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Une paysanne avait un chou à vendre et quelques vieilles carottes. Elle avait coupé le cœur de son chou en huit demi-quartiers ; dans les feuilles vertes détachées de la circonférence, et qui étaient posées bien proprement sur la pierre, elle avait placé des moitiés de carottes, et cela lui faisait tout un étalage de " primeurs " qu'elle débitait aux ménagères à raison de dix sous le petit tas de feuilles et de vingt sous le huitième de cœur de chou.
Elle les vendait très bien.
Et pendant ce temps-là, auprès d'elle, un gamin, son associé peut-être, avait disposé sur le sol quelques fragments d'obus allemands : un culot très pesant, deux ou trois morceaux de la paroi cylindrique, avec la chemise de plomb rayée par l’âme de la pièce et même un débris de la coupole avec les pas-de-vis de la fusée.
Gavroche faisait un boniment :
— Tâtez! criait-il. C'est encore chaud. Çà vient d'éclater.
Et, quand il m'aperçut, il ajouta, d'un air engageant :
— Prenez-en, marji! [ou margis : terme militaire, précisant le grade chez les officiers ou les sous-officiers, selon les époques] C'est des légumes à Bismarck, et je les vends moins cher que madame...
Il montrait la fruitière, sa voisine.
— Combien? lui demandais-je, en riant.
— Trois sous les petits, cinq sous les gros, dix sous les chauds!
— D'où cela vient-il? Comment se fait-il que tout ne soit pas refroidi? Tu te moques du monde!
Alors, il se troubla, ramassa son trésor de ferraille en haussant les épaules, et la vieille me dit :
— Ce garnement! ne s'est-il pas avisé de faire cuire ses morceaux de fer à la maison, avant de partir pour les vendre!
Celui-là, oui, celui-là était un truqueur, un fraudeur, tout ce qu'on voudra. Mais j'en ai vu d'autres, quelques jours plus tard, qui se couchaient à terre au cri de : " Gare la bombe! " et puis qui se relevaient prestement, après le coup, et sans attendre même que tous les éclats fussent retombés, pour en trouver qui leur brûlassent les doigts.
Gavroche, photographie, 1862 ; Brion, Gustave, 1824-1877, dessinateur ; Maison de Victor Hugo. Source
Au fond, nous étions un peu humiliés, à l' Ouest de Paris. Il n' y en avait que pour l' Est! On avait l'aire de nous dédaigner.
Nous étions loin de nous douter, alors, que se préparait justement contre nous la plus formidable attaque. Les Prussiens profitaient enfin de la faute commise par les chefs de la Défense aux premiers jours de siège. Ils poursuivaient, très secrètement et très adroitement, il faut le reconnaître, la construction armée de leurs grosses pièces sur ce même plateau de Châtillon, où nous avions tiré tant de fois sans qu'ils nous répondissent, et comme cette batterie, haut placée par rapport aux forts de Vanves et d' Issy, et surtout par rapport à nos bastions de l'enceinte continue, ne se trouvait qu'à deux mille mètres environ de nous, ses canons allaient pouvoir nous foudroyer par un tir écrasant, non pas même en bombe, mais presque de " plein fouet " et de manière à bouleverser promptement les ouvrages les plus solides.
Comme rien ne nous avait avertis, nous sûmes le plus mauvais gré à nos officiers lorsqu'ils ordonnèrent l'entrée en casemate, où nous allions vivre désormais, pseudo-troglodytes, jusqu'à la fin du siège.
Et les bons loustics de la batterie firent des gorges chaudes quant on nous prescrit par surcroît de mettre la dernière main aux pare-éclats de terre surmontés de fascines [fagot de branchages liés par des harts, en bois ou en fer, et employé dans les travaux du génie civil ou militaire ; Larousse] qu'ils fallait établir encore devant toutes les issues de nos cavernes, afin de protéger notre repos quand nous y serions étendus, sur nos lits de planche toutes nues.
Cela était pourtant fort bien vu, car, à peine ces abris étaient-ils achevés, la danse commença.
C'est le 4 janvier au matin que la batterie de Châtillon fut démasquée. Elle envoya, en guise de billets de faire-part, de lourds obus sur Vanves, sur Montrouge, sur Issy et sur nous...
