Transition énergétique : l' éolien à l'arrêt, victime du coût exorbitant du cuivre, de l’acier, du béton, etc.? C'est le pari du gouvernement

  " On ne doit pas acheter un allié douteux au dépens d'un allié fidèle "
Napoleon Ier

  En attendant, on surveillera, dans les mois à venir, si les décisions préfectorales, des Cour administratives d'appel et du Conseil d'État, viennent confirmer tout cela ou... non.
  À suivre.

   L'auteur de l'article, Jean-Marc Frenove, est un ancien professeur d'économie à l'université d'Abidjan : Côte d'Ivoire.

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Arrêt de l’éolien, l’impossible aveu

Jean-Marc Frenove 


  La grande journaliste et écrivain Catherine Nay, qui a ses entrées dans les arcanes du pouvoir, toujours extrêmement bien informée, a déclaré aux Grandes voix d’Europe 11 que le gouvernement va arrêter discrètement la construction des éoliennes en raison du coût exorbitant du cuivre, de l’acier et du béton.
  Discrètement ? Les voyez-vous nous dire : “ Nous sommes des imbéciles, nous vous avons embarqués dans une aventure sans avenir, inutile, terriblement coûteuse et qui met en danger la planète par son épuisement des ressources ” ? Ils préfèrent laisser pérorer leurs clowns écologistes qui ne savent même pas faire une règle de trois.

En danger, la planète ? Lisez plutôt
  Selon Olivier Vidal, géologue et Directeur de Recherche au CNRS, les consommations exprimées en kg par Mégawatt-heure des 3 matières premières essentielles à la construction des éoliennes et des centrales nucléaires, en tenant compte de la durée de vie des unes et des autres, sont les suivantes 2 :
    – 45,3 fois plus de cuivre pour l’éolien que pour le nucléaire
    – 19,8 fois plus d’acier pour l’éolien que pour le nucléaire
    – 10,6 fois plus de béton, toujours pour l’éolien comparé au nucléaire
  Notons en plus que béton, acier et cuivre émettent de grandes quantités de CO2 pour leur fabrication, et pour leur mise en œuvre. Tout ceci pour des machines aléatoires, arrêtées la plupart du temps.
  Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’une énergie aussi anémique, qui nécessite de construire et de raccorder entre elles des centaines de milliers de machines, fera monter le prix des matières premières à un niveau intenable pour l’ensemble des industries. Le prix du cuivre surtout est très inquiétant, et les matériaux de construction ne sont pas en reste.
  Or, cet aveu du coût exorbitant recueilli en sous-main pourrait nous faire croire que M. Macron reste l’homme sage, le Deus ex Machina qui va in fine arrêter le bateau fou.
  Pourtant, croyez-vous que cela le gêne de jeter l’argent des français par la fenêtre ? La réalité est que ce Président qui a arrêté Fessenheim et Astrid, et dont les parrains socialistes ont fermé Creys-Malville, ne sait même plus où il habite dans le domaine archi-vital, il ne le sait pas, du système énergétique français, et il ne veut surtout pas reconnaître que c’est la nouvelle Assemblée qui va lui montrer le chemin. En effet, la nouvelle composition de l’hémicycle ne va pas le laisser brader ni barder la France de moulins à misère achetés à l’étranger. La position du parti RN, 90 députés, est extrêmement claire, et il se trouve que la plupart des 61 élus LR, débarrassés de Valérie Pécresse sur laquelle planait l’ombre de son encombrant mari, sont très clairement anti-éoliens. Xavier Bertrand a fait voter dans la région qu’il préside un budget pour soutenir les associations anti-éoliennes, et beaucoup de membres de LR sont dans la même mouvance.
  Tous ces élus ne laisseront passer aucune des lois liberticides qui veulent par exemple empêcher les recours des riverains contre les implantations éoliennes. Quant au groupe présidentiel, il comprend un certain nombre de députés de province peu soucieux de voir se dresser chez eux les parcs à hélices générateurs de mécontentements, et l’on voit mal M. Macron s’appuyer sur les braillards de LFI pour faire passer de telles lois.
  Les vrais écologistes que nous sommes, soucieux de nos enfants, reprennent espoir.

Notes
1. Les Grandes Voix d’Europe1 samedi 25 juin, 31ème minute
2. L’éolien terrestre et l’éolien en mer ont des chiffres très peu différents, nous avons pris la moyenne arithmétique entre les deux sources.

  Sur le web

1979-2022 : la chasse au gaspi signe son come-back ; mais cette fois-ci, la situation est encore pire qu'avant

  Donc, on résume : les politiques français, sous l'égide de l' Union européenne, ont mené depuis l'an 2000, une politique " verte et durable ", créant le marché de gros de l' électricité et favorisant la production EnR, éolien, solaire, biomasse, méthanisation, etc., et de leurs inévitables partenaires gaz + charbon, formidablement subventionnée à l'argent public, au détriment de la production nucléaire, et donc, de l'indépendance énergétique du pays et l'abandon progressif d'un KWh bon marché ; or, ces mêmes politiques viennent, aujourd'hui, nous expliquer que le résultat de leur travail ayant engendré un prix de l'énergie astronomique et une dépendance incontournable aux énergies fossiles, que c'était aux citoyens de payer les dégâts ; et que, dorénavant, ils devaient apprendre la sobriété au quotidien, sous peine de restrictions arbitraires.
  Qu'en pensent les Français? Pas grand chose, ils sont en vacances...

  Pour la séquence revival, c'est ICI

 

 
 
 
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Indépendance énergétique : agir fort à court terme 

JF Raux

   Oui, les économies d’énergies c’est très bien, mais cela ne suffit pas : quelques exemples pour une indépendance énergétique plus rapide avec les moyens existants.

   Apprécions à sa juste valeur cet appel de nos deux économistes [la tribune de MM.Gollier et Glachant] : c’est efficace, c’est « patriotique » : cela soude et implique les peuples d’Europe dans une même réponse à Poutine, et c’est peut être là l’essentiel puisque, selon moi, on n’évitera pas une confrontation militaire avec la Russie pour sauver nos démocraties.
  Mais restons sur le plan énergie.
  Économiser, c’est nécessaire, mais c’est bien sûr largement insuffisant pour se défaire des fossiles russes.
  Il est urgent, non seulement de réduire la consommation de fossile, mais la supprimer est encore plus efficace.
  Et des actions rapides sont possibles pour ce faire. Prenons deux exemples, l’un dans la consommation, l’autre dans la production.
  L’exemple du chauffage au gaz. Il est facile de l’éradiquer dans plus de 80% des cas. De nombreuses solutions techniques existent, sont matures et on dispose d’un réseau de professionnels pour les implémenter [réaliser une implémentation : mise en place sur un ordinateur d'un système d'exploitation ou d'un logiciel adapté aux besoins et à la configuration informatique de l'utilisateur ; Larousse ; adapter son confort thermique et réaliser des économies d'énergie] chez le client. La plus performante est évidemment la Pompe à Chaleur, mais il est existe aussi des solutions bois, à pellets, et sans doute d’autres
  Le problème est évidemment le financement : plus le différentiel entre le prix de l’électricité et celui du gaz, est fort, plus le temps de retour, le retour sur investissement, c’est à dire en combien d’année les économies réalisées remboursent l’investissement, est court.
  Cela suppose que le prix de l’électricité ne s’aligne pas sur le prix de gaz, à des niveaux stratosphériques, comme cela se fait en Europe actuellement à cause d’un marché mal conçu. Ceci est particulièrement visible en France qui a un parc de production d’électricité atypique en Europe, décarbonée à 95% et des coûts de production fiables grâce à son nucléaire et à son hydraulique, et marginalement, grâce aux solaire et à l’éolien. Avec un prix de l’électricité basé sur les coûts de production, le transfert chauffage gaz vers chauffage électrique pourrait se faire avec des temps de retour faibles. Surtout si on les réduit encore en ré-allouant massivement le dispositif d’aide de l’état à ce type d’action. Certes, il faudrait aussi tordre le coup aux règles de marché actuelles ; constatons que le marché n’est qu’un outil, pas un dogme. Donc, pilotons-le par les objectifs politiques,  pas par les moyens technocratiques.
  Ce que je viens de dire pour le chauffage gaz est aussi valable pour le chauffage fioul, bien sûr, avec la même problématique.
  Il est évident, en outre, que ce type d’opération « coup de poing » créerait des milliers d’emplois chez les professionnels concernés, donc beaucoup de PME ou ETI en Province.
  Rappelons, ce type d’opération on l’a déjà réussie en France, lors du lancement du parc nucléaire, dans les années 80 puisque le but était de « chasser » le pétrole, le fioul : et cela a fort bien marché.

