LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE VI

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  La remarque a été faite maintes fois par les témoins de l'époque : " Lorsque des princes de sang, révoltés contre leur véritable maître, ont une fois pris les armes, ils trouvent souvent dans la milice de leur souverain de quoi lui faire la guerre. " Dès I635, le futur Alamguir [Aureng Zeb], confiant dans son étoile, a su gagner de nombreux officiers supérieurs et gouverneurs de provinces, qui seront, vingt ans plus tard, ses plus sûrs alliés dans la conquête du pouvoir.
  Du I4 juillet I636 au 28 mai I644, Aureng Zeb exerça la vice-royauté du Dekkan. Nouvelle expérience, non moins profitable que celle qu'il avait acquise sur les champs de bataille du Bundelkhand. Les subtiles finesses d'une politique lente et tortueuse, dans ce vaste pays mal pacifié, s'ajoutaient aux dures réalités de la guerre. Pendant ce premier gouvernement, le prince acheva la conquête de Baglana [petit royaume Maratha Rashtrakuta de l'Inde qui était situé sur la principale route commerciale entre Surat et Daulatabad et Golkonda, avec Burhanpur à proximité ; source] ; à l'ouest de la péninsule, au sud de la ville qui devait porter son nom, Aurengabad, il écrasa dans Ahmadnagar les derniers descendants de la dynastie Nizamshahi. [ou Bahri ; succession de souverains du royaume d' Ahmadnagar dans le Deccan de I490 à I633] Surtout, il s'initia, au contact des petits souverains locaux, innombrables rajas, sans puissance réelle mais cupides, ambitieux et remuants, aux secrets de ces rivalités inextinguibles, dont il saura tirer parti un jour.



Le sultanat d' Ahmadnagar était un royaume indien de la fin du Moyen Âge, situé dans le nord-ouest du Deccan, entre les sultanats de Gujarat et de Bijapur. Sur le Web