Étrange sensation!... En entendant la décharge des huit ou dix pièces de siège qui aboyaient ainsi et de tout près, contre la place ; en ressentant presque simultanément la secousse d'une explosion terrible à quelques mètres de nous, c'est un frémissement de joie et d'orgueil, je l'atteste, qui nous fit tous tressaillir. Ceux qui étaient de garde aux plateformes se précipitèrent aux embrasures " pour voir où c'était tombé ". Ceux qui étaient aux courtines essayèrent de se pencher au-dessus des fossés. Ceux qui étaient dans les casemates sautèrent et coururent vers les issues, comme poussés par une irrésistible curiosité.
Celui qui était en vigie sur la plus haute traverse fut pris d'une héroïque folie. Il se mit à danser de joie, comme si toute l'artillerie allemande se fût vainement réunie pour l'assassiner. C'était Calvert. tout enveloppé de la peau de mouton qu'il fallait bien endosser pour les factions, il criait, en levant son képi d'une main, de l'autre, sa carabine :
— Raté! Vive la République!
Le capitaine accourut au premier choc, lui ordonna de descendre et le remplaça aussitôt par un observateur plus calme.
En même temps, on dut prescrire aux hommes la plus grande prudence et les obliger sous peine de punitions, à rester chez eux ou bien à se défiler à leur poste, quand il pleuvrait du fer.
L'allégresse du début, je dois le dire, ne subsistera pas très longtemps parmi nous. D'abord, il fallut s'occuper de répondre tout de suite à l'attaque soudaine des Prussiens, on ne disait pas encore : des Allemands, et d'y répondre le plus poliment possible, c'est-à-dire avec le plus d'adresse et de précision que l'on pourrait.
En deux minutes, tout le monde était à son poste, et les pièces, chargées, étaient amenées dans la position voulue pour être pointées rapidement sur les embrasures, encore invisibles, que signalerait la prochaine fumée.
Le premier coup avait été trop court : l'obus Krupp était tombé à cinquante mètres environ de la muraille, sur le glacis, où il y avait creusé un entonnoir énorme.
Un second coup vint, qui fut trop long et s'en alla derrière nous briser une palissade, sur le boulevard Murat.
— Le bastion est encadré, maintenant, fit à mi-voix mon pointeur-servant, Perrenot. Gare au troisième coup!
Il n'avait pas achevé que deux de nos pièces de 24, à gauche de la mienne, tirèrent à la fois. Leurs servants avaient vu exactement le point de départ du deuxième projectile et avaient riposté de leur mieux. Mais nous ne pûmes voir l'effet de leur tir, car au moment où la fumée se dissipait à peine, un troisième obus nous parvint, mieux ajusté celui-ci, et, qui, éclatant au beau milieu du terre-plein, bouscula quelques-uns de nos pare-éclats, en abattant deux hommes, grièvement blessés.
Je serais bien en peine de donner des détails sur ce qui suivit. Nous étions fous de colère et cependant jamais nos mouvements n'avaient été mieux réglés, en apparence plus calmes.
Toutes les phases du chargement, du pointage, du tir d'une grosse pièce de place se déroulaient régulièrement. Tout au plus allions-nous un peu plus vite que dans les circonstances précédentes. J'ai vu, alors, j'ai vu de tout près ce qu'est l'état d' âme des braves gens qui luttent pour une cause sacrée sans même avoir la notion du danger personnel qu'ils peuvent courir.
Les plus timides et les plus intelligents d'entre nous avaient des spontanéités de bravoure et d'ingéniosités de gestes et de démarche, sur l'étroite plateforme, pour faciliter toutes les opérations, et quand aux servants des munitions, qui sans cesse devaient aller, par un chemin en partie découvert, de la pièce au magasin de batterie, pour chercher les gargousses [sachet en textile ou en papier contenant une charge de poudre prête pour le tir d'une bouche à feu ; Larousse] et les obus, ils circulaient avec leur chargement d'explosifs, sous une pluie de feu, sans paraitre seulement se douter qu'ils portaient dans leurs bras le tonnerre.
Et quand on pense que ce n'étaient pas des troupiers de profession, pas même des soldats aguerris par un long apprentissage, mais des boutiquiers, des commerçants, des ouvriers, des étudiants! — Quelle race que la nôtre!
