Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode VI

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  C'est le 9 novembre 1870 que l'armée de la Loire, composée des 15e et 16e corps [précisions 2022 : " L'armée de la Loire est formée en octobre 1870 par Léon Gambetta, ministre de l'Intérieur et de la Guerre du gouvernement de la Défense nationale ; [elle] créée à partir de troupes rappelées d'Algérie, de soldats des dépôts et des réserves, régiments de marche, qui forment le 15e corps d'armée sous la direction du général de La Motte-Rouge. [...] le 11 octobre. Léon Gambetta destitue La Motte-Rouge et confie le commandement au général d' Aurelles de Paladines ; [elle] se renforce du 16e corps du général Chanzy et du 17e corps du général de Sonis. Elle regroupe alors 70 000 hommes et 150 canons [...] Gambetta renforce l'armée de la Loire par le 18e corps d'armée du général Billot et le 20e corps du général Crouzat. Ceux-ci sont battus le 28 novembre à Beaune-la-Rolande, Loiret, par les Prussiens et se replient sur Orléans. Les 1er et 2 décembre, les 16e et 17e corps sont battus à Loigny : Eure-et-Loir. Orléans est prise par les Allemands le 4 décembre. Après la défaite de Loigny et la réoccupation d'Orléans par les Allemands le 4 décembre, l'armée de la Loire se trouve séparée en deux groupes. Gambetta décide alors de réorganiser ses troupes en deux armées. Le général d' Aurelles de Paladines est écarté... " ; source], de formation nouvelle, sous les ordres du général d' Aurelles de Paladines, venant de Blois, rencontrant les Bavarois du général Von der Thann [Ludwig Samson Heinrich Arthur, baron von der Tann-Rathsamhausen 1815-1881] à Coulmiers, les délogea de leurs positions en leur infligeant de grandes pertes et les rejeta jusqu'à Toury, où malheureusement ils trouvèrent à se rallier autour d'un corps prussien commandé par le duc de Mecklembourg [Frédéric-François II de Mecklembourg-Schwerin, 1823-1883, Grand-duc de Mecklembourg-Schwerin].
  C'est le lendemain, 10 novembre, que la division du général Martin des Pallières [Charles Gabriel Félicité, 1823-1876 ; député 1871-1876 ; "... [il] se vit confier par Gambetta le commandement, à titre auxiliaire, d'une division de l'armée de la Loire, et, après le succès de Coulmiers, auquel il avait participé, obtint le commandement du 15e corps d'armée : 14 novembre 1870. Mais lors du retour offensif des Prussiens, M. Martin des Pallières, accusé de négligence, perdit son commandement, et resta en disponibilité jusqu'à la fin de la guerre... "; source], venant de Gien, réoccupa Orléans, que les Bavarois venaient d'abandonner.

