Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode I



Avant-Propos
   Ce n'est pas avec les documents qu'on écrit l' Histoire, c'est avec des souvenirs.
   Quand un temps voulu s'est écoulé, depuis les évènements formidables qui ont bousculé la face d'un peuple, c'est dans la mémoire survivante des contemporains du sinistre qu'il faut chercher les éléments de la vérité définitive, telle que l'enregistrera la postérité.
   On n'a presque rien écrit encore sur ce que l'on pourrait appeler l'intimité du Siège de Paris. La jeunesse de 1913 ignore à peu près tout ce qu'a pu faire la jeunesse de 1870, dans la capitale de la France, pour défendre la ville et pour sauver l'honneur.
   Que tous les témoins de cette époque imitent notre exemple : qu'ils racontent loyalement tout ce qui s'est accompli sous leurs yeux pendant quatre mois et demi d'investissement! Qu'ils rendent hommage à la bravoure, au dévouement, à l'héroïsme des uns ; qu'ils signalent sans faiblesse l'insuffisance ou la duplicité des autres! Qu'ils donnent le plus de détails possible, avec toutes ce notes sur des " Choses vues " que, plus tard, nos enfants pourront nous juger, sans appel.
  Ch. L.

 I

 
En attendant l'investissement. — Les sergents de ville de l'Empire devenus " auxiliaires " de la Garde mobile. — Terrassements. — Les premières factions de nuit. — Châtillon.
  ... Nous commencions à nous demander si l'on nous appellerait jamais! tandis que se livraient les premières batailles de la campagne, les bureaux de la Guerre, surchargés de besogne, et à peine capables de réunir correctement sur les points désignés toutes les divisions de l'armée active, semblaient avoir tout à fait renoncé à convoquer les jeunes soldats de la Garde mobile [ " La Garde nationale mobile, appelée les Mobiles en abrégé, et les moblots familièrement, fut créée par la loi du 1er février 1868 afin de concourir comme auxiliaire de l'armée active à la défense des places fortes, villes, côtes, frontières de l'Empire, et du maintien de l'ordre intérieur. [... ] Lorsque la Guerre franco-allemande éclata en juillet 1870, la Garde mobile, ne parvenant pas à s'organiser, ne figurait sur les registres que pour mémoire : déclaration du maréchal Le Bœuf, ministre de la guerre en 1870. Les Mobiles étaient médiocrement armés et entraînés. Les unités manquaient souvent de cohésion et d'instruction ; elles étaient encadrées et disciplinées d'une façon très variable mais presque toujours insuffisante. Or, deux mois après le début de la guerre, les combats avaient englouti les 9/10e de l'armée régulière. La Garde mobile se trouvait alors représenter à elle seule l'essentiel des forces armées françaises. C'est avec cette ultime ressource que la Nation, devenue républicaine, opposa à l'envahisseur une résistance militaire prolongée durant six mois. Le courage, l'abnégation, l'héroïsme, en dépit de leur impréparation à la guerre, sont à mettre au crédit de ces unités : pendant le siège de Paris, la garde mobile est de tous les combats... " ; source], les moblots, comme on disait alors. Quelques bataillons, après Woerth [" Dès le début de la guerre franco-prussienne, en août 1870, les armées françaises subirent de graves revers en Alsace. Ayant dû évacuer Wissembourg, Mac-Mahon se replia dans la région des villages de Woerth, Froeschwiller et Reichshoffen, où il était résolu à venger son premier échec. Vivement attaqués le 6 août, les Français résistent tant bien que mal, mais ils sont bientôt tournés sur leur droite par les Prussiens, près de Morsbronn. C’est alors que les cuirassiers du général Michel et les lanciers chargent pour enrayer un éventuel encerclement. Mais ils vont jusqu’à s’engager dans la grand-rue de Morsbronn où ils sont littéralement exterminés par les Prussiens embusqués dans les maisons. Mac-Mahon se décide alors à la retraite... " ; source] avaient été cependant lancés au hasard sur les routes de l'Est, et, peu surveillés, mal nourris, à peine armés, ils avaient causés quelque désordre, à Châlons, en pillant des trains de vivre.

