LA CHINE, LE CHARBON, ET LE RÉCHAUFFEMENT SANS FIN

 « C'est souvent une leçon salutaire pour un grand peuple que d'être humilié à fond dans son orgueil. (...) Mais la Chine, qui a au moins autant de raisons que lui [le Japon] d'être consciente de sa grandeur, a le droit de redevenir une nation indépendante. (...) C'est équilibre idéal des rapports sino-japonais ne sera atteint que dans la mesure où la Chine parviendra à tendre à l'extrême l'ensemble des énergies morales et matérielles qu'elle possède en puissance. Elle doit compter pour cela que sur elle-même. Elle doit se détourner résolument de la poursuite de ces chimères magnifiques que sont l'assistance mutuelle internationale et la sécurité collective.... »
ESCARRA Jean, L'honorable paix japonaise, Grasset, I938. pp. 230-23I.
 
  La prédiction s'est réalisée !...
 
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Pourquoi la Chine ne peut pas se décarboner

 
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  Cet article affirme qu’en dépit des intentions déclarées du président Xi Jinping, la Chine ne pourra pas tenir son engagement de neutralité carbone.
  Premièrement, il existe des obstacles techniques insurmontables à la décarbonisation des industries « difficiles à réduire » qui représentent environ la moitié des émissions de dioxyde de carbone de la Chine. Deuxièmement, il y a des obstacles politiques insurmontables liés au souci primordial de Xi de sauver le Parti communiste chinois du sort du Parti communiste d’Union soviétique en remportant la course à la suprématie technique et en dépassant les États-Unis pour devenir la première superpuissance mondiale. À cette fin, il n’a d’autre choix que de maximiser la croissance des industries qui font exploser les émissions de la Chine.
  Mon livre China’s Engine of Environmental Collapse [1] s’ouvre sur une question : étant donné que le Parti communiste chinois dirige l’un des États policiers les plus féroces au monde, pourquoi ses dirigeants ne peuvent-ils pas obliger leurs subordonnés à supprimer la pollution, y compris les émissions de dioxyde de carbone (CO2), même celles provenant des propres industries de l’État ?
  En effet, comme l’ont souligné des études récentes, les émissions de gaz à effet de serre (GES) des entreprises d’État dans les secteurs de l’électricité, de l’acier, du ciment, du raffinage du pétrole et d’autres industries dépassent celles de nations industrialisées entières. L’année dernière, China Baowu, le plus grand sidérurgiste du monde, a produit plus d’émissions que l’Espagne, vingt-quatrième émetteur mondial. China Petroleum & Chemical a émis plus que le Canada, onzième émetteur mondial [2]. Dans son discours largement acclamé devant l’Assemblée générale des Nations unies le 23 septembre 2020, le président chinois Xi Jinping s’est engagé à « passer à un mode de développement vert et à faible émission de carbone » et à « atteindre le pic des émissions de CO2 du pays avant 2030 et la neutralité carbone avant 2060 [3] ».
  Étant donné que les entreprises mentionnées sont directement contrôlées par Pékin, on pourrait penser que Xi est en mesure de les obliger à faire le ménage. Après tout, il est souvent avancé — comme par Yifei Li et Judith Shapiro, par exemple — que la dictature de la Chine devrait être un avantage dans ce contexte :
  Étant donné le peu de temps qu’il reste pour atténuer le changement climatique et protéger des millions d’espèces de l’extinction, nous devons nous demander si un autoritarisme vert peut nous montrer la voie [4].
 
  Puisque les patrons du PCC n’ont pas à faire face à des audiences publiques, des études environnementales, des législatures récalcitrantes, des syndicats, une presse critique, etc., Xi devrait être en mesure de forcer les pollueurs appartenant à l’État à cesser de polluer sinon, et de mener à bien la transition vers les énergies renouvelables qu’il a promise [5]. Pourquoi ne le fait-il pas ?
  Dans son évaluation la plus catastrophique à ce jour, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [6] a déclaré en avril que « c’est maintenant ou jamais ». Seules des réductions « rapides, profondes et immédiates » des émissions de dioxyde de carbone peuvent empêcher l’emballement du réchauffement climatique et l’effondrement de la civilisation. Pour maintenir le réchauffement de la planète en dessous de 1,5°C, l’utilisation du charbon doit diminuer de 95% d’ici à 2050, celle du pétrole de 60% et celle du gaz de 45%.
  Les diminutions nécessaires pour limiter le réchauffement à 2°C ne sont pas très différentes. Dans tous les scénarios, il n’est plus possible de construire de nouvelles centrales électriques à combustibles fossiles et la plupart des centrales existantes doivent être mises hors service. Le message du GIEC est clair : « Tout nouveau retard dans l’action concertée et anticipée au niveau mondial fera manquer une brève occasion de garantir une planète vivable et un avenir durable pour tous [7] ».
  La plupart des grandes démocraties industrielles capitalistes du monde ont réduit leurs émissions de GES dans une certaine mesure. Aux États-Unis, les émissions de dioxyde de carbone ont diminué de 14% en 2020 par rapport au pic atteint en 2005; les émissions des 27 États membres de l’Union européenne ont diminué de 32% par rapport au pic atteint en 1981; et les émissions du Japon ont diminué de 14 % par rapport au pic atteint en 2013 [8]. Certes, ces réductions sont encore insuffisantes pour respecter leurs engagements respectifs à Paris (et leurs engagements à Paris sont eux-mêmes insuffisants pour empêcher les températures mondiales de dépasser 1,5°C), mais au moins elles sont en baisse.
  En revanche, sous Xi Jinping, tout comme sous ses prédécesseurs, les émissions de dioxyde de carbone de la Chine ont augmenté sans relâche, faisant plus que quadrupler entre 1990 et 2020. Climate Action Tracker estime qu’en 2021, les émissions de la Chine ont augmenté de 3,4% pour atteindre 14,1 gigatonnes d’équivalent dioxyde de carbone (GtCO2e), soit près du triple de celles des États-Unis (4,9 GtCO2e) pour un produit intérieur brut trois fois moins important [9].
  Depuis 2019, les émissions de la Chine ont dépassé celles de tous les pays développés réunis et représentent actuellement 33% du total des émissions mondiales [10]. Paradoxalement, la Chine occupe la première place mondiale en termes de capacité installée de production d’électricité éolienne et solaire.
  Pourtant, 85,2% de la consommation d’énergie primaire de la Chine en 2020 était encore assurée par des combustibles fossiles, soit une baisse de seulement 7% par rapport aux 92,3% de 2009 [11]. Et malgré d’énormes investissements dans des parcs solaires et éoliens géants dans de nombreuses provinces et régions autonomes, les combustibles fossiles (principalement le charbon) représentaient encore 67,4% de la production d’électricité en 2021, tandis que l’éolien n’y contribuait que pour 7,8% et le solaire pour à peine 3,9% [12]. Au cours du premier semestre 2021, après la première vague de covid-19, les émissions de dioxyde de carbone de la Chine ont dépassé les niveaux prépandémiques pour atteindre une augmentation record de 20% au deuxième trimestre, avant de redescendre à la fin de 2021 et au premier semestre 2022, lorsque l’effondrement de l’immobilier, les blocages d’Omicron et les réductions de l’hydroélectricité dues à la sécheresse ont réduit la croissance économique à près de zéro au cours de l’été [13]. 