Salut à la victoire, Coulmiers ; tableau d'Étienne Dujardin-Beaumetz

   Ce double succès, si honorable pour une jeune armée qui manœuvrait et combattait pour la première fois, ne fut connu à Paris que vers le 13, soit que le gouvernement de la Défense n'en eût pas reçu plus tôt la nouvelle, soit que trompé déjà par de fausses communications, il eût hésité jusqu'alors à la faire connaître au public.
  L'enthousiasme fut immense et, dans l'ignorance où l'on était de l' âge et des allures du vainqueur de Coulmiers, dont le nom avait une sonorité si chevaleresque, peut s'en fallut qu'on vit en lui comme une sorte de réincarnation de Jeanne d'Arc, boutant hors du territoire nos redoutables envahisseurs. pendant quelques heures, ces syllabes héroïques, " d' Aurelles de Paladines ", réjouirent nos oreilles comme l'annonce harmonieuse d'un glorieux miracle, et toutes les espérances, toutes les ambitions nous semblèrent permises.
  Hélas! Nous ne savions pas que cet officier était trop âgé, trop prudent, trop fermé aux inspirations et aux audaces nécessaires de la guerre moderne, et que le beau succès qu'il avait obtenu serait sans lendemain. Surtout, nous ne pouvions mesurer encore les suites d'une autre évènement qui nous avait cependant était annoncé : la capitulation de Metz.
  Ce fut le soir, alors que nous étions assis quelques-uns autour de notre tente, sur le terre-plein du bastion, nous entretenant de la grande victoire, et supputant ses résultats probables qu'une simple observation faite à mi-voix et comme à regret par le lieutenant, qui passait auprès de notre groupe, nous rappela cruellement à la raison.
  — Si les Bavarois sont battus et en retraite, disait Barbier, ils vont laisser libre la route d' Orléans à Étampes. De là à Paris, il n'y a qu'un saut de puce, pour une armée victorieuse, et nous allons voir les troupes d' Aurelles en marche vers Choisy-le-Roi. Il faudra faire une sortie vers la Marne.
  J'étais brigadier depuis quelques jours : donc, en droit de parler, moi aussi, puisque Barbier faisait de la stratégie.
  — On dit, interrompis-je, que Gambetta vient d'envoyer une dépêche par pigeon. Il demande que la garnison de Paris fasse une grande sortie vers l'ouest. C'est donc qu'il veut nous envoyer du secours par la route de Normandie?
  — Vous avez raison tous les deux, dit alors M. de Pistoye, qui se tenait debout un peu plus loin. Seulement n'oubliez pas que Bazaine vient de rendre la volée à plus de cent cinquante mille Allemands, en livrant Metz. Une partie de ces troupes, une faible partie, doit arriver en ce moment sous Paris ; le reste marche certainement sur la Loire et va barrer la route aux vainqueurs de Coulmiers.
  Hélas! Cela n'était que trop vrai! Cette dépêche de Gambetta dont le sens général avait, je ne sais comment, percé le secret des délibérations gouvernementales, on l'a connue, depuis lors, en détail. Elle disait que l'armée de la Loire, retranchée en avant d'Orléans, allait être attaquée par des forces énormes, massées entre Chartres, Étampes et Pithiviers. Elle invitait le gouverneur de Paris à essayer d'une vigoureuse diversion vers la basse Seine, du côté de la Normandie.
  Ainsi, d' Aurelles de Paladines se retranchait, au lieu de marcher de l'avant. " Jeanne d'Arc " se casematait!... Quels drôles de conseils lui donnaient ses saints! Quel air singulier lui chantaient leurs " voix "!