 


Un officier de la garde nationale de la Seine... dans toute sa splendeur. Source

   On annonçaient que d'autres allaient venir, de la Bretagne, de la Côte-d'Or et de l'Aube, notamment pour tenir garnison à Paris.
  Pour l'artillerie, dont j'étais, aucun appel encore! Il fallut Sedan [1 septembre 1870, défaite des troupes françaises par les Prussiens qui entraîna la capture et la chute de Napoléon III, la proclamation de la république à Paris, et termina la première phase du conflit. ; Larousse] la chute de l'Empire et la menace d'un prochain investissement de la Capitale pour qu'on nous enjoignît de nous présenter, le 10 septembre — on se battait depuis un mois! — à nos postes respectifs.
  Le mien était au bastion 67, au Point-du-jour [16ème arrondissement], à l'extrême saillant de Paris. La Seine, en aval du viaduc, était bordée, comme elle l'est encore aujourd'hui, par une longue courtine de pierre [mur joignant les flancs de deux bastions voisins. ; Larousse] presque sans épaulement [massif de maçonnerie servant à épauler : se dit parfois d'un contrefort, d'un mur de soutènement. ; Larousse] Des fusiliers marins et des canonniers de la flotte y campaient déjà, prêts à servir une batterie encore absente ou à prendre part à la défense du glacis et de la Porte de Versailles, toute voisine.
  Nous nous installâmes auprès d'eux, dans le bastion tout neuf où l'on n'avait pas donné un coup de pioche depuis Louis-Philippe [Ier, 1773-1850 ; roi des Français 1830-1848 ; "... le 24 février, le roi abdique en faveur de son petit-fils, le comte de Paris, mais la révolution balaie la dynastie. Louis-Philippe doit fuir en Angleterre, où il meurt deux ans plus tard... " ; source].


En 1871, 94 bastions ponctuaient l'enceinte de Thiers, 1841-1845, entourant Paris.


  Pas une traverse. pas un magasin à poudre. Pas une plate-forme. Pas un gabion [panier cylindrique sans fond, rempli de terre ou de cailloux et fait de branchages entrelacés ou de grillage, qui servait de protection dans la guerre de siège jusqu'au XIXe s ; a été remplacé au XXe siècle par le système du sac de sable, plus simple à créer et à utiliser ; Larousse] Pas une casemate [organe protégé, actif ou passif, employé en fortification pour loger des troupes, des approvisionnements ou des armes ; synonyme : blockhaus ; Larousse] Tout était à faire. Je me rappelle notre stupeur à tous en trouvant, couchés à terre, des canons de 24 siège en bronze, des pièces de 30 de la marine, qui " avaient l'air " d'être en acier, et même de petits obusiers de 12, pour le flanquement et la protection, des fossés, le tout démonté, gisant au hasard, comme si une corvée gigantesque de pourvoyeurs d'armes les eût laissés tomber en passant, sur les remparts sans embrasures.



Caricatures de Louis-Philippe Ier par Charles Philipon : 1831. Ph. © Archives Larousse

