LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE VIII

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  Dans l'histoire d' Aureng Zeb, on désigne parfois sous le nom de Guerre de succession cette lutte dramatique, pleine d'une violence opiniâtre et cruelle, par laquelle le futur Alamguir disputa à ses trois frères le trône de leur père et les abattit successivement sous ses coups impitoyables. L'expression peut être commode pour marquer la transition entre les années d'apprentissage et l'exercice réel du pouvoir, mais elle est impropre. Si l'enjeu de la guerre était bien l'empire mogol, on ne saurait parler de succession pour un prince qui était encore en vie, qui n'avait pas abdiqué, qui assista, impuissant, au massacre de ses fils et qui survécut presque huit ans à cette lutte fratricide. Précisons tout de suite les dates qui jalonnent cette sombre histoire. C'est à la fin de I657 que Shah Jahan, gravement malade, se dessaisit du pouvoir au profit de Dara. Dès le mois d' avril I658, Dara est écrasé par Aureng Zeb ; en juillet, Mourad tombe à son tour victime de la perfidie de son frère ; Sultan Shuja traqué va mourir obscurément en Arrakan [ou Arakan ; région côtière historique de l'Asie du Sud-Est. Ses frontières font face au golfe du Bengale à l'ouest, au sous-continent indien au nord et à la Birmanie proprement dite à l'est. (...) Shah Shuja, reçoit l'asile au royaume de Mrauk U, qui fut de I430 à I785, le plus grand et le plus puissant royaume rakhine de l'histoire et, qui, avait pour capitale, la ville du même nom... " ; source], en I660. Mais le vainqueur n'a pas attendu la fin de ses victoires pour en récolter le fruit : depuis le 9 juin I658, il a fait arrêter son père et le tient prisonnier ; et dès le 3I juillet de la même année, il s'est proclamé empereur à Delhi. Shah Jahan ne mourra qu'en I666, n'ayant même pas conservé, dans sa captivité, l'ombre de ce pouvoir qu'il avait imprudemment laissé tomber de ses mains débiles. On voit qu'il n' y a rien de comparable ici aux guerres qui devaient brouiller l'échiquier européen, à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe, pour la succession d' Espagne ou pour la succession d' Autriche.

***


  En fait, c'est encore plus par la ruse que par les armes qu' Aureng Zeb réussit à détrôner son père et à écarter ses frères du trône depuis longtemps convoité. La complication de ces intrigues, la contradiction des témoignages et la rareté des documents authentiques à une époque où il était interdit de raconter par écrit les évènements contemporains, laissent subsister dans ce conflit maintes obscurités.
  Et pourtant dans la longue vie du Grand Mogol, cette guerre des quatre frères est l'épisode le plus connu, le plus souvent raconté, celui qui a le plus piqué la curiosité et excité la verve des mémorialistes. En particulier, il tient dans les récits des voyageurs européens, une place prépondérante : malgré des erreurs ou des confusions inévitables, les livres de Bernier et de Tavernier, de Carreri et de Manucci offrent, après la mise au point de la critique historique moderne, une image vivante de cette dramatique histoire.
  Le premier, Bernier fait figure ici figure de témoin oculaire : venant d' Égypte, il a débarqué dans l' Inde à la fin de I658 ; Aureng Zeb vient de se couronner empereur, après avoir battu son frère Dara ; celui-ci, en mars I659, quand il a essuyé une nouvelle défaite à Deora, près d' Ajmir [ou Ajmer, ville du Rajasthan] ; rencontre à Ahmedabad le médecin français, en route de Surate [ville de l'État du Gujarat, dans l'ouest de l'Inde] pour Agra, et le force à l'accompagner pour s'assurer ses soins. Quand le prince vaincu est obligé de fuir vers Sind [ou Sindh ; une de quatre régions du Pakistan], Bernier abandonné à ses propres ressources se trouve dans une situation très critique : attaqué par des brigands, il revient à Ahmedabad, où il fait la connaissance d'un noble mogol, qui le prend sous sa protection et l'emmène à Delhi. On voit donc que l'audacieux voyageur a payé de sa personne pour acquérir cette expérience dont il nous fait profiter sur le drame auquel il s'est trouvé mêlé, bien malgré lui. D'ailleurs, la bonne foi du médecin français, qui a vécut dans l' Inde jusqu'en I667, n'a jamais été mise en doute par les autres voyageurs européens, qui citent plusieurs fois sa relation, ou même n'hésitent pas à la piller sans vergogne. Le P. Catrou, entre autres, lui a décerné ce brevet de véracité : " M. Bernier n'a point le vice des voyageurs et n' exagère pas les avantages de l'empire où il a vécu. "
  Avec l'objectivité de l'observation, naturelle à un homme de science, avec le souci d'appliquer le jugement d'un esprit critique aux évènements auxquels il assiste, ce chroniqueur possède les dons d'un véritable écrivain : son récit a du mouvement et de la couleur ; il a su voir et il est capable d'évoquer avec un relief saisissant les scènes les plus pittoresques. Ses tableaux de batailles, en particulier, la bataille d' Ujjain [I5 avril I658 ; la confrontation eut lieu précisément à Dharmatpur, à ~25 km d' Ujjain], celle de Samugarh [29 mai I658 ; ville située à ~I6 km à l'est d'Agra] sont des véritables chefs-d'œuvre du genre. Quand il est entraîné dans la retraite de Dara, il peint avec des détails d'un réalisme pénétrant le spectacle de cette armée en déroute, démoralisée, prise entre la menace de l'ennemi qui la talonne et les attaques incessantes des brigands attirés par l'aubaine d'un butin facile.