***


  C'est vers le 13 novembre également qu'une nouvelle aussi surprenante, cette année-là, que la nouvelle d'une victoire, nous parvint au bastion. ceux des théâtres de Paris qui étaient demeurés ouverts allaient être obligés de fermer, car il restait du gaz à peine pour un mois à la Ville assiégée, surtout en considérant la nécessité d'en garder une provision suffisante pour le gonflement des ballons, et toute consommation dans les salles de spectacle était désormais interdite.
  Ainsi, l' Opéra, qui donnait des représentations patriotiques ou de bienfaisance ; la porte Saint-Martin, où avaient lieu des conférences et des représentations pour secourir les blessés ou pour fondre des canons ; l' Ambigu [" Son histoire a duré près de deux siècles. Démoli en 1967, «L’Ambigu» était situé boulevard Saint-Martin, à deux pas des théâtres de la Porte Saint-Martin et de la Renaissance.... [il] fut une célèbre salle de spectacle parisienne, fondée en 1769 sur le boulevard du Temple par Nicolas-Médard Audinot, ancien comédien de l’Opéra-Comique. Initialement théâtre de marionnettes proposant des pantomimes et des féeries, il fut baptisé les « Comédiens de bois » car la première pièce qui y fut jouée portait ce nom... La variété de ces représentations justifia le changement du nom du théâtre un an plus tard, qui de « Comédiens de bois » devint « Ambigu-Comique », terme qui désignait des pièces de théâtre réunissant à la fois des scènes tragiques et des scènes comiques. Malgré une capacité limitée à 400 places et le très bas prix des billets, l’Ambigu-Comique fit assez de bénéfices pour pouvoir agrandir plusieurs fois la salle, qui fut enfin reconstruite entièrement en 1786... À partir de 1801, l’Ambigu-Comique recouvra sa prospérité, et inaugura le mélodrame... De 1938 jusqu’à 1941, l’établissement se consacre à nouveau entièrement au cinéma, sous le nom de Cinéma de L’Ambigu. C’est ensuite un music-hall jusqu’en 1943. En 1965, après onze ans de direction à la tête de l’Ambigu, le comédien Christian Casadesus d’un commun accord avec la société immobilière exploitant le théâtre, résilie son bail. Le ministère des Affaires culturelles accepte la désaffectation de l’édifice... Dans un premier temps, les « amis du théâtre » veulent obtenir que l’édifice soit classé monument historique, l’ouverture d’une enquête préalable écartant de fait toute menace immédiate de démolition...André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles, reçoit Thierry Maulnier, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault et Jean Mercure, qui lui présentent leurs arguments. Malraux est rassurant : ce qui peut être préservé du théâtre en tant que monument historique le sera conformément à la loi... Le 4 janvier 1966, alors que les démolisseurs travaillent depuis un mois sur le chantier de l’Ambigu, qui, vidé de tous ses murs intérieurs n’est déjà plus un théâtre, on annonce qu’une « décision d’ouverture d’enquête pour le classement des façades et des parties extérieures comme monument historique » a été prise le 28 décembre par André Malraux... Le 10 janvier 1966, le ministère des Affaires culturelles précise dans un communiqué que l’ouverture d’une instance de classement de l’ancien théâtre de l’Ambigu, a été décidée «en vue de conserver les parties subsistantes de l’édifice, dans l’hypothèse où un accord serait possible entre les propriétaires et les personnalités attachées à la sauvegarde de l’immeuble et à son utilisation à des fins culturelles.»... La situation n’ayant pas évolué, les travaux reprennent dans l’indifférence générale, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des gravats à conserver, ou à classer éventuellement. Fin 1967, le théâtre a ainsi totalement disparu... " ; source], qui jouait le Forgeron de Châteaudun ou d'autres drames de circonstance ; les Folies-Dramatiques [ "... ancienne salle de spectacle parisienne édifiée boulevard du Temple en 1830 sur l'emplacement de l'ancien Ambigu détruit par un incendie en 1827. Son premier directeur fut l'auteur dramatique Léopold Chandezon... Pendant la guerre de 1870, le théâtre recevra pas moins de quatorze obus... En 1930, le théâtre est transformé en salle de cinéma... " ; source], où l'on riait encore ; le Gymnase, le Théâtre-Français, — tous allaient éteindre leur rampe et laisser sur le pavé les employés les ouvriers... et les artistes qui vivaient d'eux!


Théâtre de l’Ambigu par Jean-Baptiste Lallemand, 1788 ©D.R.

Photo d’Hippolyte Blancard en 1890. D.R.

Aujourd'hui, devenu la place Johann Strauss. Sur le Web

Théâtre des Folies-Dramatiques, l 'intérieur, 1875

Vue depuis le boulevard Saint-Martin, 1905.