***

   Nous étions des artilleurs improvisés, parisiens de toutes les origines et promis ou déjà voués à toutes les professions ; mais comme, au fond, nous appartenons à une race essentiellement militaire, quoi qu'il nous plaise quelquefois d'en dire, nous eûmes vite fait de nous installer et de nous mettre à la besogne.
  Notre capitaine, M.Lahr, avait servi. Pour le moment, il était employé à l' Hôtel de Ville, dans je ne sais quel bureau. Le véritable chef de la batterie était le lieutenant, en premier, de Pistoye, un ingénieur qu'assistait de son mieux le lieutenant en second Sainte-Marie.
  Des sous-officiers solides nous encadraient. Les brigadiers avaient été nommés au hasard, sans doute à la suite de quelques recommandations. Dans le nombre, il s'en trouva de bons.
  Quant à la troupe, elle fut tout de suite disciplinée, zélée, ardente.
  Les commencements nous parurent tout de même un peu rudes. Remuer de la terre, pour établir les " traverses ", les " merlons " [levée de terre dont on entoure les dépôts d'explosifs ou les bâtiments, dans une poudrerie. ; larousse], les " cavaliers " ; creuser et maçonner des casemates, " damer " le sol ; préparer des embrasures, tresser des branchages pour en former des claies, des gabions ou des " saucissons " ; procéder aux manœuvres de force nécessaires pour le montage des pièces, — tout cela était sans doute indispensable, et nous le comprenions bien ; mais je sais que, pour ma part, ce fut un dur apprentissage.
  Personne, cependant, ne se plaignit, et je dois même dire que la bonne humeur et l'entrain au travail de ceux d'entre nous qui sortaient à peine du lycée sembla conquérir d'emblée l'estime et l'amitié des autres, de ceux qui sortaient tout simplement de l'atelier ou du chantier, et qui, plus tard, y retourneraient... si la guerre les laissait vivants.
  Toutes les jalousies sociales et toutes les préventions de classes disparaissaient dans le péril commun et dans la solidarité au travail.
  Ah! je vous jure bien qu'il n'y avait pas d'antimilitaristes au bastion 67!
 


***

   Un matin c'était cinq ou six jours après le commencement de nos travaux , nous trouvâmes en arrivant au bastion, car on nous avait provisoirement cantonnés dans deux villas de la route de Versailles, une cinquantaine d'hommes rangés devant nos terrassements.
  C'étaient de forts gaillards, de vieux soldats évidemment. Affublés de vareuses noires, de pantalons de coutil [tissu d'armure croisée, très serré, qui se fait généralement en uni ou à rayures de couleurs tissées, parfois aussi à dessin Jacquard, utilisé principalement pour la confection des matelas, des vêtements de travail et de chasse ; Larousse] et de simples képis à bande rouge, ils gardaient, sous leur triste défroque, une attitude très digne où il y avait de la résignation. Ils étaient sans armes. presque tous portaient la grosse moustache et " l'impériale " au menton. Ils ressemblaient ainsi plus ou moins à Napoléon III [Charles Louis Napoléon, 1808-1873 ; en 1848, il devient Président de la République pour un seul mandat de 4 ans ; " ... En 1851, il souhaite changer la constitution pour pouvoir se présenter à nouveau mais l’Assemblée législative refuse. [...] Louis-Napoléon décide d’organiser un coup d’État et choisit la date du 2 décembre 1851. C’est une date symbolique importante : le 2 décembre 1804, son oncle Napoléon Ier avait été sacré Empereur, puis un an plus tard, le 2 décembre 1805, remportait la bataille d’Austerlitz. Le matin du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon proclame la dissolution de l’Assemblée nationale législative, le rétablissement du suffrage universel masculin, et annonce de nouvelles élections. Il a demandé à l’armée d’occuper Paris afin d’empêcher toute opposition. Des Parisiens se révoltent et dressent des barricades, mais l’opposition est bien plus grande en province : plusieurs milliers de personnes sont arrêtées, et beaucoup sont envoyées en Algérie ou en Guyane : beaucoup seront graciées l’année suivante. Les 20 et 21 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte demande aux Français s’ils approuvent son coup d’État lors d’un plébiscite : les électeurs doivent répondre par oui ou par non à une question. 76% des votants acceptent le coup d’État et confirment ainsi Louis-Napoléon au pouvoir. En janvier 1852, une nouvelle constitution donne le pouvoir pour dix ans au Prince-Président... " ; source] à celui que, depuis Sedan, nous appelions tous, furieusement, " Badinguet " [surnom donné par les républicains à Napoléon III : du nom de l'ouvrier qui lui avait prêté ses habits lorsqu'il s'évada du fort de Ham, en 1846, Larousse ; l'impératrice Eugénie était quant à elle surnommée " badinguette "]
 

