de l’adoration du veau d’or : « Le 
peuple, soit que, dans son ignorance, il soit enflammé du fanatisme de 
la religion, soit que, plus éclairé, il se laisse emporter par 
l’enthousiasme de la liberté, le peuple est toujours grand et généreux :
 il n’obéit point à des vils intérêts d’argent, mais aux plus nobles 
passions de l’âme, aux 
inspirations d’une moralité élevée [17]. »
  Dans une lettre de 1852 à son ami Maillard, Blanqui n’hésite pas à parler de « foi » – libérée de toute implication religieuse – pour rendre compte 
de la signification du socialisme pour les classes opprimées : l’idée 
socialiste, malgré la diversité et les contradictions de ses multiples 
doctrines, « a saisi l’esprit des masses, est devenue leur foi, leur 
espérance, leur étendard. Le socialisme est l’étincelle électrique qui 
parcourt et secoue les populations. Elles ne s’agitent, ne s’enflamment 
qu’au souffle brûlant de ces doctrines […], de ces idées puissantes qui 
ont le privilège de passionner le peuple et de le jeter dans la tempête.
 Ne vous trompez pas, le socialisme, c’est la révolution. Elle n’est que
 là. Supprimez le socialisme, la flamme populaire s’éteint, le silence 
et les ténèbres se font sur toute 
l’Europe [18]  ».
  S’agit-il d’une vision idéaliste de l’histoire, qui nierait le rôle des intérêts matériels dans l’action des exploités ? Loin d’être opposée au 
matérialisme, et à l’exigence du bien-être matériel, cette « religion » 
révolutionnaire – le terme est de Blanqui, mais conçu dans un sens 
résolument athée et profane – en est l’expression consciente : « Mazzini
 déblatère avec fureur contre le matérialisme des doctrines socialistes,
 contre la préconisation des appétits, l’appel aux intérêts égoïstes. 
[…] Qu’est-ce que la révolution, si ce n’est l’amélioration du sort des 
masses ? Et quelle sottise que ces invectives contre la doctrine des 
intérêts ! Les intérêts d’un individu ne sont rien, mais les intérêts de
 tout un peuple s’élèvent à la hauteur d’un principe ; ceux de 
l’humanité entière deviennent une religion. » En d’autres termes : la 
« mystique » des prophètes socialistes n’exclut pas, bien au contraire, 
une dialectique 
matérialiste [19].
  La dimension éthique du socialisme, en tant que combat contre l’injustice, est aussi capitale aux yeux de Blanqui. Une de ses principales 
critiques contre le positivisme vise son absence de distance 
critique/morale devant les faits : « Le positivisme exclut l’idée de 
justice. Il n’admet que la loi du progrès, quand même et, continu, la 
fatalité. Chaque chose est excellente à son heure puisqu’elle prend 
place dans la série des perfectionnements, la filiation du progrès. 
Tout est au mieux toujours. Nul 
critérium pour apprécier le bon ou le mauvais [20]. »
  Blanqui a pourtant la réputation d’être un penseur autoritaire. En effet, ses projets de « dictature révolutionnaire » ou de « dictature parisienne », « pendant dix ans », chargée d’éclairer pédagogiquement un peuple 
encore plongé dans les ténèbres grâce à la « diffusion générale des 
lumières » –, démarche typique des Encyclopédistes du XVIIIe siècle et de leurs disciples socialistes du XIXe
 –, sont préoccupants. Toutefois, dans le même texte, il ne condamne pas
 moins toute tentative autoritaire d’établir un communisme par en haut :
 « Loin de s’imposer par décret, le communisme doit 
attendre son avènement des libres résolutions du pays [21]. »
  En réalité on trouve, au cœur des écrits de Blanqui, un équilibre instable entre l’illuminisme autoritaire et une profonde sensibilité libertaire.
 Cette dernière s’exprime, par exemple, dans son éloge de la diversité 
et du pluralisme au sein du mouvement socialiste : « Proudhoniens et 
communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques, 
et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les 
doctrines. Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie
 à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité 
des systèmes vous semblait funeste, vous 
méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : « La lumière ne jaillit que de la discussion » [22]  ».