La bataille de Samugarh ; attribué à Payag Indian, actif au milieu du XVIIe siècle. Harvard Art Museums/Arthur M. Sackler Museum, I999.

Sur la route, et malgré le désarroi de la panique, le Français a pu voir Aureng Zeb s'avançant avec ses troupes victorieuses dans une région montagneuse et faisant tailler les rochers pour livrer passage aux éléphants et à l'artillerie ; il a été témoin de cette simplicité, digne de l' antique, avec laquelle le chef, dans les moments les plus pénibles, donne l' exemple à ses cavaliers. S'il raconte la condamnation de Dara, et s'il décrit son exécution, il ne nous épargne aucun détail, même les plus réalistes. Les pages où Bernier a relaté la tentative désespérée de Shuja, l'autre frère d' Aureng Zeb, pour échapper à l'impitoyable vainqueur, sa fuite éperdue, sa disparition mystérieuse, n'ont pas moins de vie et portent la marque, sinon de la chose vue, du moins du témoignage recueilli dans le temps et dans les lieux mêmes où la scène s'est déroulée. Surtout Bernier, ce Français perdu dans l' Inde pendant douze ans, et qui avoue un jour qu' à Agra il a la nostalgie du Pont-Neuf, a su se faire une âme neuve et oublier ses habitudes et ses préjugés européens, pour observer et pour comprendre les mœurs et les caractères qui le déconcertent ; ce savant de cabinet devient un " correspondant de guerre " très avisé, et son reportage est plein de traits qui montrent une juste compréhension de la vie mogole, de l'armée, de la tactique, de la psychologie propre aux chefs et aux soldats orientaux ; ainsi note-t-il, par exemple, l'importance vitale des points d' eau, dont la possession ou l'éloignement suffit à changer le sort d'une bataille.
  Enfin Bernier, avec un scrupule digne d'un véritable historien, quand il avance un fait dont l' authenticité peut paraître douteuse à ses lecteurs, ou quand il doute lui-même de ce fait, se réclame l'autorité d'un autre voyageur, qu'il a rencontré dans l' Inde, interrogé, et avec lequel il a confronté sa propre information. C'est notamment le cas lorsqu'il cherche à élucider la fin mystérieuse de Shuja, en rappelant le témoignage de Tavernier, avec qui il a fait route au Bengale.
  Tavernier a plus de bonhomie, mais il n'en tient pas moins à établir sa bonne foi et justifier l'origine des faits qu'il a recueillis. Car lui aussi est arrivé dans l' Inde peu après les évènements qui ont placé Aureng Zeb sur le trône. Il nous indique exactement ses sources : quand il a débarqué à Surate, il n'était bruit que de cette terrible guerre des frères ennemis, qui était à peine terminée. À Surate même, à Agra, au Bengale, il s'est " exactement informé auprès de tous ceux qui furent présents " aux péripéties de la lutte ; lui-même avait été témoin de certains des épisodes qu'il relate. Il a échangé plusieurs lettres avec un oncle du Mogol, dans le courant de l'année I659, et il a le curieux scrupule de citer, dans son récit, plusieurs fragments de ces lettres, à titre de documents.
  Contemporain de Bernier et de Tavernier, Manucci est celui des trois voyageurs qui affiche le plus ouvertement les prétentions d'un véritable historien. Cette guerre d' Aureng Zeb, il affirme en avoir eu connaissance par les chroniques de l'empire mogol, et il a fait traduire ce récit en portugais, avant de l'adapter lui-même en italien. La traduction portugaise aurait été faite " sur la version persane originale du palais ". Si la relation de Manucci s'écarte parfois de celle de Bernier, c'est parce qu'il a écrit après lui et qu'il a pu vérifier sur les lieux certains faits que son prédécesseur avaient avancés d'après la rumeur publique. D'une façon générale, le médecin vénitien, qui est resté quarante-huit ans dans l' Inde, quand il écrit ses Mémoires en I697, prétend avoir vu tout ce qu'il raconte. C'est peut-être beaucoup dire et cette assertion ne s'accorde pas très bien avec l'existence du document original dont Manucci prétend, d'autre part, s'être inspiré. En terminant le récit de la guerre, il nous montre Aureng Zeb rassemblant les " historiens du Palais, dont la fonction est d' écrire les Chroniques de l' Empire... Tracez à la postérité, leur dit-il, l'histoire de mes conquêtes, et que mon avènement à la couronne serve d'exemple à mes successeurs. " Cette fameuse chronique ne paraît guère avoir d'autre raison d'exister que la piquante morale tirée par Manucci de son propre récit. La voici, dans toute son ingénuité : " Le chef des historiens, ?, prit la liberté de demander à Aureng Zeb quelles couleurs il pourrait donner à l’emprisonnement de son père et au massacre de ses trois frères. — Apprenez, lui répondit-il, que ma conduite est devenue légitime par les nécessités de l' État et par le soutien qu'il a fallu donner à la religion chancelante. Un père imbécile et des frères ennemis de Mahomet effacent la honte de mes attentats. Toute la gloire de mon règne vient de la protection de l' Éternel. C'est lui qui, par ma main, a conduit un pauvre fakir sur le trône, pour apprendre à la postérité qu'il humilie les superbes et qu'il élève les humbles. "
  Nous passerons à Manucci sa morale cousue de fil blanc et ses sentences renouvelées du Magnificat [cantique de la Vierge Marie chanté aux vêpres ; musique composée sur ce cantique ; Larousse] sous la plume d'un père jésuite, en considération du relief et de la couleur qu'il a su donner au récit de cette lutte fort peu morale et fort peu évangélique, entre " un père imbécile ", " des frères ennemis de Mahomet " et " un pauvre fakir " protégé de l' Éternel.

