Le mouvement antinucléaire dans la vallée du Rhin Supérieur : un modèle de coopération franco-allemande informelle de 1969 à nos jours.

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par Meyer Teva ·
Publication 01/08/2013

Commentaire : Renversant et passionnant!
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Résumé du chapitre publié au sein du livre Le Franco-Allemand oder die Frage nach den Herausforderungen transnationaler Vernetzung à paraitre aux éditions Berliner Logos-Verlag sous la direction du Dr. Dorothée Röseberg.

En cette année 2013, marquant le cinquantenaire du traité d’amitié franco-allemande de l’Élysée, il convient de saluer l’anniversaire d’un autre évènement ayant participé, à une échelle plus locale, au rapprochement des deux populations: celui des quarante ans de l’occupation du terrain de la centrale nucléaire de Wyhl dans le Bade-Wurtemberg en Allemagne. Cette action fut sans aucun doute le point culminant du mouvement environnementaliste transfrontalier s’opposant, depuis la fin des années 1960, à la nucléarisation de la vallée du Rhin Supérieur. Cette opposition, dont les réseaux de coopération permirent la redécouverte mutuelle des populations de ce territoire transfrontalier, a irrévocablement transformé la géographie politique de la région si bien qu’aucune compréhension des dynamiques qui la structurent aujourd’hui ne pourrait faire l’économie de son étude. Cet article propose, alors que la centrale de Fessenheim est depuis l’accident de Fukushima sur le devant de la scène médiatique et politique, une analyse géo-historique du mouvement antinucléaire dans la vallée haute-rhénane, de sa naissance jusqu’à nos jours.
1. De la coopération à la redécouverte : histoire franco-allemande de l’environnementalisme dans la vallée du Rhin Supérieur

1.1. Le Rhin, fleuve au destin nucléaire
La géographie physique et politique de la vallée haute-rhénane attira tôt l’intérêt des planificateurs des programmes électronucléaires français et allemands. Le Rhin, fleuve aménagé par l’homme depuis le 19ème siècle et les travaux de l’ingénieur badois Tulla, et son parallèle, le Canal d’Alsace, offraient un fort potentiel pour le refroidissement des infrastructures. De plus, la proximité entre les deux pays permettait, non seulement de coopérer dans la construction afin de mutualiser certains coûts de construction ainsi que certaines expériences, mais aussi d’offrir de plus importants débouchés à l’électricité produite dans un territoire à forte densité de population. Cette dynamique devait alors aussi toucher la production hydroélectrique avec la planification de deux nouveaux barrages sur le Rhin cogérés par une entreprise allemande et française. Ainsi, pas moins de 12 réacteurs et une usine de fabrication de combustible nucléaire furent planifiés le long du Rhin, de Bâle jusque à Strasbourg.

1.2. Des projets multiples, une opposition unique: la construction d’un mouvement environnementaliste transfrontalier
L’annonce des deux premiers projets, respectivement à Fessenheim en France et à Breisach en Allemagne, intervint à peu de temps d’intervalle au début des années 1970. Alors que seule une quinzaine de kilomètres sépare les deux villages, l’accueil de ces projets fut diamétralement opposée. À Fessenheim, la préexistence d’un barrage hydroélectrique dans la commune assurait au futur promoteur de la centrale, EDF, une image d’employeur déjà positive. Les manifestations qui marquèrent les débuts des travaux ne réussirent ainsi pas à empêcher la construction de la centrale. La situation outre-Rhin était tout autre. Le site retenu se trouvait sur les terres d’un ancien volcan, le Kaiserstuhl, dont les contreforts furent aménagés en terrasses afin d’être cultivés. Au début des années 1970, celles-ci soutinrent le développement d’une importante activité vinicole portée par la richesse des sols volcaniques. De crainte de voir cette nouvelle dynamique mise en danger par une association sémantique entre la provenance des vins et une installation atomique, la population locale rejeta fortement le projet. Plusieurs manifestations massives rassemblant une dizaine de milliers d’opposants ainsi qu’une campagne de recours administratifs auprès du Landratsamt de Fribourg eurent raison de la centrale. Alors que de chaque côté du Rhin, les manifestations comptaient déjà des citoyens du pays voisin, la réussite allemande et l’échec français firent prendre conscience aux opposants de la nécessité de structurer communément leur action. Alors que la construction d’une usine de plomb sur le Rhin et la relocalisation du projet de Breisach vers le village de Wyhl furent annoncés, cette coopération ne tarda pas à être sollicitée. Le premier projet fut rapidement abandonné après une mobilisation transfrontalière considérable, marquée par la première occupation d’un site dans l’histoire du militantisme environnementaliste, ainsi que par la création de la première fédération transnationale d’association. L’opposition contre Wyhl devait, elle, durer bien plus longtemps…