Pendant près de huit jours, le combat d'artillerie se soutint de la sorte, avec des chances diverses. Seulement, les Prussiens ne tiraient sur nous que la journée. Le soir venu, ils tournaient leurs canons contre la ville et s'en donnaient de bombarder toute la rive gauche, de Grenelle à Montsouris. Ils atteignaient quelquefois, paraît-il, l'avenue de la Grande-Armée et le quartier Marbeuf, mais cela, j'en parle par ouïe-dire. Je ne l'ai pas vu. Ils tiraient aussi sur le Luxembourg, sur le Panthéon, sur Montrouge, sur le Montparnasse. Quelques-uns de leurs obus tombèrent sur le Val-de-Grâce, où étaient nos blessés — et des leurs.
Et puis, le jour venu, ils reprenaient leur besogne contre nous.
Mais je dois dire qu'ils s'appliquaient principalement, à détruire les forts de Vanves et d' Issy, qui véritablement n'étaient pas de force à leur résister, se trouvant sous le feu direct de leurs batteries, et dont l' artillerie avait été tout de suite réduite au silence.
Le spectacle était vraiment terrifiant. Nous avions, à quinze cents mètres devant nous, le fort d'Issy, muet et ravagé. [le chiffre d'environ 18.000 obus, qui seraient tombés sur le fort et sa garnison, jusqu'à la capitulation, 28 janvier, est communément retenu] Toutes les embrasures étaient écroulées. Le pavillon central, dont l'horloge avait servi, au début du siège, à notre concours de pointeurs, n'était plus qu'un monceau de ruines. De temps en temps, avec la lorgnette, nous apercevions les hommes de la garnison travailler encore à refaire quelque abri, à traîner du côté des saillants de l' Ouest de petits obusiers [canon relativement court, longueur du tube comprise entre 10 et 25 calibres, qui peut effectuer du tir direct, du tir plongeant et du tir vertical.... ; Larousse] destinés sans doute à repousser un assaut possible ; mais ils ne montaient plus jusqu'aux plateformes ; ils n'essayaient plus de remettre en place leurs pièces démontées... À quoi bon? L'ouragan de fer soufflait sans cesse et soulevait comme des fétus leurs terrassements, leurs fascinages.
Le fort d’ Issy, après les bombardements, 1871
Sur le Web
Un autre effet curieux, — qui a peut-être frappé les Parisiens et surtout les Parisiennes plus que tout le reste, — c'était les petits nuages tout ronds de fumée, semblables à des étoupées d'ouate, qu'abandonnaient en l'air, au sommet de leur trajectoire et avant de retomber paraboliquement sur nous, ceux des projectiles allemands qui étaient envoyés de plus loin, en tir plongeant, et qui étaient munis de fusées non percutantes, mais fusantes.
Chaque fois qu'un de ces petits cumulus apparaissait dans un coin du ciel, la vigie criait : " Gare la bombe! " — quoique ce ne fût pas du tout une bombe, tirée par un mortier, mais un obus comme les autres, tiré par un canon, — alors chacun se défilait de son mieux.
Hélas, non! pourtant, chacun ne se défilait pas, et je touche ici un épisode un peu personnel sans doute, mais que je demande la permission de raconter tout de même, car il est tout à l'honneur de femmes françaises.
On avait naturellement interdit de la manière la plus rigoureuse l'approche de notre bastion — et sans doute des bastions voisins — pendant le tir. Il y allait de la vie pour quiconque se montrerait dans les terrains vagues ou dans les rues d'alentour, à plus forte raison sur le boulevard des fortifications. Le feu de l'ennemi ravageait tout.
Mais nous étions tous de Paris. Nos parents savaient quel drame se jouait, où leurs enfants avaient un rôle, et leur âpre désir de savoir, de connaître les périls qui nous menaçaient, quel était notre sort et si nous ne manquions de rien, faisait que la consigne était quotidiennement violée.
Nos mères, surtout, venaient. La mienne était du nombre, et, quittant l'ambulance de la Porte-Saint-Martin, où elle soignait les blessés, elle apparut un jour, avec d'autres dames, sur un amas de pierres et de gravats qui avaient été une maison.
Il y avait une accalmie, à ce moment, dans le tir, je ne sais pour quelle cause. Je me retournai, quittant des yeux cet horizon désolé de banlieue d'hiver, dont les moindres accidents de terrain m'étaient devenus familiers.
Je vis là-bas, toute droite et toute noire dans son manteau, la chère silhouette immobile, comme figée par la terreur.