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  Allons plus loin, coté production. En France, on a un parc nucléaire performant, qui connaît deux « insuffisances » si on veut accélérer l’atteinte de l’indépendance énergétique. Il manque 15GW en gros de production nucléaire par rapport à la performance du parc dans l’avant dernière décennie. De plus, le parc « module » de plus en plus, car à la modulation horosaisonnière classique, s’ajoute la modulation en back-up des ENR intermittente. Moduler c’est faire varier la production nucléaire, donc se priver volontairement d’une partie du potentiel de production des réacteurs, donc sous-utiliser un ou plusieurs réacteurs.
  On pourrait donc demander à EDF de retrouver rapidement le niveau de performance historique.   Cette question est cruciale et n’est pas clairement mise sur la table.
  On pourrait aussi changer le mode d’exploitation du parc nucléaire et le faire produire au max de manière régulière ou quasi régulière toute l’année, comme cela se fait aux USA, donc ne plus moduler. Si, alors, il y a trop de production pour la France, elle pourrait être exportée massivement pour réduire chez nos voisins la consommation de gaz et/ou de charbon russes, ces fossiles géopolitiquement, et climatiquement, nuisibles ! Cela éviterait à l’Allemagne de remettre des centrales à charbon en route pour moins consommer de gaz popov [russe, soviétique].
  Là encore, il faudra changer quelques règles d’organisation du marché européen. Mais c’est pour une cause noble, très noble. On ne peut demander aux citoyens d’Europe de faire des efforts, si on ne demande pas aux technocrates du marché d’adapter les bonnes règles pour le même objectif : réduire la dépendance à Popov. Le politique doit avoir la primeur.
  Je suis parti de l’exemple de la France, pour deux raisons. La France a déjà cette experience, dans les années 70-90 de placer l’indépendance énergétique du pays en tête de ses politiques, avec réussite. La France peut, si elle le veut, très rapidement sortir du chauffage gaz ou fioul dans l’habitat et le tertiaire. Dans d’autres secteurs aussi, bien sûr, mais je ne veux pas être trop long.
  Tous les scenarios énergétiques actuels sont donc à revoir en plaçant l’indépendance énergétique en premier objectif politique, sans abandonner le climat, bien sûr. Cela change tout, puisque l’on ne peut plus compter en Europe sur des imports de gaz pour assurer le passage vers le « net zéro ». Il y a d’autres causes plus techniques aussi.
  En saluant La Tribune de Gollier et Glachant, j’ai donc aussi envie de leur demander de prolonger leurs efforts pour tracer les voies les plus efficaces pour sortir rapidement, en moins de cinq ans, des fossiles : gaz et pétrole.  C’est bon pour l’indépendance énergétique. Et c’est faisable puisque les solutions sont là, jouables à court terme.
  Je sais aussi que de nombreux experts et professionnels auront à coeur de reprendre, de chiffrer, d’expliciter ces actions très concrètes pour une cause doublement noble : sauver nos démocraties et contribuer à lutter contre le changement climatique.
  D’autres voies pourraient être creusées, bien sûr. Mais commençons par ce qui rapidement enclenchable.

 Sur le web 

Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode I



Avant-Propos
   Ce n'est pas avec les documents qu'on écrit l' Histoire, c'est avec des souvenirs.
   Quand un temps voulu s'est écoulé, depuis les évènements formidables qui ont bousculé la face d'un peuple, c'est dans la mémoire survivante des contemporains du sinistre qu'il faut chercher les éléments de la vérité définitive, telle que l'enregistrera la postérité.
   On n'a presque rien écrit encore sur ce que l'on pourrait appeler l'intimité du Siège de Paris. La jeunesse de 1913 ignore à peu près tout ce qu'a pu faire la jeunesse de 1870, dans la capitale de la France, pour défendre la ville et pour sauver l'honneur.
   Que tous les témoins de cette époque imitent notre exemple : qu'ils racontent loyalement tout ce qui s'est accompli sous leurs yeux pendant quatre mois et demi d'investissement! Qu'ils rendent hommage à la bravoure, au dévouement, à l'héroïsme des uns ; qu'ils signalent sans faiblesse l'insuffisance ou la duplicité des autres! Qu'ils donnent le plus de détails possible, avec toutes ce notes sur des " Choses vues " que, plus tard, nos enfants pourront nous juger, sans appel.
  Ch. L.

 I

 
En attendant l'investissement. — Les sergents de ville de l'Empire devenus " auxiliaires " de la Garde mobile. — Terrassements. — Les premières factions de nuit. — Châtillon.
  ... Nous commencions à nous demander si l'on nous appellerait jamais! tandis que se livraient les premières batailles de la campagne, les bureaux de la Guerre, surchargés de besogne, et à peine capables de réunir correctement sur les points désignés toutes les divisions de l'armée active, semblaient avoir tout à fait renoncé à convoquer les jeunes soldats de la Garde mobile [ " La Garde nationale mobile, appelée les Mobiles en abrégé, et les moblots familièrement, fut créée par la loi du 1er février 1868 afin de concourir comme auxiliaire de l'armée active à la défense des places fortes, villes, côtes, frontières de l'Empire, et du maintien de l'ordre intérieur. [... ] Lorsque la Guerre franco-allemande éclata en juillet 1870, la Garde mobile, ne parvenant pas à s'organiser, ne figurait sur les registres que pour mémoire : déclaration du maréchal Le Bœuf, ministre de la guerre en 1870. Les Mobiles étaient médiocrement armés et entraînés. Les unités manquaient souvent de cohésion et d'instruction ; elles étaient encadrées et disciplinées d'une façon très variable mais presque toujours insuffisante. Or, deux mois après le début de la guerre, les combats avaient englouti les 9/10e de l'armée régulière. La Garde mobile se trouvait alors représenter à elle seule l'essentiel des forces armées françaises. C'est avec cette ultime ressource que la Nation, devenue républicaine, opposa à l'envahisseur une résistance militaire prolongée durant six mois. Le courage, l'abnégation, l'héroïsme, en dépit de leur impréparation à la guerre, sont à mettre au crédit de ces unités : pendant le siège de Paris, la garde mobile est de tous les combats... " ; source], les moblots, comme on disait alors. Quelques bataillons, après Woerth [" Dès le début de la guerre franco-prussienne, en août 1870, les armées françaises subirent de graves revers en Alsace. Ayant dû évacuer Wissembourg, Mac-Mahon se replia dans la région des villages de Woerth, Froeschwiller et Reichshoffen, où il était résolu à venger son premier échec. Vivement attaqués le 6 août, les Français résistent tant bien que mal, mais ils sont bientôt tournés sur leur droite par les Prussiens, près de Morsbronn. C’est alors que les cuirassiers du général Michel et les lanciers chargent pour enrayer un éventuel encerclement. Mais ils vont jusqu’à s’engager dans la grand-rue de Morsbronn où ils sont littéralement exterminés par les Prussiens embusqués dans les maisons. Mac-Mahon se décide alors à la retraite... " ; source] avaient été cependant lancés au hasard sur les routes de l'Est, et, peu surveillés, mal nourris, à peine armés, ils avaient causés quelque désordre, à Châlons, en pillant des trains de vivre.

 


Un officier de la garde nationale de la Seine... dans toute sa splendeur. Source

   On annonçaient que d'autres allaient venir, de la Bretagne, de la Côte-d'Or et de l'Aube, notamment pour tenir garnison à Paris.
  Pour l'artillerie, dont j'étais, aucun appel encore! Il fallut Sedan [1 septembre 1870, défaite des troupes françaises par les Prussiens qui entraîna la capture et la chute de Napoléon III, la proclamation de la république à Paris, et termina la première phase du conflit. ; Larousse] la chute de l'Empire et la menace d'un prochain investissement de la Capitale pour qu'on nous enjoignît de nous présenter, le 10 septembre — on se battait depuis un mois! — à nos postes respectifs.
  Le mien était au bastion 67, au Point-du-jour [16ème arrondissement], à l'extrême saillant de Paris. La Seine, en aval du viaduc, était bordée, comme elle l'est encore aujourd'hui, par une longue courtine de pierre [mur joignant les flancs de deux bastions voisins. ; Larousse] presque sans épaulement [massif de maçonnerie servant à épauler : se dit parfois d'un contrefort, d'un mur de soutènement. ; Larousse] Des fusiliers marins et des canonniers de la flotte y campaient déjà, prêts à servir une batterie encore absente ou à prendre part à la défense du glacis et de la Porte de Versailles, toute voisine.
  Nous nous installâmes auprès d'eux, dans le bastion tout neuf où l'on n'avait pas donné un coup de pioche depuis Louis-Philippe [Ier, 1773-1850 ; roi des Français 1830-1848 ; "... le 24 février, le roi abdique en faveur de son petit-fils, le comte de Paris, mais la révolution balaie la dynastie. Louis-Philippe doit fuir en Angleterre, où il meurt deux ans plus tard... " ; source].


En 1871, 94 bastions ponctuaient l'enceinte de Thiers, 1841-1845, entourant Paris.


  Pas une traverse. pas un magasin à poudre. Pas une plate-forme. Pas un gabion [panier cylindrique sans fond, rempli de terre ou de cailloux et fait de branchages entrelacés ou de grillage, qui servait de protection dans la guerre de siège jusqu'au XIXe s ; a été remplacé au XXe siècle par le système du sac de sable, plus simple à créer et à utiliser ; Larousse] Pas une casemate [organe protégé, actif ou passif, employé en fortification pour loger des troupes, des approvisionnements ou des armes ; synonyme : blockhaus ; Larousse] Tout était à faire. Je me rappelle notre stupeur à tous en trouvant, couchés à terre, des canons de 24 siège en bronze, des pièces de 30 de la marine, qui " avaient l'air " d'être en acier, et même de petits obusiers de 12, pour le flanquement et la protection, des fossés, le tout démonté, gisant au hasard, comme si une corvée gigantesque de pourvoyeurs d'armes les eût laissés tomber en passant, sur les remparts sans embrasures.



Caricatures de Louis-Philippe Ier par Charles Philipon : 1831. Ph. © Archives Larousse

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   Nous étions des artilleurs improvisés, parisiens de toutes les origines et promis ou déjà voués à toutes les professions ; mais comme, au fond, nous appartenons à une race essentiellement militaire, quoi qu'il nous plaise quelquefois d'en dire, nous eûmes vite fait de nous installer et de nous mettre à la besogne.
  Notre capitaine, M.Lahr, avait servi. Pour le moment, il était employé à l' Hôtel de Ville, dans je ne sais quel bureau. Le véritable chef de la batterie était le lieutenant, en premier, de Pistoye, un ingénieur qu'assistait de son mieux le lieutenant en second Sainte-Marie.
  Des sous-officiers solides nous encadraient. Les brigadiers avaient été nommés au hasard, sans doute à la suite de quelques recommandations. Dans le nombre, il s'en trouva de bons.
  Quant à la troupe, elle fut tout de suite disciplinée, zélée, ardente.
  Les commencements nous parurent tout de même un peu rudes. Remuer de la terre, pour établir les " traverses ", les " merlons " [levée de terre dont on entoure les dépôts d'explosifs ou les bâtiments, dans une poudrerie. ; larousse], les " cavaliers " ; creuser et maçonner des casemates, " damer " le sol ; préparer des embrasures, tresser des branchages pour en former des claies, des gabions ou des " saucissons " ; procéder aux manœuvres de force nécessaires pour le montage des pièces, — tout cela était sans doute indispensable, et nous le comprenions bien ; mais je sais que, pour ma part, ce fut un dur apprentissage.
  Personne, cependant, ne se plaignit, et je dois même dire que la bonne humeur et l'entrain au travail de ceux d'entre nous qui sortaient à peine du lycée sembla conquérir d'emblée l'estime et l'amitié des autres, de ceux qui sortaient tout simplement de l'atelier ou du chantier, et qui, plus tard, y retourneraient... si la guerre les laissait vivants.
  Toutes les jalousies sociales et toutes les préventions de classes disparaissaient dans le péril commun et dans la solidarité au travail.
  Ah! je vous jure bien qu'il n'y avait pas d'antimilitaristes au bastion 67!
 