La Madone du Magnificat, par Botticelli, dans la galerie des Offices, Musée des Offices, Florence.

***

 Tout est mystère dans cette sombre histoire, même le lever de rideau du drame, la soudaine maladie de Shah Jahan qui fut, sinon la cause, du moins le prétexte et le signal du conflit. Dans le sérail plein de sourdes rumeurs, de glissements furtifs, d' ombres inquiétantes, on imagine l'ambition et la crainte, la ruse et la cupidité penchées sur le lit de l'empereur mogol, comme les factions rivales de cardinaux sur l'agonie d'un pape du moyen âge.
  La cause et la nature du mal, dont la nouvelle allait susciter dans l'empire une véritable révolution, ont été diversement interprétées. Manucci est d'accord avec Tavernier pour l'attribuer à une rétention d' urine [incapacité d'uriner ou la vidange de la vessie est incomplète] : Shah Jahan, alors âgé de soixante-quatre ans, aurait abusé d'une drogue qui lui permettait de satisfaire son désir amoureux pour une fillette du harem. Il semble qu'il ait été réellement malade, et assez gravement pour qu'on l'ait cru dans un état désespéré, et même pour que le bruit de sa mort ait couru, évidemment propagé par ceux qui y avaient quelque intérêt. Dara fut-il de ceux là? Tandis que son père vivait enfermé dans son harem, au milieu de ses femmes, il avait pris en main toutes les affaires du palais et de l'empire. Pendant près de trois mois, l'empereur ne se montra pas à son peuple, malgré la coutume qui obligeait les Grands Mogols à paraître en public trois fois par semaine, en tout cas, au moins une fois tous les quinze jours. Dara veillait sur le vieillard jour et nuit, avec des soins attentifs, et les démonstrations d'une piété filiale exacte, à laquelle l'espoir d'une succession assurée n'était pas étranger. Mais d'étonnantes rumeurs parcouraient la ville et s'étendaient aux provinces, de proche en proche, comme un feu de broussailles. C'est l'atmosphère et le décor d'une tragédie classique. Le fils attentif, guettant l'occasion propice pour sauter sur le trône chancelant, aurait pu dire de son père ce que, dans Britannicus, Agrippine dit de son mari :
  Ses gardes, son palais, son lit m'étaient soumis...
  De ses derniers soupirs je me rendît maîtresse...
  J'arrêterai de sa mort la nouvelle trop prompte...

