Claude Neuschwander et Guillaume Gourgues
28 septembre 2018
Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander, Pourquoi ont-ils tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Éditions Raisons d’ Agir, 2018, 20€.
28 septembre 2018
Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander, Pourquoi ont-ils tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Éditions Raisons d’ Agir, 2018, 20€.
À lire un extrait  
Le nom de Lip reste, dans la mémoire collective, le nom d’un conflit 
social inoubliable, marqué par l’imagination et l’audace des ouvriers et
 des ouvrières de l’usine horlogère de Palente, à Besançon, au cœur de 
l’été 1973. Pour s’opposer au démantèlement de leur entreprise et 
contester les licenciements qu’on leur promet, ils occupent leur usine, 
confisquent un important stock de montres, redémarrent partiellement la 
production et organisent des « payes ouvrières ». Leur slogan « on 
fabrique, on vend, on se paie » fait rapidement le tour du monde et la 
popularité de leur lutte est immense. La victoire est même au 
rendez-vous : en mars 1974, l’entreprise est redémarrée, conformément 
aux plans établis par la section syndicale CFDT de l’usine, par un pool 
d’actionnaires franco-suisse emmené par Antoine Riboud, alors patron de 
BSN et figure de l’aille « sociale » du patronat. Un an plus tard, les 
ouvriers restants sont tous réembauchés. Pourtant, après seulement 24 
mois de fonctionnement, Lip est de nouveau liquidé en avril 1976. La 
lutte reprend mais aucune solution n’est trouvée, et les « Lips » 
choisissent la voie coopérative en 1978. Dans « Pourquoi ont-ils tué 
Lip ? », Guillaume Gourgues, politiste, et Claude Neuschwander, patron 
de l’éphémère relance de Lip, tentent de décrypter, 40 ans après les 
faits, les raisons à la fois politiques et économiques de cette seconde 
liquidation. Ils proposent, via un travail de recherche et 
d’écriture conjoint, d’expliquer pourquoi la relance de l’usine de 
Palente a été délibérément abandonnée par ceux qui l’avaient rendu 
possible. Ce qui se joue dans la seconde mort de Lip, en 1976, est bien 
un alignement du patronat et de l’État français autour de l’idée qu’il 
est désormais impossible, pour les salariés et les syndicats, de 
contester le bien-fondé économique des licenciements, ce que les auteurs
 qualifient de tournant néolibéral.
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Dans ce premier extrait (p. 223-226), Claude Neuschwander, le 
narrateur, vit un moment important du revirement des actionnaires : le 
conseil d’administration du 16 janvier 1976 de la Société européenne 
d’horlogerie et de mécanique (SEHEM), holding de tutelle de la Compagnie
 européenne d’horlogerie (CEH), nouveau nom de la société Lip. Durant ce
 conseil, les actionnaires refusent, comme un mois auparavant, de 
réinjecter de l’argent dans la société, malgré les nouveaux plans 
établis par la direction et la conduite d’une mission externe sur l’état
 de l’entreprise, confiée à Jacques Bojin. Toutes les citations entre 
parenthèse proviennent du procès-verbal de ce conseil d’administration. 
Le blocage est total. J’indique que la direction « n’a manifesté 
aucune mauvaise volonté à l’égard de la mission ». Antoine Riboud répond
 immédiatement qu’il a dû insister pour que « la moitié seulement des 
membres de la mission aient pu avoir accès sur place aux services 
comptables ». Je rétorque que mon « opposition était justifiée par le 
“risque social” que comportait, à [m]es yeux, le déplacement de la 
mission ».
Je comprends alors que le patron de BSN me lâche. Il indique au 
conseil comment, « à sa surprise, la direction a, dès le début de la 
mission, pris seule l’initiative de proposer un nouveau plan basé sur un
 chiffre d’affaires de 101 millions », avec un résultat bénéficiaire et 
des besoins de financement bien moindres que ce que présentait le plan 
du 12 décembre. Il n’était pas non plus au courant, affirme-t-il sans 
rire, qu’une « hypothèse plus basse et plus fiable » de 90 MF était 
étudiée « sans concertation avec la mission », ni qu’« un nouveau plan 
d’action supplémentaire a[vait] été établi par la direction la veille au
 soir », qui résorbe les pertes à 4,3 MF. Je suis présenté, en somme, 
comme un électron libre, hors de contrôle.