  Ainsi en avait décidé M. de Kératry [Émile, comte de, 1832-1904, général de brigade, Armée de Bretagne, député, 1869-1870, Préfet de police de Paris, 4 septembre - 11 octobre 1870, de la Haute-Garonne et des Bouches-du-Rhône, 1871-1872, écrivain et auteur de pièces de théâtres, 1872-1904], du temps qu'il était préfet de police, et son arrêté jusqu'alors demeuré lettre morte, venait d'être repris par son successeur, M. Cresson [Ernest, 1824-1902, avocat, préfet de police de Paris, 2 novembre 1870 - 11 février 1871], et approuvé par le gouvernement de la Défense!...
  Eh bien, néanmoins, les théâtres ne fermèrent pas. Ils continuèrent de jouer, à l'huile ou au pétrole. Les effets des décors furent moins brillants, parait-il, car je ne les ai point vus moi-même, étant retenu fort loin d'eux, mais ils eurent des spectateurs quand même. Et, puisque j'en trouve ici l'occasion, je veux dire que le directeur de l'un d'eux, M. Billion, de l' Ambigu, dont on a longtemps raillé les néologismes [" Tout mot de création récente ou emprunté depuis peu à une autre langue ou toute acception nouvelle donnée à un mot ou à une expression qui existaient déjà dans la langue. " ; Larousse] hardis et la ladrerie [" Avarice sordide " ; Larousse] légendaire, s'honora du moins, pendant cette période, sinon par ses créations artistiques bien reluisantes, du moins par ce fait assez rare que, pendant les deux derniers mois de son exploitation — ce fut l'acteur Dumaine, vers la fin, qui lui succéda, — il paya tout le monde ; artistes, machinistes et employés, en grosses pièces de cent sous.
  Il a dû y vider de nombreux bas de laine.

***


  Il y eut le 16 novembre, à Paris, une petite révolution comme on aimerait à en voir une aujourd'hui. Voici comment :
  La veille, au Louvre, — car les séances du Conseil du gouvernement se tenaient depuis les émeutes de la fin d'octobre à la résidence du général Trochu, et non plus à l'Hôtel de Ville, — le préfet de police, M. Cresson, avait signalé les journaux, brochures et publications obscènes de toutes sortes qui s'étalaient dans les rues de Paris. Il avait demandé la permission de les saisir afin de faire commencer des poursuites.
  Là-dessus, nombreux discours.
  1° De Garnier Pagès [Louis-Antoine Pagès dit, 1803-1878, membre du gouvernement provisoire de 1848, maire de Paris en 1848 ; antimonarchiste convaincu, il est un opposant absolu à Louis-Napoléon Bonaparte ; suite à son échec aux élections de 1873, il se retire de la vie politique], qui fait observer que cela regarde le préfet, non le Conseil ;
  2° d' Eugène Pelletan qui croit que le dégoût public suffira à balayer de telles ordures ;
  3° de Jules Simon [1814-1896, professeur de philosophie ; député 1848-1875 ; sénateur 1875-1896 ; membre de l’Académie Française à partir de 1875 ; au lendemain du 4 septembre 1870, il est nommé ministre de l' Instruction publique, des cultes et des beaux-arts du gouvernement provisoire ; ainsi, il pensait qu' " Il n'y a pas d'école neutre, parce qu'il n'y a pas d'instituteur qui n'ait une opinion religieuse ou philosophique "] qui déclare nécessaire de faire disparaître ces immondices, capables de souiller les regards de ceux-là mêmes qui ne cherchent pas à les apercevoir ;
  4° De Jules Favre, qui propose de ne pas appliquer les anciennes lois sur la Presse, notamment celles de 1819 ["... C'est sous le Ministère de Dessoles, et sous l'influence du Garde des Sceaux, Hercule de Serre, que sont votées une série de lois instaurant une liberté de la presse conforme aux revendications de 1789, à la fois libérale et maitrisée. Elles sont proclamées en avril-mai 1819, dans une volonté indissociablement libérale et censitaire. La première innovation, qui n'en est pas moins l'une des plus importantes, est que l'on définit clairement les types de délits que peut encourir la presse ; regroupés en 4 catégories distinctes :

  • l'offense à la personne royale ; On ne peut s'attaquer directement au roi,
  • la provocation publique aux crimes et aux délits,
  • tout outrage aux bonnes mœurs ou à la morale publique,
  • la diffamation et l'injure publique.