On agitait des mouchoirs, de notre côté. De l'autre aussi. Entre nous, le terre-plein désert et le boulevard, où ne passait pas une âme. Sur tout cela, un tapis de neige épaisse et qu'un dégel paraissait à la fois avoir durci et mouillé.
Soudain, le cri habituel retentit : " Gare la bombe! "
Quelle angoisse nous saisit! Et avec quelle avidité nous fouillons l'espace, pour voir d'où viendra la mort, puis le sol, pour voir où elle est tombée!
Une explosion... Un éclat de rire!
Je regarde.
Le groupe des femmes aimées et demeuré à la même place.
Elles sont toujours debout.
Ce sont elles qui rient.
L'obus, en effet, n'a tué personne ; mais un pauvre et bon prêtre, l'abbé Rossi, qui accompagnait ma mère, entendant l'avertissement du factionnaire, s'est jeté à plat ventre, pour donner l'exemple peut-être, — exemple qui n'a pas été suivi, — et maintenant, étendu dans la neige humide, barbotant au milieu des pierrailles écroulées, il a toutes les peines du monde à se relever.
J'obtiens du lieutenant la permission de quitter la plateforme avec deux servants en armes, pendant qu'on réapprovisionne la pièce et je cours obliger ce public de femmes à se retirer, — tout en embrassant de mon mieux celle qui est venue là pour moi...
" L'engagement des femmes en 1870-1871 a été presque immédiatement occulté : la propagande patriotique a cantonné les Françaises au rôle de victimes de la barbarie prussienne...Pourtant, rengagement féminin est important et pluriel : des espionnes aux infirmières et des ouvrières aux combattantes, des femmes de tous les milieux ont participé à l'effort de guerre. Mais leur histoire, progressivement oubliée, n'a plus jamais été racontée. "
J' estime que la plus élémentaire pudeur veut qu'on ne s'étende point, après tant d'années écoulées, sur les évènements de guerre où l'on a été mêlé, surtout quand on n'a été que le témoin de la défaite. Les petites satisfactions d'amour-propre que l'on a éprouvées en faisant son devoir au grand jour disparaissent trop cruellement dans la désolation finale. Quelques joies qu'on ait eues, elles se sont abîmées dans la catastrophe à laquelle nul ne s'attendait, — que nos chefs, hélas!
Aussi ne dirai-je plus rien de la lutte inégale et pourtant obstinée que l'artillerie du bastion 67, n'ayant plus devant elles les ouvrages avancés de Vanves et d' Issy, désormais réduits à l'impuissance, eut à soutenir encore contre les batteries de Châtillon. Nous fîmes de notre mieux, voilà ce qu'on voulut bien reconnaître, et, jusqu'au bout, grâce aux dispositifs excellents prescrits par notre premier lieutenant, M. de Pistoye, grâce surtout à une gigantesque traverse qu'il avait fait élever dès le début et qui protégeait efficacement nos manœuvres, cinq de nos pièces purent tirer... et tirèrent.
Nous avions perdu pas mal de monde déjà, — environ douze tués et vingt-cinq blessés, — quand se produisit l'incident que je vais rapporter, pour en finir sur ce sujet.
Un jour, ce devait être le 9 janvier [1871], nous étions en pleine action, vers une heure de l'après-midi, quand la sonnerie " Au parlementaire " ayant retentit au pont de Sèvres, pour un pourparler d'échange, on ordonna de proche en proche à tous les bastions de l' Ouest de cesser le feu.
Cela venait fort agréablement pour nous! Je le dis sans fausse honte ; nous avions très faim, là-haut, tout en servant les pièces ; et quand à ceux de nos camarades qui, devant faire la relève, se reposaient en attendant, au fond des casemates, ils avaient beau dormir de leur mieux, cela sans doute ne leur emplissait pas l'estomac. Au surplus, le silence qui succédait au vacarme assourdissant des explosions les réveilla tous et les jeta au grand jour.
Sans perdre de temps, le capitaine Lahr voulut profiter de ce répit pour apporter à l'ensemble de nos défenses quelques réparations nécessaires. Sur son ordre, nous quittâmes les pièces chargées, pointées sur les différents objectifs d'où étaient venus les derniers coups, et nous descendîmes au terre-plein, afin de collaborer surtout à la remise en état des chemins de batterie par où devaient passer nos pourvoyeurs.