 Renforcer le recours au charbon et compromettre la transition vers les énergies renouvelables
  Depuis 2016, le gouvernement chinois a promis à plusieurs reprises d’éliminer progressivement le charbon et la production d’électricité à partir du charbon, pour ensuite revenir sur ses engagements [14]. Alors que les centrales au charbon sont mises hors service dans le monde entier, la Chine a approuvé une série de nouvelles mines de charbon et de centrales au charbon. En mars 2022, la Commission nationale pour le développement et la réforme s’est engagée à augmenter la production nationale annuelle de charbon de 300 millions de tonnes. En avril, le gouvernement a approuvé la construction d’une nouvelle méga-caverne à Ordos, qui produira 15 millions de tonnes par an pendant près d’un siècle [15]. La Chine produit et consomme la moitié du charbon mondial et la production nationale de charbon a atteint des niveaux records en 2021. Le nouveau plan quinquennal souligne le rôle essentiel du charbon pour « assurer les besoins énergétiques de base » et soutenir le système électrique du pays [16]. La Chine a promis de cesser de construire des centrales électriques au charbon à l’étranger, mais elle construit plus de 200 nouvelles centrales au charbon sur son territoire dans le but de stimuler la croissance économique, de maintenir les emplois dans les régions tributaires du charbon et d’assurer l’autosuffisance énergétique, enfermant le pays dans une dépendance au charbon pour de nombreuses décennies à venir, faisant dérailler la transition vers les énergies renouvelables et compromettant la promesse faite par Xi à l’ONU de passer à un mode de développement vert et à faible émission de carbone [17]. En 2020, le gouvernement chinois a approuvé 47 gigawatts de nouveaux projets de centrales au charbon, soit plus de trois fois la nouvelle capacité approuvée en 2019. En 2021, il a approuvé 73,5 gigawatts supplémentaires d’énergie au charbon, soit plus de cinq fois les 13,9 gigawatts proposés dans le reste du monde cette année-là [18]. Avec la sécheresse estivale sans précédent de cette année, qui a asséché les rivières du sud de la Chine et réduit la production d’hydroélectricité de 40%, le gouvernement double la mise sur le charbon et les responsables s’inquiètent de la fiabilité des énergies renouvelables, exprimant même leur scepticisme à l’égard de l’idée même d’éliminer progressivement le charbon [19].
  Et il n’y a pas que le charbon. Le gouvernement chinois a investi dans la production de pétrole et de gaz, dans les raffineries et dans la construction de gazoducs en provenance du Kazakhstan et de la Russie pour importer du gaz naturel. À lui seul, le gazoduc sibérien permettra à la Chine d’importer 1,3 trillion de pieds cubes de gaz naturel par an (deux tiers de ce que la Russie fournit à l’Allemagne) jusqu’en 2049 [20]. La Chine est désormais le premier importateur mondial de gaz naturel et de pétrole. Les gazoducs représentent des investissements considérables et leur construction prend des années. Il est difficile de croire que le gouvernement qui investit des centaines de milliards de dollars dans de nouvelles mines de charbon, des puits de pétrole, des raffineries et des gazoducs ait réellement l’intention de commencer à les fermer dans sept ans seulement.
  En résumé, loin de la « transition vers un mode de développement vert et à faible émission de carbone », l’ultra-autoritaire Xi Jinping est en train de développer la grande économie industrielle la plus intensive en carbone du monde. Le Parti-État a abandonné la transition vers les énergies renouvelables en faveur d’une approche « tout ce qui précède » de la production d’énergie : plus de solaire et d’éolien, mais encore plus de combustibles fossiles. La question est de savoir pourquoi. Je pense qu’il y a deux raisons principales à cela. 

Obstacles techniques à la décarbonisation des industries difficiles à abattre
  La première raison est d’ordre technique. J’affirme qu’il existe des obstacles techniques insurmontables à la décarbonisation de l’économie chinoise, en particulier dans un délai qui compte pour la survie de l’humanité. Commençons par ce que l’on appelle collectivement les industries « difficiles à abattre », qui représentent environ la moitié des émissions de gaz à effet de serre de la Chine. Le premier problème de Xi est que la Chine abrite la plus grande concentration au monde d’industries à forte intensité de carbone et difficiles à éliminer, comme l’acier et le ciment. La production d’électricité thermique (90% à partir de charbon, 10% à partir de gaz) représente 32% des émissions totales de dioxyde de carbone de la Chine.
  C’est pourquoi le remplacement des centrales électriques au charbon par des générateurs solaires et éoliens pourrait réduire les émissions de la Chine d’environ un tiers — un gain énorme si cette transition peut être mise en œuvre [21]. Mais la production d’électricité est le fruit le plus facile à atteindre en matière d’atténuation des émissions de carbone — l’un des rares secteurs dans lesquels la croissance économique peut être découplée de la croissance des émissions.
 Au moins 47% des émissions de GES de la Chine proviennent de l’industrie manufacturière et d’autres industries difficiles à abattre, dont la plupart ne peuvent pas être décarbonées de manière significative avec les technologies actuelles ou prévues, que ce soit du tout ou à temps pour éviter un réchauffement planétaire excessif et un effondrement du climat. L’acier, l’aluminium, le ciment, l’aviation, le transport maritime, le transport routier lourd, les produits chimiques, les plastiques, les textiles synthétiques et l’électronique se distinguent.
  Comme je l’ai expliqué ailleurs [22], la décarbonisation de ces industries a défié tous les efforts déployés à ce jour, tant en Chine qu’en Occident, et bien que les scientifiques et les ingénieurs travaillent sur de nombreuses nouvelles technologies — acier vert à l’hydrogène, avions électriques et à hydrogène, piégeage et stockage du carbone, etc.
Par exemple, les analystes de Bloomberg’s New Energy Frontier estiment qu’avec un programme d’urgence, l’industrie sidérurgique mondiale pourrait remplacer le charbon par l’hydrogène pour 10 à 50% de la production avant 2050 [23]. McKinsey a estimé qu’avec un financement massif, l’hydrogène pourrait répondre à 14% des besoins énergétiques totaux des États-Unis d’ici à 2050 [24].
  À ce rythme, pourquoi s’en préoccuper ? Pire encore, 96% de l’hydrogène commercialisé dans le monde est dérivé de combustibles fossiles. La production d’hydrogène « vert » nécessiterait la construction rapide d’une nouvelle industrie d’électrolyse, énorme et incroyablement coûteuse, basée sur des technologies qui en sont encore à leurs balbutiements et qui n’ont pas encore fait leurs preuves à grande échelle. Même si une telle industrie pouvait être construite au cours des prochaines décennies, les risques considérables liés au transport, au stockage et à l’alimentation en toute sécurité des aciéries et des véhicules, sans parler des avions de ligne, avec de l’hydrogène, n’ont pas non plus de solution toute faite. Le ciment, l’aluminium, l’aviation, les produits chimiques, les plastiques et toutes les autres industries difficiles à abattre sont confrontés à des contraintes similaires. En outre, les obstacles techniques à l’atténuation des émissions de carbone s’appliquent aussi bien à l’Occident capitaliste qu’à la Chine communiste.
  Comme l’a écrit George Monbiot, chroniqueur environnemental au Guardian, en 2007, à propos de l’industrie aéronautique :
Il n’y a pas de solution technique. Il est impossible de concilier la croissance de l’aviation et la nécessité de lutter contre le changement climatique […]. Une réduction de 90% des émissions exige non seulement l’arrêt de la croissance, mais aussi l’immobilisation au sol de la plupart des avions qui volent aujourd’hui. Je reconnais que ce message ne sera pas très populaire. Mais il est difficile de voir comment une conclusion différente peut être tirée des preuves disponibles [25].

  Quinze ans plus tard, l’industrie aéronautique mondiale n’a toujours pas d’alternative viable au kérosène pour les avions de ligne — mais l’urgence climatique à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est bien plus désespérée, d’où la nécessité de ranger ces avions, ainsi que les voitures, les camions, les bateaux de croisière, les porte-conteneurs, etc. L’activiste climatique Greta Thunberg a raison : « Notre maison est en feu. Nous devons agir en conséquence [26]. »
  Toutes les discussions sur les taxes sur le carbone, le plafonnement et l’échange, et la capture et la séquestration du carbone sont illusoires [27]. La Chine doit réduire « rapidement, profondément et immédiatement » ses émissions de dioxyde de carbone est de « serrer le frein d’urgence » : commencer immédiatement à réduire et/ou à fermer les milliers d’industries inutiles, gaspilleuses, nocives et polluantes, telles que la production gaspilleuse de produits jetables, d’articles ménagers et appareils en plastique peu solides et non réparables, de chaussures jetables, en passant par la « fast fashion », l’eau en bouteille, les meubles Ikea en bois aggloméré et les nouvelles versions haut de gamme mais jetables des iPhones ; arrêter la « production aveugle » d’acier inoxydable, d’aluminium, de verre, de voitures, d’avions de ligne « made in China », de voitures auto-pilotées, de bateaux de croisière, d’appareils électroménagers « intelligents », de copieurs et d’imprimantes, de parcs d’attractions, de ponts en verre et de drones de loisir; mettre fin à la « construction aveugle » de condominiums de type Ponzi, de « villes fantômes », d’aéroports « internationaux » inutiles dans des villes de province, de trains à grande vitesse vides sur des itinéraires peu fréquentés, de gratte-ciel encore plus hauts, de ponts et des tunnels encore plus longs; fermer toutes les centrales électriques au charbon, à l’exception de celles qui sont indispensables, et mettre un terme au formidable gaspillage d’énergie utilisé pour produire toute cette camelote inutile et suréclairer les villes chinoises [28].
  Je ne vise pas la Chine en particulier. J’ai avancé les mêmes arguments en ce qui concerne l’Occident capitaliste [29]. Je ne dis pas non plus que nous devons revenir aux cabanes en rondins et aux chevaux et charrettes. Ce que je dis, c’est que la poursuite d’une croissance économique infinie sur une planète finie va tous nous tuer, et bientôt.
  Avec plus de 7 milliards de personnes entassées sur une petite planète bleue, nous devons freiner une croissance incontrôlée. Nous devons « contracter et faire converger » la production autour d’une moyenne globalement durable et acceptable, capable d’assurer une vie digne à tous les peuples du monde tout en laissant d’amples ressources aux générations futures d’êtres humains ainsi qu’à la faune et à la flore avec lesquelles nous partageons cette planète et dont nous dépendons de manière critique.
  Si nous ne le faisons pas, nous sommes condamnés (j’ai essayé de montrer comment une telle réorganisation globale de nos économies pourrait nous donner non seulement une économie durable sur le plan environnemental, mais aussi un meilleur mode de vie [30]). Mais la suppression de la production est la seule option que le président Xi ne peut accepter, car ces industries difficiles à supprimer ont été indispensables à l’essor de la Chine et sous-tendent ses aspirations à « rendre à la Chine sa grandeur », à gagner la course à la technologie et à dépasser les États-Unis. 

