L'épisode napoléonien, aspects intérieurs, 1799-1815, épisode IV
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Albert Vandal a pu présenter le Consulat comme une "succession d'édits de Nantes". Multiplions les analogies, et parlons d'un "Concordat des rentiers"
 à propos de l' arrêté du 23 thermidor an VIII, 11 août 1800, qui décida
 qu'à compter du deuxième semestre de l'an VIII les rentes et pensions 
seraient acquittés en numéraire. Une médaille fut frappé à cette 
occasion, portant en légende : Fides publica. Foenus stata die solutum. Confiance publique. Paiement de l'intérêt à l'échéance.
 Le cours du tiers consolidé, parti de onze francs au Dix-huit Brumaire,
 monté au-dessus de 30 après Marengo, passe à 50, puis 60 - relèvement 
absolument exceptionnel. Le 20 floréal an X, le tiers consolidé fut 
rebaptisé cinq pour cent consolidé, et le produit de la contribution 
foncière affecté par priorité au paiement des arrérages [Somme 
d'argent échue ou à échoir versée périodiquement au créancier d'une 
rente ou d'une pension. dans le mois suivant l'échéance. Larousse] dans le mois suivant l'échéance.
 
 Dans une société telle que la société française, passionnée par 
l'acquisition de la terre, la consolidation des propriétés nationales de
 toutes origines, l'effacement de toute distinction entre bien nationaux
 et biens patrimoniaux, constituaient d'autres nécessités politiques. Le
 marché immobilier parait avoir été affecté de marasme et d'une tendance
 à la baisse, dans le secteur des biens d'origine national, du fait du 
retour des émigrés, malgré les promesses officielles. Le Concordat 
apporta des garanties formelles. Toutefois, une menace théorique 
subsistait dans l' hypothèse où la Contre-Révolution serait venue 
triompher. Aussi Bonaparte ne pouvait-il totalement satisfaire les 
acquéreurs que dans la mesure où il parviendrait à joindre à la victoire
 militaire un règlement de paix général et définitif. Ce que, 
précisément, ni le Consulat ni l'Empire ne réussirent à achever.
  Ce problème du "retour à la normale",
 à la situation antérieure de 1792, était aussi le problème majeur aux 
yeux des gens d'affaire de toute sorte, à l'exception sans doute des 
fournisseurs. La stabilité intérieure était déjà pour eux d'un prix 
inestimable. Il n'est que de constater pour s'en convaincre 
l'enthousiasme d'un banquier parisien, Barrillon, commentant le coup 
d’État dans une lettre à son collègue  Greffulhe, de Londres : "Alors
 arriva le Dix-huit Brumaire et le gouvernement réparateur de Bonaparte,
 alors tous les esprits s’exaltèrent et chacun entrevit l'aurore du 
bonheur et de la tranquillité intérieure ; les hommes prirent d'autres 
idées et les choses changèrent de face."11 Mais pour le 
reste, dans l'orientation de l'économie comme dans la marche de leurs 
affaires courantes, les banquiers, les négociants, les manufacturiers 
n'ont été l'objet d'aucune sollicitude particulière du fait que leurs 
intérêts étaient soumis à une politique extérieure d'ensemble obéissant à
 sa logique propre. Les représentants des grands intérêts économiques 
sont parmi les secteurs de l'opinion qui se sont progressivement 
détachés du régime, faute d'y trouver une sécurité suffisante.
Napoléon Bonaparte et sa "gauche"
 