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   Un matin c'était cinq ou six jours après le commencement de nos travaux , nous trouvâmes en arrivant au bastion, car on nous avait provisoirement cantonnés dans deux villas de la route de Versailles, une cinquantaine d'hommes rangés devant nos terrassements.
  C'étaient de forts gaillards, de vieux soldats évidemment. Affublés de vareuses noires, de pantalons de coutil [tissu d'armure croisée, très serré, qui se fait généralement en uni ou à rayures de couleurs tissées, parfois aussi à dessin Jacquard, utilisé principalement pour la confection des matelas, des vêtements de travail et de chasse ; Larousse] et de simples képis à bande rouge, ils gardaient, sous leur triste défroque, une attitude très digne où il y avait de la résignation. Ils étaient sans armes. presque tous portaient la grosse moustache et " l'impériale " au menton. Ils ressemblaient ainsi plus ou moins à Napoléon III [Charles Louis Napoléon, 1808-1873 ; en 1848, il devient Président de la République pour un seul mandat de 4 ans ; " ... En 1851, il souhaite changer la constitution pour pouvoir se présenter à nouveau mais l’Assemblée législative refuse. [...] Louis-Napoléon décide d’organiser un coup d’État et choisit la date du 2 décembre 1851. C’est une date symbolique importante : le 2 décembre 1804, son oncle Napoléon Ier avait été sacré Empereur, puis un an plus tard, le 2 décembre 1805, remportait la bataille d’Austerlitz. Le matin du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon proclame la dissolution de l’Assemblée nationale législative, le rétablissement du suffrage universel masculin, et annonce de nouvelles élections. Il a demandé à l’armée d’occuper Paris afin d’empêcher toute opposition. Des Parisiens se révoltent et dressent des barricades, mais l’opposition est bien plus grande en province : plusieurs milliers de personnes sont arrêtées, et beaucoup sont envoyées en Algérie ou en Guyane : beaucoup seront graciées l’année suivante. Les 20 et 21 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte demande aux Français s’ils approuvent son coup d’État lors d’un plébiscite : les électeurs doivent répondre par oui ou par non à une question. 76% des votants acceptent le coup d’État et confirment ainsi Louis-Napoléon au pouvoir. En janvier 1852, une nouvelle constitution donne le pouvoir pour dix ans au Prince-Président... " ; source] à celui que, depuis Sedan, nous appelions tous, furieusement, " Badinguet " [surnom donné par les républicains à Napoléon III : du nom de l'ouvrier qui lui avait prêté ses habits lorsqu'il s'évada du fort de Ham, en 1846, Larousse ; l'impératrice Eugénie était quant à elle surnommée " badinguette "]
 

Portrait de Napoléon III, affublé de la fameuse " grosse moustache et " l'impériale " au menton " ; photo de Gustave le Gray, 1820-1884. Source



Badinguette. Collection de caricatures et de charges pour servir à l'histoire de la guerre et de la révolution de 1870-1871 : Vol. 1, p. 71

  On nous dit point ce qu'était cette troupe mystérieuse, mais on ordonna simplement à ceux qui la composaient de nous aider de leur mieux à mettre en état la batterie, et bravement, sans aucune hésitation, ils prirent des outils, dédaignant même de se dévêtir pour être mieux à l'aise...
  Nous, avec l’égoïsme tranquille de la jeunesse, nous comprîmes aussitôt qu'ils allaient faire pour nous le gros de la besogne, et ils s'en acquittaient si bien, en effet ; les tas de terre fondaient si vite sous leurs pioches ; leurs robustes pelletées étaient lancées si haut sur l'épaulement ; ils faisaient avec tant de promptitude et d'adresse rouler les brouettes sur les pentes et nivelaient si adroitement les plates-formes, que nous finissions par les regarder avec une sorte de pitié admirative.
  Ils semblaient que nous fussions des surveillants et qu'ils fussent, eux, les forçats.
  C'est un homme de la batterie, un servant de gauche de ma propre pièce, un brave garçon qui s'appelait Calver et exerçait dans la vie ordinaire la profession de meneur de bestiaux à la Villette, qui nous révéla sans le vouloir l'identité de ces lamentables auxiliaires de l' armée.
  S'arrêtant tout à coup en face d'un des nouveaux venus — un homme que je vois encore, avec sa figure tirée, ses moustaches tombantes et son teint plombé, — Calvert s'écria :
  — Tiens! Le sergot!... [argot : désigne un soldat ou un policier portant le grade de sergent]
  Tout s'expliqua bien vite, et le lieutenant de Pistoye ne jugea pas à propos de nous faire un plus long mystère de ce qui se passait.
  Les sergents de ville de la police impériale portaient la peine des rudesses, des cruautés et des longs succès de leurs anciens chefs. Ils étaient devenus si impopulaires, depuis le commencement des hostilités, que la foule, cruelle à son tour et sans pitié, venait d'en noyer un, nommé Vincenzini [en réalité, celui-ci a bien été tué par la foule mais... 5 mois plus tard, le 26 février...1871 ; orthographié aussi Vicensini ; Bernardin, 1825-1871 ; son nom figure sur la Plaque commémorative 1870-1871 à la Préfecture de Police : " À nos camarades victimes du devoir "] près de la Bastille, dans le canal.
  Un peu partout, dans la ville, des bagarres avaient éclaté, en haine d'eux. On avait commencé, pour apaiser les rancunes de la population, par leur ôter leur bicorne, puis leur tunique à queue de pie. On leur avait donné des képis ronds et des dolmans. Mais leurs anciennes victimes les reconnaissaient quand même... 
 
Sergents de ville, 1829-30 
               
À  l’image du « Bobby » londonien, le sergent de ville, que l’on surnomme affectueusement le « sergot », devient une figure familière du paysage parisien
Gardiens de Paris en 1848
 
 Gardien de la paix mobilisé, 1870

Source

  Alors, on avait supprimé leurs personnes, c'est-à-dire qu'on leur avait donné des remplaçants sous le titre de gardien de la paix publique, et eux, qu'on ne pouvait tuer, cependant, on les avait envoyés sur les remparts comme des domestiques des soldats, pour aider aux travaux...
  Nous étions bien jeunes, et dans la fureur patriotique dont nous étions tous animés, en songeant que les Prussiens marchaient sur Paris, où ils allaient arriver dans quelques jours, nous étions bien mal disposés pour ces représentants d'un régime détesté... Pourtant, je ne saurais dire toute la commisération que nous inspirait, à mes camarades et à moi, la déchéance de ces pauvres gens.
  Je me rappelle avec joie que pas une injure verbale, pas un geste insolent, ne leur furent infligés par les étudiants, les ouvriers ou les bourgeois que nous étions. Deux ou trois d'entre nous crurent même pouvoir — et devoir — s'adresser à eux comme à des camarades plus âgés, plus expérimentés, pour leur demander des conseils pratiques et leur montrer qu'on ne les tenait pas en mépris.
  Il y en avait un qui paraissait avoir possédé un grade parmi eux, quoiqu'il ne portât aucun galon sur sa manche noire. Les autres lui parlaient comme s'il avait été brigadier. Je lui demandai poliment, entre deux brouettés de terre :
  — Est-ce que l'on ne vous armera pas, vous aussi... vous surtout?
  Il y eut, avant qu'il me répondit, comme un nuage rose, vite dissipé, sur son front et sur ses yeux.
  — Quand nous serons sortis de Paris, dit-il brièvement.
  — Ah! vous allez sortir de Paris?
  — Oui. Nous avons demandé à être envoyés aux avancées...
  Après un silence, il ajoutait tristement :
  — Là-bas, personne ne nous connait. On pourra nous traiter en soldats.
  Ma foi, je lui ai serré la main très cordialement.

***

  Je n'ai pas à m'étendre ici sur les impressions que pouvait ressentir un jeune Parisien d'expérience nulle et de moyen courage, en montant la garde, pendant la nuit, sous les arcades désertes du viaduc du Point-du-Jour [ " Ce viaduc comportait une gare voyageurs, la gare du Point du Jour, qui était située entre la Seine et l’avenue de Versailles, première gare aérienne à Paris ; mis en service le 25 février 1867, il fut démoli en 1960. Le pont en pierre sur la Seine fut alors remplacé par le pont métallique du Garigliano... " ; source], ou sur les remparts de la Ville, au milieu des terrassements inachevés, des bouches à feu couchés à terre.
 