  Autre aspect étonnant est son attitude face à l’ennemi : autant Blanqui prêche la guerre des classes, dénonce passionnément les exploiteurs, et 
appelle à la vengeance populaire, autant il répugne à la terreur, à la 
guillotine et aux pelotons d’exécution. Le pire châtiment qu’il propose 
pour les contre-révolutionnaires, notamment les agents de l’Église, 
c’est l’expulsion hors de la France. De ce point de vue, il est plus 
proche de la démocratie athénienne de l’Antiquité, que du jacobinisme de
 1794, dont il est un critique féroce. Quant aux capitalistes – « la 
race des vampires » –, l’instruction intégrale du peuple les rendra 
impuissants et ils finiront par « se résigner au nouveau milieu ». Il 
n’est pas question de manier contre eux la guillotine : « Qu’on ne s’y 
trompe pas, la fraternité, c’est l’impossibilité de tuer son frère [23]. »
  Blanqui n’est pourtant pas un utopiste ; il refuse de proposer des épures d’avenir, et considère les utopistes doctrinaires comme des « fanatiques
 amants de la claustration », « maçonnant à l’envi des édifices sociaux 
pour y claquemurer la postérité ». Convaincu qu’il faut laisser aux 
générations futures la liberté de choisir leur chemin, il n’attribue à 
la Révolution que le rôle de déblayer le terrain, ouvrant ainsi « les 
routes, ou plutôt les sentiers multiples, qui conduisent vers l’ordre 
nouveau ». Sur ce dernier, il se limite à évoquer les principes les plus
 généraux du communisme : l’instruction universelle, l’égalité, 
l’association, et non le partage, qui reproduit la propriété privée. 
Cet avenir communiste, il le conçoit dans un esprit libertaire, comme 
une société d’êtres humains « ombrageux comme des chevaux sauvages », 
chez qui « rien de ce quelque chose d’exécrable et d’exécré qui 
s’appelle un gouvernement ne pourrait montrer son nez » ; une communauté
 d’individus libres qui n’admettront « pas une ombre d’autorité, pas un 
atome de contrainte ». De façon encore plus explicite, il proclame dans 
un manuscrit, resté inédit de son vivant, de novembre 1848 : 
« L’Anarchie régulière est l’avenir de l’humanité. […] Le Gouvernement 
par excellence, fin dernière des sociétés, c’est l’absence de 
gouvernement 
[…] [24]. »
  Ce n’est pas un hasard si, un demi-siècle plus tard, Walter Benjamin s’est inspiré de Blanqui pour insuffler un nouvel esprit révolutionnaire dans
 un marxisme réduit, par ses épigones, à une misérable poupée automate ?
Auguste Blanqui ou l’histoire à rebrousse-poil
  Figure
 de transition entre le babouvisme républicain, la Charbonnerie 
conspirative et le mouvement socialiste moderne, Auguste Blanqui 
illustre, dès les années 1830, la prise de conscience des limites du 
républicanisme. Certains de ses énoncés semblent annoncer la mue de Marx
 lui-même, de l’humanisme libéral au socialisme lutte de classe. Plus 
impitoyablement que lui, il rejette « la burlesque utopie » des 
fouriéristes qui faisaient leur cour à Louis-Philippe, ainsi que le 
cléricalisme positiviste d’Auguste Comte. Il entrevoit la 
transcroissance de l’émancipation seulement politique en émancipation 
sociale et humaine. Il en nomme la force propulsive – le prolétariat –, 
bien que le mot précède encore, dans une large mesure, sur la chose 
telle qu’elle surgira de la grande industrie. Blanqui reste cependant un
 révolutionnaire de la première moitié du siècle, des révolutions de 
1830 et 1848, affilié dès l’âge de 19 
ans à la Charbonnerie française.
  Sa critique du jacobinisme apparaît originale pour l’époque, sans doute en raison de son héritage babouviste, mais aussi parce qu’il prend 
conscience des limites d’un certain républicanisme bourgeois. Ainsi 
critique-t-il durement Robespierre pour avoir, avec la tête de Cloots, 
« immolé les sujets rebelles réfugiés dans la Révolution française » et 
avec celle de Chaumette donné des gages aux prêtres. Derrière 
l’Incorruptible, il voit déjà percer le Bonaparte, « un Napoléon 
prématuré » ; derrière l’être 
suprême, la bigoterie républicaine, et le fétichisme encore théologique de l’État [25].