   On inverse la procédure de saisie qui ne pourra se faire que postérieurement à la publication de l'article, et non avant la publication, comme anciennement défini... " ; source], qui répugnent évidemment au Conseil ; mais il ajoute que ces journaux et ces gravures doivent être saisis et proscrits en vertu de la loi souveraine de l'état de siège, qui donne pleins pouvoirs pour détruire tout ce qui peut démoraliser le peuple, l'énerver et porter ainsi atteinte à la Défense ;
  5° Jules Ferry appuie cette opinion.
  En conséquence et après mure délibération, le Conseil décide que les publications malpropres et corruptrices signalées par le Préfet de police seront saisies, " en vertu de toutes autres dispositions que celles contenues en la loi de 1819. "


Gouvernement provisoire du 24 février 1848. De gauche à droite : Haut : Louis-Antoine Garnier-Pagès, au centre, Adolphe Crémieux, Armand Marrast ; bas : Ferdinand Flocon, Alexandre Martin, Pierre Marie de Saint-Georges ; bibliothèque numérique de la New York Public Library

   Nous eûmes alors le réconfortant spectacle des agents et gardes nationaux mobilisés arrachant à poignée, des devantures de libraires et des kiosques à journaux, toutes les publications obscènes que des scribes ou des dessinateurs éhontés avaient multipliées depuis près de deux mois, depuis que la voie publique n'avait plus de police régulière.
  Toutes ces saletés, qui soulevaient le coeur des braves gens et qu'on eût dit répandues à dessein de toutes parts afin de transformer une population de patriotes en un ramassis de jouisseurs des deux sexes, — tout cela fut jeté au tombereau et emporté à la sentine [bourbier].
  On respira.

VIII


 Une correspondance diplomatique à propos d'un bombardement éventuel. — L'opinion de Trochu sur les gros canons allemands. — Mais où sont-ils? — Qu'attendent-ils? — Les batteries invisibles. — Tentatives infructueuses pour les découvrir. — Je bombarde les ruines du Château de Saint-Cloud.

   Dès les premiers jours du siège de Paris, Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, avait adressé à M. de Bismarck la lettre suivante :
Monsieur le Comte,
  Le corps diplomatique présent à Paris me charge de demander à Votre Excellence d'être prévenu, en cas de bombardement, et mis à même de s'éloigner de la ville.
  Il voudrait aussi pouvoir, une fois par semaine, faire partir par un courrier, exclusivement diplomatique, en acceptant toutes les précautions que Votre Excellence croirait devoir prendre.
  En transmettant de double voeu à Votre Excellence, je la prie d'agréer les sentiments de la haute considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
Jules Favre

  Quelques jours plus tard, Bismarck répondait en ces termes à notre ministre par l'entremise de MM. Burnside et Forbes, dont j'ai parlé plus haut :
Ferrières, le 26 septembre 1870,
Monsieur le Ministre,
   En réponse à la lettre que j'ai l'honneur de recevoir aujourd'hui de Votre Excellence, je regrette que les considérations militaires m'interdisent de faire des communications sur l'époque et le genre d'attaques qui vont avoir lieu contre la place de Paris.
   Il n'est point dans les usages de la guerre généralement de laisser sortir d'une place assiégée ou y entrer, et bien que nous consentions volontiers à expédier des lettres ouvertes d'agents diplomatiques, en tant que leur contenu soit sans danger pour nous au point de vue militaire, je ne puis pourtant considérer comme fondée de traiter comme telle l'opinion de ceux qui voudraient considérer l'intérieur des ouvrages fortifiés de Paris, pendant un siège de cette place, comme pouvant être un point central de relations diplomatiques...
   Je prie votre Excellence, etc...
De Bismarck.