  Un épisode de ces guerres du Dekkan nous a été conservé à la fois par Tavernier et par Carreri, avec quelques variantes dans les deux récits. C'est une défaite d' Aureng Zeb devant la place de Daman qu'il essayait d'emporter par surprise. Daman n'est plus qu'un petit port de pêche sur le golfe de Cambay, à peu près à égale distance entre Surate et Bombay. Au XVIIIe siècle, les voyageurs venus d' Arabie ou d'Europe y abordaient encore et Carreri y débarqua en I695, environ cinquante ans après les évènements dont il a recueilli le souvenir. Il décrit avec soin cette petite ville vieillotte, bâtie à l'italienne, mais somnolente, depuis que le trafic s'en était détourné, entre ses quatre bastions, vestiges de son importance passée.
  Aureng Zeb s'était mis en tête d'enlever cette place sans grande valeur stratégique, mais enrichie par le trafic des Portugais, qui y avaient établi à cette époque un de leurs plus gros comptoirs. Il réunit à cette intention une armée de 80.000 hommes, — Tavernier dit 40.000, — et s'assura le concours d'une douzaine de rajas. Mais ce qui ne devait être qu'une promenade militaire tourna, par la résistance opiniâtre de la ville, en un véritable siège, qui dura six mois, au bout desquels le Mogol dut se retirer avec sa courte honte. Il avait pourtant bien dressé son plan où la force s'alliait à la ruse. L'assaut décisif devait être donné un dimanche, Aureng Zeb s'imaginant " qu'à l'imitation des Juifs, les chrétiens ne se défendraient pas le jour de leur sabbat! " Or Daman était solidement tenu par un Portugais, vieux soldat qui avait servi en France et qui avait avec lui trois de ses fils aussi déterminés que lui ; d'autre part, les Mogols, n'ayant pas de flotte, ne pouvaient pas empêcher la ville d'être bien ravitaillée par mer. Le gouverneur, ayant eu vent de l'attaque ennemie, donna des instructions pour que la messe fût dite, le dimanche, aussitôt après minuit, et sans attendre l'assaut, fit sortir toute sa cavalerie et toute son infanterie. Aureng Zeb, suivant une tactique qui lui était familière, avait placé en tête de ses troupes de choc deux cents éléphants de guerre, dont les défenses étaient renforcées par de longues épées tranchantes. Surpris par la brusque sortie des Portugais, affolés par les décharges de mousqueterie et les feux d'artifice qui éclataient de toute part dans la nuit, les lourds animaux se retournèrent contre leurs maîtres et prirent la fuite en écrasant la moitié de l'armée mogole. C'est une aventure qui se répéta plusieurs fois dans l'histoire militaire de ce peuple.
  Il y eut un épilogue comique à cette déroute. Au moment où les Mogols pliaient bagages sans demander leur reste, " les Portugais s'étant retirés dans la ville jetèrent dans le camp de l'ennemi plusieurs petits cochons de lait, bêtes que les Mahométans abhorrent, par le moyen de cerfs-volants, qui sont des machines de papier soutenues de petites cannes, qui s'élèvent dans l'air par le secours du vent, et que l'on guide avec une corde ". Reconnaissons dans cette laborieuse définition le premier exemple de l'emploi des parachutes dans l'art de la guerre ; ainsi les petits cochons de lait portugais de Daman sont les ancêtres authentiques de nos modernes parachutistes.