  Une révolution nouvelle se profile donc, qui n’a pas encore reçu son nom. Une révolution spectrale encore, que Michelet baptisait romantique dans 
son Histoire de la Révolution française, percevant chez les 
Enragés de 93 « le germe obscur d’une révolution inconnue » : « Les 
républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait 
vite et les eût gagnés de vitesse : le républicanisme romantique aux 
cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui 
socialisme. » Blanqui est, dans une certaine mesure, leur héritier, qui 
cherche à dépasser l’idée d’une République sans phrases, d’une 
république tout court, pour mieux en déterminer le contenu social. Ainsi
 écrit-il en 1848 : « La République serait un mensonge, si elle ne 
devait être que la substitution d’une forme de gouvernement à une autre.
 Il ne suffit pas de changer les mots, il faut changer les choses. La 
République c’est l’émancipation des ouvriers, c’est la fin du régime de 
l’exploitation ; c’est l’avènement d’un ordre 
nouveau qui affranchira le travail de la tyrannie du Capital. »
  Désormais, la république sera sociale ou ne sera pas. Cet approfondissement social de la révolution politique fait écho à la critique par Marx, dans son article 
de 1844, À propos de la question juive, de la seule 
« émancipation politique » au nom de « l’émancipation humaine », et de 
l’aliénation religieuse muée en aliénation sociale. Blanqui a retenu des
 cours de Jean-Baptiste Say une critique encore mal conceptualisée du 
capital. De même que, pour Marx, le christianisme, notamment dans sa 
forme protestante, dissocie le privé et le public pour laisser libre 
cours à l’intérêt égoïste, Blanqui voit dans le protestantisme 
victorieux « notre contre-pied absolu » en tant que « religion de 
l’égoïsme et de 
l’individualité », autrement dit en tant qu’esprit du capitalisme [26].
  Quelle force sera capable de porter la révolution nouvelle au-delà des limites atteintes par la Révolution française ? Déjà son allocution du 2 
février 1832 devant la Société des amis du peuple présente une analyse 
lucide de l’antagonisme de classe et de sa dynamique : après la 
révolution de Juillet, « la haute classe est écrasée, la classe moyenne,
 qui s’est cachée pendant le combat et l’a désapprouvé, montrant autant 
d’habileté qu’elle avait montré de prudence, a escamoté le fruit de la 
victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro 
comme devant. Mais le peuple est entré comme un coup de tonnerre sur la 
scène politique qu’il a enlevée d’assaut et, bien que chassé presque au 
même instant, il n’en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa 
démission. C’est désormais entre la classe moyenne et lui que va se 
livrer une guerre acharnée. Ce n’est plus entre les hautes classes et 
les bourgeois, ceux-ci auront même besoin d’appeler à leur aide leurs 
anciens ennemis pour mieux lui résister. En effet, la bourgeoisie n’a 
pas longtemps dissimulé sa haine contre le 
peuple [27]. »
  Dans sa lettre à Maillard du 6 juin 1852, il précise à nouveau, à la lumière des événements de 1848 : « Vous me dites : je ne suis ni bourgeois ni 
prolétaire. Gare aux mots sans définition, c’est l’instrument favori des
 intrigants. » On sait depuis à quel point le ni-ni est un tic 
caractéristique de l’idéologie bourgeoise du juste milieu. Mais que 
signifie démocrate, si ce n’est un masque œcuménique pour dissimuler la 
lutte des classes : « Cette mystification toujours renouvelée date de 
1789. La classe moyenne lance le peuple contre la noblesse et le clergé,
 les met par terre et prend leur place. À peine l’ancien régime abattu 
par l’effort commun, la lutte commence entre les deux alliés vainqueurs,
 la Bourgeoisie et le Prolétariat. » Dans Le Peuple, Michelet 
constatait dès 1846 qu’un demi-siècle avait suffi à la bourgeoisie pour 
tomber le masque de sa cruauté de classe. Après 1848 a fortiori, 
il est devenu nécessaire d’appeler un chat un chat. Blanqui a cependant 
de la notion de classe sociale une compréhension plus large et plus 
ouverte que l’ouvriérisme d’un Tolain, qui préfigure une tendance tenace
 du mouvement ouvrier français, qui ne veut admettre dans la Ire
 Internationale et dans le mouvement coopératif que des ouvriers 
sociologiquement certifiés. Blanqui est au contraire pour y accueillir 
tous « les déclassés », nous dirions les exclus et les précaires, qui 
« sont aujourd’hui le ferment secret qui gonfle sourdement la masse et 
l’empêche de s’affaisser dans le marasme. Demain, ils seront la réserve de la révolution ».