  La conséquence de cet " échange de vues " était qu'il fallait s'attendre à recevoir des obus sans que rien fût venu nous prévenir de l'ouverture du feu. À nous de prendre nos précautions tout de suite : Bismarck refusait même de nous laisser le temps, quand l'heure psychologique aurait sonné, de mettre à l'abri les vieillards, les femmes, les enfants, les malades et les blessés.
  Très bien! Paris eut vite fait d'adopter cette manière de voir. On était fort éloigné, en vérité, de vouloir faire appel à la pitié de l'ennemi. On le haïssait trop pour s'humilier devant lui.
  Seulement, où diable étaient ses canons?
  Il y avait déjà deux mois que la ville était investie et elle en était encore à recevoir son premier projectile.
  Quelques jours avant les émeutes, le 25 octobre, le général Trochu avait annoncé au Conseil du gouvernement que les Prussiens " semblaient enfin avoir l'intention de se servir de leurs grosses pièces de siège ". Loin de s'en effrayer, le Gouverneur voyait là " un moyen de faire entrer la lutte dans une phase plus énergique ". Et annonçait l'intention de faire répondre à cette artillerie par l'artillerie de marine, dont nous avions quelques modèles en batterie sur les bastions de l' Ouest, notamment au bastion 67, et dans les forts.
  Trois semaines s'étaient écoulées depuis lors, et les grosses pièces de siège se taisaient toujours. Pourquoi ce délai? Craignait-on les observations des grandes puissances, leurs protestations contre un pareil traitement infligé à Paris? Elles y songeaient bien, les grandes puissances!... Et alors même qu'elles eussent fait des représentations, la Prusse s'en serait moquée pas mal!...
   Au surplus, il est évident que les rigueurs de la guerre ne doivent s'arrêter que devant les monuments de l'art ou ceux de la pitié. Les Prussiens, qui ont commis plus tard le crime de bombarder le Luxembourg, le Val-de-Grâce, les invalides, le Panthéon et les ambulances que leur signalait pourtant le drapeau de Genève, avaient parfaitement le droit, en revanche, de jeter des obus sur nos forts, sur nos remparts et sur nos magasins!

" Entre temps, les armées prussiennes ont réussi à faire venir l’artillerie nécessaire au bombardement de Paris. Les fameux canons Krupp, de l’industriel du même nom, sont assemblés à Meudon, Boulogne et Saint-Cloud. Ils pilonnent d’abord les forts du sud et de l’est de Paris. Puis, le 5 janvier, les bombes tombent sur la capitale. Dès le premier jour, plusieurs centaines d’obus franchirent l’enceinte et s’éparpillèrent sur le Val-de-Grâce, le cimetière Montparnasse, la chaussée du Maine, la rue Daguerre, la rue Delambre, etc. ", Henri Le Verdier, écrivain. Sur le Web

   Seulement, ils n'en jetaient toujours pas!
  D'où cela provenait-il? Éprouvaient-ils vraiment tant de difficultés à installer leurs batteries? Ils ne manquaient pas, cependant, de positions de choix, que nous leur avions sottement laissées : Châtillon, Bellevue, Brimborion, les hauteurs de Saint-Cloud, etc...
  Nos forts de Vanves, d' Issy et de Montrouge fouillaient de leur mieux les terrains d'alentour à coups de canon, pour bousculer les travaux qu'on y aurait commencés.
  Nous-mêmes et nos voisins de Passy nous tirions de temps à autre jusque sur Sèvres, par-dessus l'arbre-repère dont j'ai parlé...
  Nous n'obtenions aucun effet visible. On ne nous répondait pas. C'était devenu dans le bastion une plaisanterie courante de dire que les gros convois d'artillerie lourde des Allemands étaient restés embourbés dans la boue des chemins, à cent lieues [~483km] de Paris, et qu'on ne les verrait arriver à destination que vers la Saint-Sylvestre. Ils devaient malheureusement venir un peu plus tôt!

