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 Les historiens  doivent se méfier des fausses symétries, des balances 
dont les plateaux ne s'équilibrent pas. Le vainqueur de Brumaire ne 
suivait pas une voie étroite entre deux précipices également profonds, 
et la stabilisation politique de la République ne se trouvait pas 
également menacée par le jacobinisme et par les contre-révolutionnaires.
 Ces derniers constituaient seuls le véritable danger, alors même que 
Brumaire s'était fait en agitant le spectre d'un retour de la Commune et
 à la Terreur. " À gauche", des cadres décimés ou étroitement 
surveillés n'étaient pas  en mesure de mobiliser des masses populaires 
urbaines entrées, au demeurant, dans un cycle de passivité. "À droite",
 en revanche, il fallait compter non seulement avec l'hostilité des 
fidèles de l' Eglise catholique, mais avec la guerre civile dans l' 
Ouest et les menées des émigrés. En dépit de la haine, que l'on peut 
qualifier de sanguinaire, de Bonaparte à l'égard des "jacobins", 
c'est-à-dire des anciens terroristes et babouvistes, c'est à tirer la 
Révolution de l'impasse où l'avait conduite le ralliement de fortes 
minorités à la contre-révolution que Bonaparte 
dut consacrer les efforts les plus difficiles.
  Si l'impression d'un équilibre tenu entre une "droite" et une "gauche"
 prévaut malgré tout parfois, à l'étude des premiers temps du Consulat, 
on le doit à certaines déclarations du Premier Consul ou des brumariens,
 inspirées par la propagande - ou par l'illusion. Ainsi Napoléon à 
Joseph : " Quel révolutionnaire n'aura pas confiance dans un ordre de
 choses où Fouché sera ministre? Quel gentilhomme n'espéra pas trouver à
 vivre sous l' ancien évêque d' Autun?" Ou encore Cabanis, rédacteur de l' Adresse aux Français du 19 brumaire, au nom des Anciens et des Cinq-Cents : "Le royalisme ne relèvera pas la tête. Les traces hideuses du gouvernement révolutionnaire seront effacés." Mais comparons les mesures d' "apaisement"
 prises à l'égard des uns et des autres. Les membres des comités 
révolutionnaires déportés en l'an III sont rapatriés. La fête du 14 
juillet est maintenue, comme propre à faire l'unité des républicains. La
 mort de Washington [général et homme d'État  1732-1799, premier président des États-Unis, 1789-1797] procure à Bonaparte l'occasion d'un éloge de la liberté. 
 Gestes d'une portée bien limitée, en regard d'autres actes. Le coup 
d’État a été suivi immédiatement de mesures de détente substantielles à 
l'égard des minorités modérées ou contre-révolutionnaires, qu'il 
s'agissait de détacher du royalisme afin d'isoler celui-ci et de le 
vider de ses forces. La loi des otages contre les parents des émigrés [24
 messidor an VII. Effrayés par les succès des ennemis de l'extérieur, 
craignant des soulèvements à l'intérieur de la France, que les rapports 
de police signalent comme probables, les Conseils votent la Loi des 
otages. Les administrations des départements troublés par des 
assassinats politiques ou des émeutes pourront arrêter comme otages, les
 nobles, les parents d'émigrés et les ascendants des présumés coupables.
 Ces otages seront civilement responsables des indemnités dues aux 
victimes et des récompenses accordées aux agents de la répression.] est abrogée le 22 brumaire. Les modérés " fructidorisés" sont eux aussi rappelés, à l'exception de Pichegru. [général
 français, 1761-1804. Il commanda l'armée du Rhin (1793) puis celle du 
Nord et des Ardennes (1794) et conquit les Pays-Bas (janvier 1795). 
Espérant jouer un rôle politique, il trahit la Révolution en prenant 
contact avec l'armée de Condé. Démissionnaire en 1796, député du Jura au
 conseil des Cinq-Cents (1797), il fut arrêté au 18 fructidor (4 
septembre 1797). Il s'évada et fut de nouveau arrêté après avoir 
participé à la conspiration de Cadoudal (1804). Il fut découvert 
étranglé dans sa cellule. Larousse]
  Une trêve est conclue le 3 frimaire [ 23 novembre] en Vendée, par l'entremise du prêtre Bernier. La fête du 21 janvier est supprimée [date anniversaire de l' exécution de Louis XVI, 1793]
 le serment de haine à la royauté remplacé par un serment de fidélité à 
la Constitution qui permet aux prêtres d'exercer librement leur culte, 
désormais à l'abri des risques de déportation.