Le revirement qui s’opère sous mes yeux suit une logique simple, 
largement développée par la mission dans son rapport : le problème de la
 CEH tient essentiellement à sa direction. Toute la dernière partie 
dudit rapport est d’ailleurs consacrée à un démolissage en règle des 
principaux directeurs, sur la base de jugements de valeur douteux, ou 
pour le moins discutables (…) J’échappe miraculeusement à cette 
entreprise de décrédibilisation, mais je comprends que la discussion se 
déplace : au lieu de parler de la santé de l’entreprise et de son 
avenir, on cherche à distribuer les mauvais points et à désigner les 
coupables. J’aurais pu rappeler qu’un des directeurs incriminés (Alain 
Tyrode) avait été débauché d’Ébauches SA et qu’un rapport de juillet 
1975 louait son mérite, mais à quoi bon ?
Les Suisses tranchent, en renvoyant tout le monde dos à dos. Peter 
Renggli indique que « les conclusions de la mission ne font que résumer 
des généralités que le conseil était en mesure d’établir lui-même à 
l’issue de sa séance de décembre 1975 ». Jacques Bojin fait le dos rond 
et « reconnaît les insuffisances du travail de la mission », qu’il 
explique « par le manque de temps et la faible fiabilité des outils de 
gestion et des documents disponibles ». Je prends ma part de 
responsabilité, sans endosser tout ce qu’on me reproche : 
« M. Neuschwander souligne à nouveau que ce budget a été arrêté très récemment avec l’appui de M. Godard, mais ce dernier admet qu’il s’agit là d’un travail rapide et global, sans base de détail et dont il ne peut se porter garant. À son avis, il s’agit plus d’un plan que d’un budget. »
« M. Neuschwander souligne à nouveau que ce budget a été arrêté très récemment avec l’appui de M. Godard, mais ce dernier admet qu’il s’agit là d’un travail rapide et global, sans base de détail et dont il ne peut se porter garant. À son avis, il s’agit plus d’un plan que d’un budget. »
Mais le conseil refuse de se prononcer sur mon budget. Peter Renggli,
 toujours lui, demande à ce que la mission et la direction présente un «
 document complet et clair » de comptes d’exploitation prévisionnel sur 
la base de deux hypothèses de vente : 90 et 80 MF et ce « compte tenu du
 cadre financier de l’entreprise », ce qui est faisable en huit jours, 
comme le confirme immédiatement Jean-Michel Reffet.
Cette reculade est une catastrophe. J’ai pu constater que la 
précédente séance du CA et les rumeurs qui l’ont entourée avaient eu un 
impact direct sur les ventes. J’explique, le plus calmement possible, 
que le report du vote du budget 1976 me fait craindre de mauvaises 
réactions des fournisseurs, du personnel, des banquiers et des clients «
 connaissant la réunion d’aujourd’hui et attendant avec impatience les 
décisions du conseil ». Le CA ne bouge pas et m’invite dans la foulée à 
ne pas « différer certaines mesures à prendre d’urgence ». On me demande
 à présent de tailler immédiatement dans la masse salariale en procédant
 à « la suppression du personnel intérimaire et [aux] négociations 
sociales pour la suppression des heures supplémentaires, la réduction 
des horaires et la mise à la retraite anticipée de certains salariés ».