  En passant à Burhanpur, — qu'il appelle Brampour, et où il s'est arrêté en faisant route de Surate à Agra, — Tavernier y a recueilli le souvenir d'Aureng Zeb. Quand il la visite, la ville n'est plus qu'un grand village à demi ruiné, dont toutes les maisons sont couvertes de chaume ; mais on y voyait encore le palais du gouverneur, seul vestige, d'une ancienne splendeur. Autrefois, rapporte le voyageur, le gouvernement de cette province était si considérable qu'on ne le donnait qu'à un fils ou à un oncle de l'empereur ; et c'est ainsi qu' Aureng Zeb y résida. On y faisait un grand commerce de toiles peintes, ou lamés d'argent et d'or, fabriquées dans le pays, de merveilleux tissus brodés sans envers ; les marchands de Perse et de Turquie, d' Arabie et d' Égypte, de Russie et de Pologne, venaient chercher ces étoffes en pièces, ou converties en voiles de femmes, en écharpes, en couvertures, et les embarquaient à Surate pour les ports du golfe Persique ou de la mer noire. Peu à peu la richesse et la vie se détournèrent de Burhanpur, au profit du Bengale, quand cette nouvelle conquête fut devenue la principale province de l'empire.
  Les complications avec lesquelles le vice-roi du Dekkan se trouvait aux prises dans ce riche pays, n'étaient pas toutes d'ordre militaire ou politique ; le commerce, source de profits importants pour les revenus de l'empire, était également sous sa surveillance ; l'avidité des marchands, leurs ruses, leur manque de scrupules dans les affaires suscitaient au gouverneur beaucoup de difficultés, que la justice sommaire du Mogol ne réussissait pas toujours à résoudre. Nous n'en voulons pour preuve que l'anecdote rapportée par Tavernier sur l’honnêteté proverbiale d'un négociant d' Ahmadabad, au temps d' Aureng Zeb. Le cas parut si extraordinaire à l'empereur Shah-Jahan, à qui il fut cité, qu'il voulut voir cet homme qui, disait-on, n'avait jamais menti. Précisément, le marchand vivait retiré loin d' Agra, après fortune faite. Mandé à la cour, le bonhomme ne fut pas ravi de cet honneur : c'était un vieillard de soixante-dix ans, qui appréhendait les fatigues et la dépense d'un voyage de trente jours et la nécessité de faire au souverain un présent considérable, suivant l'usage de tous ceux qui étaient admis en son auguste présence. Mais il était imprudent de ne pas obéir à la volonté du prince. Le marchand pris donc la route d' Agra, se présenta devant l'empereur et lui remit une boîte à bétel, — la tabatière orientale, — toute en or, garnie de diamants, de rubis et d'émeraudes ; " le roi ne lui demanda autre chose que son nom, à quoi il répondit qu'il s'appelait l'homme qui n'avait jamais menti. Le roi lui demandant encore comment s'appelait son père : " Sire, lui dit-il, je n'en sais rien. " Sa Majesté, satisfait de cette réponse, en demeura là, et ne voulant pas savoir davantage, commanda qu'on lui donnât un éléphant, ce qui est un grand honneur, avec dix mille roupies pour son voyage... " Voire! mais combien valait la boîte à bétel?
  Le trait est assez joli pour que notre La Fontaine en ait fait une fable. Ce ne serait pas son seul emprunt au Mogol.