  Clarifier les fondements de l’antagonisme de classe a cependant une conséquence politique majeure : la délimitation 
du mouvement ouvrier naissant et l’affirmation de son indépendance 
politique face à la bourgeoisie républicaine. Ainsi, pendant la 
révolution de 1848, Blanqui soutient-il la candidature de Raspail contre
 celle de Ledru-Rollin : « Pour la première fois dans l’arène 
électorale, le prolétariat se 
détachait complètement comme parti politique du parti démocratique [28]. »
  Quelle politique pour cette révolution inconnue qui mûrit dans la lutte des classes ? Blanqui refuse catégoriquement aussi bien l’utopie libertaire à
 la Proudhon, que le « marché consenti » à la Bastiat, « le plus hardi 
apologiste du capital ». Ce que l’on n’appelait pas encore le 
« socialisme de marché » ne pouvait être à ses yeux qu’un pacte avec le 
diable, car l’oppression capitaliste est fondée sur « les sanglantes 
victoires de la propriété ». Mais le communisme doit lui aussi « se 
garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la 
politique ». Blanqui fait preuve d’un robuste sens pratique du 
possible : gardons-nous donc de « régenter l’avenir » et « détournons 
les regards de ces perspectives lointaines qui fatiguent pour rien l’œil
 et la pensée, et reprenons notre lutte contre les sophismes et 
l’asservissement [29] ».
 Comme Marx, il exècre toutes les formes d’utopie ou de socialisme 
doctrinaires, et cherche la logique interne du mouvement réel capable de
 renverser l’ordre établi. D’où sa méfiance envers le mouvement 
coopératif de production, de consommation ou de crédit, et envers le 
premier notamment, qui lui paraît tendre un piège, conduisant soit au 
découragement en cas d’échec, soit à une promotion, ou cooptation, 
sociale qui écrème le peuple sans transformer la société. Il entre dans 
cette hostilité aux expérimentations sociales d’un mouvement ouvrier 
naissant une dose indéniable de sectarisme associé à une critique 
pertinente des « illusions sociales » répandues dans certains 
courants, comme les proudhoniens, qui esquivent devant la question politique du pouvoir.
  Pour Blanqui au contraire, la conquête du pouvoir politique est la clef de l’émancipation sociale. Sa démarche est donc 
inverse à celle de Saint-Simon ou de Proudhon qui subordonnent la 
révolution politique à la réforme sociale, le but au mouvement, jusqu’à 
dissoudre ce but dans le gradualisme illusoire du processus. Blanqui est
 convaincu que « la question sociale ne pourra entrer en discussion 
sérieuse et en pratique qu’après la solution la plus énergique et la 
plus irrévocable de la question politique et par elle. Agir autrement, 
c’est mettre la charrue avant les bœufs. On a essayé une fois déjà et la
 question sociale a été anéantie pour vingt ans [30]. ».
 Sans doute, en se contentant d’inverser la dialectique du but et des 
moyens, du processus et de l’acte, opère-t-il une simplification 
excessive et s’interdit-il de résoudre la question cruciale de comment 
de rien devenir tout ? Il serait vain de chercher chez lui une 
problématique de l’hégémonie. Même si le réformisme qui se dessine déjà 
avec la bureaucratisation du mouvement syndical est le danger principal,
 c’est cette insistance unilatérale sur le moment de décision politique qui a valu à Blanqui, et plus encore aux blanquistes, la réputation de putschistes, répandue dans la Ire Internationale tant par le vieil Engels que par Rosa Luxemburg. Mais 
l’usage de cette même accusation à l’encontre de Lénine tendrait à 
prouver que Blanqui avait bel et bien 
perçu, quoi qu’encore confusément, ce qu’allait être la maladie sénile du socialisme.