Les moteurs politiques et les obstacles à la décarbonisation
  La deuxième raison est donc politique. Quels sont les moteurs de la croissance en Chine ? La Chine est l’économie la plus complexe du monde, avec de nombreux moteurs et obstacles à la réduction des émissions. On y trouve tous les types de capitalisme : capitalisme d’État, capitalisme de joint-venture, capitalisme de gangsters, capitalisme de chambre de commerce, etc.
  En gros, l’économie industrielle comprend officiellement le secteur public planifié par l’État (50% de la production industrielle), le secteur des joint-ventures à participation étrangère (30 %) et le secteur privé (20 %) [31].
Le secteur privé et les joint-ventures sont bien sûr motivés par la maximisation des profits. Le gouvernement possède également quelques entreprises étrangères (telles que Syngenta et Volvo) qu’il gère comme des sociétés d’État.   L’économie d’État a été modernisée et partiellement commercialisée, mais sa structure n’a guère changé depuis l’époque de Mao Zedong.
  Ce secteur fonctionne selon différentes maximes. La croissance du secteur d’État est stimulée par la classe dirigeante du PCC, par ses besoins, ses craintes et ses ambitions subjectivement ressentis, et projetée par les planificateurs centraux dans des plans quinquennaux visant à atteindre leurs objectifs. Je soutiens que le développement économique de la Chine dirigé par l’État est propulsé par cinq moteurs uniques d’hypercroissance.
  Premièrement, au niveau le plus élevé, l’hypercroissance est alimentée par l’ambition et la peur du PCC. Depuis que  Mao a pris la tête du PCC dans les années 1930, le Parti-État a été dirigé par une élite autoproclamée d’ultranationalistes.
  Mao était avant tout un ethnonationaliste dans la tradition des « auto-renforceurs » chinois du XIX e siècle et du début du XX e siècle. Ces derniers ne se contentaient pas de moderniser et d’industrialiser leur pays pour rattraper l’Occident. De Sun Yat-sen à Mao, Deng Xiaoping et Xi, les dirigeants chinois ont tous été obsédés par un objectif primordial : surmonter le « siècle d’humiliation » de la Chine, atteindre la « richesse et la puissance » et « dépasser l’Occident » pour récupérer ce qu’ils imaginent être la fierté méritée de la Chine en tant que première civilisation et culture dans l’histoire du monde. Selon eux, la Chine devrait être le « leader naturel du genre humain », le successeur légitime de « l’Occident en déclin », parce qu’elle est une « superpuissance d’un type nouveau », moralement et politiquement supérieure [32].
  Depuis 1949, les dirigeants chinois sont également motivés par la crainte d’une restauration capitaliste, voire d’une prise de contrôle de leur économie par des entreprises occidentales. En tant que classe dirigeante d’un parti communiste basé sur l’État dans un monde dominé par des nations capitalistes plus avancées et plus puissantes, Mao et ses successeurs ont compris, comme Staline et ses successeurs, qu’ils devaient dépasser les États-Unis pour devenir la première superpuissance mondiale. L’échec des Russes dans la course à l’économie et aux armements avec les États-Unis a condamné le parti communiste soviétique, et les successeurs de Mao, notamment Deng et Xi, ont été déterminés à éviter cette erreur. Ainsi, le principal moteur de l’hypercroissance est la détermination du parti à construire une superpuissance industrielle relativement autosuffisante en protégeant les industries d’État (quelle que soit leur pollution), en accélérant la substitution des importations et en atteignant une supériorité technologique par rapport à l’Occident.
  Deuxièmement, les dirigeants chinois doivent maximiser l’emploi pour maintenir la « stabilité », même si cela signifie souvent produire du charbon et de l’acier superflus, des infrastructures inutiles, des villes fantômes, etc. La maximisation de l’emploi est l’un des principaux moteurs de la surproduction, de la surconstruction, de la « croissance aveugle », de la « démolition aveugle », de l’« investissement aveugle » et du gaspillage inconsidéré d’énergie et de ressources dans l’ensemble de l’économie.
  Troisièmement, ils doivent également maximiser le consumérisme. Dans le sillage de l’effondrement du Parti communiste soviétique en 1991 et de l’expérience de mort imminente vécue par les communistes chinois lors des manifestations de la place Tiananmen en 1989, les dirigeants du PCC ont décidé de créer une économie de consommation de masse et d’augmenter les revenus pour détourner l’attention de la population de la politique au profit de la consommation. Depuis le début des années 1990, le gouvernement a encouragé une folie consumériste après l’autre : voitures, condominiums, centres commerciaux, tourisme, terrains de golf, parcs à thème, bateaux de croisière, livraison de nourriture, jeux vidéo, achats en ligne, et bien d’autres choses encore. Après des siècles de pauvreté et des décennies d’austérité maoïste, les Chinois auraient dû voir leur niveau de vie s’améliorer [33].  Pourtant, la promotion d’un consumérisme aveugle pour le plaisir de consommer, sur le modèle du capitalisme occidental, a fortement contribué à la crise des déchets et de la pollution en Chine et dans le monde [34].
  Quatrièmement, la concurrence intrabureaucratique stimule la croissance. En 1992, Deng a conclu un accord de partage des bénéfices avec les fonctionnaires locaux et provinciaux (les propriétaires nominaux de la plupart des entreprises d’État), leur donnant le droit de vendre sur le marché libre la production excédentaire et secondaire, et de partager les bénéfices avec l’État [35].
  Il les a ensuite exhortées à « faire croître le produit intérieur brut ». Cela a certainement donné un coup de fouet à la croissance, en fournissant un plus large éventail de biens et de services. Mais l’introduction d’incitations commerciales dans le cadre de l’ancien système bureaucratique de propriété collective et d’extraction de surplus a également exacerbé bon nombre des irrationalités de ce système, tout en ajoutant de nouvelles irrationalités au capitalisme [36].  Dans ce système particulariste compartimenté, les possibilités pour les fonctionnaires d’augmenter les revenus de leurs comtés, municipalités ou provinces (et de s’enrichir par des moyens légaux et illégaux) étaient largement confinées aux périmètres de leurs propres bailliages.
  Ils se sont donc retrouvés dans une compétition à somme nulle avec les fonctionnaires d’autres municipalités ou provinces pour les marchés, les crédits centraux et la promotion, de sorte que, comme l’a dit un fonctionnaire, « chaque localité se voit comme si elle était un pays séparé [37] ». En conséquence, l’exhortation de Deng a rapidement donné lieu à des « tournois » de PIB, les fonctionnaires locaux rivalisant pour augmenter leurs taux de croissance afin d’améliorer leurs références.
  Par exemple, alors que le 11e plan quinquennal fixait l’objectif national de croissance du PIB à 7,5%, les 31 provinces chinoises ont toutes fixé des objectifs plus élevés. La moyenne était de 10,1%. La croissance du PIB local, stimulée par la concurrence, a à son tour poussé le PIB national à dépasser les objectifs planifiés. Depuis 1978, les planificateurs centraux n’ont jamais fixé d’objectifs de croissance supérieurs à 8 % par an, mais cet objectif a été régulièrement dépassé. Au cours de la période 1983-1988, la croissance du PIB s’est élevée en moyenne à 11,9%, atteignant 15,2% en 1985. De 1992 à 2011, la croissance du PIB a été en moyenne de 10,5%, atteignant 11% et 14% au plus fort du boom en 2006 et 2007, respectivement.
  Le gouvernement tente de supprimer la sur- production « zombie » de charbon, d’acier, d’aluminium, de verre, de logements, de voitures et d’autres produits depuis des décennies, en grande partie sans succès.
  Cinquièmement, la corruption est l’un des principaux moteurs de l’hypercroissance. Grâce à la réforme du marché, le gouvernement chinois est devenu l’État le plus riche du monde, avec des rivières de liquidités provenant des bénéfices des entreprises d’État, des impôts, des excédents commerciaux, etc. Son magot de 3 000 milliards de dollars en devises étrangères est le plus important au monde. Tous ces trésors sont la propriété du Parti-État, mais les fonctionnaires du PCC n’ont aucun droit légal sur ces biens. Ils n’ont légalement droit qu’à leurs salaires et avantages insignifiants. Pourtant, comme nous le savons, les dirigeants chinois sont extrêmement riches [38]. Les seuls moyens dont disposent les fonctionnaires pour s’approprier « leur part » de ces excédents sociaux sont illégaux. Ainsi, des princes aux maires locaux et aux secrétaires du parti, les fonctionnaires ont utilisé et monnayé leur pouvoir pour piller l’État. Des centaines de hauts fonctionnaires ont été poursuivis pour corruption, détournement de fonds, vente de bureaux et autres délits connexes. La corruption a également alimenté la croissance.
  Des villes fantômes aux trains à grande vitesse, une proportion inconnue mais sans aucun doute énorme de la surproduction et de la surconstruction de la Chine n’aurait pas été produite si les cadres n’avaient pas eu la possibilité de voler encore plus [39].
  En résumé, les objectifs de croissance planifiée de 6 à 8% par an, la concurrence intra-bureaucratique pour maximiser le PIB, les efforts du gouvernement pour maximiser l’emploi et le consumérisme, ainsi que la corruption sont, dans l’ensemble, des moteurs d’hypercroissance encore plus puissants que la maximisation du profit dans le cadre du capitalisme. Ces moteurs ont propulsé la croissance de la Chine à un taux trois à quatre fois supérieur à celui des économies capitalistes occidentales au cours des trois dernières décennies et ont généré des émissions de dioxyde de carbone considérables dans le processus. 