Boîte à bétel en cuivre finement ciselé, le couvercle est surmonté d’un oiseau : queue manquante ; Inde, Rajasthan. Sur le Web.

  Tous les marchands du Dekkan n'était pas comme celui d' Ahmadabad ; il est vrai que, même quand ils ne se mettaient pas en difficulté avec le vice-roi, ils avaient assez à faire pour se défendre contre les vexations des petits rajas, qui les taxaient arbitrairement ou les dépouillaient sans vergogne. Ces tyranneaux avaient aussi la fâcheuse habitude de rançonner les étrangers qui passaient imprudemment sur leurs terres. Le gouverneur mogol se débarrassait des moins corrompus et des plus courageux, en leur donnant des emplois considérables dans son armée ; comme ils étaient obligés de payer tribut à l'empereur, ils s'arrangeaient aisément pour tirer de leur charge beaucoup plus qu'il ne fallait pour l'impôt.

***

  Après huit années de gouvernement au Dekkan, mandat qui excédait de beaucoup la durée habituelle de trois ans accordée à ces fonctions, l'étoile d' Aureng Zeb subit une soudaine et brève éclipse. En mai I644, il abandonna brusquement sa charge, sans autorisation, et revint à Agra. Ce coup de tête d'un homme qui n'était plus un enfant, aurait dû dès lors donner l'éveil à Shah-Jahan en lui découvrant l'inquiétant orgueil et les ambitions prématurées de son fils. Aureng Zeb, en effet, n'avait pas quitté son poste aux frontières de l'empire que pour protester contre l'intervention jalouse de Dara dans ses propres affaires. Ainsi se manifestaient également les premiers symptômes de la profonde mésintelligence des deux frères et de leur dangereuse rivalité. L'empereur, cruellement blessé par cet acte d'indépendance, riposta en dépouillant le rebelle de tous ses revenus. Pendant quelques mois, Aureng Zeb vécut en disgrâce à Agra. Mais la colère de Shah-Jahan fut de courte durée ; il n'attendait visiblement qu'une occasion pour pardonner. Elle se présenta le 25 novembre I644, lorsque Jahanara, —Begum Saheb, — la fille aînée de l'empereur, et la favorite, fut miraculeusement sauvée d'une grave brûlure. Elle demanda la grâce du coupable ; le père tout heureux de ce salut inespéré, n'avait rien à refuser à l'enfant bien-aimée : Aureng Zeb retrouva tous les privilèges de son rang.
  On a donné aussi une autre explication de ce coup de tête qui faisait renoncer le jeune gouverneur du Dekkan à un commandement envié : à vingt-cinq ans, il aurait été saisi par une de ces soudaines crises de mysticisme dont nous rencontrerons plusieurs exemples au cours de sa longue carrière, et dont on ne sait jamais très bien si elles sont l'élan sincère d'une âme tourmentée ou la comédie hypocrite d'un profond politique. Il y avait déjà à cette époque du Louis XI et du Cromwell chez ce personnage déconcertant. Toujours est-il qu'il voulut se retirer du monde ou du moins qu'il affecta le goût de la vie ascétique. Mais l'explication n'exclut pas la réalité d'une profonde mésintelligence entre Aureng Zeb et son aîné.
  De caractère violent, autoritaire, Dara était très jaloux des prérogatives de sa qualité d'aîné ; il supportait avec impatience la partialité trop visible de son père pour son troisième fils, qu'il semblait avantager en l'investissant de commandements importants ; les succès militaires d' Aureng Zeb l'exaspéraient et il s'efforça toujours de les contrecarrer. Les chroniqueurs du temps s'accordent à reconnaître chez Dara les plus beaux dons de l'intelligence singulièrement associés aux pires faiblesses du caractère. " Jamais prince de sang, dit l'un d'eux, n'eut peut-être plus de pénétration d'esprit et plus de soin de le cultiver. Il avait appris toutes les sciences et presque toutes les langues d' Europe... Mais tant de belles qualités le rendirent si fier et si plein de confiance en son mérite que c'était l'offenser que de lui donner un conseil, et c'était faire insulte à sa pénétration que d'avoir vu plus loin que lui dans une affaire. " Aussi, méprisait-il tous ceux qui étaient attachés à son service ; s'illusionnant sur son propre prestige, il croyait à la fidélité des gens qu'il avait rebutés par sa hauteur dédaigneuse.
  La curiosité de Dara pour tout ce qui venait d' Occident l'avait détaché peu à peu de toutes idées de sa race, même en matière de religion ; il affichait pour les chrétiens une telle sympathie, il entretenait avec eux, et notamment avec les Jésuites, des relations si intimes, qu'on disait communément que son règne marquerait l'avènement du christianisme dans l'empire mogol. On comprend par ce seul détail combien ce tiède musulman était loin du zèle farouche et intransigeant d'un Aureng Zeb : première cause de mésintelligence fraternelle, mais cause fondamentale.
  Enfin Dara avait habilement utilisé l'éloignement de son frère, toujours placé en sentinelle sur les marches de l'empire, tandis que lui-même demeurait dans les parages d' Agra et ne quittait guère la cour, pour faire le siège de son père, avec l'appui de sa sœur Begum Saheb, dévouée à sa fortune. L'empereur avait pris l'habitude de se décharger d'une partie de son pouvoir sur celui de ses fils qu'il trouvait tout près de lui. Dara avait acquis peu à peu un ascendant considérable sur l'esprit faible de Shah-Jahan. Cette influence se marquait dans de petites privautés, légères en apparence, mais considérables aux yeux des Orientaux. Près du trône impérial, le jeune prince avait son sopha, un peu plus bas que le trône, il est vrai ; mais c'est le seul exemple d'un prince de race mogol autorisé à s'asseoir en présence du souverain. Seul aussi, Dara avait le droit de commander un combat d'éléphants, quand il voulait s'en passer la fantaisie, privilège strictement réservé jusqu'à-là au maître de l'empire. Sur cette dualité périlleuse de l'autorité suprême, Bernier fait de sages réflexions, qui semblent inspirées d'u texte de Sadi dans son livre sur les Mœurs du Roi : " On a observé que six derviches peuvent dormir sur une seule couverture, mais qu'un seul royaume ne peut pas contenir deux rois. "