 L'originalité du régime napoléonien achève de se définir à travers ses 
attitudes à l'égard des courants d'opposition libérale ou jacobine. Buonarroti [révolutionnaire français, d'origine italienne, 1761-1837] écrit, dans sa Conspiration pour l'égalité : "La
 nouvelle aristocratie du reconnaitre dans ce général...l' homme qui 
pouvait un jour lui prêter un solide appui contre le peuple ; et ce fut 
la connaissance qu'on avait de son caractère hautain et de ses opinions 
aristocratiques qui le fit appeler au Dix-huit Brumaire de l'an VIII, 
effrayé de la rapidité avec laquelle réapparaissait l'esprit 
démocratique." 12 Bonaparte, aux yeux de qui la faute majeur de Louis XVI avait été de composer avec l'émeute de la journée du 20 juin 1792 [manifestation
 populaire organisée à Paris à l'initiative des Girondins le jour 
anniversaire du serment du Jeu de paume. Ce jour-là, le peuple parisien 
envahit le palais des Tuileries], Bonaparte, l'ennemi du gouvernement par la rue, éprouvait sans aucun doute une haine profonde à l'égard des anciens "terroristes", haine systématique jusqu'à l'aveuglement. La démonstration en fut faite à l'occasion de l'attentat de la rue Saint-Nicaise [aujourd'hui
 près des rues de Richelieu et de Rivoli ; le 24 décembre 1800, une 
machine infernale explosa rue Saint-Nicaise, à Paris au moment où 
Bonaparte venait de passer en voiture. Il y eut de nombreuses victimes, 
mais le Premier Consul lui-même ne fut pas atteint. Deux des 
conspirateurs, Saint-Régeant et Carbon, furent arrêtés le mois suivant 
et exécutés. Le troisième, Limoléan, parvint à s'échapper. L'attentat 
avait été préparé, sous le nom de code de « Coup essentiel », par un 
petit groupe d'émigrés en liaison avec Cadoudal et les milieux 
royalistes groupés autour du comte d'Artois, futur Charles X, en 
Angleterre]  
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Philippe Buonarroti.Portrait par Philippe-Auguste Jeanron, Paris, musée du Louvre, 2e quart XIXe siècle.
 
La chaleur dans la haute salle où se pressent plusieurs centaines de personnes est devenue affreuse. Le roi sue à grosses gouttes. Un grenadier, une bouteille et un verre dans les mains, s'approche de lui.
Sire, dit-il avec une familiarité d'ailleurs respectueuse, vous devez avoir bien soif. Car moi, je meurs. Si j'osais vous offrir... Ne craignez rien, je suis un honnête homme, je boirai le premier, si vous le permettez.
Oui, mon ami, répond Louis.
Et, s'humiliant à nouveau de la façon la plus inutile, il lève son verre : Peuple de Paris, je bois à votre santé et à celle de la nation française !
Pour récompense, dans la cohue, des plaisants crient : Le roi boit!..."
Dès
 le premier instant, le Premier Consul en décide l'imputation aux 
jacobins, aux babouvistes, et annonce son intention de saisir l'occasion
 pour faire un exemple : "On ne se passera pas de sang", déclare-t-il au Conseil d’État ; et à Roederer [Pierre
 Louis, 1754-1835, comte de l’Empire, sénateur, conseiller d’État. 
Rallié au groupe des Idéologues, il participe activement au coup d'État 
du 18 Brumaire, puis à la rédaction de la Constitution dite de l'an 
VIII. C'est un idéologue bonapartiste, voir André Cabanis : Rev. 
Institut Napoléon,
 n°133, 1977, p. 3. « En Brumaire écrira-t-il, quand Bonaparte me 
demanda si je ne voyais pas de grandes difficultés à ce que la chose (le
 coup d'État) se fit, je répondis : « ce que je crois difficile, même 
impossible, c'est qu'elle ne se fasse pas, car elle est, aux 
trois-quarts, faite »] : " J'ai un dictionnaire des 
septembriseurs [personne qui prit part aux massacres de septembre 1792],
 des conspirateurs, de Babeuf et d'autres qui ont figuré aux mauvaises 
époques de la Révolution." Quand Fouché, après quinze jours 
d'enquête, apporte la preuve que l'attentat est le fait des royalistes, 
Bonaparte s'entête et maintient l'idée d'une liste de proscriptions en 
punition du passé politique des militants républicains : " pour le 2 septembre, le 31 mai, la conspiration de Babeuf et tout ce qui s'est fait depuis", selon Thibaudeau [Antoine-Claire,
 1765-1854 ; avocat dans les toutes dernières années de l’Ancien Régime ;
 en 1800, il est nommé préfet par Bonaparte, puis conseiller d’État. Ses
 idées marquées par la Révolution indisposant 
Napoléon, il est nommé à la tête de la préfecture réputée la plus 
« difficile », celle des Bouches-du-Rhône].  Finalement, le 15 nivôse an IX, 5 janvier 1801, la déportation de 130 personnes est déclarée par un sénatus-consulte "mesure conservatrice de la Constitution."
 