  La contrepartie de cette fixation presque exclusive sur le coup de force révolutionnaire, c’est chez Blanqui une extrême, voire excessive, 
prudence et un flou évasif sur les transformations économiques et 
sociales à mettre en œuvre, et sur leur rythme. Encore faut-il rappeler 
que les dix mesures qui tiennent lieu de programme dans le Manifeste du Parti communiste
 de Marx et Engels, restent-elles aussi dans le domaine des généralités 
nécessaires. En critiques conséquents de l’utopie comme « sens non 
pratique du possible », ils entendent se garder, tout comme Blanqui, de 
faire bouillir inconsidérément les marmites du futur. En la circonstance
 cependant, et à la différence des auteurs du Manifeste, Blanqui apparaît comme un révolutionnaire d’un temps de transition, formé dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où la critique du Capital est encore en chantier. Ainsi, souligne-t-il à plusieurs reprises que le domaine économique, 
« infiniment plus complexe », doit être parcouru « la sonde à la main ».
 Cette réserve n’est pas sans sagesse. Elle est cohérente avec sa 
critique de l’utopie et avec sa conviction d’un apprentissage nécessaire
 à la direction de l’économie. Le pire serait de prétendre créer un 
organisme social de fantaisie. La « grande barrière », pour Blanqui, 
c’est l’ignorance. La priorité, le préalable, au lendemain de la prise 
de pouvoir politique, c’est donc la tâche éducative qui avait déjà 
obsédé les Conventionnels. Mais cette « utopie éducative » inconsciente 
laisse béante une question majeure. En attendant que le peuple devienne 
majeur, quelle forme de pouvoir ? Une dictature éclairée ? Auquel cas, Blanqui n’échapperait pas aux impasses des révolutionnaires du XIXe siècle que décrit Garrone, à la recherche d’une formule politique de transition qui tourne invariablement autour d’un pouvoir d’exception 
exercé par une élite vertueuse [31].
 En 1867, Blanqui définit l’État bourgeois comme « une gendarmerie des 
riches contre les pauvres ». Il s’agit donc, comme le répétera Marx à la
 lumière de la Commune de Paris, d’un appareil à briser. Mais Blanqui 
mélange curieusement des images évolutionnistes et la soudaineté du coup
 de force. Les révolutions sont, dit-il, comme « la délivrance d’une 
chrysalide » : elles ont « grandi lentement sous l’enveloppe rompue ». 
Elles sont aussi un événement brusque, une déchirure, voire un moment 
d’enthousiasme et d’ivresse : « Une heure de triomphe et de puissance, 
une heure debout pour tant d’années de servitude. » Les lendemains de 
révolution sont souvent cependant ceux d’une dégriserie mélancolique : 
« Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Seulement l’espoir et 
la crainte ont changé de camp. » Tout reste donc à faire. Ce n’était 
qu’un début, une ouverture, un coup d’envoi. La maturité de la 
chrysalide justifie cependant le coup de force qui ne serait, en somme, 
qu’un coup de pouce. La question stratégique non posée se résout alors 
par la technique : celle qu’illustre sa fameuse 
Instruction pour une prise d’armes de 1868.
  Les expériences de 1830, 1839, 1848 avaient mis en évidence le danger de « contre-révolution démocratique » qui guette la révolution sociale : la
 bourgeoisie joue alors la légalité institutionnelle contre la 
souveraineté populaire. Lors du procès de Bourges, en avril 1849, 
Blanqui explique ainsi sa lutte du printemps 1848 pour le report des 
élections : « Si on faisait des élections aussitôt après la révolution, 
il allait arriver que les populations allaient voter suivant les idées 
du régime déchu. Ce n’était pas notre affaire ; ce n’étaient pas les 
affaires de la justice, car quand on plaide devant un tribunal les deux 
parties ont le droit d’avoir tour à tour la parole. Devant le tribunal 
du peuple qui allait juger, il fallait que nous eussions à notre tour la
 parole, comme nos ennemis l’avaient eue, et pour cela il fallait du 
temps. » Du temps ! D’où la manifestation du 17 mars pour demander au 
gouvernement provisoire l’ajournement des élections. Mais comme il ne 
s’agissait pas non plus de réclamer un report indéfini, surgit la 
proposition du 31 mai, à laquelle Blanqui ne s’oppose pas. Il se 
contente de garder le silence, convaincu de l’insuffisance du délai : il
 aurait fallu plus de temps, mais combien… Le 14 mars, il écrivait en 
effet : « Le peuple ne sait pas. Il faut qu’il sache. Ce n’est pas 
l’œuvre d’un jour ou d’un mois. Les élections, si elles s’accomplissent 
seront réactionnaires. Laissez le 
peuple naître à la république. » On retrouve là l’idée du préalable éducatif qui lui est chère.