 

Portrait de Dara Shikoh : I690 ; poète et calligraphe, il fit traduire en persan les " Upaniṣad ", la " Bhagavadgītā " et le " Yogavāśiṣṭharāmāyaṇa " ; auteur d'un traité philosophique intitulé " Majma'-ul-bahrain ", Mélange des deux océans : I654. Bibliothèque nationale de France

***

  Malgré la nonchalance avec laquelle Shah-Jahan administrait les affaires publiques, eut-il quelque soupçon des risques de cette mésintelligence entre ses deux fils faisait courir à l'empire et à lui-même? Toujours est-il qu'il jugea prudent de les éloigner l'un de l'autre ; Aureng Zeb, rentré en grâce auprès de son père, après le coup de tête qui lui avait fait abandonner sans autorisation son gouvernement du Dekkan, fut désigné le I6 février I646 comme vice-roi du Guzerat ou Gujarat : c'est la presqu'île qui avance sur la mer d'Oman, entre le golfe de Katch au nord et le golfe de Cambay au sud. Cette province était, comme le Dekkan, en proie à une perpétuelle anarchie. Dans ce nouveau gouvernement, Aureng Zeb montra autant de fermeté que d'adresse politique ; en très peu de temps, il châtia les rebelles et rétablit l'ordre, pour la plus grande satisfaction de l'empereur qui le conserva pendant deux ans dans un poste où personne avant lui n'avait pu se maintenir. C'est à ce moment que le futur maître de l'empire se familiarisa avec les Franguis, nom général sous lequel les Mogols désignaient tous les Européens, et particulièrement avec les Portugais, dont les nombreux comptoirs occupaient la côte de la mer d' Oman, et qui avaient leur principal établissement à Surate. Il dut surveiller l'important trafic qui se faisait dans ce port et par Cambay avec l' Occident, et percevoir les droits de douane sur les marchandises qui entraient dans l' Inde. Par lui-même, le Gujarat était une des terres les plus fertiles et les plus riches de l'empire : agriculture et industrie y étaient également florissantes ; le blé et le riz des plaines de Kathiavar[ou Kâthiâwar, appelé également Saurashtra ; péninsule qui fait partie de l'État du Gujarat] , les toiles et les soieries de Rajkot et de Dhoraji, l'or et l'argent ciselés de Junagar [ou Junagadh] constituaient pour le trésor impérial une source considérable de revenus. Précisément à cette époque, ce trésor se trouvait souvent à bout de ressources : Shah-Jahan, tout entier à sa passion pour l'architecture, embellissait sa capitale de nombreux monuments et engloutissaient des sommes énormes dans l'achèvement du somptueux Tadj Mahal.
  L'empereur, pour marquer sa satisfaction à son fils et le récompenser des services qu'il venait de lui rendre, lui confia un nouveau commandement sur l'un des points les plus menacés de ses frontières. En I647, le vice-roi du Gujarat est envoyé à l'extrême nord, dans le Badackchan. C'était pour Aureng Zeb un changement complet, non seulement de région, mais de climat et de milieu. Au Badackchan, il allait retrouver ses vieux ennemis les Afghans, cette vie d'alertes perpétuelles et de combats, qui avait trempé son énergie au début de sa carrière. Il allait aussi faire connaissance avec le pays qui était le berceau de sa race. Au sud du plateau de Pamir [" massif de haute montagne centré sur l'Est du Tadjikistan avec des prolongements en Afghanistan, en Chine et au Kirghizistan. Situé à la jonction entre plusieurs systèmes orographiques d'Asie centrale et du Tibet, il possède trois sommets principaux de plus de 7 000 mètres dont le pic Ismail Samani, généralement considéré comme son point culminant à 7 495 mètres d'altitude, ce qui a valu au massif le qualificatif de « toit du monde »... " ; source], entre l' Amou Daria et les contreforts de l' Hindoukouch [ou Hindou Kouch], s'étend une plaine qui forme aujourd'hui la partie septentrionale de l' Afghanistan. C'est de là que les Timourides étaient partis, cinq siècles auparavant, à la conquête de l' Inde. Au sud de cette plaine et jusqu'à la vallée supérieure de l' Indus, une région montagneuse forme une barrière naturelle entre l'Asie centrale et l' Hindoustan, pays difficile, hérissé de hauts sommets, avec des vallées profondément encaissées, et s'enchevêtrant les unes dans les autres, des cols presque inaccessibles, refuge idéal pour tous les hors-la-loi et les aventuriers, champ d'opérations propice pour une guerre de partisans. Les Afghans, renforcés de bandes irrégulières du Tibet et de Kachgarie [ou Kasgharie, région historique d'Asie centrale, dans l'actuel Xinjiang, située dans le bassin du Tarim, autour de l'oasis de Kachgar ; Larousse], occupaient ces montagnes, pillaient les villes de la plaine, et notamment Balkh [ville située dans la province de Balkh, sur la rivière Balkh-Ab, à ~I00 km de la frontière avec le Turkménistan et 50 de celles de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan]  et Daulatabad. Pour Aureng Zeb, il s'agissait, en nettoyant ces montagnes et en occupant le Badackchan, de rendre aux Mogols le premier rameau de leur empire, détaché peu à peu par l'usurpation sournoise de leurs rivaux séculaires.   

Vue panoramique depuis les hauts plateaux du sud-est du Pamir depuis la route reliant Khorog à Murghab au Tadjikistan.

 
L' Afghanistan. Sur le Web.