Portrait de Napoléon III, affublé de la fameuse " grosse moustache et " l'impériale " au menton " ; photo de Gustave le Gray, 1820-1884. Source



Badinguette. Collection de caricatures et de charges pour servir à l'histoire de la guerre et de la révolution de 1870-1871 : Vol. 1, p. 71

  On nous dit point ce qu'était cette troupe mystérieuse, mais on ordonna simplement à ceux qui la composaient de nous aider de leur mieux à mettre en état la batterie, et bravement, sans aucune hésitation, ils prirent des outils, dédaignant même de se dévêtir pour être mieux à l'aise...
  Nous, avec l’égoïsme tranquille de la jeunesse, nous comprîmes aussitôt qu'ils allaient faire pour nous le gros de la besogne, et ils s'en acquittaient si bien, en effet ; les tas de terre fondaient si vite sous leurs pioches ; leurs robustes pelletées étaient lancées si haut sur l'épaulement ; ils faisaient avec tant de promptitude et d'adresse rouler les brouettes sur les pentes et nivelaient si adroitement les plates-formes, que nous finissions par les regarder avec une sorte de pitié admirative.
  Ils semblaient que nous fussions des surveillants et qu'ils fussent, eux, les forçats.
  C'est un homme de la batterie, un servant de gauche de ma propre pièce, un brave garçon qui s'appelait Calver et exerçait dans la vie ordinaire la profession de meneur de bestiaux à la Villette, qui nous révéla sans le vouloir l'identité de ces lamentables auxiliaires de l' armée.
  S'arrêtant tout à coup en face d'un des nouveaux venus — un homme que je vois encore, avec sa figure tirée, ses moustaches tombantes et son teint plombé, — Calvert s'écria :
  — Tiens! Le sergot!... [argot : désigne un soldat ou un policier portant le grade de sergent]
  Tout s'expliqua bien vite, et le lieutenant de Pistoye ne jugea pas à propos de nous faire un plus long mystère de ce qui se passait.
  Les sergents de ville de la police impériale portaient la peine des rudesses, des cruautés et des longs succès de leurs anciens chefs. Ils étaient devenus si impopulaires, depuis le commencement des hostilités, que la foule, cruelle à son tour et sans pitié, venait d'en noyer un, nommé Vincenzini [en réalité, celui-ci a bien été tué par la foule mais... 5 mois plus tard, le 26 février...1871 ; orthographié aussi Vicensini ; Bernardin, 1825-1871 ; son nom figure sur la Plaque commémorative 1870-1871 à la Préfecture de Police : " À nos camarades victimes du devoir "] près de la Bastille, dans le canal.
  Un peu partout, dans la ville, des bagarres avaient éclaté, en haine d'eux. On avait commencé, pour apaiser les rancunes de la population, par leur ôter leur bicorne, puis leur tunique à queue de pie. On leur avait donné des képis ronds et des dolmans. Mais leurs anciennes victimes les reconnaissaient quand même... 
 
Sergents de ville, 1829-30 
               
À  l’image du « Bobby » londonien, le sergent de ville, que l’on surnomme affectueusement le « sergot », devient une figure familière du paysage parisien
Gardiens de Paris en 1848
 