 Même volonté d'élimination, selon des voies plus humaines mais non 
moins arbitraires, au sens fort du mot, frappant cette fois l'esquisse 
d'une opposition parlementaire. En 1802, c'est l'épuration du Tribunat 
par le Sénat à l'occasion d'un renouvellement par cinquième qui aurait 
du se faire par tirage au sort. Après quoi l' assemblée se voit 
fractionnée en trois sections - Législation, Intérieur et Finances - qui
 n'ont pas le droit de siéger en assemblée plénière. La suppression de 
la classe des sciences morales et politiques de l'Institut, l'année 
suivante, complète cet écrasement des foyers de pensée politique 
indépendante. Arrestations, éloignement d'officiers et de troupes 
suspects de républicanisme frondeur vont dans le même sens, et c'est un 
des aspects de l'expédition de Saint-Domingue [décembre
 1801-novembre 1803 ; il est souvent reproché à Bonaparte d'avoir 
sacrifié les soldats de Moreau, envoyés massivement à Saint-Domingue, à 
des fins purement politiques] qui neutralise l'armée du Rhin. 
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Le pouvoir consulaire et impérial est donc un pouvoir qui se défend en attaquant. Mais si, en fin de compte, il s'affirme rapidement, le prestige de la victoire aidant, c'est que ses adversaires actifs ne constituent que des minorités. La lutte menée contre elles n'a guère ému, dans l'ensemble, le gros de la population française. Elle n'a pas contraint Bonaparte à multiplier indéfiniment les actes de violence et de victimes. Mieux encore : venus des horizons les plus divers, des milliers d'hommes aptes à l'administration du pays ont accepté de servir, sous les institutions nouvelles, le Consul dont ils reconnaissaient et admiraient l'autorité. Bonaparte a eu pour lui les élites. Les inventorier brièvement est sans doute le meilleur moyen d'analyser les conditions d'efficacité du régime.
Un pays sous tutelle administrative
 
 Héritage ou originalité? La question ne pouvait appeler, s'agissant de 
la forme du régime politique, qu'une réponse nuancée, puisque les 
méthodes d’accession au pouvoir, les principes constitutionnels, où se 
reconnaissaient des habitudes ou des notions acclimatées par le 
Directoire, on été assez rapidement oubliés ou dissous dans un style 
nouveau d'exercice du pouvoir et dans l’instauration 
d'une nouvelle légitimité.
  
 En revanche, les institutions administratives soulignent les 
continuités. Dirigées d'une main plus ferme, parfois rebaptisées, 
enrichies de quelques nouvelles instances ou d'échelons supplémentaires,
 elles sont pourtant très reconnaissables : la tradition de la monarchie
 de l' Ancien Régime au temps de ses velléités réformatrices, l'effort 
de re-centralisation de la Convention et du Directoire succédant à celui
 de la création originale de la Constituante convergent dans la 
stabilité d'une "grille" administrative certes rationalisée et 
simplifiée, mais qui, de part et d'autre de la Révolution, paraît obéir à
 des inspirations voisines et fonctionner grâce à un personnel au sein 
duquel le statut a changé plus que les 
hommes.
1. Les préfets
 
 Avec leurs subordonnés les sous-préfets, créés en liaison avec le 
rétablissement des arrondissements, les préfets évoquent jusqu'à nos 
jours et d'un seul mot l'omniprésence et l'uniformité d'une autorité 
centrale jalouse de ses prérogatives.   
 