Chemin de fer de ceinture de Paris, rive gauche : Pont-viaduc sur la Seine au Point-du-Jour
Source  
  
 
  J'ai entendu dire depuis longtemps que les vrais braves ont quelquefois eu peu. cela m'est heureusement revenu à l'esprit la première fois que j'ai craint d'être attaqué traitreusement par derrière et que je me suis retourné avec vivacité pour présenter la pointe de mon sabre, dans l'ombre, à un assaillant imaginaire. En riant tout seul, ensuite, de ma déraisonnable terreur, je me suis consolé à la pensée que César, Henri IV et Ney lui- même, le brave des braves, reconnaissaient avoir commencé par être des poltrons...
  Jamais l' Histoire ne me parut aussi intéressante que pendant mes factions nocturnes. Mais elles étaient heureusement égayées par d'autres incidents.
  Une fois, par exemple, tandis que, juché sur une énorme traverse de terre qui dominait tout le bastion, je surveillais la ville et la campagne, promenant mes regards des hauteurs de Châtillon, à celles de Saint-Cloud pour épier les approches de l'armée prussienne attendue, puis les ramenant plus modestement sur l'enceinte que j'avais à garder, pour en écarter les curieux et les chapardeurs, je vis une ombre se glisser, avec de louches allures, tout le long de nos travaux.
  J'avais un mousqueton, ou plutôt ce qu'on appelait alors une carabine à tabatière [" en 1866 le Chassepot relègue au rang d'antiquités les armes à chargement par la bouche ; pour donner un fusil " moderne " aux réserves, le ministre de la guerre, le maréchal Niel, fait transformer les anciennes armes en système à Tabatière ; ce nom vient du mode d'ouverture du bloc de culasse qui fait penser à un couvercle de tabatière ; des fusils 1822 Tbis, 1842, 1857, 1853T, fusils de voltigeurs de la garde 1854, carabines de chasseur 1859, fusils de dragons seront transformés ; tous prendront l'appellation Mle 1867 ; elle sera également l'arme de la Commune. " ; source], sans baïonnette, mais chargée.
  J'interpellai l'ombre errante. Elle ne me répondit pas et continua d'errer.
   — Qui vive ? Au large! recommençai-je.
  Rien.
  Alors, aussi déplorable factionnaire que j'étais un soldat bien intentionné, je m'élançai, en croisant ma baïonnette absente, vers l'intrus silencieux qui me narguait. Je descendis en courant la pente gazonnée, sans me soucier des outils que je heurtais, des canons que, plus bas, il me fallait enjamber, et j'arrivai comme un bolide sur l'ennemi, sur l'espion.
  C'est miracle que dans cette dégringolade folle un faux mouvement, une involontaire pression du doigt, naturellement posé sur la gâchette, n'ait point faire partir le coup et causé peut-être un malheur.
  J'avais devant moi un déplorable ivrogne, un vagabond bien inoffensif, assurément, car il était si vieux! De poltron devenu héros, je me mis à rougir aussitôt de mon héroïsme bien plus que jamais je n'avais eu honte de ma timidité. 
 
 
 
 Lourde d'origine, cette carabine prends encore du poids
 
 
 
Le bloc de culasse ouvert. En le tirant légèrement vers l'arrière il extrait l'étui

Source

   D'une voix sévère, quoiqu'un peu essoufflée, j'ordonnai au pauvre diable de s'écarter, ce qu'il voulut bien faire, à la fin, — dès que je lui eus donné deux sous pour aller se rafraîchir encore...
  Une autre nuit, c'est dans les jardins de la villa où cantonnaient mes camarades que je fus en sentinelle. Il y avait là une sorte de chambre de jardinier, fermant à clef, et dont on avait fait la salle de police [prison]. Deux des nôtres s'y trouvaient. Pendant toute la première heure de ma faction, ils m'adressèrent, me sentant probablement un peu novice, les plus instantes prières pour que je les remisse en liberté. Je ne répondais pas, ou je me contentais de grogner un refus chaque fois que, passant devant leur porte, je ne pouvais plus feindre de les écouter.
  C'est à l'un de ces moments que j’eus la surprise d'entendre une chute violente au milieu des taillis, en même temps qu'un grand bruit de ferraille, comme si un sabre et son fourreau avaient heurté violemment le sol.
  Et, rapide, une ombre noire, qui me parut énorme, fila tout près de moi...
  — Raté!... fit une voix rageuse.
  Je n'oubliai pas mon devoir : je sommai l'inconnu. Cette fois, il m'obéit, car ce n'était pas un vagabond, ce n'était pas un ivrogne : c'était Calvert, le bouvier de la Villette, un brave garçon qui s'employait la nuit à chasser tous les chats du voisinage... afin de remplir le garde-manger des sous-officiers. Dans la journée, c'était le modèle des canonniers, discipliné, robuste et adroit ; mais, après l'appel du soir, on l'eût vainement cherché au milieu des autres. Il passait son temps à rôder à la poursuite de quelque nourriture.
  Sans être encore rationné, en effet, on ne touchait guère de viande fraîche, au bastion. D'abord on nous avait donné de superbes conserves de bœuf, " des conserves de riches ", disions-nous, tant elles étaient savoureuses. Et puis, tout de suite, ces galas avaient pris fin. De très modestes ratas nous étaient servis et, qui pis est, peu abondants. Aussi, nous étions-nous associés, quelques-uns, pour acheter à un cabaretier[personne qui tenait un cabaret, un petit café ; Larousse] du voisinage un plein tonnelet d'anchois.
  Étendu sur notre pain de munition[ " base de l’alimentation du soldat, le « pain de munition » évolue dans sa composition en fonction de critères de nutrition, de conservation, de disponibilité de la matière première, [...] « munition » étant synonyme de provision dans le vocabulaire militaire ancien... " ; source] cela faisait des tartines excellentes et saines. Notre tonneau de hors-d' œuvre nous fut bien utile quand vinrent les premières privations.

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  À suivre...

  Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 5-18.


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États-Unis d' Amérique, facture d'électricité : réduction de 500 $/an et par famille grâce à l' essor éolien & solaire? L' effet " Pinocchio " a encore frappé

  " Une société n'est forte que lorsqu'elle met la vérité sous la grande lumière du soleil. "
Émile Zola, 1840-1902

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Le mensonge le plus grotesque de Biden est trop lourd même pour le Washington Post

Francis Menton
2022 06 03

  Lorsque le président Biden parle, il peut y avoir ou non un lien entre ce qu'il dit et le monde réel. Oui, il faut accorder une certaine marge de manœuvre à chaque politicien, car la plupart de ses propos relèvent du domaine général de l'exagération ou de l'hyperbole politique. Mais même dans la catégorie des politiciens peu recommandables, Biden peut porter le manque de connexion avec la réalité à un tout autre niveau.
  Vous avez peut-être votre propre préférence parmi les déclarations grotesques de Biden. Pour moi, la plus grotesque est celle qu'il a faite à plusieurs reprises au cours des derniers mois, à savoir que ses plans énergétiques, qui comprennent l'expansion de la production d'électricité éolienne et solaire ainsi que la suppression des combustibles fossiles, permettront aux familles américaines d'économiser la somme, très précise, de 500 $/an, pour chacune d'entre-elles. Cette affirmation est apparue à de multiples endroits et sous de multiples formulations. On en trouve un exemple dans le discours sur l'état de l'Union en mars dernier, où Biden a déclaré : " Réduisons les coûts énergétiques des familles de 500 $/an en moyenne, en luttant contre le changement climatique ".
  Il est tout simplement impossible pour quiconque réfléchit au sujet ne serait-ce que quelques minutes de croire que la construction d'un nombre croissant d'installations de production d'énergie éolienne et solaire comme principales sources d'énergie ne fera rien d'autre qu'augmenter considérablement les coûts de l'énergie pour le peuple américain. Même dans les premières phases du processus, lorsque la production éolienne et solaire représente bien moins de la moitié de la production d'électricité, et que l'électricité ne représente alors qu'environ un tiers de la consommation totale d'énergie, il est évident que vous avez besoin d'un soutien total provenant d'une source dispatchable, presque toujours des combustibles fossiles, pour que votre réseau électrique fonctionne. Cela signifie que vous en viendrez à avoir deux systèmes de production d'électricité entièrement redondants, alors qu'auparavant vous n'en aviez qu'un seul pour produire la même quantité d'électricité. Il est impossible que deux systèmes entièrement redondants soient moins chers qu'un seul. Ensuite, si vous insistez pour éliminer progressivement les combustibles fossiles de secours et les remplacer par des batteries ou d'autres systèmes de stockage, vous devez ajouter le coût de ce stockage au mélange. Les lecteurs d'ici savent que le coût de l'appoint de la production d'électricité éolienne et solaire par le stockage par batterie est vraiment monumental, potentiellement un grand multiple de l'ensemble du PIB des États-Unis. Pour en savoir plus sur ce sujet, consultez certains de mes articles précédents, par exemple ici et ici.
  Et il ne s'agit pas seulement d'une question de modèles et de projections qui peuvent être débattus. Alors que de plus en plus d'installations de production d'énergie éolienne et solaire ont été ajoutées au réseau électrique en divers endroits, l'inévitable augmentation spectaculaire du coût pour le consommateur s'est effectivement produite. Steven Hayward de PowerLine, dans un billet publié mercredi, reproduit des graphiques montrant les résultats pour deux territoires, parmi les plus enthousiastes du vent et du soleil pour l'électricité, la Californie et l'Australie. Voici le graphique pour la Californie :



   Alors que la Californie a ajouté de plus en plus de production éolienne et solaire, ses tarifs d'électricité pour le consommateur ont suivi une tendance à la hausse marquée, avec une augmentation de 58,3 % entre 2008 et 2021. Même après avoir ajouté toute cette capacité renouvelable, le pourcentage de la production d'électricité californienne provenant du vent et du soleil en 2020 n'était encore que d'environ 1/3, selon un rapport de février 2022 de la Commission californienne de l'énergie. Ainsi, la Californie n'a même pas encore commencé à relever le défi de l'élimination progressive de la production de combustibles fossiles et à essayer de soutenir son réseau électrique avec des batteries — ce qui se produira lorsque le pourcentage d'électricité provenant de sources renouvelables intermittentes dépassera 50 %. Mais notez la ligne rouge en pointillé près du bas du graphique : les 41 États à " faible pénétration " de la production éolienne et solaire n'ont connu que des hausses de tarifs de 9,5 % entre 2008 et 2021.
  Et voici le graphique pour l'Australie :