Ceux des casemates firent comme ceux des plateformes, tout en mordant avec voracité dans les morceaux de pain, et bientôt ce fut, par tout le bastion, un mouvement et une activité extraordinaires.
Les brouettes, les pelles et les pioches étaient dans toutes les mains, et l'on travaillait ferme, en haut, en bas, partout.
Soudain, un bruit bien connu nous fit lever la tête : un gros projectile venait sur nous. Les outils tombèrent : une fuite éperdue commença dans toutes les directions, tandis qu'au beau milieu du bastion, un obus énorme, lancé par l'ennemi, en violation de toutes les lois de la guerre et au mépris de la trêve déclarée, explosait en produisant des ravages épouvantables. Deux de nos camarades étaient tués sur le coup ; huit autres étaient blessés ; notre capitaine tombait, l'épaule déchirée par un éclat en fonte. Je compte pour rien les travaux bouleversés, les armements détruits, la face interne d'une de nos casemates fortement ébréchée...
Jamais projectile ne nous avait fait jusqu'alors autant de mal. Celui-là, venu de la droite et nous prenant pour ainsi dire en écharpe [prendre en travers ; l'écharpe désignait au XVIIe siècle une pièce de vêtement que l'on passait obliquement de l'épaule droite à la hanche gauche. Par extension, l'expression " prendre en écharpe " désigne un mouvement opéré par le côté, de biais ; Linternaute], avait surpris en plein travail et en pleine sécurité tout le monde, en causant des pertes cruelles.
Sans se consulter, sans attendre un ordre, tous les servants s'étaient élancés vers les pièces ; mais la plupart d'entre elles n'avaient vue que sur Châtillon, Sèvres ou Meudon. Une seule voyait le pavillon de Breteuil [ " ancien trianon du château de Saint-Cloud, aujourd'hui détruit, situé dans le parc de Saint-Cloud, rattaché à la commune de Sèvres ; depuis 1875, c'est le siège du Bureau international des poids et mesures : BIPM... " ; source], d'où était venu le coup : c'était la mienne.
Et justement elle était pointée dans cette direction.
Tandis que nous nous hâtions vers notre poste, une détonation retentit. Je m'arrêtai, surpris, en croyant reconnaître un son familier.
Puis je repris ma course et j'arrivai à la plateforme, où je trouvai mon pointeur servant, Perrenot, qui tenait encore en main le tire-feu [instrument pour mettre le feu à la charge d'un canon par inflammation d'une étoupille ; Larousse].
Un reste de fumée sortait de la volée, rentait par l'embrasure et me fouettait le visage.
Perrenot me dit :
— C'était pointé ; j'ai tiré...
Au même instant, une colonne blanche, massive, changeante, traversée d'éclairs et faite de tourbillons, s'élevait sur la côte boisée, au-dessus de Saint-Cloud ; et puis, quelques secondes plus tard, une épouvantable déchirure de l'air laissait venir jusqu'à nous un écho de tonnerre.
— Tu as rudement bien fait, répondis-je.
Notre lieutenant, à son tour, était arrivé. Il nous trouva tous grimpés sur l'épaulement et dévorant des yeux ce point de lignes prussiennes où quelque grave évènement venait à coup sûr de se produire.
— Qui a tiré? demanda-t-il, après avoir examiné le nuage de fumée qui, maintenant, s'étendait lourdement sur toute la crête.
— C'est Perrenot, mon lieutenant, répondis-je.
— Eh bien, fit M. de Pistoye, que je voyais ému pour la première fois, je crois que Perrenot a fait sauter leur poudrière.
C'était vrai! En réponse au coup, traîtreusement tiré, qui nous avait fait tant de mal, mon brave camarade, par une de ces initiatives dont le soldat français est seul capable, avait donné à l'ennemi cette formidable leçon. Avec la rapidité de l'éclair, voyant d'où l'on avait tiré, il avait enfoncé une étoupille dans la lumière, accroché son cordon et donné le coup sec de la bobine courante comme le nœud d'arrêt... Il n'en avait pas fallu davantage pour faire exploser, à trois kilomètres de là, un amas de gargousses et d'obus dans un magasin de l'ennemi!...
Avec quelle perte d'hommes, on peut l'imaginer sans peine, mais nous n'en savions naturellement rien encore.