 Gardien de la paix mobilisé, 1870

Source

  Alors, on avait supprimé leurs personnes, c'est-à-dire qu'on leur avait donné des remplaçants sous le titre de gardien de la paix publique, et eux, qu'on ne pouvait tuer, cependant, on les avait envoyés sur les remparts comme des domestiques des soldats, pour aider aux travaux...
  Nous étions bien jeunes, et dans la fureur patriotique dont nous étions tous animés, en songeant que les Prussiens marchaient sur Paris, où ils allaient arriver dans quelques jours, nous étions bien mal disposés pour ces représentants d'un régime détesté... Pourtant, je ne saurais dire toute la commisération que nous inspirait, à mes camarades et à moi, la déchéance de ces pauvres gens.
  Je me rappelle avec joie que pas une injure verbale, pas un geste insolent, ne leur furent infligés par les étudiants, les ouvriers ou les bourgeois que nous étions. Deux ou trois d'entre nous crurent même pouvoir — et devoir — s'adresser à eux comme à des camarades plus âgés, plus expérimentés, pour leur demander des conseils pratiques et leur montrer qu'on ne les tenait pas en mépris.
  Il y en avait un qui paraissait avoir possédé un grade parmi eux, quoiqu'il ne portât aucun galon sur sa manche noire. Les autres lui parlaient comme s'il avait été brigadier. Je lui demandai poliment, entre deux brouettés de terre :
  — Est-ce que l'on ne vous armera pas, vous aussi... vous surtout?
  Il y eut, avant qu'il me répondit, comme un nuage rose, vite dissipé, sur son front et sur ses yeux.
  — Quand nous serons sortis de Paris, dit-il brièvement.
  — Ah! vous allez sortir de Paris?
  — Oui. Nous avons demandé à être envoyés aux avancées...
  Après un silence, il ajoutait tristement :
  — Là-bas, personne ne nous connait. On pourra nous traiter en soldats.
  Ma foi, je lui ai serré la main très cordialement.

***

  Je n'ai pas à m'étendre ici sur les impressions que pouvait ressentir un jeune Parisien d'expérience nulle et de moyen courage, en montant la garde, pendant la nuit, sous les arcades désertes du viaduc du Point-du-Jour [ " Ce viaduc comportait une gare voyageurs, la gare du Point du Jour, qui était située entre la Seine et l’avenue de Versailles, première gare aérienne à Paris ; mis en service le 25 février 1867, il fut démoli en 1960. Le pont en pierre sur la Seine fut alors remplacé par le pont métallique du Garigliano... " ; source], ou sur les remparts de la Ville, au milieu des terrassements inachevés, des bouches à feu couchés à terre.
 
Chemin de fer de ceinture de Paris, rive gauche : Pont-viaduc sur la Seine au Point-du-Jour
Source  
  
 
  J'ai entendu dire depuis longtemps que les vrais braves ont quelquefois eu peu. cela m'est heureusement revenu à l'esprit la première fois que j'ai craint d'être attaqué traitreusement par derrière et que je me suis retourné avec vivacité pour présenter la pointe de mon sabre, dans l'ombre, à un assaillant imaginaire. En riant tout seul, ensuite, de ma déraisonnable terreur, je me suis consolé à la pensée que César, Henri IV et Ney lui- même, le brave des braves, reconnaissaient avoir commencé par être des poltrons...
  Jamais l' Histoire ne me parut aussi intéressante que pendant mes factions nocturnes. Mais elles étaient heureusement égayées par d'autres incidents.
  Une fois, par exemple, tandis que, juché sur une énorme traverse de terre qui dominait tout le bastion, je surveillais la ville et la campagne, promenant mes regards des hauteurs de Châtillon, à celles de Saint-Cloud pour épier les approches de l'armée prussienne attendue, puis les ramenant plus modestement sur l'enceinte que j'avais à garder, pour en écarter les curieux et les chapardeurs, je vis une ombre se glisser, avec de louches allures, tout le long de nos travaux.
  J'avais un mousqueton, ou plutôt ce qu'on appelait alors une carabine à tabatière [" en 1866 le Chassepot relègue au rang d'antiquités les armes à chargement par la bouche ; pour donner un fusil " moderne " aux réserves, le ministre de la guerre, le maréchal Niel, fait transformer les anciennes armes en système à Tabatière ; ce nom vient du mode d'ouverture du bloc de culasse qui fait penser à un couvercle de tabatière ; des fusils 1822 Tbis, 1842, 1857, 1853T, fusils de voltigeurs de la garde 1854, carabines de chasseur 1859, fusils de dragons seront transformés ; tous prendront l'appellation Mle 1867 ; elle sera également l'arme de la Commune. " ; source], sans baïonnette, mais chargée.
  J'interpellai l'ombre errante. Elle ne me répondit pas et continua d'errer.
   — Qui vive ? Au large! recommençai-je.
  Rien.
  Alors, aussi déplorable factionnaire que j'étais un soldat bien intentionné, je m'élançai, en croisant ma baïonnette absente, vers l'intrus silencieux qui me narguait. Je descendis en courant la pente gazonnée, sans me soucier des outils que je heurtais, des canons que, plus bas, il me fallait enjamber, et j'arrivai comme un bolide sur l'ennemi, sur l'espion.
  C'est miracle que dans cette dégringolade folle un faux mouvement, une involontaire pression du doigt, naturellement posé sur la gâchette, n'ait point faire partir le coup et causé peut-être un malheur.
  J'avais devant moi un déplorable ivrogne, un vagabond bien inoffensif, assurément, car il était si vieux! De poltron devenu héros, je me mis à rougir aussitôt de mon héroïsme bien plus que jamais je n'avais eu honte de ma timidité. 
 