  En effet, Dara envoyait de tous les côtés des hommes dévoués pour intercepter les courriers et pour empêcher ses frères de recevoir des informations sûres de la cour. Mais ces précautions se retournaient contre lui et aggravaient la confusion. L'attitude du prince héritier semblait suspecte. Dans les plus lointaines provinces, on croyait réellement à la mort de Shah Jahan : les fonctionnaires fidèles étaient bouleversés par la pensée d'un trône vacant ; partout, des aventuriers, des hommes sans scrupules, relevaient la tête, sans crainte du châtiment. Bientôt on apprenait que Murad, dans son gouvernement de Gujrat, Shuja, au Bengale, avait pris ouvertement la couronne. C'est l'anarchie militaire du Bas-Empire romain. Pour justifier leur trahison, les partisans de ces fils infidèles affectaient de tenir pour véridique l'accusation portée contre Dara d'avoir emprisonné son père. Telle fut la situation de septembre I657 à janvier I658.
  Dara paraît avoir manqué de décision à cet instant critique. Il n'avait pas protesté quand Murad et Shuja avaient assemblé des armées pour marcher sur la capitale, fait frapper des monnaies à leur coin et dire des prières publiques en leur nom. Mais il affectait une défiance injurieuse et hostile envers le seul de ses frères, Aureng Zeb, qui jusqu'à présent avait gardé une attitude paisible et digne. Il le provoqua, il le poussa à bout, en le tenant à l'écart, en l’isolant dans une dédaigneuse indifférence. Et cette conduite maladroite, nouvel et dangereux effet de la vieille inimitié des deux frères, fournit à l'ambitieux hypocrite le prétexte qu'il cherchait.
  Tavernier, qui doit romancer quelque peu l'histoire, à raconté que Shah Jahan, croyant sa fin prochaine, avait ordonné au seul de ses fils qui se trouvait près de lui, " d'assembler tous les omrahs du royaume, et de s'asseoir sur le trône qui lui appartenait par le droit d'ainesse. Il lui témoigna que si Dieu prolongeait encore sa vie de quelques jours, il désirait de le voir avant que de mourir, dans la paisible possession de ses États ; et ce dessein qu'il eut alors pour son fils aîné était d'autant plus juste qu'il avait remarqué depuis quelques temps que les trois autres princes avaient pour leur père beaucoup moins de respect et d'affection que Dara. À ce discours que le roi tint à son fils, Dara, qui l'honorait infiniment, et qui l'aimait avec une véritable tendresse, lui répondit qu'il priait Dieu pour la vie de Sa Majesté, qu'il lui souhaitait très longue, et que tant qu'il la lui conserverait, il ne penserait jamais à monter sur le trône ; mais qu'il se tiendrait toujours glorieux d'être son sujet. En effet, ce prince ne se séparait pas un moment de la personne de son père, pour être plus près à le servir dans sa maladie, et voulant être présent à tout, et c'est pourquoi la nuit même, il couchait auprès du lit du roi sur un tapis étendu par terre. "
  Retranchons à cette scène édifiante, évidemment très Louis-quatorzième, les pompes et les grâces de la cour de Versailles. Il reste un héritier présomptif fort attentif à soigner ses intérêts, et qui veut en effet " être présent à tout ". Aussi, tout en administrant les potions et les tisanes ne laisse-t-il point de réunir deux armées pour arrêter sur la route de la capitale ses deux frères révoltés, Murad et Shuja.

 Le trône de Shah Jahan, au Fort Rouge de Delhi. Archaeological Survey of India : ASI 