Le pavillon de Breteuil ; cliché pris " entre 28–01–1871 et 16–3–1871 " ; auteur : Blancard, Hippolyte, 1843 - 1924, photographe. Source
Comme l'évènement s'était produit en pleine trêve et au moment où des conversations se poursuivaient non seulement entre des officiers des deux armées, mais aussi entre des riverains des deux côtés, on sut bientôt, au Louvre, ce qu'il en était résulté, et le lendemain nous eûmes, au bastion, un spectacle émouvant.
Le général Trochu, suivi de tous son état-major, vint, comme il dit, " nous rendre visite ". Il alla d'abord voir notre chef blessé, lui annonça la récompense due à son courage ; puis il monta aux pièces et en passa l'inspection. Il se fit présenter les hommes qui servaient la mienne, et, s'arrêtant devant Perrenot, il lui plaça sur la poitrine la croix de chevalier de la Légion d'honneur, en lui disant :
— C'est avec des soldats comme vous et vos camarades que Paris peut tenir l'ennemi en échec. Ce n'est pas moi qui vous décore, c'est lui.
À ce moment-là, je l'atteste, et quoi que nous eussions bien souvent médit du gouvernement, il n'était pas un de nous qui ne se fût fait tuer sur un simple signe de sa main.
Longtemps après qu'il nous eut quittés, et tout en nous remettant à tirer " pour essayer d' EN faire sauter une autre ", nous continuions à nous entretenir de cet épisode, glorieux pour la première batterie mobile de la Seine.
Quand à Perrenot, le lieutenant de Pistoye, devenu capitaine par intérim, lui avait immédiatement donné une permission de toute la journée, afin qu'il pût aller " à Paris " montrer sa croix toute neuve à sa famille. Nous le revîmes que le lendemain, joyeux certes, comme il devait l'être, mais avec une ombre de tristesse dans le regard quand on lui parlait des siens, car il les avaient trouvés mourant de faim [" ... « Les vivres sont difficiles à avoir, la viande de boucherie ne manque pas, mais on est obligé de faire la queue pendant quatre ou cinq heures, exposé à la pluie, pour obtenir quelques bribes de viande. Du fromage, on ne peut plus en avoir ; les conserves sont hors de prix ; […] du beurre, il n'en existe plus chez les marchands, même fondu ou salé " [...] « on dit que nous sommes à bout de nos bœufs et de nos moutons, et l'on parle de nous mettre, pendant trois jours, à la viande salée, et pendant trois jours à la viande fraîche de cheval » [...] « Presque plus de voitures, car les chevaux sont dépecés aux étaux des bouchers » ] « on vient d'assassiner tous les animaux du Jardin d'Acclimatation pour les livrer à l'alimentation. On a cependant épargné les chameaux et les éléphants. Adieu donc, gentils canards à aigrettes lamées d'or et d'argent ! Adieu, daims gracieux, ours mal léchés, renards malins et stupides bisons … vous êtes livrés à l'appétit de la Ville-Gargantua ». Et le 4 décembre il nous apprend que « la boucherie anglaise du faubourg Saint-Honoré a la spécialité de la viande provenant des animaux du Jardin d'Acclimatation : biches, kangourou, bison, cygne, etc. ». Information confirmée le 6 par Edmond de Goncourt : « Aujourd'hui nous avons, sur la carte des restaurants, du buffle, de l'antilope, du kangourou, authentiques ». [...] Le 31 décembre Edmond de Goncourt erre, désemparé, dans les rues de Paris. « J'ai la curiosité d'entrer chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Il y a au mur, accrochée à une place d'honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l'éléphant du Jardin d'acclimatation ». Et, le même jour : « Ce soir, je retrouve, chez Voisin, le fameux boudin d'éléphant, et j'en dîne ». Déjà, dans son menu du jour de Noël 1870, ce même Voisin proposait un consommé d'éléphant, servi après une tête d'âne farcie, et avant du chameau rôti à l'anglaise, du civet de kangourou, des côtes d'ours rôties, du chat flanqué de rats, et de la terrine d'antilope … " ; source]
C'étaient des pauvres gens, le père quasi-infirme, la mère toujours malade... Et mon brave pointeur-servant se disait que si, au lieu de venir tirer le canon avec nous, il avait pu demeurer auprès d'eux, la misère ne fût jamais entré au logis.