Je ne sais que penser, la situation s’embrouille et je demande une 
suspension de séance « pour réfléchir aux conséquences de cette décision
 du conseil ». Il est 15 heures. Mais juste avant de suspendre la 
séance, les actionnaires suisses clarifient leur lecture de la situation
 :
« À ce sujet, M. Renggli rappelle l’état d’esprit avec lequel Ébauches SA a apporté sa collaboration à la relance de Lip : en donnant son appui financier et technique à cette relance, Ébauches SA avait stipulé que la responsabilité de l’opération incombait aux partenaires français. Le groupe suisse était persuadé que l’entreprise Lip était viable. Mais, en présence de la situation actuelle qui peut évoluer vers un véritable échec, l’opinion publique suisse considérera que cet échec est celui de l’ensemble des parties prenantes françaises – du “management”, des syndicats, des actionnaires et même du gouvernement. Il conclut donc à la nécessité d’affronter avec détermination des négociations sociales difficiles pour réduire l’emploi et ainsi mettre fin à la détérioration de la situation de l’entreprise. À défaut d’agir ainsi, l’entreprise va à un échec et celui-ci aura une ampleur considérable. » Nous y voilà. Les Suisses tiennent leur revanche. Deux ans à peine après la relance, ils réitèrent l’impérieuse nécessité de licencier, et de faire de Lip un établissement qui ne doit vivre qu’à partir des perspectives modestes qui lui octroient ses actionnaires. L’incurie française, déjà en cause de 1973, redevient la rhétorique de nos « partenaires ».
La pause est salutaire.
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Dans ce second extrait (p. 313-315), Guillaume Gourgues livre sa 
lecture de ce que la reprise puis l’abandon de Lip, entre 1974 et 1976, 
permet de comprendre de l’ordre économique actuel, et explicite ainsi 
l’objectif majeur de l’ouvrage.
En 1973, le refus catégorique des licenciements, au nom de la 
viabilité structurelle de l’outil de travail, est un motif central de la
 lutte des travailleurs de Lip. Le combat qu’ils engagent appartient à 
une série de « réactions violentes contre des licenciements liés soit à 
des erreurs de gestion, soit à l’intervention de firmes étrangères, soit
 à la mise en place brutale de nouvelles politiques industrielles[1] ».
 Mais entendons-nous bien : le combat des Lips n’a pas été de refuser 
les licenciements « en général » mais de défendre la possibilité, pour 
les travailleurs, d’en contester le bien-fondé économique. Le monde dans
 lequel évolue Lip, entre 1945 et 1973, n’est pas un monde sans 
chômage : des entreprises font faillite, des emplois disparaissent et 
les licenciements sont déjà utilisés, partiellement, comme levier de 
gestion des entreprises. Depuis les années 1960, les licenciements 
économiques commencent d’ailleurs à se systématiser — nous y 
reviendrons. Dans ce contexte, ce que refusent les travailleurs de Lip, 
c’est qu’on leur présente ces solutions comme strictement inévitables, 
comme inscrites dans des règles économiques transcendantales. Rappelons 
ce qui a mis le feu aux poudres, le 12 juin 1973 : la découverte 
inopinée d’un plan de licenciements acté par les actionnaires, avant 
même l’ouverture des négociations. Les travailleurs refusent de se voir 
imposer des manœuvres sans avoir pu se défendre, sans avoir pu opposer 
leurs arguments aux diagnostics unilatéraux des actionnaires ; arguments
 qu’ils ne manqueront d’ailleurs pas de faire connaître.
Quarante ans après, le comportement de ces ouvriers et de leurs 
représentants syndicaux, refusant d’admettre la fatalité de leur 
licenciement et dénonçant leur prétendue nécessité, semble pour le moins
 radical, tant la « naturalisation » actuelle des licenciements 
économiques, devenus une sorte de loi incompressible de l’activité 
économique, a établi une frontière hermétique entre leur dimension 
sociale (gérer et atténuer les conséquences) et leur dimension 
économique (empêcher leur utilisation ou chercher à les éviter).
Nous ne vivons pas dans un monde sans protection individuelle contre 
le chômage. Mais les licenciements collectifs pour raisons économiques, 
même s’ils sont soumis à l’examen préalable des salariés et à 
l’opposition des syndicats qui peuvent mobiliser des recours juridiques[2],
 ne sont plus présentés comme des problèmes publics exigeant une action 
réglementaire et coercitive. Quand bien même ils sont liés à des erreurs
 de gestion ou interviennent dans des entreprises rentables, ils sont 
considérés une fatalité face à laquelle les victimes doivent être 
accompagnées et soutenues. C’est notamment l’orientation adoptée par 
l’action des pouvoirs publics qui « se traduit non [pas] par un 
interventionnisme d’État dans les affaires privées », mais bien par « de
 nouvelles mesures protectrices des salariés, inscrites dans des plans 
sociaux de plus en plus exigeants (périodes longues de formation, aide 
obligatoire à la réorientation professionnelle, versement prolongé du 
salaire, etc.)[3] ».