  Après avoir diminué progressivement pendant des décennies, les prix à la consommation de l'électricité en Australie ont pratiquement doublé depuis 2005. Ce doublement coïncide avec l'ajout rapide de nouvelles installations de production éolienne et solaire depuis cette date. Et comme en Californie, la production australienne d'énergies renouvelables intermittentes reste bien inférieure à 50 % de la production d'électricité, ce qui signifie qu'une fois encore, les fortes augmentations de coûts inhérentes à l'élimination progressive des combustibles fossiles n'ont pas encore commencé à se faire sentir de manière significative.
  On retrouve des schémas similaires de flambée des prix de l'électricité au fur et à mesure que la production renouvelable augmente dans d'autres pays où la pénétration des énergies renouvelables est élevée, par exemple en Allemagne et au Danemark.
  Fort de ces données, et de bien d'autres encore, Biden continue d'affirmer que son plan de transition vers l'énergie verte permettrait d'économiser 500 $ par famille et par an. Dans une tribune publiée dans le Wall Street Journal le 30 mai, M. Biden s'exprime ainsi :
  " Une douzaine de PDG des plus grandes entreprises américaines de services publics m'ont dit au début de l'année que mon plan réduirait de 500 $ la facture annuelle d'électricité d'une famille moyenne et accélérerait notre transition vers une énergie produite par des autocrates. "
  Cette phrase a fini par faire réagir le  " vérificateur de nouvelles " du Washington Post, Glenn Kessler. L'article de Kessler du 2 juin est intitulé " L'affirmation fantaisiste de Biden concernant les 500 $ d'économies annuelles sur les factures d'électricité ". Kessler a commencé par retrouver une transcription de la Maison Blanche de la réunion que Biden a tenue en février avec le groupe de dirigeants de services publics. Il n'y est fait aucune mention d'une prétendue économie de 500 $ sur les " factures annuelles de services publics " :
  " Mais lorsque nous avons retrouvé la transcription de la conversation de Biden avec les dirigeants des services publics le 9 février, nous n'avons trouvé aucune référence aux 500 $ d'économies sur les factures de services publics. Ce chiffre n'était pas non plus mentionné dans le compte-rendu de la réunion par la Maison Blanche. "
  Lorsque Kessler a demandé à la Maison Blanche la source du chiffre de Biden, il a été renvoyé à un rapport du Rhodium Group qui prévoyait une économie d'environ 500 $ par ménage d'ici 2030, non pas grâce à la baisse des factures de services publics, mais en grande partie grâce au passage des consommateurs aux voitures électriques. En mettant de côté pour un moment la question de savoir si les consommateurs qui passent à la voiture électrique peuvent faire économiser de l'argent à qui que ce soit alors que le gouvernement s'efforce de détruire le réseau électrique, Kessler souligne ces failles évidentes dans la déclaration de Biden :
  " Mais il n'a pas entendu ce [chiffre de 500 $] de la part des dirigeants des services publics. Et le rapport qu'il cite ne concerne pas les économies sur les factures d'électricité des ménages. La plupart des économies annoncées proviennent de la réduction du coût de la conduite automobile. Et l'estimation porte sur l'année 2030, date à laquelle il ne sera plus président, même s'il effectue un second mandat. "
  Kessler accorde ensuite 4 Pinocchio à Biden. Et ce, sans même tenir compte du fait que le plan de Biden visant à ajouter plus d'énergie éolienne et solaire au réseau est garanti pour faire monter en flèche les prix de l'électricité.

 Pinocchio est un personnage de fiction italien, héros du roman pour enfants Les Aventures de Pinocchio, Le avventure di Pinocchio, écrit en 1881 par le journaliste et écrivain Carlo Collodi ; particularité : son nez s'allonge quand il ment ; source

 

 

Inde : la guérilla " naxalite " ou la révolte des paysans, depuis...1967

  Aujourd'hui, la guérilla maoïste, dit " naxalite ", est toujours active.
  " Les autorités ont promis " d’intensifier l’opération " contre ce groupe implanté depuis des décennies dans l’Est du pays, après la mort de 22 policiers dans une attaque samedi 3 avril [2021]. Ce conflit aurait fait près de 10 000 morts depuis le début des années 2000.
[...]
  La zone d’opération des naxalites s’est réduite, et elle est maintenant limitée à environ 90 districts dans tout le pays, mais les maoïstes se sont profondément enfoncés dans la jungle de Chhattisgarh, qui est extrêmement difficile d’accès ", ashovardhan Azad, ancien directeur adjoint du renseignement intérieur indien... "
Source

        

Le Jharkhand, littéralement " terre des forêts "

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Au cœur de la guérilla naxalite en Inde

Alpa Shah
2022 06 21


  Entre 2008 et 2010 l’anthropologue Alpa Shah s’est rendue dans la région du Jharkhand, dans l’Est de l’Inde, auprès de populations tribales – les adivasis, littéralement « premier.es habitant.es » – qui comptent parmi les populations les plus négligées du pays. Cette région est un des bastions de la guérilla maoïste qui débuta à la fin des années 1960 dans le village de Naxalbari, Bengale Occidental, d’où le mouvement tira son nom, le naxalisme.
  Depuis le début des années 2000 et le boom des matières premières, le Jharkhand, comme d’autres régions de l’Est de l’Inde à fort couvert forestier et au sous-sol riche de ressources minières, fait l’objet des convoitises extractivistes de grandes multinationales auxquelles les autorités ont concédé des contrats d’exploitation. Leurs opérations à grande ampleur accélèrent la destruction des forêts, au mépris des droits des populations tribales sur la terre.
  L’extrait qui suit est tiré de la récente traduction française, par les éditions de la Dernière Lettre, du récit de l’anthropologue des sept nuits de marche qu’elle entreprit en 2010 avec un escadron de la guérilla, parcourant 250 kilomètres dans les forêts pour rallier le village où elle s’était installée. Dans ce chapitre 11, intitulé « Idéaux égalitaires, humanité et intimité », elle évoque les raisons de la persistance, en dépit de la violente répression menée par l’État indien, de la guérilla au sein des populations tribales, mêlant idéaux égalitaires, centralité de la camaraderie, luttes environnementales.