  Le plus frappant est
 cependant l'importance accordée par le Premier Consul au règlement 
politique de la question religieuse, au-delà de la simple réouverture 
des églises. Dès 1796, le général Bonaparte avait souhaité traiter avec 
le pape, revenant sur l'erreur de la Révolution qui avait été de vouloir
 régler le statut de l' Eglise de France hors de l' autorité du 
Saint-Siège. Mais la contre-partie de ce réalisme, de ce refus de 
gouverner contre les croyants et leur clergé, c'est la difficulté de 
trouver un langage commun avec la papauté. "Rétablir la religion",
 acte politique à Paris, d'un homme aussi peu embarrassé de scrupules 
que de protocole - acte avant tout spirituel à Rome, où l'on reste après
 dix ans de schisme ou de persécutions d'une sensibilité à fleur de peau
 et de vocabulaire.
  S'il prescrit sans attendre des obsèques solennelles pour la dépouille de Pie VI [Giannangelo Braschi, 1717-1799 ;   250e Pape de l'Église catholique, règne : 1775-1799 ], mort à Valence [France], Bonaparte ne peut bien entendu rien faire avant l'élection de son successeur. C'est une double chance que Pie VII [Barnaba, Gregorio Chiaramonti, 1742-1823 ; 251e Pape de l'Église catholique, règne : 1800-1823],
 l'ancien évêque d' Imola, ait été à la fois connu et apprécié de 
Bonaparte, et assez intelligent et courageux pour surmonter à l'occasion
 les scrupules de sa conscience, les réactions de sa profonde 
spiritualité personnelle. Il est très significatif cependant que 
Bonaparte ait encore attendu dix jours après la victoire de Marengo [La
 bataille de Marengo se déroula le 14 juin 1800 dans la plaine de la 
Bormida, près de la ville d' Alessandria en Piémont. Elle opposa l'armée
 de Réserve française, menée par le Premier Consul, aux troupes 
autrichiennes de la deuxième coalition] pour s'ouvrir à un prélat 
italien de ses intentions de négocier : cette négociation, il n'entend 
la mener, en ce qui le concerne, qu'à partir d'une position de force. 
C'est ce que traduit encore son transfert, d'autorité, à Paris, puis, au
 cours d'une série de tractations interminables, coupées d'incidents 
spectaculaires, le recours à la surveillance policière, à l'ultimatum, à
 la menace militaire.
  Dans ce Concordat dont, selon le mot de Mgr Leflon, le secrétaire d’État cardinal Consalvi [cardinal secrétaire d'État de Pie VII de 1800 à 1806 ; 1757-1824] et l'abbé Bernier "ont gratté et regratté les mots",
 Rome semble avoir fait d'immenses sacrifices. Le premier des avantages 
obtenus par le Premier Consul est d'avoir scellé, par la signature même 
d'un accord, la reconnaissance de la République française par le 
Saint-Siège, donc la rupture de l' alliance traditionnelle de celui-ci 
avec les monarchies légitimes : coup désastreux porté au royalisme 
français en exil, délivrant les fidèles à l'intérieur du pays de tout 
scrupule à l'égard du régime de l'an VIII. Le second est la confirmation
 d'une Eglise fonctionnarisée, docile à l' Etat et principalement 
sociale dans sa fonction : prolongement de la tradition gallicane, mais 
aussi de la pensée philosophique recommandant toute à la fois 
l'intégration et la soumission du clergé à l'Etat ; le refus du 
rétablissement des congrégations, par la suite, s'entend surtout comme 
le rejet de toute vie ecclésiastique échappant à l'autorité épiscopale. 
Les chapitres eux-mêmes sont réduits à des fonctions décoratives. En 
troisème lieu, la vente des biens de l’Église n'est pas remise en cause,
 ce qui est très important pour renforcer le prestige de Bonaparte aux 
yeux de la partie propriétaire de la société française.