  Mais la contradiction apparaît alors comme un cercle vicieux. Il faudrait à la révolution un peuple éduqué, mais pour rendre cette éducation 
possible, le peuple doit commencer par prendre le pouvoir. Comment de 
rien devenir tout ? On y revient. C’est l’énigme obsédante des 
révolutions modernes. Marx lui-même, qui décrit lucidement la mutilation
 physique et mentale subie par le prolétariat à travers l’exploitation, 
mise pour y répondre sur le fait que la croissance et la concentration 
du prolétariat industriel se traduiraient par un progrès correspondant 
de sa conscience et de son organisation. Mais le silence de Blanqui au 
moment de fixer une échéance électorale préfigure le conflit des 
légitimités à l’œuvre dans presque toutes les révolutions modernes, 
entre un pouvoir constituant exercé en permanence et l’institution du 
pouvoir constitué, entre soviets et Assemblée constituante en Russie, 
entre assemblées de comités et Assemblée nationale élue au Portugal, 
entre la rue et le Parlement, entre la « chienlit », ou la « racaille »,
 qui horrifiait de Gaule en 68 et les formes parlementaires 
respectueuses. « Le pire de tous les dangers, aux heures de crise, 
avertissait Blanqui en 1870 après la capitulation de Sedan, c’est une 
assemblée délibérante […]. Il faut en finir avec le désastreux prestige 
des assemblées délibérantes [32]. »
 Il n’avait certainement pas la réponse, Il n’en mettait pas moins le 
doigt sur le fait essentiel qu’un ordre légal nouveau ne naît pas dans 
la continuité de l’ordre légal ancien. Pas de révolution authentique 
sans rupture, sans passage par l’état d’exception, 
sans suspension du droit ancien, sans exercice souverain du pouvoir constituant.
  Dès 1836, Blanqui avait déclaré dans un discours resté longtemps inédit : « Citoyens, nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une 
refonte sociale. L’extension des droits politiques, la réforme 
électorale, le suffrage universel peuvent être d’excellentes choses, 
mais comme moyens seulement, non comme but ; ce qui est notre but à 
nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la 
société ; c’est l’établissement complet du règne de l’égalité. Sans 
cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme dans le
 gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que 
comédies jouées au profit de quelques ambitieux [33]. »
 En 1848, il proclamait : la lutte de 1793 « vient de recommencer ». 
Entre-temps, le tricolore avait été galvaudé, le temps était donc venu 
d’annoncer la couleur, de passer au drapeau rouge. La bourgeoisie avait 
même usurpé le beau nom de républicain et la devise révolutionnaire, 
mais « heureusement, elle a repoussé notre drapeau, c’est une faute : il
 nous reste. Citoyens, la Montagne est morte ! Au socialisme, son unique
 héritier [34] ! ».
 Le toast envoyé de Belle-Ile qui enthousiasma Marx et Engels, 
s’inscrivait dans la même logique lorsqu’il dénonçait la responsabilité 
du gouvernement provisoire et des bourgeois libéraux [35].
 Il s’agit pourtant bien d’un texte de rupture tirant les leçons de 
l’événement : « ce n’est pas assez que les escamoteurs de février soient
 à jamais repoussés de l’Hôtel de ville, il faut se prémunir contre de 
nouveaux traîtres ». 
La réaction n’avait fait que son métier d’égorgeuse.