  […] Comme bon nombre d’insurrections armées, les naxalites aspirent à suivre le précepte de Mao, rendu célèbre par Che Guevara : la guérilla doit se mouvoir parmi le peuple comme un poisson dans la mer. Mais, étant donné la longue tradition adivasi consistant à maintenir les étrangers à bonne distance de leur région, comment les naxalites se sont-ils liés avec eux ? Comment les adivasis en sont-ils venus à considérer la guérilla comme un second foyer ?
  Un jour, au début de mon séjour à Lalgaon, Mangra m’a raconté l’arrivée des combattants [le père de Kohli, un des jeunes adivasis de l’escadron]. C’était un soir d’octobre, j’étais allée jusqu’à sa maison à la lisière de la forêt, à cinq minutes de celle de Somwari.
  Sa cour était très animée. On construisait une nouvelle chambre sur un des flancs de l’habitation principale. À peine achevés, les murs de terre d’un brun doré luisaient dans le soleil du soir. Une pile de tuiles impeccables était posée devant l’extension. Les parents de Kohli les avaient moulées à la main avec soin après avoir fait cuire l’argile pendant trois jours dans un four creusé dans la terre. Huit hommes installaient le toit, une structure de tiges de bambou finement entremêlées sur laquelle les tuiles en terre s’imbriquaient parfaitement. Ces tuiles artisanales sont de loin supérieures à celles, produites en usine, qui sont désormais à la mode dans les villes de la région. Comme les murs de terre, ces tuiles en terre cuite maintiennent la maison fraîche en été et chaude en hiver. Et quand il pleut, les gouttes les font tinter mélodieusement jusque dans la maison.
  Somwari et son mari étaient là depuis les premières heures du matin pour aider à construire l’extension. Chacun offrait gratuitement son travail, sachant que les parents de Kohli feraient de même en retour. Cette forme d’échange entre foyers, une pratique courante chez les adivasis, s’appelle madait* : « aide ». Les adivasis s’entraident pour construire leurs maisons, semer leurs champs, faire les récoltes des uns et des autres sans être payés – en sachant seulement que leur générosité leur sera rendue quand ils en auront besoin. À la fin de la journée, le foyer où s’est déroulé le chantier organise toujours une fête pour signifier sa gratitude.
  Arrivée quand la construction s’achevait, je suis allée aider Somwari à natter des feuilles de sal pour confectionner des assiettes et des gobelets pour la fête, en arrachant pour faire du fil les veines des feuilles inutilisées. À Lalgaon, on utilise les matériaux de la nature environnante et les produits sont biodégradables. Les déchets de la société de consommation ne sont pas arrivés jusqu’à ces communautés de la forêt. Il est rare de voir des sacs en polyéthylène ou des bouteilles en plastique sur les haat, ainsi que des ustensiles ou des meubles en plastique dans leurs maisons. Leurs membres prennent le plus grand soin de leurs foyers et de leur environnement, portent leurs emplettes dans des feuilles, des paniers en tissu ou des poches nouées dans les plis de leur sari ou de leur longhi [pièce de tissu nouée à la taille et portée par les hommes]. Paniers en vannerie, filets de pêche, plats et marmites, arcs et flèches, tout est fabriqué à la maison ou par des artisans locaux avec des matériaux environnants. Et, quel que soit le niveau de pauvreté de ses habitants, il est rare qu’un intérieur ne soit pas impeccablement propre.
  Ce soir-là, la mère de Kohli avait préparé un repas simple à base de bouillon d’épinards et de riz pour nourrir l’équipe de chantier. Mais ce que tout le monde attendait à la fin de cette bonne journée de travail était la bière de riz, hadia, qu’elle avait brassée les huit jours précédents et le vin de mahua [arbre dont les fleurs sont cueillies par les adivasis pour faire de l’alcool] bien frais distillé la veille au soir. Une fois les dernières tuiles de terre posées sur le toit, l’atmosphère devint joviale. Les rires se mêlaient au claquement métallique de la pompe à main tandis que l’eau jaillissait et que chacun se frottait pour enlever la terre. Cette joyeuse compagnie s’installa dans la cour pour boire et se distraire. La mère de Kohli servait du porc frit épicé avec la bière et le vin. Quelqu’un se mit à jouer du mandar*, un tambour local ; hommes et femmes se prirent par la main pour danser en cercle.
  Pendant que les chants et les danses tourbillonnaient dans la nuit, Mangra se mit à parler des naxalites. « Au début, m’expliqua-t-il, toutes les familles adivasis oraons que tu vois ici se méfiaient autant des rebelles que des gardes forestiers et de la police, et s’efforçaient de les éviter. »
  Les naxalites portaient bien un uniforme légèrement différent de celui des fonctionnaires de l’État, mais leurs dirigeants étaient de haute caste comme eux, des hommes grands à la peau claire. Et comme les autres étrangers, les naxalites semblaient s’intéresser précisément à la partie de la population en qui les adivasis n’ont pas confiance : les marchands sahus des castes intermédiaires à qui ils achètent leur essence, leur huile et leurs épices au marché du village. Certains d’entre eux ont une double casquette de sous-­traitants chargés de superviser le commerce de produits forestiers de la région, et c’est pour leur compte que les adivasis parcourent les forêts à la recherche de feuilles de kendu pour fabriquer des bidis*, cigarettes fines, des feuilles de mohallan pour confectionner des assiettes, des graines de sal pour faire de l’huile et du savon, des truffes et autres produits recherchés qui se vendent cher. Ces marchands paient le travail des adivasis une bouchée de pain, entassent les précieuses denrées dans leurs jeeps Tata et quittent la jungle en trombe en laissant derrière eux un nuage de fumée.
  Mais avec le temps, poursuivit Mangra, les naxalites avaient gagné leur confiance. Comment ? Il alluma sa lampe de poche et m’invita à le suivre.
  Nous traversâmes les rizières jusqu’au centre du village. À quelques pas de son stand de thé, Mangra m’indiqua une ruine. Au milieu des constructions en terre, la pile de gravats de ciment détonnait. Je l’avais déjà remarquée. C’était la maison de repos des bûcherons. Les naxalites l’avaient fait exploser avant d’incendier les sept camions garés à l’extérieur qu’utilisaient les entreprises pour charger le bois. Les rangers de la forêt avaient déjà été menacés par les naxalites, mais après cette action, ils n’étaient jamais revenus. C’est à partir de ce moment qu’ils ont commencé à appeler les naxalites « notre Jungle Sarkar » [gouvernement de la jungle].
  Mangra raconta que les attaques suivantes avaient visé des criminels qui rôdaient depuis longtemps dans la jungle. Un bandit de grand chemin, qui arrêtait des camions et des jeeps publiques pour dévaliser les occupants avant de disparaître dans la forêt, avait été attrapé à 40 kilomètres de là puis ramené à Lalgaon pour y être exécuté. On lui logea trois balles dans la tête avant de laisser son corps devant le gué de la rivière, pour l’exemple.
  Ensuite, dit encore Mangra, le Jungle Sarkar les débarrassa des entreprises désignées par l’État pour récolter les feuilles de kendu des environs. L’exploitation de ces feuilles est l’une des activités les plus lucratives de la région. Elle était dominée jusque-là par quelques familles brahmanes venues des plaines agricoles qui contrôlaient le commerce de feuilles légal mais aussi clandestin. Le Jungle Sarkar remplaça ces escrocs par des hommes du village et augmenta la rémunération de la cueillette de feuilles.
  Au début, dans mon esprit, la ressemblance entre les naxalites et les mafiosi siciliens s’en trouva renforcée. Un groupe qui s’implante quelque part par la force, fait tomber quelques gros poissons pour les remplacer par des hommes du clan. Le naxalisme me faisait l’effet d’un « racket de protection », un racket qui faisait participer la population locale dans des conditions certes plus équitables, mais peut-être avec un degré de violence supérieur au système antérieur.
  Mais Mangra m’expliqua que le Jungle Sarkar avait aussi créé des écoles et des cliniques mobiles gratuites : « Ils ont construit et financé quatre écoles, et si tu les voyais, tu penserais qu’elles sont gérées par un groupe privé comme une ONG. » Ils éduquent aussi les jeunes qui rejoignent l’armée de guérilla, dit-il. Les cliniques mobiles passent dans les villages au moins trois fois par an. Les rebelles font venir des médecins d’autres régions et fournissent des médicaments gratuitement.
  À Lalgaon, j’ai vu fonctionner une de ces cliniques. Des centaines de personnes des villages alentour y étaient venues. Dans une zone dépourvue de médecins ou de centres de santé en état de fonctionnement, où les familles pouvaient se retrouver lourdement endettées auprès de médecins clandestins ou de guérisseurs, je commençais à comprendre pourquoi, aux yeux de gens comme Mangra, les naxalites avaient bien plus cherché à se rendre utiles que l’État lui-même.
  Mangra avait encore des choses à me raconter sur l’intégration des naxalites. Le plus important, avança-t-il, ce sont parfois les détails anodins, impondérables, presque imperceptibles. Que voulait-il dire ?