 
 
 Lourde d'origine, cette carabine prends encore du poids
 
 
 
Le bloc de culasse ouvert. En le tirant légèrement vers l'arrière il extrait l'étui

Source

   D'une voix sévère, quoiqu'un peu essoufflée, j'ordonnai au pauvre diable de s'écarter, ce qu'il voulut bien faire, à la fin, — dès que je lui eus donné deux sous pour aller se rafraîchir encore...
  Une autre nuit, c'est dans les jardins de la villa où cantonnaient mes camarades que je fus en sentinelle. Il y avait là une sorte de chambre de jardinier, fermant à clef, et dont on avait fait la salle de police [prison]. Deux des nôtres s'y trouvaient. Pendant toute la première heure de ma faction, ils m'adressèrent, me sentant probablement un peu novice, les plus instantes prières pour que je les remisse en liberté. Je ne répondais pas, ou je me contentais de grogner un refus chaque fois que, passant devant leur porte, je ne pouvais plus feindre de les écouter.
  C'est à l'un de ces moments que j’eus la surprise d'entendre une chute violente au milieu des taillis, en même temps qu'un grand bruit de ferraille, comme si un sabre et son fourreau avaient heurté violemment le sol.
  Et, rapide, une ombre noire, qui me parut énorme, fila tout près de moi...
  — Raté!... fit une voix rageuse.
  Je n'oubliai pas mon devoir : je sommai l'inconnu. Cette fois, il m'obéit, car ce n'était pas un vagabond, ce n'était pas un ivrogne : c'était Calvert, le bouvier de la Villette, un brave garçon qui s'employait la nuit à chasser tous les chats du voisinage... afin de remplir le garde-manger des sous-officiers. Dans la journée, c'était le modèle des canonniers, discipliné, robuste et adroit ; mais, après l'appel du soir, on l'eût vainement cherché au milieu des autres. Il passait son temps à rôder à la poursuite de quelque nourriture.
  Sans être encore rationné, en effet, on ne touchait guère de viande fraîche, au bastion. D'abord on nous avait donné de superbes conserves de bœuf, " des conserves de riches ", disions-nous, tant elles étaient savoureuses. Et puis, tout de suite, ces galas avaient pris fin. De très modestes ratas nous étaient servis et, qui pis est, peu abondants. Aussi, nous étions-nous associés, quelques-uns, pour acheter à un cabaretier[personne qui tenait un cabaret, un petit café ; Larousse] du voisinage un plein tonnelet d'anchois.
  Étendu sur notre pain de munition[ " base de l’alimentation du soldat, le « pain de munition » évolue dans sa composition en fonction de critères de nutrition, de conservation, de disponibilité de la matière première, [...] « munition » étant synonyme de provision dans le vocabulaire militaire ancien... " ; source] cela faisait des tartines excellentes et saines. Notre tonneau de hors-d' œuvre nous fut bien utile quand vinrent les premières privations.

***

  À suivre...

  Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 5-18.


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