Le rajeunissement submergé
  Cet été, la Chine a subi ce que les scientifiques ont appelé « la vague de chaleur la plus sévère de l’histoire du monde [40] ». Surprenantes par leur ampleur, leur durée et leur intensité, les températures records ont brûlé la moitié sud de la Chine, asséchant des centaines de rivières, flétrissant les cultures, allumant des incendies de forêt, forçant les usines à fermer et poussant les gens à se réfugier dans des grottes ou en altitude [41]. Pourtant, aussi terribles qu’elles aient été, ces inondations paraîtront bénignes comparées à ce qui nous attend. Les températures moyennes mondiales n’ont pas encore dépassé 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels, mais elles devraient dépasser 3°C avant la fin du siècle. En octobre 2019, des climatologues ont publié des recherches montrant que, sur la base des tendances actuelles, le réchauffement climatique va « pratiquement effacer » Shanghai, Shenzhen et « la plupart des grandes villes côtières du monde d’ici 2050 [42] ». Il n’y aura pas de « grand rajeunissement » et de gloire pour le PCC lorsque ses villes seront sous l’eau, que les glaciers fondront et que l’agriculture s’effondrera dans tout le pays.
  Ce sera l’apocalypse écologique, la famine et des souffrances humaines indicibles. 

Source : extrait de Made in China Journal , n°2, vol.7, 2022, The Australian National University, Canberra.
Richard Smith
  Publié dans Adresses internationalisme et démocr@tie N°8 : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/wp-content/uploads/2025/01/adresses-nc2b08.pdf


[1] Richard, Smith, China’s Engine of EnvironmentalCollapse, Londres, Pluto Press, 2020.
[2] «The Chinese Companies Polluting the World More than Entire Nations», Bloomberg, 24 octobre 2021 ; Aaron, Clark, «State-Backed Firms Emit 7.5 Billion Tons of Carbon a Year, Study Finds», Bloomberg, 3 février 2022 ; World Population Review, «CO2 Emissions by Country 2022».
[3] Jinping Xi, «Full Text: Xi Jinping’s Speech at the General Debate of the 75th Session of the United Nations General Assembly», CGTN, 23 septembre 2020 ; Richard Smith, «Climate Arsonist Xi Jinping : A Carbon-Neutral China with a 6% Growth Rate?», Real-World Economics Review, n°94, 9 décembre 2020.
[4] Yifei Li et Judith Shapiro, China Goes Green : Coercive Environmentalism for a Troubled Planet, Cambridge, Polity Press, 2020.
[5] Richard Smith, «China’s Drivers and Global Ecological Collapse», Real-World Economics Review, n°82, 13 décembre 2017; Richard Smith, «Climate Arsonist Xi Jinping…» art. Cité.
[6] Intergovernmental Panel on Climate Change, «IPCC Sixth Assessment Report », Genève, IPCC,https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/, 2022.
[7] Ibid.
[8] Climate Action Tracker (CAT), «Climate Action Tracker website. climateactiontracker.org/countries», sd.
[9] Energy Information Administration, «US Energy-Related CO2 Emissions Rose 6% in 2021», Today in Energy, 13 mai 2022 ; Climate Action Tracker (CAT), «Climate Action Tracker website. climateactiontracker.org/countries», art.cité.
[10] International Energy Agency (IEA), «Global Energy Review 2021», Paris, 2021, https://www.iea.org/reports/global-energy-review-2021 ; Kate Larsen et col., «China’s Greenhouse Gas Emissions Exceeded the Developed World for the First Time in 2019», Research Note , 6 mai 2021.
[11] BP, «Statistical Review of World Energy 2021», Londres, 2021.
[12] Lauri Myllyvirta, «Analysis : What Do China’s Gigantic Wind and Solar Bases Mean for Its Climate Goals?», Carbon Brief, 3 mai 2022 ; China Energy Portal, «Electricity & Other Energy Statistics (Preliminary)», China EnergyPortal, 27 janvier 2022.
[13] Tom Hancock, «Top China Forecaster Sees GDP Growth Near Zero in Third Quarter», Bloomberg., 17 décembre 2021 ; Lauri Myllyvirta, «Analysis : China’s CO2 Emissions Fall by Record 8% in Second Quarter of 2022 », Carbon Brief, 9 janvier 2022 ; Primrose Riordan et Leslie Hook, «China’s Carbon Emissions Fall 8% as Economic Growth Slows», Financial Times, 31 août 2022.
[14] Richard, Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, op. cit., p. XV-XVI.
[15] «North China’s Energy Center to Launch a New Coal Mine with Over 2 Billion Tons of Reserves », Global Times, 7 avril 2022.
[16] Nadya, Yeh, «China Doubles Down on Coal», SupChina, 7 avril 2022.
[17] Echo Xie, « China’s US$7 Trillion Spending Spree Aims to Save Economy – But Will Its Reliance on Fossil Fuels Put the Planet at Risk?», South China Morning Post, 23 mars 2020.
[18] Michael Standaert, «Despite Pledges to Cut Emissions, China Goes on a Coal Spree», Yale Environment, n°360, 24 mars 2021.
[19] «Thermal Power Plants in Sichuan Firing on All Cylinders to Combat Drought-Induced Power Shortage», Global Times, 23 août 2022 ; Primrose Riordan et Gloria Li, « China Boosts Coal Usage as Extreme Heat Triggers Power Shortages», Financial Times, 18 août 2022.
[20] Robert Darwell, «China’s Green NGO Climate Propaganda Enablers», Real Clear Energy, 21 décembre 2020.
[21] Richard Smith, «Climate Arsonist Xi Jinping…», art. cité, p.49-51.
[22] Richard Smith, «Climate Arsonist Xi Jinping…», art. Cité.
[23] Ibid., p. 34-35.
[24] Ivan Penn et Clifford Krauss, «California Is Trying to Jump-Start the Hydrogen Economy», The New York Times,11 novembre 2020.
[25] George Monbiot, Heat : How We Can Stop the Planet from Burning, Cambridge, Penguin, 2007, p. 174.
[26] Greta Thunberg, «“Our House Is On Fire”: Greta Thunberg, 16, Urges Leaders to Act on Climate», The Guardian, 25 janvier 2019.
[27] Richard Smith, Green Capitalism: The God That Failed, Bristol, World Economic Association Books, 2016 ; Richard Smith, «An Ecosocialist Path to Limiting Global Temperature Rise to 1.5ºC.», Real-World EconomicsReview, n°87, 19 mars 2019.
[28] «Cruises Boom as Millions of Chinese Take to the Seas», Bloomberg, 14 mai 2017 ; Richard Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, op. cit., chap.7 ; Barry van Wyk, «The Age of Smart Homes and Smart Products Has Started in China’s Cities», SupChina, 4 avril 2022.
[29] Richard Smith, Green Capitalism: The God That Failed, op. Cit.
[30] Richard Smith, «Six Theses on Saving the Planet», The Next System Project, 14 novembre 2016.
[31] Richard Smith, «Why China Isn’t Capitalist (Despite thePink Ferraris)», Spectre, 17 août 2020
[32] Angang Hu, China in 2020: A New Type of Superpower. Washington, Brookings Institution, 2011 ; Richard Smith, «On Contradiction : Mao’s Party-Substitutionist Revolution in Theory and Practice [in 4 parts] », New Politics, 7 juin 2022 ; Mingfu Liu, The China Dream, New York, CN Times Books, 2015.
[33] «Cruises Boom as Millions of Chinese Take to the Seas», Bloomberg, 2017, art. Cité.
[34] Jing Li, «China Produces about a Third of Plastic Waste Polluting the World’s Oceans», South China MorningPost, 13 février 2015 ; Ronggang Chen, «The Mountains of Takeout Trash Choking China’s Cities», Six Tone, 15 octobre 2017.
[35] Jinglian Wu, Chinese Economic Reform, Mason, Thomson, 2005, p. 146-151.
[36] Richard, Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, op. cit., chap. 5
[37] Richard, Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, op. Cit
[38] Juliette Garside et David Pegg, «Panama Papers Reveal Offshore Secrets of China’s Red Nobility », The Guardian, 6 avril 2016.
[39] Richard Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, op. cit., chap.6.
[40] Michael Le Page, «Heatwave in China is the Most Severe Ever Recorded in History», New Scientist, 23 août 2022.
[41] Matthew Bossons, «What My Family and I Saw While Trapped in China’s Heat Wave», The New York Times,9 septembre 2022 ; Shehnaz Ali, «Toyota and Foxconn Hit as Drought Leads to Low Yangtze River Level», Financial Times, 17 août 2022.
[42] Denise Lu et Christopher Flavelle, «Rising Seas Will Erase More Cities by 2050, New Research Shows», The New York Times, 30 octobre 2019. 
 