1.3. Wyhl et la redécouverte d’une identité franco-allemande

Dès avril 1974, une pétition comprenant 96.000 signatures demandant l’abandon du projet de Wyhl fut déposée au Landratsamt suivie, au mois de juillet, d’une première grande manifestation rassemblant trois milles personnes sur le site. Le gouvernement du Land décida néanmoins au début de l’année 1975 d’autoriser la construction de la centrale. Le 28 février 1975, la protection policière organisée autour du site de construction ne réussit pas à contenir les manifestants qui investirent le lieu après un rassemblement ayant compté plus de 25.000 personnes. Ainsi, débuta l’occupation de Wyhl.

Le site occupé s’organisa autour d’une maisonnette de bois, la Frendschaft’s Hüs, traduction alémanique de maison de l’amitié. Porté par des militants allemands, français et plus marginalement suisses, ce conflit fut en effet un moment de redécouverte mutuelle d’une identité alémanique commune partagée. Véritable renaissance culturelle, cette période vit l’explosion d’une production artistique – poésie, chanson militante, théâtre, littérature – alémanique. Langage transfrontalier, l’alémanique du Rhin supérieur, était alors un moyen d’opposition au même titre que les manifestations. Après huit mois, les accords d’ Offenburg signés entre l’entreprise maître d’œuvre, les opposants ainsi que les autorités du Land mirent fin à l’occupation. Ce texte assurait aux occupants d’une part, l’abandon de toutes poursuites pénales et procédures de dommages et intérêts à leur encontre ainsi que la mise en place de nouvelles expertises indépendantes sur les conséquences de l’implantation de la centrale à Wyhl. En contrepartie, les manifestants s’engagèrent à ne pas ré-envahir le site et à se cantonner à une opposition juridique et politique. Après de multiples rebondissements judiciaires, le projet fut officiellement abandonné le 30 août 1983 après près de dix ans de conflit. Entre temps, les projets de centrale de Gerstheim en France et d’usine de combustible d’ Heitersheim en Allemagne furent aussi arrêtés. Au milieu des années 1980, la dynamique transfrontalière et la construction de réseaux militants franco-allemands réussirent à empêcher la vaste nucléarisation de la vallée du Rhin Supérieur. Des douze réacteurs initialement projetés, seules les deux tranches de Fessenheim virent le jour.

Quinze années de luttes environnementalistes offrirent les conditions d’une redécouverte mutuelle franco-allemande. Vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les mobilisations de Marckolsheim et de Wyhl furent l’occasion pour certains de retraverser la frontière pour la première fois depuis l’arrêt des hostilités.

2. Les réseaux transfrontaliers franco-allemands : catalyseurs de l’opposition à la centrale de Fessenheim
Conséquence directe de l’accident nucléaire de Fukushima de mars 2011, la campagne présidentielle française de 2012 fut marquée par une repolitisation de la question nucléaire. En raison des caractéristiques géographiques de la vallée du Rhin Supérieur, une analogie entre Fessenheim et la centrale japonaise fut rapidement établie. Toute proportion gardée, la centrale alsacienne se trouve elle aussi confrontée aux aléas de séismes et d’inondations. Mais plus qu’une simple conjoncture géographique, si l’attention se concentra sur l’infrastructure alsacienne, c’est principalement grâce à l’intensité de l’activité militante transfrontalière d’opposition.