***


  Mangra commença son récit par sa première rencontre avec Parasji. Le jour où le dirigeant de la guérilla surgit dans leur cour, il était en train de dîner. D’habitude, quand on entendait qu’un étranger rôdait dans les alentours, Mangra se cachait, laissant son épouse à la maison dire qu’il était dans la forêt. Mais ce soir-là, Parasji les avait surpris. Il était venu de nuit – la plupart des étrangers s’assuraient de quitter la jungle au crépuscule. Pas le temps de s’échapper. Mangra dut prendre les choses en mains.
  Il envoya Kohli emprunter une chaise à des voisins, mais Parasji insista pour s’asseoir par terre sur un vieux sac de jute, comme tout le monde dans les villages. Il semblait fatigué, remarqua Mangra sur le coup, comme quelqu’un qui revient de la chasse dans les bois. Il s’adressa respectueusement à la mère de Mangra en l’appelant « chachi* », « tante », et demanda s’il restait un peu de nourriture. La demande les prenait totalement de cours. Il n’y avait absolument plus rien à manger dans la maison. Elle n’avait préparé qu’une maigre bouillie de maïs, un ghatha, qu’ils n’auraient jamais servie à des invités.
  Devinant l’embarras de la femme, il précisa qu’un peu de ghatha lui suffirait. Il la dissuada par avance d’aller demander du lait dans le village pour accompagner sa nourriture. Quand Kohli revint avec une chaise en plastique d’un rose délavé, à leur stupéfaction, Parasji la refusa avec douceur en les priant de ne jamais se donner cette peine, ni pour lui, ni pour d’autres naxalites.
  L’hiver était froid et Parasji dormit chez eux, dans la pièce principale. Comme il était fiévreux, ils lui donnèrent toutes les couvertures disponibles. À l’aube, Mangra fit venir le guérisseur, seul médecin des alentours, qui examina rapidement le rebelle, lui donna des médicaments contre la malaria et recommanda du repos. Quelques heures plus tard, un escadron naxalite vint le chercher.
  Il revint après quelques jours pour les remercier de leurs soins et rembourser les honoraires du guérisseur. Leur amitié avait commencé comme ça. Après Parasji, la famille rencontra Gyanji, Ashokji, Ganeshji, Madhusudanji et d’autres naxalites. Mais Parasji avait toujours gardé une place spéciale dans la famille.
  Progressivement, ils se mirent à voir ces hommes comme leurs semblables et apprirent à les distinguer – certains naxalites étaient « doux », d’autres, « durs » ; certains perdaient facilement patience, d’autres apaisaient les situations ; certains étaient désordonnés, d’autres, perfectionnistes ; certains, pleins d’énergie, d’autres, paresseux. Ils allaient consulter Gyanji pour toutes sortes de décisions – à quelle école inscrire leur enfant, à quelle famille marier leur fille. Ils se moquaient des discours soporifiques de Sureshji en disant : « Tout a un prix, sauf les discours de Sureshji, qui sont gratuits. » Cependant, qu’il s’agisse de Parasji, de Sureshji, de Gyanji ou d’autres leaders naxalites, le suffixe « -ji » indiquant le respect était toujours attaché à leurs noms, même, curieusement, par la police locale. Les différences furent de plus en plus marquées entre la façon dont les villageois traitaient les rebelles naxalites et leur attitude face aux autres étrangers de haute caste.
  Les débats font rage parmi les experts en sécurité et en conflits armés pour savoir si l’implication des personnes dans les mouvements insurrectionnels comme le naxalisme relève de la contrainte, de l’« intérêt personnel » ou du « sentiment d’injustice ». Faute de reportages et d’enquêtes de terrain, l’analyse de la situation des populations mayas ixils au Guatemala, considérées comme prises « entre deux armées[1] », a été déclinée en Inde sous le nom de « théorie du sandwich » : les civils seraient là pris en sandwich entre la violence de l’État et celle des maoïstes[2]. Mais, progressivement, des récits de première main venus de ces régions ont donné plus d’épaisseur subjective aux raisons de l’implication des civils dans la guérilla.
  De même que les controverses autour de la guerre du Vietnam se sont concentrées sur la figure économiste du paysan calculant rationnellement sa participation à la révolution pour améliorer sa position future[3] et que des chercheurs ont plus récemment mis l’accent sur le rôle de la « cupidité » dans leur analyse économétrique des conflits civils mondiaux[4], certains analystes indiens ont « démontré » les bénéfices utilitaristes d’une alliance avec les rebelles. Les naxalites seraient des maraudeurs dont la prédation financière et le pillage aveugle auraient attiré des jeunes à la dérive et des tribaux accablés par la pauvreté. La plus explicite de ces théories a cartographié la progression des maoïstes dans les zones minières afin de démontrer que les mines servent de caisses enregistreuses à une confédération informelle de milices, dont les chefs locaux sont exclusivement motivés par l’appât du gain. Nulle coïncidence dans le fait que les rebelles sont implantés dans les bassins miniers indiens, puisque leur prolifération s’expliquerait par la perspective d’extorquer ces richesses[5].
  Rejetant l’« hypothèse de l’ appât du gain », d’autres ont mis l’accent sur le « sentiment d’injustice » et l’importance de l’« économie morale » pour redonner de la capacité d’agir aux personnes participant à l’insurrection[6]. Ces analyses se sont pour leur part concentrées sur l’étendue de la pauvreté, les faibles taux d’alphabétisation, la rareté des emplois, l’oppression sociale et les violations de droits humains comme facteurs d’implication dans la rébellion : les personnes au bord de la survie rejoindraient la guérilla parce que les insurgés réparent des injustices[7]. Une version extrême de cette lecture fait de la mobilisation révolutionnaire une politique identitaire et a, ces dernières années, mis en lumière la spoliation des terres adivasis par des concessions minières, en décrivant les naxalites comme un mouvement adivasi[8]. La révolte spontanée des derniers peuples premiers de l’Inde serait le résultat de cette dépossession, les adivasis n’ayant d’autre choix que de prendre les armes pour défendre leurs terres et lutter contre leur propre annihilation. Le « mouvement communiste » passe alors à l’arrière-plan au profit du « mouvement indigène ».
  Indéniablement, les efforts des naxalites pour créer des écoles et des cliniques, leurs tentatives de mobiliser la population autour de ses droits à la terre ou à la forêt ont contribué à leur popularité. Mais, au fil de mon séjour à Lalgaon, j’ai compris que, indépendamment des succès et des échecs de leurs initiatives, les naxalites doivent plus profondément leur rapprochement avec les adivasis au fait de les avoir traités en égaux, avec respect et dignité.
  Le ralliement de ces derniers s’explique avant tout par l’égalitarisme des naxalites qui leur a permis de se comporter avec humanité et de prêter attention à un ensemble d’interactions sociales subtiles et souvent négligées. Les naxalites sont sensibles à la manière de parler aux personnes, au ton de voix à employer, aux marques de respect avec lesquelles on s’adresse aux gens. Ils sont vigilants quant à la façon dont on entre dans une maison, s’il faut se déchausser, s’il faut s’asseoir par terre plutôt que sur une chaise, qui les amènerait à surplomber le reste des occupants du foyer. Ils accordent de l’importance au fait de partager la nourriture, de boire ou même de manger dans le même gobelet ou la même assiette. Ils plaisantent et taquinent les villageois avec une aisance familière. Ce sont toutes ces choses, ces « détails » comme l’avait dit Mangra, qui ont permis aux naxalites de gagner les cœurs et les esprits des habitants de la région.
  Cette capacité des naxalites à nouer des relations affectives denses, issue de leurs idéaux égalitaires, est la raison pour laquelle des jeunes comme Kohli se sont sentis à l’aise pour rejoindre la guérilla et ont eu confiance dans des leaders comme Parasji ou Gyanji. Une fois dans l’armée, les nouvelles recrues s’imprègnent des combats politiques maoïstes comme la défense des salaires, les droits à la terre et à la forêt ou la mise en cause de l’État. Certains se sont intéressés à la préservation de leurs langues locales et se sont mis à les transcrire sous l’impulsion des naxalites, comme dans les territoires indigènes gonds du Chhattisgarh [autre région de l’Est de l’Inde]. Des adivasis se sont même pris de passion pour l’histoire et l’idéologie communistes, les débats sur la nécessité d’une guerre révolutionnaire contre l’État indien et la perspective d’un élan mondial vers une société communiste. Mais, pour inciter les adivasis à rejoindre leurs armées, l’humanité des rebelles s’est peut-être révélée plus décisive que les injustices matérielles qu’ils promettaient de réparer.
  Ces valeurs qui les amènent à traiter les autres en égaux expliquent aussi pourquoi les armées naxalites sont considérées comme des refuges pour les exclus de la société. Ainsi, Sureshji, un cadre d’une zone naxalite, est le fils d’une mère dalit [littéralement brisé, opprimé, terme choisi par les populations considérées comme intouchables pour se désigner] et d’un homme de haute caste qu’il n’a jamais connu. Dans les villages de sa plaine natale, il était non seulement ostracisé en tant que dalit et enfant illégitime, mais il était en plus atteint de la lèpre, maladie extrêmement stigmatisée en Inde. Bien qu’il soit titulaire d’une licence d’histoire et ait travaillé pour une ONG, il ne s’était jamais senti respecté avant de rejoindre les naxalites.
  Jitesh est un exclu d’un autre genre : d’origine oraon [population tribale], il est devenu à 12 ans domestique pour un haut fonctionnaire indien. C’est un instituteur qui lui a trouvé cette place consistant à cuisiner pour le fonctionnaire en échange de son instruction. Il a passé six ans à son service à Delhi et à Rohtas, dans le Bihar. Entre-temps, à Lalgaon, dans son village d’origine, son frère a été accusé d’avoir tué son voisin et le nom de Jitesh apparaissait dans le dossier en tant que complice. Son frère a rejoint un escadron naxalite pour échapper à l’arrestation et à l’emprisonnement. Jitesh, à son retour de Rohtas, s’est réfugié dans le village natal de sa mère. Il est tombé amoureux d’une fille d’une autre tribu qui est très vite tombée enceinte sans qu’ils soient mariés. Contraint de faire vivre sa compagne et sa fille, il n’a eu d’autre choix que d’emmener sa famille à Lalgaon où il possède une maison et des terres. Mais comme l’accusation de meurtre le poursuivait partout où il allait, il a fini par rejoindre à son tour un escadron naxalite. Ses parents étaient accablés : qu’un de leurs enfants rejoigne la guérilla passe encore, mais pas deux. Et si leurs deux fils mouraient ? Jitesh s’est rangé à leur avis et est parti travailler comme ouvrier dans le Gujarat, mais les naxalites lui avaient donc servi de refuge au moment où le risque d’être emprisonné pour meurtre l’empêchait de se réinstaller au village.
  Tandis que les adivasis se rapprochaient des naxalites et épousaient des hommes et des femmes de la guérilla, les rebelles s’intégraient aux réseaux de parenté de la région. Pour les leaders des hautes castes comme Gyanji, le mouvement est synonyme de rupture avec le passé et la famille, mais pour les jeunes adivasis qui forment sa base, les naxalites représentent une continuité plus qu’une rupture avec la vie d’avant : c’est un second foyer. Alors que le gouvernement indien se plaît à diffuser l’image de rebelles recrutant des tribaux par la terreur et la coercition, ces jeunes entrent et sortent des armées de la guérilla un peu comme s’ils venaient rendre visite à des oncles ou des tantes.
  On envisage souvent l’idéologie et les conceptions politiques comme des idées abstraites ou associées à des personnalités haut placées, alors qu’elles sont inscrites dans nos vies quotidiennes — dans nos comportements vis-à-vis des autres, dans les relations que nous nouons. C’est l’idéologie des naxalites — la priorité donnée aux valeurs égalitaires — qui est à l’origine de leurs efforts quotidiens pour dépasser les profondes hiérarchies de caste et de classe caractéristiques de la société indienne, et qui a permis de créer ces affinités avec les communautés adivasis parmi lesquelles ils se sont retrouvés. En imaginant un monde plus égalitaire et en s’efforçant de lui donner corps, ces révolutionnaires ont créé des liens d’intimité et des réseaux familiaux entre les villages et la guérilla qui permettent aujourd’hui aux adivasis de rejoindre et de quitter les brigades comme un second foyer. C’est le développement de ces relations de parenté entre les armées et les villages qui a permis aux révolutionnaires d’évoluer parmi le peuple comme des poissons dans la mer[9].