Ce document est l'œuvre de l'auteur ou des auteurs indiqués. Les opinions qui y sont exprimées ne sont pas nécessairement celles de Les Vues imprenables et PHP.  



À MORT LE CERF ! À MORT !

« La symbolique du cerf est ancienne et les acceptations chrétiennes du cerf procèdent de très antiques croyances et traditions païennes telles les traditions celtes et germaniques qui voyaient dans celui-ci, un animal solaire, un médiateur entre le ciel et la terre. Le cerf pour les auteurs médiévaux est un symbole de fécondité et de résurrection (ses bois repoussent chaque année), une image de baptême. Les Pères de l’église et les théologiens, en font un animal pur et vertueux, une image du bon chrétien, un attribut du Christ au même titre que l’agneau ou la licorne. Ils n’hésitent pas à jouer sur les mots et à rapprocher servus et cervus : le cerf, c’est le Sauveur. »
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Livre des propriétés des choses, XIVe-XVe siècle, Barthélémy l’Anglais, I202-I272, auteur du texte. BnF, département des Manuscrits.
 
  En plus de l'abattage du cerf, il est crucial de s'interroger sur l'extension croissante de la « privatisation » des forêts, qui favorise une minorité agissante, les chasseurs, au nom d'une « bonne cause », au détriment des autres passionnés de la forêt qui ne portent pas d'armes !... Devons-nous nous attendre à une période où la chasse sera permise toute l'année ? Allons-nous, une fois de plus, sacrifier le Sauveur ?
 
À suivre...
 
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Le gouvernement veut ouvrir la chasse aux cerfs tout l’été

 
 Cette période est également sensible pour d’autres espèces de mammifères et d’oiseaux, qui seront en pleine saison de reproduction. De surcroît, les promeneurs en forêt sont plus nombreux l’été, ce qui fait courir des risques non-négligeables d’accidents de chasse.
 
 
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 Photographie: Serts / iStock
 
  Un décret gouvernemental veut étendre la période de chasse du cerf élaphe dès le 1er juin au prétexte d’une surpopulation dangereuse pour la régénération des forêts. Ce décret suscite une levée de bouclier des associations de défense de l'environnement. En ligne, la consultation publique mise en place a déjà reçu des milliers d’avis défavorables au projet.
  En France, la chasse au cerf élaphe, considéré comme le plus grand d’Europe, est uniquement autorisée du 1er septembre au dernier jour de février. Il y a un mois, suite à l’examen favorable du Conseil national de la chasse et de la faune sauvage, le gouvernement a lancé une consultation publique concernant un projet de décret qui pourrait permettre aux chasseurs de chasser ce cervidé dès le 1er juin. Cela prolongerait la période de chasse à neuf mois par an, contre six actuellement.
  En cause : l’abroutissement des cerfs qui impacterait la régénération des forêts. Le décret est ainsi soutenu par l’Office National des Forêts (ONF) pour qui plus de 50% des surfaces des forêts domaniales, appartenant à l’Etat, sont en situation de déséquilibre forêt-ongulés à cause d’une surpopulation de cerfs, chevreuils, biches, sangliers…
  « La situation varie selon les territoires », nuance Ludovic Lanzillo, expert national chasse, pêche et équilibre forêt-ongulés à l’ ONF. Les régions Grand Est, Hauts-de-France et Bourgogne-Franche-Comté sont les plus concernées, contrairement aux forêts d’Auvergne, de Lozère, du Limousin ou du Sud-Ouest plus épargnées.
  Le cerf occupait plus de 49% des surfaces boisées en 2019 contre 25% en 1985, selon l’Office français de la biodiversité (OFB). L’ ONF estime qu’il doit dépenser chaque année 15 millions d’euros en opérations de protection des semis et des jeunes plants, ainsi que pour replanter.
 
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Pour les associations de défense de l’environnement, l’extension de la chasse aux cerfs serait trop brutale pour l’espèce, alors que les biches donnent naissance à leurs faons au mois de juin.
 
« Chasser les cerfs à partir de juin va conduire à tuer des femelles gestantes ou pire, tuer des biches accompagnées de leurs petits, qui sont incapables de survivre sans leur mère » précise France Nature Environnement.
  Cette période est également sensible pour d’autres espèces de mammifères et d’oiseaux, qui seront en pleine saison de reproduction. De surcroît, les promeneurs en forêt sont plus nombreux l’été, ce qui fait courir des risques non-négligeables d’accidents de chasse.
« Si l’objectif est réellement de réguler les populations d’ongulés afin de limiter les dégâts forestiers et agricoles, pourquoi freiner en parallèle l’expansion du loup sur le territoire ? » s’interroge de son côté la LPO.
  Lors de la dernière saison cynégétique 2023-2024, 87 802 cerfs élaphes ont été déclarés abattus en France, alors que le quota annuel autorisé était de 121 733, soit un taux de réalisation de 72%. Pour cause, l’abattage des cervidés met parfois en danger les populations, comme dans le Haut-Rhin où les chasseurs refusent d’éradiquer les cerfs, ou dans l’Oise où les grands cerfs ne se comptent plus que sur les doigts d’une main.
  Surtout, le gouvernement français continue de soutenir financièrement les coupes rases, suite auxquelles sont menées les fameuses plantations de remplacement mangées par les ongulés. De même, le dérèglement climatique reste le facteur majeur de dépérissement des forêts françaises.