***


   Sur ces entrefaites et sous une forme très vague mais bientôt plus précise, un bruit étrange se répandit tout à coup. Dans quelle cervelle détraquée avait-il pris naissance? Je ne sais pas. Et comment se fait-il que des gens intelligents et instruits comme la plupart de nos officiers l'aient un moment accueilli? Je ne me charge pas de l'expliquer. Toujours est-il qu'on racontait gravement que la grande batterie prussienne destinée à battre tout l'ouest de Paris, se construisait fort mystérieusement derrière les ruines du Château de Saint-Cloud et à l'abri de ces ruines, trop élevées en effet pour que nous puissions atteindre, du Point du Jour ou du Mont Valérien, les travailleurs qui s'y trouvaient parfaitement défilés.
  Quand la batterie serait achevée, au dire des nouvellistes, les vieilles murailles, ébranlées et descellées par l'incendie, seraient jetées bas et doubleraient d'un amas de pierres et de moellons, le retranchement de terre élevé devant les pièces.
  Ce serait une véritable forteresse improvisée contre nous dans un coin de banlieue où nous n'en avions aucune pour nous couvrir.
  Cette révélation trouva quelques sceptiques, mais beaucoup de crédules. Nous passions notre temps à explorer des yeux la grande bâtisse rectangulaire où les fenêtres vides laissaient voir encore des restes de ferrures, d'étoffes et de bois noircis. Nous scrutions les allées désertes, où l'automne avait mis des feuilles mortes et la guerre des débris calcinés. Nous guettions, pour apercevoir sur la terrasse du bord de l'eau ou dans les parties boisées du domaine quelque indice de la présence de l' ennemi : une lueur, une fumée, une poussière.
  Jamais nous ne pûmes rien découvrir.
  Cet insuccès ne désarma pas les prétendus informateurs de la place et ne découragea pas notre crédulité. On résolut alors de tenter des moyens violents. On réunit les chefs des pièces dont l'orientation permettait de canonner Saint-Cloud et sous la direction du capitaine Lahr et du lieutenant de Pistoye, ils cherchèrent un procédé de tir indirect et permettant de loger les obus derrière le château et le plus près possible de la muraille.
  Le succès fut, d'un commun accord, reconnu impossible, l'angle de tir nécessaire pour franchir la masse des ruines devant inévitablement conduire le projectile 300 ou 400 mètres plus loin.
  Alors, on s'avisa que la pièce de 30 de marine que je pointais avait dans son champ de tir une espèce de couloir de pierre tournant autour du château sur la droite et dont une haute muraille, servant à soutenir les terres du parc, formait une paroi.
  — N'y aurait-il pas moyen de ricocher là-dessus? demanda quelqu'un.
  — Croyez-vous pouvoir réussir, Laurent? me demanda M. de Sainte-Marie.
  — J'essaierai, mon lieutenant, répondis-je.
  Et me voilà, pointant — Dieu sait avec quel soin! — ma grosse pièce noire, semblable à une bouteille couchée dans un panier, comme si elle eût contenu du vin fin.
  Le point de mire, à cette époque, était formé d'un gros cône de cuivre brillant, planté sur le côté droit de la frette [Armature en acier enserrant le tube d'une bouche à feu pour le renforcer ; Larousse] à la hauteur des tourillons [Chacun des pivots situés de part et d'autre du tube d'un canon, grâce auxquels ce dernier repose sur l'affût et peut se déplacer dans un plan vertical ; Larousse], et c'est le point lumineux et changeant qui se formait à l'extrémité de ce cône, dont on se servait pour ajuster.
  Méthode assez barbare en somme et qui, sur terre du moins, n'était pas très sûre. Néanmoins, je connaissais assez bien mon outil pour m'en servir convenablement.
  Je m'efforçai donc d'enfiler le couloir du château sans écorner la façade et après un temps raisonnable accordé à de petits déplacements à droite ou à gauche grâce aux gros leviers de bois que maniaient mes camarades ; après de légers coups de vis pour hausser ou baisser la culasse, je fis, des deux bras écartés, le signe fatidique indiquant que tout était prêt et me reculai d'un pas après avoir fait un quart de tour à gauche.
  Alors, le chef de pièce commanda le feu sans même vérifier ma visée, tant il avait de confiance en moi, et le coup partit.

   À suivre

  Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 77-92.

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