***


  Au fil des années, les jeunes adivasis ont été de plus en plus nombreux à venir vivre parmi les naxalites qui ont pris une place toujours plus importante dans leur quotidien. Mangra le disait : « Ils sont devenus notre Jungle Sarkar. »
  Après avoir chassé les administrateurs de la forêt, la police, les bandits et les entreprises, après avoir créé leurs propres écoles et cliniques mobiles, les naxalites ont pris des mesures de redistribution. Ils ont ensemencé les étangs locaux avec des alevins à l’usage des communautés. Les gens sont venus y pêcher avec des moustiquaires et des cabas confectionnés dans les villages et ont mangé les poissons ensemble.
  Les naxalites n’ont organisé aucune expropriation — ils considéraient que sur les collines tout le monde avait à peine de quoi subsister — et se sont contentés de redistribuer 16 hectares, que l’État s’était arrogés pour créer une coopérative agricole. Comme nombre d’autres projets étatiques, celle-ci n’avait jamais fonctionné. Les naxalites la divisèrent en deux lots. Le premier fut équitablement partagé entre les 50 adivasis kharwars des alentours qui ne disposaient que de petites parcelles. Le second servit à cultiver du riz pour les troupes de la guérilla. Ils réquisitionnèrent également des bâtiments administratifs désaffectés — comme ceux ayant appartenu aux fonctionnaires des forêts — pour que des familles pauvres dont les maisons s’étaient écroulées puissent s’y installer.
  Plus encore, ils redistribuèrent les droits de cueillette des fleurs de mahua en forêt. Car, si certaines personnes possédaient des mahua sur leurs terres, les arbres de la forêt appartiennent officiellement au département forestier de l’État qui, en théorie, autorise les habitants de la zone à pratiquer la cueillette. En avril, les villageois dorment sous les arbres en attendant à l’aube le bruissement de la chute des petites fleurs jaunes pulpeuses. Celles-ci sont ramassées, séchées et distillées pour produire du vin de mahua. Pendant les périodes creuses, nombre de familles vivent de la vente des fleurs séchées ou du vin. Ce dernier se vendait alors 12 roupies [0,18 euro en 2010] la bouteille. Ma sœur de cœur Somwari en produisait cinq par semaine, ce qui lui permettait d’acheter des épices, du savon, de l’huile de kérosène, des allumettes et d’autres produits de base pour la semaine. Ces arbres sont précieux non seulement à cause du vin, mais aussi parce qu’on en presse les graines pour produire de l’huile. Mais la population du village où je résidais avait augmenté et le nombre de mahua était resté le même. Il n’y avait donc pas suffisamment d’arbres pour satisfaire les besoins de tous. Les naxalites réalisèrent un inventaire de tous les mahua de la forêt puis, après de nombreuses assemblées où étaient présents tous les habitants, répartirent les arbres pour garantir à chaque foyer un accès équitable.
  Hormis ces formes de redistribution, les litiges au sein des villages, en particulier entre les adivasis et les castes supérieures, furent bientôt arbitrés dans des « tribunaux populaires » créés par les naxalites. Les villageois s’étaient de toute façon détournés des tribunaux de l’État connus pour mettre des années à traiter les affaires, laissant les familles endettées pour finalement juger en faveur de ceux qui ont payé les plus gros pots-de-vin. Les tribunaux naxalites acquirent la réputation de rendre la justice rapidement et gratuitement. À Lalgaon, j’ai assisté à des audiences qui ont permis d’arbitrer entre deux frères se disputant le droit de cueillir les fleurs de huit mahua de la forêt, de juger si une fugue d’amoureux de deux castes différentes devait être sanctionnée et même d’attribuer une parcelle à une personne pour qu’elle y construise sa maison.
  « Les naxalites organisent d’autres activités, raconta Mangra. À la saison des pluies, il y a les tournois de football où se rencontrent les équipes de tous les villages alentour. » J’y ai assisté en 2009. Trente-deux équipes représentant chacune un village y participaient. Pendant une semaine, le terrain derrière notre maison se transforma en festival. On avait fabriqué des buts avec des tiges de bambou, fait venir un générateur et un micro de la ville voisine et des stands s’étaient montés tout autour du terrain pour vendre du thé, des œufs au plat, des pois chiches et du tabac. Les jeunes hommes m’avaient désignée pour faire la remise des prix et je me revois remettre à l’équipe gagnante une chèvre de 10 kilos et un trophée d’argent à 7 000 roupies [107 euros en 2010]. L’équipe arrivée deuxième reçut une chèvre de 7 kilos et un trophée de bronze à 7 000 roupies, et la troisième, une chèvre de 5 kilos et un trophée de cuivre à 5 000 roupies [77 euros]. Les cinq meilleurs joueurs repartirent avec une lampe à gaz. Au total, le tournoi avait coûté 150 000 roupies [2 310 euros]. Il se termina par un bal sur le terrain de foot.
  L’hiver, les naxalites organisent un festival commémorant les héros des révoltes anticoloniales adivasis, attirant des milliers de personnes à Lalgaon. Pour la première édition, en 2003, il y eut pendant dix jours près de 20 000 personnes. On avait installé des générateurs et fait venir des invités de Ranchi et même de New Delhi – journalistes, militants des droits humains, politiciens. Des troupes de danseurs, des groupes de musique et de théâtre se déplacèrent de loin pour célébrer l’esprit révolutionnaire. Un célèbre sculpteur vint de Rohtas pour édifier un mémorial de 6 mètres de haut à l’effigie de rebelles tribaux. Les villageois reprochèrent au Jungle Sarkar d’avoir fait appel à un artiste des plaines qui avait sculpté les jambes des rebelles comme s’ils étaient des gens des plaines. Ils se plaignirent qu’elles soient si grosses qu’ils semblaient atteints d’éléphantiasis et affirmèrent qu’un artiste adivasi les aurait représentés de manière plus réaliste. Cependant, malgré cette brouille mineure, l’esprit festif de l’événement resta dans les mémoires. Il a lieu chaque année, à plus petite échelle, et le mémorial a laissé une trace durable dans le paysage de Lalgaon.
  Les révolutionnaires consacraient l’essentiel de leur énergie à organiser des manifestations et des meetings. Des marches de jour, des descentes aux flambeaux, des blocages de route — les villageois ont participé à tout ça, dit Mangra. Derrière des banderoles dénonçant les privatisations, le libéralisme ou la mondialisation, ils ont manifesté contre l’inflation, se sont mobilisés pour les emplois prévus par le National Rural Employment Guarantee Act[10] et ont tenu des piquets pour dénoncer la corruption du système de distribution de nourriture aux pauvres. Ils ont brûlé des effigies du Premier ministre Manmohan Singh, du directeur adjoint du Commissariat au plan Montek Singh Ahluwalia[11], à l’origine de nombreuses réformes du commerce et de libéralisation de l’économie indienne, et du ministre de l’Intérieur Palaniappan Chidambaram. Mangra s’esclaffait en repensant aux bedaines caricaturales des effigies confectionnées par les villageois de façon à refléter l’appétit insatiable des politiciens pour les ressources destinées aux pauvres.
  Ces mobilisations locales furent suivies de plusieurs meetings visant à faire remonter leurs revendications jusqu’à la capitale du district, Ranchi, puis jusqu’à New Delhi, dans le cadre d’une action plus large organisée par les naxalites afin de dénoncer le déplacement des adivasis au nom du développement national — pour édifier des barrages, des usines sidérurgiques et des centrales électriques.
  « Avant l’arrivée des naxalites, se souvint Mangra, beaucoup d’entre nous ne savaient même pas ce qu’était un ministre. Nous ne savions pas que le National Rural Employment Guarantee Act servait à nous garantir du travail, que nous avions droit à des cartes Below Poverty Line* [littéralement “ sous le seuil de pauvreté ”] donnant accès à des rations subventionnées. La plupart d’entre nous n’étions jamais allés à Ranchi, et encore moins à New Delhi. Les naxalites nous ont appris ce que l’État nous doit — ce qu’un État est censé être. »

***


  Mais, raconta encore Mangra, à mesure que les naxalites étaient devenus plus présents dans leurs vies, les problèmes s’étaient multipliés. Certains se sentaient mis à l’écart de l’organisation des festivals et des tournois. Certains reprochaient aux autres de ne pas venir aux meetings. Les parents ne voyaient pas toujours d’un bon œil la métamorphose de leurs enfants après un séjour dans la guérilla et craignaient de les perdre définitivement. Les décisions du tribunal populaire pouvaient créer de la rancœur. Les procès et les exécutions de mouchards, tués d’une balle dans la tête, créaient un climat de peur. À tout ceci s’ajouta la violence que les forces de sécurité de l’État déployèrent sur les collines.
  La première fois, la police monta avec 500 hommes qui établirent leurs quartiers dans l’école et le centre de santé désaffecté. Ils n’eurent aucun scrupule à brutaliser les villageois et à les utiliser comme boucliers humains pour pénétrer dans les forêts et traquer les naxalites.
  Pendant mon séjour à Lalgaon, les rebelles firent exploser le centre de santé pour tenter d’empêcher son occupation par les forces de sécurité. S’ensuivit une fusillade entre les deux camps dont les villageois payèrent le prix le lendemain matin. Des femmes racontèrent que les policiers avaient défoncé leurs portes puis les avaient tirées dehors par les cheveux en les accusant d’héberger des « terroristes ». L’une d’elles eut si peur qu’elle s’évanouit. Une autre mourut d’une crise cardiaque pendant qu’on tabassait son mari et son fils sous ses yeux.
  Dans un village proche, en avril 2009, à l’époque des élections législatives destinées à renouveler la chambre basse du Parlement, des membres de la Central Reserve Police Force exécutèrent arbitrairement cinq habitants accusés d’être des maoïstes. Les révolutionnaires avaient tué à l’explosif deux soldats d’une unité chargée d’organiser le bureau électoral. Les forces de sécurité s’étaient vengées. Les gens de Lalgaon affrétèrent plusieurs camions pour aller manifester contre le meurtre de leurs voisins.
  Aujourd’hui, tout le monde a peur quand les forces de sécurité surgissent sur les crêtes, terrifié à l’idée d’être pris dans une fusillade avec les maoïstes. Les villageois disent que les rebelles peuvent s’échapper dans les bois, mais que celles et ceux qui restent en arrière sont directement confrontés à la violence policière. Les habitants qui en ont les moyens partent se réfugier chez des parents, dans d’autres villages, quand la police arrive. D’autres réfléchissent à rejoindre les escadrons de la guérilla. Et d’autres encore veulent quitter la région.

Notes

[1]. David Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala, Columbia University Press, New York, 1993.
[2]. Un concept que critique également l’universitaire et activiste Radha D’Souza : « Sandwich theory and Operation Green Hunt », Sanhati, 15 décembre 2009 : sanhati.com.
[3]. Samuel L. Popkin, The Rational Peasant : The Political Economy of Rural Society in Vietnam, University of California Press, Berkeley, 1979.
[4]. Paul Collier et Anke Hoeffler, « Greed and grievance in civil war », Oxford Economic Papers vol. 56, no 4, 2004, p. 563-595. Collier et Hoeffler ont par la suite amendé leur théorie de la « cupidité » pour rendre compte, avec Dominic Rohner, de facteurs plus larges comme la « faisabilité » : « Beyond greed and grievance : feasibility and civil war », Oxford Economic Papers vol. 61, no 1, 2009, p. 1-27. Pour une approche générale, voir David Keen, « Incentives and disincentives for violence », dans Mats Berdal et David M. Malone, dir., Greed and Grievance : Economic Agendas in Civil Wars, éd. Lynne Rienner, Boulder, 2000, p. 19-42.
[5]. Voir par exemple Scott Carney et Jason Miklian, « Fire in the hole », Foreign Policy, 6 août 2010.
[6]. James C. Scott, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, Yale University Press, Londres, 1976 ; E.P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present no 50, 1971, p. 76-136.
[7]. La « théorie des injustices » est particulièrement approfondie dans un rapport gouvernemental de 2008 déjà évoqué en première partie : « Development challenges in extremist affected areas : Report of an expert group to planning commission ».
[8]. Arundhati Roy est peut-être la principale représentante de cette position selon laquelle, le mouvement étant composé d’ adivasis à 99,9 %, il y a lieu de se demander s’il est maoïste ou adivasi. Voir Broken Republic, ouvr. cité.
[9]. Voir Alpa Shah, « The intimacy of insurgency : beyond coercion, greed or grievance in Maoist India », Economy and Society vol. 42, no 3, 2013, p. 480-506.
[10]. En 2005, l’Inde adopte cette loi garantissant un minimum de cent jours de travail, non qualifié, rémunéré au salaire minimum, par an à tous les ménages ruraux volontaires.
[11]. L’économiste, qui a travaillé à la Banque mondiale, au Fonds monétaire international et a occupé différents postes au sein des gouvernements menés par le parti du Congrès, social-démocrate, est directeur adjoint du Commissariat au plan de 2004 à 2014.

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