Participer à la consultation publique : ici
 
 

« ÉCOLOGIE DU SPECTACLE » : PAROLES D'UN « REPENTI »

  Au-delà de la critique de l'« écologie du spectacle », de sa complaisance envers les détenteurs du capital, car l'argent, bien que malsain, reste le nerf de la lutte, ainsi que de sa proximité et de sa complicité avec les représentants de l'État, l’auteur (1) prône une nouvelle forme de lutte : l’ ACTION, indissociable de la lutte des classes.
« La conséquence politique du capitalisme n’est autre que la concentration exponentielle du pouvoir entre les mains d’une élite. »
 Le tout, raconté dans un livre paru...  aux Éditions du Seuil, appartenant à l’un des plus grands groupes capitalistes —  Médias Participation, « leader dans l'édition, les médias et le divertissement depuis 1986 »...
 Vous avez dit paradoxe ?
  Conclusion : vive le capitalisme, à bas le capitalisme ! 😏
 

(1) SÉNÉCHAL Clément est sociologue, expert des enjeux climatiques. Il a collaboré avec le site Médiapart et le journal Marianne, a été le porte-parole de Greenpeace France, 2015-2023, et il publie « Pourquoi l'écologie perd toujours » aux éditions du Seuil.
 
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« L’écologie du spectacle est aveugle à la critique du capitalisme »— 

Clément Sénéchal

  Laurent Ottavi (Élucid) : Pouvez-vous expliquer en quoi et pourquoi, selon vos mots, l'environnementalisme moderne a été codé comme une « écologie du spectacle » ? 
 
 

Clément Sénéchal : Dans les années 1970, il existait en France une écologie radicale et militante, marquée par des luttes d’occupation (comme au Larzac ou en Bretagne) et les écrits anticapitalistes d’André Gorz. Une écologie syndicale, même, menée par Bernard Laponche et la CFDT dans le secteur énergétique. Mais un autre type d’écologie se développe au même moment au Canada, avec l’avènement de Greenpeace, qui va rapidement devenir mainstream et s’imposer sur les autres au niveau international, au moins dans l’espace occidental.
  Plutôt que d’occuper les zones à protéger, détruire l’infrastructure écocidaire ou même simplement constituer une force militante, Greenpeace opte pour une écologie du témoignage, qui place l’image au centre du jeu, avec une division très stricte entre acteurs (« prophètes » selon Robert Hunter, figure tutélaire de l’organisation) et spectateurs, puis entre professionnels et donateurs. Au cœur de cette recette, on trouve l’idée selon laquelle suffirait d’alerter sur un problème pour qu’il trouve automatiquement une résolution — ce qui dénote une vision très naïve de la démocratie libérale et du capitalisme. « Image is everything », écrit Robert Hunter dans ses mémoires.
  Dans cette équation, la médiatisation devient une fin en soi, notamment parce qu’elle permet de mobiliser des capitaux. Pour ce faire, l’écologie promue par Greenpeace ou le WWF est à la fois sensationnaliste et compassionnelle, œcuménique et restreinte, concentrée sur des espèces iconiques et oublieuse des classes populaires. Elle forme une cause séparée des autres, éloignée de la question sociale, aveugle à la critique du capitalisme et dédaigneuse des clivages politiques. Elle devient alors morcelable, négociable et surtout profitable pour les élites, qui en tirent un business (le développement durable) et des positions sociales avantageuses (dirigeant d’ONG, ministre d’ouverture, etc.). Ce qui ouvre la voie à son institutionnalisation au sein du capitalisme : l’horizon révolutionnaire laisse place aux salons mondains, les militants aux experts. Les collectifs militants deviennent des multinationales et l’écologie un produit rentable sur le marché de la bonne conscience.
  À la différence des entreprises, ces multinationales de la morale n’ont pas vraiment d’obligation de résultat : elles se contentent d’être du bon côté de l’Histoire. Une logique qui entraîne une forme d’indifférence à son objet et une culture de la défaite, justement parce que cette écologie installée finit par avoir trop à perdre pour prendre les risques nécessaires à la transformation sociale et politique.
  À Greenpeace, l’aversion au risque se matérialise de deux façons principales : d’abord la mutation en bureaucratie très hiérarchisée, avec l’apparition d’un management intermédiaire dédié à la domestication des salariés et des porte-paroles, afin qu’ils n’en disent surtout pas trop. Ensuite, une expansion invasive des métiers de la communication, notamment pour maîtriser le « risque image » de l’organisation, véritable obsession de la direction. Par conséquent, cette écologie professionnelle se contente essentiellement de « sensibiliser » des groupes sociaux déjà sensibilisés, avec des symboles et des apparences : c’est ce que j’appelle dans mon livre « l’écologie du spectacle ». C’est en quelque sorte une écologie zombie, qui ne se salit jamais les mains. 
 
  Élucid : Quel rôle Greenpeace a-t-elle précisément joué dans la mise en orbite de cet environnementalisme du spectacle, qui devient même une écologie récréative aujourd'hui ? En quoi WWF forme-t-il avec elle deux faces d'une même médaille ?
Clément Sénéchal : Greenpeace a vraiment été pionnière de cette écologie du spectacle, qui coïncide avec l’avènement des médias de masse, lesquels fascinaient ses membres fondateurs, dont beaucoup étaient versés dans les métiers de la communication, de l’actualité ou du discours à des postes élevés : « une certaine aristocratie », selon Robert Hunter. Lors de la première campagne, les membres de Greenpeace ambitionnent d’empêcher des essais nucléaires en Alaska en s’interposant sur place. Ils montent une expédition sur un bateau de pêche et prennent grand soin de raconter les détails de leur périple, quasi quotidiennement, à plusieurs médias. « La seule manière pour nous d’avoir un réel impact, c’est de rester d’un bout à l’autre sous les projecteurs », théorise Hunter, qui considère la télévision comme le « théâtre par excellence de l’action politique moderne ».
  C’est l’avènement du storytelling environnemental à grande échelle. Leur aventure suscite l’engouement et lors d’une escale, les « combattants de l’arc-en-ciel » décident finalement de rebrousser chemin, au prétexte que leur notoriété médiatique suffit à faire progresser la cause. Plus besoin de s’interposer : ils tournent le dos à leur cible en cours de route et se voient pourtant traités en héros à leur retour. Alors qu’en réalité la campagne est un échec total, alors que les essais nucléaires ont bel et bien lieu, l’équipage en déroute considère avoir gagné. C’est désormais la notoriété, source de capitaux, qui compte.
  Cette tendance se change en paradigme lors de la seconde campagne internationale. Au lieu de renchérir contre la course aux armes nucléaires, Greenpeace décide de sauver les baleines, un animal pour lequel les humains peuvent facilement éprouver de la pitié. Leur bateau est alors transformé en cinéma flottant et l’objectif de l’expédition devient purement spectaculaire : recueillir une photo bien précise, celle des « activistes » s’interposant entre un harpon et un cétacé. Ils y parviennent et contrairement à la baleine immortalisée sur la pellicule, s’en sortent sains et saufs. Leur notoriété franchit un nouveau cap et la charité environnementale, matinée de bons sentiments, devient le nouveau mode de développement de l’écologie.
  En glorifiant une vie sauvage lointaine — mais si proche nous — pour mobiliser des financements, le WWF suit la même voie. Les deux organisations ne cesseront jamais de coordonner une partie de leurs actions. À quelques nuances près, elles incarnent un même modèle : celui de l’écologie lucrative. Greenpeace France, c’est plus 30 millions d’euros de ressources en 2023. Pour quel impact ? 
 