  Pie VII, 
d'autre part, n'a pas obtenu que le catholicisme fût reconnu comme 
religion d’État. Il a accepté de mettre son autorité au service de ce 
que Consalvi a appelé " le massacre de tout un épiscopat", en 
exigeant la démission de tous les évêques, réfractaires ou 
constitutionnels, que Napoléon estimait indispensable à effacer les 
traces du schisme révolutionnaire. On peut juger que l'opération, en 
affirmant les pouvoirs du pape sur l’Église de France, encourageait le 
courant ultramontain. Mais elle a donné également l'occasion de se 
manifester à toute une tendance de l'épiscopat français, à tout un 
mouvement ecclésiologique favorable à l'appel au concile œcuménique en 
matière de discipline - qui se manifeste à nouveau au concile national 
de 1811 : quand, en conflit avec le pape, Napoléon voulut faire 
transférer aux évêques métropolitains l'investiture canonique pour les 
sièges vacants, les évêques évoquèrent le consentement de l’Église 
universelle.10 Pie VII, enfin, a subi la défaite et l'humiliation
 des Articles organiques publiés en même temps que le Concordat par la 
décision unilatérale de Bonaparte, et qui signifiaient le retour à une 
conception louis-quatorzienne, ultra-gallicane des rapports de l’Église 
et de l'Etat - une confirmation apportée, en somme, à tous ceux qui dans
 l’Église avaient critiqué l'opportunisme politique du Concordat. Parmi 
les nombreuses dispositions de ces Articles, relevons celles qui 
officialisent l'égalité des cultes en France, celles aussi qui 
subordonnent étroitement le "bas clergé" aux évêques, "préfets violets"
 : un cinquième seulement des prêtres de paroisse reçoivent le titre de 
curés et, avec lui, l'inamovibilité ; tous les autres sont les simples "desservants" de "succursales".
  Qu'à donc gagné le pape dans ce Concordat "plus apte à soulever des difficultés qu'à les résoudre",
 Bernard Plongeron? Le maintien de l'unité de l’Église romaine, que la 
consolidation du schisme en France aurait pu ruiner définitivement ; la 
reconnaissance de l'investiture canonique, qui lui permit de surmonter 
l'opposition au Concordat  des cardinaux zelanti [le terme vient des cardinaux et prélats qui défendaient à Rome, du XVII au XIXeme siècle, de manière intransigeante, les prérogatives du Saint-Siège],
 sensibles à tout renforcement de l'autorité spirituelle ;  la reprise 
d'une vie pastorale régulière en France, où le nouveau statut 
administratif et social du prêtre encourage la reprise du mouvement des 
ordinations, remontées à quelques centaines à la fin de l'Empire.
  Pie VII en tout cas resta attaché aux résultats acquis, ce qui ôta toute portée à la résistance de la "petite Eglise"
 anticoncordataire. La continuité de son attitude apparaitra 
ultérieurement dans son acceptation de venir sacrer l'empereur à Paris. 
La négociation du Concordat s'accompagna de la radiation en octobre 1800
 de 52 000 personnes de la liste des émigrés ; on ne leur demandait que 
fidélité à la Constitution. Il était bien entendu que la restitution de 
leurs biens confisqués se limiterait à ceux que l'administration des 
domaines n'aurait pas encore vendus. Le succès de cette politique était 
garanti par l'attitude même des émigrés qui, dès le coup d’État et avant
 toute mesure, avaient commencé à rentrer discrètement. Rentrer ne 
signifiait pas se rallier activement ; mais c'était en tout cas 
accentuer l'isolement du prétendant Bourbon au sein d'une minorité 
d'irréductibles, ceux qui devaient attendre 1814-1815 et poursuivre de 
l'extérieur la lutte contre Napoléon Bonaparte.