 Leur étude ne peut se concevoir sans le rappel des caractères de 
l'administration parisienne qui les tient en main. Il s'agit du puissant
 ministre de l'Intérieur - le seul qui compte, avec le ministère de la 
Police qui en fut distinct de 1800 à 1801 et de 1804 à 1814. 13 
Il avait depuis 1790 recueilli la plupart des fonctions de l' ancien 
Contrôle général des finances et de l'ancienne Maison du Roi. Disloqué 
en six commissions exécutives par la dictature du Comité de salut 
public, rétabli en l'an IV [fin 1795 - début 1796], fortement marqué par la personnalité de François de Neufchâteau [poète,
 orateur, agronome ; député des Vosges à l'Assemblée législative ; 
membre du Directoire exécutif, septembre 1797-mai 1798 ; Président du 
Sénat sous l'Empire, 1804-1811 ; membre de l'Institut, Académie 
française, élu en 1803] il reçut une organisation minutieuse et disciplinée des hommes auxquels Napoléon Bonaparte le confia :  son frère Lucien [1799-1800], le seul sans doute à y avoir apporté un véritable sens politique ; Chaptal [1800-1804], Champagny [1804-1807], Crétet [1807-1809], Montalivet [1809-1814], grands commis travailleurs et dociles. Dépendent de l' Intérieur, outre l' "administration générale", population, conscription, garde nationale..., et communale, l’agriculture, les subsistances, le commerce, les "arts et manufactures",
 ces deux dernières attributions  détachées au profit d'un ministère 
particulier de 1811 à 1814, l'assistance publique, les prisons, les 
grands établissements artistiques et scientifiques, les travaux publics,
 les Mines, les Ponts-et-Chaussées, l'instruction publique, les 
Archives... et la statistique. Auprès de cela, apparaissent comme 
étroitement spécialisées les attributions de la Justice, des Finances et
 du Trésor, de la Guerre, de la Marine et des Colonies, des Relations 
extérieures, des Cultes. On comprend à peine aujourd'hui qu'une telle "machine"
 ait pu donner aux contemporains une impression de lourdeur 
bureaucratique alors qu'elle fonctionnait avec guère plus de deux cents 
personnes, depuis le ministre et son secrétaire général jusqu'aux 
huissiers et garçons de bureau, en passant par les chefs de division, 
les chefs et sous-chefs de bureau, les rédacteurs ou commis, les 
expéditionnaires ou surnuméraires. Comme l'explique Montalivet dans ses Instructions générales de 1812, "
 il faut qu'au centre on sache tout ce qu'il se fait, bien ou mal (...) 
Il faut que des analyses (...) mettent fréquemment en regard tout ce qui
 se fait et tout ce qui ne se fait pas sur chaque matière, la manière 
dont les choses se font aux différents lieux et dans les différents 
temps". On conçoit alors que le ministère de l'Intérieur, "la mémoire de l'Etat"
 selon une autre expression du même Montalivet, ait eu parmi ses 
principales fonctions celle d'entretenir une gigantesque correspondance 
avec tous les points de l'empire, une fonction "paperassière" que n'alimentait pas seulement la minutie croissante des règlements.        
À suivre... 
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 29-34, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972  
11. Arch. nat. 61 AQ, fonds Greffulhe, correspondance
12. V. Daline (9) [Napoléon et les babouvistes, A.h.R.f., 1970/3, p. 409-418]
13.
 Le seul ouvrage qui esquisse une histoire de l'administration 
napoléonienne est le recueil d'études et de documents de Guy Thuiller 
(43) [Témoin de l'administration, Paris, 1967]
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