  Quelles conséquences cette spectacularisation de l'environnementalisme a-t-elle eues sur la portée politique de l'écologie ?
  Je pense qu’elles ont été désastreuses et qu’on a encore du mal à bien les saisir, à en dresser l’inventaire rigoureux. Cette écologie du spectacle produit une suite de négations qui la rendent à la fois inoffensive et contre-productive. Elle nie d’abord la réalité en elle-même, en produisant essentiellement des mises en scène (banderolisme éphémère, costumes d’ours, photographes et figurants, certifications et labels mensongers, grenelles et One Planet Summit superfétatoires, vedettes et ministres ornementaux, plaidoyer illusoire envers des autorités hostiles et phraséologie creuse) qui relèvent d’une entreprise de falsification.
  À l’action, elle substitue la représentation, au sens théâtral du terme. Au lieu de porter secours, elle se contente de porter témoignage. En versant d’ailleurs dans une forme de divertissement pour le moins embarrassant : récemment, Greenpeace France a par exemple installé une pieuvre gonflable devant le centre Pompidou pour « sensibiliser à la protection des océans ».
  Elle nie ce faisant la réalité du conflit politique, sa brutalité et sa rigueur, en accréditant l’idée fantaisiste que l’écologie pourrait être de gauche comme de droite, suggérant qu’elle n’est finalement pas un enjeu politique sérieux. C’est ce qui la rend aujourd’hui si erratique au niveau électoral et ce qui fait d’elle un vecteur de la fausse conscience : elle énonce des prémisses (la fin du monde) auxquelles elle est incapable d’offrir des débouchés politiques, contribuant à vider l’histoire de son caractère contingent pour la rendre immuable.
  Elle nie aussi la réalité du conflit social (qui détermine en partie le champ politique), c’est-à-dire la lutte des classes et les antagonismes qui la structurent. Ce qui la porte vers un mépris de classe implicite, dans ses revendications comme dans son incarnation, qui la prive des assises nécessaires pour imprimer utilement dans la société. Elle nie ainsi la cause même du ravage écologique, à savoir le mode de production capitaliste et son régime d’accumulation particulier.
  L’écologie du spectacle est en effet essentiellement réformiste, concentrée sur les petits pas effectués par les entreprises, le législateur ou les citoyens, qui lui permettent d’afficher des victoires faciles, mais illusoires. Elle nie dès lors la nécessité de s’impliquer corps et âme, en proposant un gradualisme confortable doublé d’un engagement par procuration. Par suite, elle nie la légitimité de l’écologie militante, symboliquement reléguée dans la sphère dangereuse, malsaine et immature des utopistes ou des jusqu’au-boutistes (pour ne pas dire des rouges), alors même qu’elle est la seule à placer le curseur au bon niveau de confrontation avec le capital. En fait, l’écologie du spectacle s’arrête toujours avant d’être utile, c’est-à-dire à la bordure du conformisme, au-delà de laquelle les choses portent à conséquence.
  En définitive, l’écologie du spectacle a rendu la problématique environnementale parfaitement soluble dans l’extension du système capitaliste et dans le fonctionnement social des classes dominantes. Elle en a fait l’un des agents principaux du statu quo, une préoccupation bourgeoise et la valeur refuge d’une social-démocratie moribonde. Elle concentre aujourd’hui des intérêts économiques qui n’ont pas intérêt à la transformation de l’ordre social, mais à sa stabilisation. 

  Vous analysez un cercle vicieux dans votre livre. Dans quelle mesure l'obtention d’engagements volontaires des entreprises par les ONG leur confère-t-elle une autorité symbolique en grande partie factice, tout en contribuant à réduire l'action de l’État ?
  Dépourvues de visées révolutionnaires, les grandes ONG ont opté pour les solutions de marché, comme si l’on pouvait modifier structurellement des filières économiques et des multinationales sans passer par la régulation étatique. Avec un schéma de campagne assez simple : mettre en exergue un dommage environnemental en dégradant provisoirement l’image d’une entreprise, afin d’exiger des évolutions paramétriques dans sa chaîne d’approvisionnement, comme le remplacement d’un fournisseur accusé par exemple de déforestation. Soucieuses de leur clientèle, les entreprises sont alors amenées à prendre des « engagements volontaires », couronnés par des certifications la plupart du temps bidon.
  Pour le dire autrement : en créant tout un marché de l’audit environnemental et du conseil RSE, dont la seule finalité est non seulement de dissimuler les dommages réels provoqués par le business model des grandes entreprises privées sur les écosystèmes, mais surtout de gagner de nouvelles parts de marché en valorisant des engagements mineurs et souvent mensongers, ainsi ont-elles professionnalisé le greenwashing. Dans une économie de marché, la pression de la concurrence et des actionnaires sera de toute façon toujours supérieure à quelques banderoles suivies de déjeuners feutrés.
  En l’occurrence, c’était aller complètement à rebours de l’Histoire. Dans les années 1970, le rapport Meadows du Club de Rome formalise une évidence : la croissance infinie dans un monde fini mène forcément, à terme, au chaos. Mais c’est aussi le moment où le néolibéralisme prend son essor et entraîne de nouvelles conquêtes pour le capital, notamment via la dérégularisation des marchés et l’élargissement international du libre-échange.
  Les multinationales ont alors commencé à s’attaquer à la prétention normative de l’État, au moment même où le réchauffement climatique était reconnu par la communauté internationale, lors du 1er sommet de la Terre de 1972 à Stockholm, réclamant dès lors de nouvelles législations. Elles ont donc non seulement rendu l’État inopérant sur le terrain économique au moment même où son rôle normatif aurait dû être renforcé, mais elles se sont également arrogé ce pouvoir normatif pour elles-mêmes, via des engagements volontaires valorisés par Greenpeace et autres partenariats noués avec le WWF. D’un point de vue dialectique, les ONG ont été leurs meilleures alliées sur ce terrain. Elles sont un sous-produit du capitalisme. Elles font donc partie du problème. 
 
  La portée politique des ONG est-elle d'autant plus faible à cause de leur neutralité par rapport aux consignes de vote ?
  Les ONG qui font du plaidoyer incarnent une impasse totale de la praxis : de la pratique stratégique. Comme elles ont fait de la non-violence un fétiche — qui confine en réalité à la bienséance permanente — les voies insurrectionnelles leur sont inaccessibles. Absentes des territoires comme des usines, elles sont également inutiles aux luttes locales comme au combat syndical.
  On pourrait croire qu’il leur reste le terrain électoral. Car à quoi bon sensibiliser si ce n’est pour capitaliser sur la bataille culturelle au moment des élections, qui sont un levier citoyen, démocratique et non-violent évident pour amener des changements législatifs favorables à l’environnement — et plus largement pour amorcer une réforme réelle du système économique ? Mais là aussi, elles s’abstiennent. Leur apartisanisme viscéral les empêche de jouer un rôle utile lors de ces séquences potentiellement charnières, qui sont en fait perçues comme un mauvais moment à passer pour les environnementalistes installés.
  En 2022, après avoir fourni un vrai travail de commentaire politique et de documentation sur l’inanité écologique du projet et de la pratique d’Emmanuel Macron, après avoir fait condamner l’État pour inaction climatique et rassemblé 2,5 millions de signatures, elles ont par exemple été trop frileuses ne serait-ce que pour appeler au vote et réduire l’abstention. Donc même voter, même les urnes leur apparaissent comme trop politique, trop engagé, trop radical.  Elles préfèrent se contenter d’un décryptage sectoriel et pénible des programmes. Les pseudo-alliances syndicales sont remisées au placard, au lieu de construire un front de la « société civile » consistant capable de peser sur l’issue du scrutin. Si certaines ont soutenu le Nouveau Front populaire en 2024 du bout des lèvres, c’est uniquement parce que le Rassemblement national était annoncé à Matignon et qu’il fallait donner le change aux bases salariales.
  Même dans les moments de l’Histoire qui sont les mieux balisés, elles ne font donc pas le job. Pour trois raisons : d’une part, elles sont trop dilettantes politiquement pour naviguer correctement dans ces grands moments d’arbitrage et de politisation. D’autre part, elles sont finalement assez peu intéressées par une inflexion réelle des politiques publiques, dans la mesure où elles ont besoin du désastre pour exister — c’est leur raison d’être. Enfin, l’argent n’ayant pas d’odeur, se mouiller politiquement signifierait se couper de certaines sources de capitaux. 
 
  Vous évoquez une troisième voie avant l’heure à propos de l'environnementalisme de spectacle et vous soulignez que les mots de capitalisme, et même de néolibéralisme, sont tabous pour une ONG comme Greenpeace. Le cœur de l'impasse à laquelle mènent ces multinationales vertes tient-il au fait de se refuser à penser une critique du capitalisme ?
  En effet, il existe toute une vulgate, toute une novlangue émolliente propre aux ONG, qui consiste à toujours éviter de dire vraiment les termes. La première fois que je me suis fait réprimander en interne, c’est quand j’ai qualifié Marine Le Pen de fasciste sur mon compte Twitter, en 2017. Sur des mots comme néolibéralisme ou capitalisme, empruntant au registre de la pensée critique et de tout un pan de la production intellectuelle et académique, il fallait sans cesse batailler.
  De fait, leur usage sporadique constitue l’exception qui confirme la règle. Ces restrictions débilitantes sont encore et toujours liées à des questions d’image : les ONG s’adressent d’abord aux classes supérieures bien installées dans l’ordre établi (une audience qu’elles appellent les « stabilisateurs »). Et elles veulent garder leurs entrées auprès de tous les décideurs, quel que soit leur bord politique.
  Mais quand la langue se prive de certains concepts, la conscience s’amollit et la faculté de penser disparaît. De fait, en contournant sans cesse la critique du capitalisme pour présenter une écologie grand public plus acceptable, elles se sont interdit de la penser; donc de définir des positionnements, des tactiques et des stratégies qui soient cohérentes avec la réalité économique et sociale du monde contemporain, aujourd’hui très largement définie par la propriété privée des moyens de production et la reproduction du capital.
  Or, comme c’est le mode de production qui régente notre rapport aux écosystèmes (matières premières, marchandises, externalités négatives), elles sont incapables d’analyser les ressorts de la cause qu’elles prétendent défendre. Encore plus d’engager les rapports de force qui permettraient de la faire gagner. Dans ces conditions, l’écologie du spectacle reste inoffensive; un supplément d’âme commode à l’avantage des classes dominantes. Le double discours de la marchandise et du capital. 
 