 Des hauts fourneaux de l’usine d’ Arcelor-Mittal de Florange au parking 
de l’usine Whirlpool d’Amiens, le discours public entonne désormais une 
litanie bien connue : les licenciements doivent être évités le plus 
possible (et jamais empêchés), et l’État s’emploiera à convaincre un 
nouvel investisseur de maintenir autant d’emplois qu’il le pourra, tout 
en « accompagnant » celles et ceux qui ne pourront être repris.
Nous vivons une époque où l’idée même d’interdire les licenciements 
collectifs est considérée comme une proposition participant d’un 
« programme […] assez largement irréel[4] »,
 incarnant la dérive d’une extrême gauche en voie de radicalisation, où 
des entreprises rentables sont parfaitement autorisées à licencier et où
 des économistes s’attristent, du haut de leurs modèles théoriques, de 
savoir qu’il existe encore tant d’entraves aux licenciements souhaités 
par les firmes pour améliorer leur compétitivité[5].
 Les récentes réformes du droit du travail, notamment en France, 
accompagnent cette tendance : elles participent à une 
« managérialisation » du droit du travail, en permettant aux employeurs 
d’intégrer dans leurs calculs économiques le non-respect de la loi 
(notamment en matière de licenciements) et en appuyant la technicisation
 du travail syndical, désormais pensé comme un relais des directions et 
des DRH[6].
 Les licenciements économiques sont, en quelque sorte, naturalisés : 
même si on regrette leur existence, ils sont inévitables, rien ni 
personne ne peut réellement les entraver, car ils incarnent la force de 
« destruction créatrice » du marché (les licenciements d’aujourd’hui 
feront les emplois de demain) et sont devenus des impératifs de 
compétitivité. Cette « naturalisation » des licenciements alimente un 
climat social dans lequel « les salariés peuvent avoir un contrat à 
durée indéterminée et vivre sous la menace d’un licenciement[7] ». Cette conviction, qui s’ajoute à la déstructuration des formes d’emploi[8] et à la présentation de l’entreprenariat individuel comme une inévitable solution face au chômage de masse[9], constitue un des faits incontournables de l’ordre économique actuel.
Ce qui se joue dans la reprise de Lip, c’est donc la consolidation 
d’une part de l’ordre économique : celle qui consiste à rendre quasi 
impossible une mise en débat des justifications proprement économiques 
des licenciements et à envisager sérieusement leur évitement. Lip 
représente, sous cet angle, ce qui est devenu impossible et impensable 
dans l’ordre économique actuel. Il nous faut donc remettre des mots sur 
ce « possible » perdu.
Notes
[1] Gérard Adam, Jean-Daniel Reynaud, Conflits du travail et changement social, Paris, Presses universitaires de France, 1978., p. 305-306.
[2] Voir Claude Didry, « Les comités d’entreprise face aux licenciements collectifs : trois registres d’argumentation », Revue française de sociologie, 39 (3), 1998, p. 495-534 ; Anne Bory et Sophie Pochic, « Contester et résister aux restructurations », Travail et Emploi, 137, 2014 [consultable en ligne].
[3] Sylvie Malsan, « Licenciements collectifs : le prix d’une dette symbolique », Revue du MAUSS, 29, 2007, p. 182.
[4] Philippe Raynaud, « 2002-2007 : déclin de la gauche radicale ? », Le Débat, 4 (146), 2007, p. 89.
[5]
 Voir Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, « Que peut-on attendre de 
l’interdiction de licencier pour améliorer la compétitivité des 
entreprises ? », Revue économique, 58 (6), 2007, p. 1221-1245.
[6] Voir Guillaume Gourgues, Karel Yon, « Démocratie, le fond et la forme : une lecture “politique” des ordonnances Macron », Revue de droit du travail, 10, 2017, p. 625-632.
[7] Serge Paugam, « L’insécurité grandissante de l’emploi », in Serge Paugam, Le Salarié de la précarité, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 84.
[8] Voir Robert Castel, La Montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.
[9] Voir Sarah Abdelnour, Moi, petite entreprise. Les autoentrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
php 
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