2.1. La Commission Locale d’Information et de Surveillance : une matérialisation des réseaux transnationaux
Alors que la construction de la centrale de Fessenheim ne put être empêchée, la pression associative militant pour une intégration de la société civile dans la gestion de l’infrastructure aboutie à la création, le 6 mai 1977, de la Commission Locale d’Information et de Surveillance (CLIS) par Henri Goetschy, président du Conseil Général du Haut-Rhin. Forme inédite de gouvernance territoriale d’activité nucléaire, jusqu’alors soumise uniquement au regard de la tête de l’État, la CLIS devait transmettre aux populations avoisinantes les informations afférentes à l’activité ainsi qu’à la sécurité de la centrale. Institutions nées du mouvement antinucléaire haut-rhénan, les Commissions Locales d’Information furent par la suite légitimée, premièrement en 1981 par la circulaire Mauroy, puis en 2006 par la loi du 13 juin relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (Loi TSN, art. 22) obligeant la création d’une CLI pour chaque centrale. Si la composition des commissions est fixée par les présidents des conseils généraux concernés en conformité avec le décret n°2008-251, celle de Fessenheim présente une originalité par la présence de différents membres allemands et suisses représentant les autorités concernées, Land et communes pour l’Allemagne et canton en Suisse. Conséquence directe de cette présence, les réunions de la commission sont couvertes par de nombreux médias allemands (SWR, ARD, NDR, Badische Zeitung, etc.) alors que des interprètes assurent les traductions et que l’ensemble des documents sont disponibles dans les deux langues de travail. La CLIS de Fessenheim est ainsi devenue un lieu de rencontre et de matérialisation des réseaux franco-allemands, plus seulement dans un rôle militant, mais bien dans un processus de gouvernance locale transnationale du nucléaire inédit dans le monde. Outre l’ébullition médiatique, les réseaux transnationaux sont aussi responsables de l’intensité des activités de la CLIS. D’un lieu de rencontre des acteurs de la vie de la centrale, la commission s’est transformée en un lieu d’expression du conflit, entre autres grâce aux moyens financiers dont disposent les membres étrangers.

2.2. Persistances et transformations des réseaux antinucléaires transfrontaliers
Un regard historique sur le système d’acteurs associatifs depuis les années 1970 à nos jours permet d’identifier tant des persistances que des transformations dans sa configuration. Alors que plusieurs nouveaux acteurs émergèrent dans le conflit, les acteurs historiques persistent encore dans leur rôle. Cependant, de part et d’autre de la frontière, deux modèles distincts d’opposition associative se démarquent, produits directs des traditions nationales du militantisme.

Nonobstant ces différences, que reste-t-il aujourd’hui des anciens liens associatifs transfrontaliers ayant structuré la lutte antinucléaire des années 1970 ? Évidement, les rassemblements demeurent irrémédiablement le fruit d’une coopération transfrontalière, rassemblant des militants des différents pays. Répercussion directe, cette mobilisation a été vécue par certains, comme elle le fut précédemment, comme une ingérence étrangère dans les affaires souveraines françaises. Alors que des rassemblements de tailles réduites ne nécessitent pas forcément plus d’organisation que de simples contacts téléphoniques, la mise en place des grands évènements qui jalonnèrent l’histoire récente du conflit demandèrent une toute autre logistique exigeant une importante structuration des efforts transfrontaliers. Ce fut par exemple le cas lors de la manifestation européenne du 3 octobre 2009 à Colmar. Dans ce cadre, les réseaux transfrontaliers furent ponctuellement structurés en collectif. Enfin, les dix dernières années ont vu l’émergence d’une organisation, l’Association tri-nationale de protection nucléaire – Trinationaler Atomschutzverband (TRAS/ATPN) – au fonctionnement et à l’architecture reposant fondamentalement sur une dynamique transfrontalière.

Conclusion: de la transformation du territoire politique haut-rhénan
Quarante ans de conflits environnementalistes ont participé à la transformation du paysage politique de la vallée du Rhin Supérieur. De part et d’autre du fleuve, l’Alsace et le Bade-Wurtemberg sont devenus les pôles de puissance des partis politiques écologistes dans leur pays respectif. L’effort de sensibilisation et d’information des populations aux problématiques écologiques qui accompagna l’ensemble du mouvement permis la formation d’une base électorale adéquate. Simultanément, la création de forts réseaux militants structurés lors des différentes oppositions offrit un soutien facilement remobilisable dans le cas d’une campagne politique. Enfin l’émergence de leaders au sein des réseaux transfrontaliers permit l’identification de potentiels candidats aux élections, formés par le conflit aux arcanes de la politique et de la communication. Ainsi en France, l’Alsace fournit certains des premiers candidats et élus du parti Verts tels que l’eurodéputée Solange Fernex ou bien le candidat à la présidentielle de 1983 Antoine Waechter. De l’autre côté de la frontière, Fribourg-en-Brisgau devint en 2002 la première ville de plus de 200.000 habitants dans le monde à être gouvernée par les écologistes, prenant ainsi le rôle de capitale européenne de l’écologie politique. Le conflit antinucléaire débuté dans les années 1970, qui fut tout autant le produit que le producteur de réseaux transfrontaliers, a participé à la constitution d’un territoire haut-rhénan singulier à l’architecture politique et géopolitique locale unique.

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