  Vous avez travaillé au sein de Greenpeace. Pouvez-vous donner des exemples personnels qui vous conduisent à conclure que ces ONG sont des entreprises comme les autres et aussi souligner les processus de fréquentation qui conduisent les « professionnels de l'activisme » à une domestication idéologique ?
  Tant d’anecdotes illustratives me viennent en tête : on m’a empêché de parler de racisme environnemental ou de colonialisme climatique ; on m’a réprimandé parce que j’avais critiqué la Primaire populaire, Barbara Pompili ou François Gemenne sur les réseaux sociaux, ou bien dit « ces gens-là » à propos des milliardaires dans une émission de France Inter; on m’a demandé d’y aller un peu mollo avec Mulliez dans un rapport sur l’ ISF climatique; on m’a dit qu’il ne fallait pas que je me fâche avec des gens pour ma carrière; on m’a obligé à faire un rendez-vous de plaidoyer avec un protagoniste de la campagne présidentielle de Macron en 2022…
  Deux scènes détaillées. Quelques semaines avant la COP27, je suis convié, avec mes collègues du Réseau action climat, à un rendez-vous de plaidoyer sous les ors républicains avec Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de l’Écologie. Tandis que la ministre égrène les satisfécits sous le regard médusé de ses conseillers, sans doute gênés par tant d’audace, je tente de la reprendre. Un ange passe; la ministre ne permet pas. Elle ne m’adressera plus la parole, mais, au moment de partir, m’offre une poignée de main appuyée, presque chatoyante, comme si le contact physique pouvait dissoudre le mauvais rêve d’une opposition idéologique et dissuader toute nouvelle irrévérence. Plus tard, le bruit court au bureau de Greenpeace France que j’aurais manqué de respect à la ministre, mis en péril nos relations avec le gouvernement et déstabilisé une rencontre « interasso » pourtant nulle et non avenue. Ce n’est pas la confrontation qui compte, mais l’apparat, la comédie. The show must go on.
  Quelques semaines après la COP27, alors que je ne fais plus partie de Greenpeace, je suis cette fois invité au pot de départ d’un ancien confrère du WWF, sur une très chic péniche parisienne, à proximité de l’Hôtel de Ville de Paris. De hauts responsables du WWF sont là, secondés par des journalistes de BFM, le directeur des programmes de Greenpeace ou encore la directrice du Réseau action climat. D’autres visages connus apparaissent rapidement : le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, suivi de près par son ministre de tutelle, Christophe Béchu, ou encore la conseillère écologie de Matignon, Marine Braud.
  Sur l’arche du pont Marie, un rétroprojecteur inscrit en lettres lumineuses l’injonction suivante : « Pense à rêver ». Dans la perspective, il surplombe le petit agglutinement qui s’est formé autour de Clément Beaune, où je reconnais mes anciens homologues, avides de confidences et de regards entendus avec les autorités, un verre de Spritz offert à la main. Convergence des flûtes. On réaffirme ses accointances, son réseau, ses manières communes : les us et coutumes d’une petite élite distinguée, la noblesse environnementale. On se congratule pour une parole publique, on félicite les évolutions de carrière, on confesse des états d’âme, de nobles fatigues, on admire les lumières dorées de la nuit parisienne qui nous récompensent de tous nos efforts.
  Comment, dès lors, destituer un monde dont on s’imagine faire partie ? Une autorité dont dépend votre homologation professionnelle — à plus forte raison quand la multiplication de ces interactions cérémonieuses amène complicité et connivence ? Le goût des associatifs assermentés pour la proximité du pouvoir est d’abord un aveu d’impuissance.
  Le lendemain de cette sauterie placée sous le signe du panda, le ministre Christophe Béchu déclare sur CNews, la chaîne du milliardaire Vincent Bolloré : « Malheureusement, certaines mouvances écologiques font reculer la cause qu’elles prétendent défendre ». Quelques jours plus tard, le collectif est dissous en Conseil des ministres. 
 
  Plutôt que les petits pas, le care, les écogestes et l'autonomisation de la cause environnementale, vous plaidez pour une écologie radicale, du clivage, élargie, populaire, qui cherche à prendre le pouvoir institutionnel pour lier le général au local. Quels mouvements en tracent la voie aujourd'hui ?
  Je pense que les Soulèvements de la Terre proposent la bonne formule. Ils procèdent d’un double constat : l’indifférence de l’État capitaliste à la crise écologique et l’incapacité des organisations traditionnelles à peser. Les Soulèvements sont une réponse valable à l’écologie « hors-sol » pratiquée par les forces de la bourgeoisie, au ronronnement confortable de la sensibilisation et des indignations de façade pour assumer une conflictualité radicale, sans compromis, avec le pouvoir.
  Cela passe par des revendications sans concessions, lestées d’un contenu empirique, qui s’en prennent au totem capitaliste de la propriété privée : l’axe principal des Soulèvements de la Terre est en effet de lutter contre l’accaparement foncier pour instaurer un accès populaire à la terre et ses ressources, à l’eau notamment. En corollaire, ils n’entendent pas réclamer des engagements volontaires de la part des industries écocidaires, mais œuvrer à leur démantèlement.
  En pratique, cela signifie passer de la désobéissance à la « résistance civile ». Soit substituer aux spectacles de rue les sabotages, les blocages et les occupations, c’est-à-dire réinventer les formes de l’action directe pour surpasser les faux-semblants de l’écologie du spectacle. S’ensuivent des mobilisations devenues emblématiques, capables de mobiliser une force militante nombreuse, comme autour des mégabassines ou de l’A69, avec un réel rapport de force et des victoires d’étape à la clé.
  Cette écologie est à la fois inclusive et déterminée, anticapitaliste et intersectionnelle, articulée à des luttes locales, mais capable d’un discours général. Elle doit maintenant contribuer à la formation d’un front politique ascendant, capable de s’emparer des leviers exécutifs et législatifs. Car il faudra un moment étatique coercitif pour défaire le pouvoir du capital. 

  Vous évoquez dans votre ouvrage la nécessité de cibler un ennemi principal, ce que se refusent à faire aujourd’hui les multinationales vertes comme Greenpeace ou WWF. De qui s’agit-il aujourd'hui ?
  Il s’agit de la classe capitaliste, c’est-à-dire celle qui possède à la fois les moyens de production et une conscience aiguë de son existence en tant que classe dominante : non seulement classe en soi, mais classe pour soi. Le capital, ce n’est pas seulement de l’argent. C’est de l’argent parvenu à un tel degré de concentration qu’il se traduit en pouvoir économique, social, culturel, symbolique : autrement dit, en emprise politique. La résultante politique du capitalisme n’est autre que la formation d’un surplus de pouvoir exponentiel entre les mains d’une minorité, dont ni la reproduction sociale ni le mode de vie ne sont universalisables dans le cadre des limites planétaires et des principes démocratiques.
  L’enjeu écologique est une question de pouvoir et la minorité sociale qui le détient n’a évidemment pas intérêt au renversement des hiérarchies impliqué par la transformation écologique de la société. Défaire la classe capitaliste, en mobilisant notamment de nouvelles alliances entre les classes populaires et les petites et moyennes bourgeoisies qui décrochent du capitalisme, devrait donc être la seule tâche qui incombe aux écologistes. Cela implique un préalable : imposer l’écologie du clivage sur celle du consensus. 

Propos recueillis par Laurent Ottavi.
 
Ce document est l'œuvre de l'auteur ou des auteurs indiqués. Les opinions qui y sont exprimées ne sont pas nécessairement celles de Les Vues imprenables et PHP.  

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