  Ce toast fameux mérite bien une longue citation : « Quel écueil menace la Révolution de demain ? L’écueil où s’est brisée 
celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns
 […]. C’est le gouvernement provisoire qui a tué la révolution, c’est 
sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, 
le sang de tant de milliers de victimes. La réaction n’a fait que son 
métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le 
peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la 
réaction […]. Malheur à nous, si au jour du prochain triomphe populaire,
 l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces 
hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait 
fait de la Révolution. Que les travailleurs aient sans cesse devant les 
yeux cette liste de noms maudits, et si un seul apparaissait jamais dans
 un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous d’une 
voix : trahison ! […]. Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés 
sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même : 1.
 le désarmement des gardes bourgeoises ; 2. l’armement et l’organisation
 en milice nationale de tous les ouvriers. Sans doute il est bien 
d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de
 ce premier acte qui en est la garantie préalable, l’unique gage de 
sécurité pour le peuple […]. Mais pour les prolétaires qui se laissent 
amuser par des promenades ridicules dans les rues, par les plantations 
d’arbres de liberté, par des phrases sonores d’avocats, il y aura de 
l’eau bénite d’abord, 
des injures ensuite, enfin de la mitraille ; de la misère toujours. Que le peuple choisisse [36] ! »
  Faut-il voir là une confirmation du Blanqui putschiste Dans son Introduction de 1895 aux Luttes de classes en France,
 Engels écrit : « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées 
par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes 
est passé. » Rosa Luxemburg reprocha également à Lénine son blanquisme. 
Elle critiquait durement le manifeste blanquiste de 1874 au Communeux, 
où « l’action quotidienne est remplacée par des spéculations sur le 
renversement censé précéder immédiatement la révolution sociale ». 
Trotski ou Daniel Guérin joignirent leur voix à ce concert critique du 
point de vue de l’auto-émancipation. Certes, Blanqui illustre un temps 
de transition, de naissance et d’apprentissage du mouvement ouvrier. 
Mais on aurait tort d’oublier qu’il fait aussi lien entre deux époques. 
Malgré ses limites et ses défauts, ce n’est pas par hasard ou par 
indulgence qu’il fut toujours traité par Marx avec égards. Thiers savait
 bien, affirme ce dernier, qu’avec Blanqui en liberté « il donnerait une
 tête à la Commune ». Avec lui, peut-être, la Commune aurait-elle marché
 sur Versailles quand il en était temps, et peut-être aurait-elle osé 
mettre la main sur la réserve de la Banque de France. Au moment de la 
décision, l’audace et l’initiative sont nécessaires. Marx ne s’y était 
donc pas trompé quand il écrivait au lendemain de 1848 que la 
bourgeoisie avait inventé, pour le communisme et la déclaration de la 
révolution en permanence, le nom de Blanqui. On ne pouvait rendre plus bel hommage à l’Enfermé.
  Avec Blanqui, c’est la raison stratégique des révolutions futures qui balbutie. Maladroitement, elle se pose des questions, auxquelles elle donne encore les réponses 
techniques et conspiratives d’une époque finissante. En 1830, le seul 
élan populaire avait suffi, pour renverser « un pouvoir terrifié par la 
prise d’arme ». Mais une « insurrection parisienne d’après les vieux 
errements n’a plus aujourd’hui aucune chance de succès », reconnaissait 
en 1868 le vieux lutteur dans ses Instructions. En 1848, le 
peuple avait vaincu par la « méthode de 1830 », mais il fut battu en 
juin « par défaut d’organisation ». Car l’armée n’a sur le peuple que 
deux avantages : le fusil chassepot et l’organisation. Il ne fallait 
donc plus rester statique et « périr par l’absurde », en craignant les 
modifications haussmanniennes. Il fallait oser 
prendre l’initiative, passer à l’offensive.
  D’où la virulence de Blanqui contre la sociologie positiviste, qui est essentiellement anti-stratégique. Alors 
que, « dans les procès du passé devant l’avenir, l’histoire est le juge 
et l’arrêt presque toujours une iniquité », « l’appel reste à jamais 
ouvert ». Pensée d’ordre et de progrès en bon ordre, de progrès sans 
révolution, le positivisme est une « doctrine exécrable du fatalisme 
historique » érigé en religion. Pourtant, « l’engrenage des choses 
humaines n’est point fatal comme celui de l’univers, il est 
modifiable à toute minute ».