   Le prince avait établi son quartier général à Kaboul. Il le quitta le 7 avril I647 et atteignit Balkh le 25 mai, après une marche difficile. C'est là que se livra une longue et ardente bataille, dans laquelle les plus braves Radjpoutes versèrent leur sang dans les rangs de l'armée mogole. " Plus nombreuses que les fourmis et les sauterelles ", rapporte un historien du temps, et composée d'excellents cavaliers qui faisaient corps avec leur cheval, les hordes de l' Asie centrale, sans cesse renaissantes, tourbillonnaient autour des troupes d' Aureng Zeb et ne purent jamais être écrasées. Il fallut céder au nombre. Le Mogol déploya toutes les ressources de son esprit artificieux pour convaincre l'ancien roi de Balkh, Nazar Muhammad Khan, de reprendre son trône [en février I646, Shah-Jahan envoie une armée de 60 000 hommes à Kaboul, puis à Badakshan et Balkh, pour soutenir Nazr Muhammad et son fils, Abd al-Aziz, contre le souverain Toqai-Timurid de Balkh. ; ces derniers trahissent les Mogols et s'enfuirent à Ispahan] puis il dut, en plein hiver, opérer une retraite pénible par les défilés neigeux de l' Hindoukouch. Les résultats de la campagne s'avèrent désastreux : d'immenses approvisionnements sacrifiés, d'importants effectifs massacrés ou perdus pendant la retraite, plusieurs millions de roupies engloutis sans profit ; l'arrière-garde, faute de transports, avait été forcée d'abandonner le trésor dont tout chef mogol s'encombrait dans ses expéditions, l'exposant imprudemment aux hasards de la guerre.
  C'est pourtant au cours de cette campagne que se place un épisode cité avec admiration par les annalistes de l'empire, et qui met en évidence à la fois le ferme courage d' Aureng Zeb et l'ardeur de sa foi. Ses troupes combattaient désespérément contre la forte armée d' Abdul Aziz Khan [ou Abdulaziz-Khan, souverain ouzbek, I6I4-I683], roi de Boukhara [une des I2 provinces de l'Ouzbékistan qui a pour capitale Boukhara] ; le succès paraissait incertain. L'heure de la prière était arrivée, le chef mogol, sourd aux instances de ses officiers, descendit de son éléphant, s'agenouilla sur le terrain et fit tranquillement ses dévotions, à la vue des deux armées. Cette intrépidité produisit une forte impression sur Abdul Aziz, qui, en apprenant le fait, se serait écrié : " Combattre un tel homme, c'est vouloir se perdre soi-même " ; et il aurait donné l'ordre à ses troupes de cesser la lutte. L'histoire, répandue par la suite dans l' Inde entière, contribua beaucoup à la popularité d' Aureng Zeb dans tout le monde de l' Islam.
  Après l'évacuation de la province de Balkh, le Mogol rentra à Kaboul en octobre I647. L'année suivante, en mars, Shah-Jahan désigna son fils pour un nouveau poste ; il l'envoya au Multan, dans le sud du Pendjab, où il demeura un peu plus de quatre ans, jusqu'en juillet I652. Ainsi se poursuivait pour Aureng Zeb cette lente initiation à tous ses devoirs de roi. Comme on le voit, l'expérience militaire, dans cet apprentissage, alterne à peu près régulièrement avec l'expérience politique. Qu'on ne croit pas, toutefois, que ce gouvernement du Multan ait été pour le gouverneur une place de tout repos et qu'après sa dure campagne du Badakchan, il ait goûté dans cette région fertile les loisirs d'une longue retraite. La charge était d'autant plus lourde qu'au Multan fut ajoutée par la suite la province de Thatha. Là encore, il retrouvait la menace afghane, pesant sans répit sur toutes les frontières de l'empire ; là aussi, il allait bientôt entrer en conflit avec la Perse. Une fois de plus, les Persans avaient occupé Kandahar, cette place toujours disputée entre les deux peuples. Shah-Jahan chargea son fils de reprendre la ville ; il l'assiégea par deux fois, de mai à septembre I649 et de mai à juillet I652. La forteresse finit par être emportée ; ajoutons qu'en I653, quand Aureng Zeb n'était plus au Multan, Kandahar failli retomber au pouvoir de la Perse par l'incapacité de Dara, qui avait succédé à son frère. Ces contrastes n'étaient pas faits pour désarmer l'hostilité de l'aîné pour un rival plus habile ou plus heureux que lui.
 


La médersa ou madrasah, Abdul Aziz Khan, à Boukhara, construite entre I652 et I654 ; inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco. Sur le Web.

  À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 66-77. 

 

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