Âpre et douloureuse philosophie de la guerre! Les meilleurs, les plus vaillants et même les plus heureux y perdent toujours quelque chose.
Jardin d'Acclimatation : abattage de l’éléphant, Gravure anonyme. Paris musées collections
Tandis que les trompettes sonnent, que les régiments marchent, que la poudre éclate et que l'incertaine victoire vole d'un parti à l'autre, reposant ses ailes tantôt sur les drapeaux de l'assiégeant, tantôt sur les remparts à demi-ruinés de l’assiégé, tandis que les croix d'honneur étincellent sur les poitrines et que les acclamations enthousiastes saluent des exploits héroïques, il y a, sur un grabat, dans un coin de mansarde, une vieille femme qui souffre et qui pleure.
Ce n'est pas la Patrie, certes! Mais c'est la Mère...
XI
Un dîner chez Hippolyte Cogniard. — Le riz et le cheval. — Un rat à l'étuvée. — Le pain de soldat et le pain civil. — Tueurs de moineaux et tueurs de chiens. — Un couvent original.
... Et moi aussi, j'eus une " permission " pour aller à Paris!... J'en profitai, et m'en fus, dès le petit matin, par les rues désertes, vers le cœur, si lointain, de la Ville.
De cette longue journée de repos passée toute entière entre ma chambre de garçon, où j'étais allé tout d'abord me déséquiper, et le foyer de famille, je ne retiendrai que deux faits.
Dans ma chambre, je laissai, pour les reprendre le soir, mon sabre et un revolver chargé, dont je ne me séparais guère, ayant eu quelquefois à me défendre contre des rôdeurs.
Malheureusement, ma concierge, m'ayant vu passer, monta dès que je fus reparti, pour mettre un peu d'ordre dans le logis abandonné depuis cinq mois.
Elle essuya, frotta, balaya, et elle commit l'imprudence, en poursuivant sa besogne, de manier sans précaution le pistolet déposé sur la cheminée. Un coup partit, et la femme se crut morte, quand elle aperçut, à travers la fumée, sa figure trouée d'une balle... dans la glace brisée!
On la releva, quelques instants après, évanouie, tenant encore d'une main son chiffon et, de l'autre, " l'arme fatale ".
Elle eut, plus tard, quand je quittai cette demeure, la conscience de ne point me compter le bris d'un miroir, comme " réparations locatives ".
***
Et le soir, je dinai, avec les miens, chez notre vieil ami Hippolyte Cogniard [Jean-Hippolyte, 1807-1882, surnommé avec son frère, Charles-Théodore, 1806-1872, « les jumeaux siamois du vaudeville », ils sont à la fois auteurs dramatiques et directeurs de théâtre : les Folies dramatiques, le Théâtre des Variétés, etc., 1855 ; on leur doit un nombre incalculable de vaudevilles, revues, féeries et opérettes ; en 1845, Hippolyte prend seul la direction du Vaudeville puis des Variétés, 1854-1869, où il impose l'opérette. C'est sous sa direction que Jacques Offenbach crée ses œuvres les plus marquantes : La Belle Hélène, Barbe-Bleue, La Grande-duchesse de Gérolstein et La Périchole. En 1869, il acquiert pour le compte de son fils Léon le Cirque-Impérial qu'ils rebaptisent Théâtre du Château d'Eau et dont il prend la direction à la mort prématurée de celui-ci, en mars 1870 ; source] alors directeur de ce qui avait été le Théâtre du Prince-Impérial et de ce qu'on appelait désormais le " Nouveau Cirque ", rue de Malte.
Notre amphitryon avait ce genre d'esprit bienveillant à la fois et pince-sans-rire dont le célèbre dramaturge Adolphe Dennery [Adolphe Philippe d' Ennery, 1811-1899 ; romancier et dramaturge] fut, longtemps encore après lui, un si parfait modèle. Il riait de tout, très doucement et, quand il le fallait, avec une pointe d'émotion charmante. Patriote en cheveux blancs, il aidait à soigner les blessés à l'ambulance de la Porte-Saint-Martin, rimait des vaudevilles, administrait son théâtre et se prétendait toujours trop vieux et trop fatigué pour ne rien faire.
Charles-Théodore et Jean-Hippolyte Cogniard ; lithographie 1839
À suivre
Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 112-132
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