  À toute minute ! Chaque seconde, ajoutera Benjamin, qui est une porte étroite par où peut surgir le Messie. Contre
 la dictature du fait accompli, pour Blanqui, seul le chapitre des 
bifurcations restait ouvert à l’espérance. Contre « la manie du 
progrès » continu et « la tocade du développement continu », l’irruption
 événementielle du possible dans le réel s’appelait révolution. La 
polémique primant l’histoire, posait les conditions d’une temporalité 
stratégique, et non plus mécanique, 
« homogène et vide ».
  Publié dans P. Corcuff, A. Maillard, Les Socialismes français à l’épreuve du pouvoir, Textuel, 2006
  Republié sur le site www.danielbensaid.org
Notes
[1] « Avec Sorel, avec Lazare, Péguy fait exception dans le lourd paysage du positivisme français. » Daniel Bensaïd, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, les Éditions de la Passion, 1995, p. 206.
[2] Auguste Blanqui, La Critique sociale (CS), Paris, Alcan, vol. I, p. 41-45, et Volguine, « Les idées politiques et sociales de Blanqui », in A. Blanqui, textes choisis (TC), Paris, Éditions sociales, 1955, p. 29, 162.
[3] CS, in TC, p. 148-152.
[4] Sur les affinités électives entre W. Benjamin et Blanqui, voir le beau texte de Miguel Abensour, « W. Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », dans Heinz Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris, éd. du Cerf, 1986.
[5] CS, p. 74.
[6] CS, in TC p. 144, 158.
[7] À. Blanqui, « Qui fait la soupe doit la manger », 1834, CS, p. 128.
[8] Cité dans G. Geffroy, L’Enfermé, II, p. 19-20.
[9] Manuscrit de 1869, publié sous le titre « Contre le Progrès » dans A. Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’Éternité par les astres et autres textes, recueil établi par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Édition de la Tête des Feuilles, 1972, p. 103-105.
[10] W. Benjamin, « Zentralpark », in Charles Baudelaire, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 40. Comme l’observent très bien M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface au recueil de Blanqui (« Libérer l’Enfermé »), Benjamin « fait comme s’il détournait les armes forgées par Blanqui contre le positivisme afin de porter ses propres coups à ceux qui s’épanchent au bordel de l’historicisme », op. cit., p. 206.
[11] TC, p. 119.
[12] K. Marx, Les Luttes de classes en France, in Œuvres politiques, tome I, La Pléiade, 1994, p. 324.
[13] TC, p. 122-124.
[14] Ibid., p. 125.
[15] Ibid., p. 219-220.
[16] CS, in TC, p. 141-142, 159.
[17] « Discours à la Société des amis du peuple », 2 février 1832, in TC, p. 93.
[18] « Lettre à Maillard, 6 juin 1852 », in TC, p. 129.
[19] Ibid. in TC, p. 138-139.
[20] Blanqui, « Contre le positivisme », in Instructions pour une prise d’armes, p. 110.
[21] CS, in TC, p. 166-167.
[22] « Lettre à Maillard », 1852, in TC, p. 130.
[23] CS, in TC, p. 153.
[24] CS, in TC, p. 156, 160 et CS, tome II, p. 115-116. Le passage de 1848 est cité par M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface à L’Instruction pour une prise d’armes, p. 208-209.
[25] Voir Louis Auguste Blanqui, Écrits sur la Révolution, présentés par Arno Munster, Paris, Galilée, 1977.
[26] In Veillées du Peuple, n° 2, mars 1850.
[27] In Écrits sur la Révolution, op. cit., p. 91 et suivantes.
[28] Maurice Dommanget, Blanqui, Paris, EDI, 1970, p. 21.
[29] Cité par Maurice Dommanget, op. cit., p. 75.
[30] Lettre de novembre 1879 citée par Maurice Dommanget, op. cit., p. 54.
[31] Alessandro Galante Garrone, Philippe Buonarotti et les révolutionnaires du XIXe siècle, Paris, Champ libre, 1975.
[32] Il prononçait ces mots alors que le gouvernement de défense nationale qui succédait à l’Empire voulait convoquer une assemblée pour former un « gouvernement régulier ».
[33] À. Blanqui, Écrits sur la Révolution, op. cit., p. 75.
[34] Appel lancé le 28 novembre 1848 du donjon de Vincennes où Blanqui était détenu.
[35] Voir la correspondance entre Marx et Engels du 10 février 1851.
[36] Voir Maurice Dommanget.

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