  Cette initiative, en le tirant de la réserve prudente et cauteleuse [hypocrite] dans laquelle il s'était tenu jusqu'à-là, va le perdre. Immédiatement, Aureng Zeb riposta, en découvrant son jeu à son tour. Il venait de traverser une courte période d'indécision et de dépression. Bien qu'il ne fût pas directement visé par les préparatifs belliqueux de Dara, il dénonça celui-ci comme apostat [hérétique] de l' Islam, et, colorant sa propre ambition de ce pieux prétexte, il proclama son dessein de délivrer le vieil empereur d'une domination sacrilège, et de soustraire l' État à toutes les influences non islamiques. Tel fut le point de départ de l'alliance qu'il conclut avec son plus jeune frère Murad, jurant sur le Coran de lui abandonner tout le territoire mogol ; évènement décisif pour la suite des opérations.
  Pourquoi Aureng Zeb, en entrant dans la guerre dont il espérait pour lui-même et pour lui seul les avantages les plus positifs, liait-il ainsi son sort à l'un de ceux qui ne pouvaient être pour lui que des rivaux déterminés? Et que vient faire la religion dans ce pacte singulier?
  Un historien moderne a défini Murad en ces termes expressifs : " brave, simple, beau sabreur, grand buveur ". La définition est exacte, si l'on voit dans cette simplicité non la modestie d'une âme droite, mais la grossièreté sans complications et sans finesse d'un hurluberlu : une force brutale, avide de jouissance immédiate, et incapable de calculer comme de prévoir. Le courage était sa seule vertu et ce prince à qui son père avait donné un nom prédestine, qui signifie Désir accompli, ne voyait pas au-delà du moment présent. Il était fait pour être manœuvré par la perfide diplomatie d'un Aureng Zeb, et bien qu'il fût entouré de conseillers plus sages et plus intelligents que lui, bien qu'il eût été averti plusieurs fois du sort qui le menaçait, il devait bientôt tomber dans les filets de son redoutable allié.
  Ce caractère impulsif de Mourad se marque dès le début des opérations militaires, quand ce prince, croyant porter un coup décisif, et sans attendre l'avis et le secours d' Aureng Zeb, avec lequel il n'avait pas encore conclu d'alliance, décida de s'emparer de Surate, à la fin de décembre I657. Il envoya ses troupes du Gujrat pour occuper la ville, qui se rendit sans coup férir ; mais la citadelle fit une résistance opiniâtre aux assauts de Mourad et de son principal général, Chah Abas. Selon l'usage des États hindous, la forteresse renfermait le trésor, et le gouverneur du Gujrat, avec un acharnement compréhensible, voulait mettre la main sur l' argent dont il était fort démuni. Chah Abas eut recours aux artilleurs franguis, c'est-à-dire européens, — Portugais en espèce, — et une première mine fit sauter une partie de la citadelle. Ce succès n'empêcha pas les assiégés de tenir en échec l'assaillant pendant quarante jours ; les défenseurs de Surate, fidèles à Shah Jahan, ne voulaient pas reconnaître d'autre maître et le commandant du fort repoussait toutes les propositions. En vain Chah Abas eut-il recours à la ruse : dans les assauts, il faisait placer en tête de ses troupes de choc les femmes, les enfants, les parents des soldats qui défendaient si courageusement la place ; il envoya le propre frère du gouverneur porter ses offres de paix, qui furent rejetées avec mépris. Au prix de pertes sanglantes, une brèche fut enfin ouverte dans les remparts, et la menace imminente d'une seconde mine contraignit la garnison à se rendre ; mais elle obtint des conditions honorables, que le vainqueur respecta scrupuleusement. Le général de Mourad se contenta d'envoyer le trésor à son maître, lequel était en train de faire régner la terreur à Ahmedabad, pour tirer des habitants la contribution de guerre dont il avait un besoin pressant.
  Dara n'avait rien fait pour secourir Surate. Ce n'est pas l'envie qui lui manquait, et il sentait l'importance de cette perte. Mais outre qu'il ne voulait pas s’éloigner d' Agra, montant lui-même la garde autour de l'empereur malade, il était assez occupé à contenir son autre frère, Shuja, en marche contre la capitale.
  La prise de Surate mit le comble à l'orgueil de Mourad. Il y vit un signe favorable du destin, et saisit cette occasion pour se proclamer empereur avec éclat, envoyant de nouveaux gouverneurs dans toutes les villes, pour manifester à tous et se prouver à lui-même la réalité de sa nouvelle puissance.
  Cependant Shuja, au Bengale, avait devancé l'initiative de ses frères. " Le plus vif des trois, écrit Manucci, il se mit le premier en campagne, et prit la route vers Delhi avec une armée qu'il tenait prête pour la première occasion. " Le Vénitien évalue cette armée à 40.000 cavaliers. Contrairement à Mourad, le gouverneur de cette riche province du Bengale était fort bien pourvu en ressources de toute espèce, et trainait à sa suite une caravane de chameaux chargés de roupies d'or, pour payer ses troupes et pour en acheter des nouvelles. On nous le montre, dans un tableau un peu romantique, prêt à monter à cheval, le cimeterre en main, et s'écriant : " Ou le trône, ou la mort! " Mais pour colorer sa rébellion d'un prétexte honorable, il répandait partout sur sa route le bruit que l'empereur se mourait du poison que lui avait versé Dara, et que lui-même n'avait pas d'autre but que de délivrer le meilleur des pères ou le venger.
  De nombreux courriers circulaient entre la capitale et le camp de Shuja, qui s'avançait vers Delhi à marche forcée. Shah Jahan écrivait à son fils qu'il lui pardonnait son insolente entreprise, s'il rentrait immédiatement au Bengale ; en même temps, il démentait lui-même la gravité de son état, se portait garant de la fidélité de son fils et traitait de fable cette histoire de poison. Mais les partisans que Shuja avait à la cour faisaient savoir de leur côté au prétendant qu'il fallait se presser, s'il voulait recueillir le fruit de son audace. C'est naturellement ce dernier avis, qu' écouta le rebelle.
  Le conflit désormais ne pouvait être évité. Dara envoya contre son frère une armée placée sous les ordres de son fils, Sulaiman Shukoh [ou Mirza Sulaiman Shikoh, I635-I662 ; il meurt décapité sur ordre de son oncle Aureng Zeb] et du raja Mirza Jaisingh, tandis qu'une seconde armée, commandée par le raja Jaswant Singh et Qasim Khan était chargée d'observer les inquiétantes démarches de Murad et d' Aureng Zeb. 