 
 
Barnaba, Gregorio Chiaramonti, 1742-1823 ; Pie VII, 251e Pape de l'Église catholique, règne : 1800-1823 
 
 Leur existence, et leurs ramifications en France expliquent pourtant 
que la politique de Bonaparte à l'égard du royalisme ait pu se faire 
répressive et policière en même temps qu'apaisante dans ses principes 
généraux. À l'égard de ceux qui persistaient à ne voir en lui qu'un 
instrument ou qu'un usurpateur, le Premier Consul a usé de la violence, 
verbale ou physique, alors qu'il effaçait le passé à l'égard de tous 
ceux - quitte à les faire surveiller - qui faisaient formellement 
allégeance à sa personne. De Brumaire au sacre, il a ainsi à plusieurs 
reprises coupé les ponts ou versé le sang. Déjà la trêve avec les 
Vendéens n'avait pas empêché, en dépit de l'immunité qui s'attache à 
tout négociateur, l'exécution de Frotté.[surnommé « Blondel » ; 1766-1800 ; chef emblématique de la chouannerie normande] La victoire de Marengo, "baptême de la puissance personnelle de Napoléon",
 selon le mot de Hyde de Neuville, avait permis la réponse hautaine et 
tranchante à Louis XVIII. En 1804, ce furent les exécutions consécutives
 au procès de Cadoudal [général chouan, commandant de l'Armée catholique et royale de Bretagne ; 1771-1804],
 la condamnation à mort étendue de fait et d'autorité au duc d’Enghien. 
Il y eut d'autres exécutions encore sous l'Empire, en 1808-1809. Pour 
être non sanglant, le passage à l'Empire, préparé deux ans plutôt par le
 passage au Consulat à vie, insuffisant par rapport à l'étendue des 
pouvoirs déjà détenus par Bonaparte, constitue néanmoins une rupture 
bien plus importante. Suivant une brillante manoeuvre, Napoléon, non 
content d'éprouver la stabilité du système de la démocratie 
plébiscitaire par la consultation sur l'hérédité impériale, transfère 
par le sacre, obtenu du pape dans des conditions pour lui presque aussi 
humiliantes que celles de la signature du Concordat, sur sa personne 
tout ce qui pouvait survivre d'affection et de respect pour une 
monarchie légitime. " Quelle défaite pour les Bourbons! À cet égard, 
les réactions du comte de Lille comme celles de Joseph de Maistre 
devaient accuser la force du coup ainsi porté dans la conscience de 
nombreux catholiques", Charles Durand. Isolé au-dedans de la France,
 le royalisme l'est également au-dehors puisque le régime de Brumaire, 
dans les formes symboliques sinon au regard du conflit des idéologies, 
se trouve assimilé aux Etats européens traditionnels.
 
 
Le meilleur moyen d'interdire le retour de l' Ancien Régime était donc, selon Napoléon, de lui emprunter ses séductions. Cet emprunt n'a pas pu pourtant convaincre les partisans d'une république, impériale, peut-être, mais fille de la Révolution égalitaire. Il s'accompagnait de la remise en honneur de trop d'oripeaux qui rappelaient des souvenirs trop récents. L'impression demeure que le régime napoléonien est désormais "glacé" comme, naguère, la Révolution après les grands procès de l'an II. Cette impression de froideur, on peut en retrouver la primeur dans la petite "salle des portraits" du musée du Bois-Préau où sont réunis bustes canoviens [relatif à l’œuvre du peintre et sculpteur français Antonio Canova, 1757-1822] et toiles de Gérard [peintre, illustrateur et portraitiste, 1770-1837], images d'une famille sacrifiant tant bien que mal aux règles de l''art officiel de cour. Même impression d’artifice dans le recours devenu nécessaire à d'autres références historiques que celles des Capétiens : Empire romain, Empire carolingien - et dans le choix des insignes - aigle, couronne, abeille... ou lieu de couronnement, Notre-Dame de Paris.Il fallait, pour admettre tout cela, une sensibilité sérieusement émoussée par quinze années de bouleversements aussi profonds et inattendus les uns que les autres. Et aussi, une préparation psychologique soigneuse : plusieurs mois de voyages à travers les départements et, à Boulogne-sur-Mer, une distribution massive de croix de l'armée.
Napoléon Bonaparte et les "intérêts"
Dans son grand effort de ralliement des modérés à sa personne, Napoléon Bonaparte a-t-il tranquillisé les fortunes aussi sûrement qu'il a apaisé les consciences religieuses et politiques?
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 23-29, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
10. Sur ces problèmes, voir Bernard Plongeron, 140, p. 179 et s ; Jean Godel, 39.
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