Portrait de Dara et de son fils aîné Mirza Sulaiman Shikoh ; création : au XVIIIe siècle. The British Museum.

  Le fils de Dara, Sulaiman Shukoh, était un jeune homme de vingt-trois ans, assez inexpérimenté, d'un caractère fougueux et téméraire. À ses côtés, le raja Jaisingh était chargé de veiller sur lui, de contenir son ardeur imprudente, et de réparer les fautes. Ce raja était un homme plein d'expérience et de sagesse. Espérant jusqu'au bout éviter l'irréparable, il manœuvra quelque temps pour empêcher le contact des deux armées. Quand il vit que ses efforts étaient vains, il prit sur lui d'écrire à Shuja pour faire appel à ses bons sentiments : le prince n'avait aucune raison de venger un père qui n'était nullement en danger ; il avait assez fait paraître sa piété filiale pour pouvoir sans déshonneur reconnaître son erreur ; ce qui serait déshonorant, c'est " d'attaquer contre la justice le plus fidèles sujets de celui qu'il venait défendre par piété. "
  Shuja, dit-on, hésita quelque temps à la lecture de cette lettre. Mais les conseils des plus excités, ou des plus ambitieux, dans son entourage, prévalurent, et il répondit insolemment à Jaisingh, l'engageant à lever le camp au plus vite, et promettant de se soumettre lui-même s'il n'était plus traité en rebelle. À partir de ce moment, les deux adversaires rivalisèrent de ruse, avant d'en venir à la décision inévitable. L'armée de Shukoh, feignant de céder à l'ultimatum de Shuja, simula une retraite, tandis que le gros des troupes se rangeait en bataille derrière un faible rideau de cavaliers. Emporté par son orgueil, Shuja fondit aveuglément sur ce qu'il croyait être l' arrière-garde de l'ennemi, et se trouva brusquement en face de l'armée toute entière. La rencontre eut lieu au matin du I4 février I658, à Bahadurpur, près de Bénarès [ou Varanasi, ville de l'État d' Uttar Pradesh ; elle la plus sacrée de l'hindouisme et du jaïnisme. (...) Dédiée principalement à Shiva, elle est la cité qui accueille le plus de pèlerins en Inde. (...) Antique centre d'études religieuses, c'est dans sa périphérie, à Sarnath, localité située à dix kilomètres au nord, que le Bouddha fait son premier sermon après son Illumination. La ville est mentionnée dans les épopées hindoues du Mahâbhârata et du Ramayana... " ; source]
  Surpris par une attaque massive, là où ils ne croyaient rencontrer qu'une faible défensive, écrasés par un adversaire supérieur en nombre, les cavaliers de Shuja furent mis en déroute, laissant aux mains du vainqueur un grand nombre de prisonniers, quarante éléphants et l'artillerie toute entière. Le prince vaincu dut chercher précipitamment un refuge précaire dans cette province du Bengale, qu'il avait quittée en triomphateur quelques semaines auparavant.
  Comme signe de sa victoire, et comme mesure préventive de sécurité, le fils de Dara plaça à la frontière du Bengale de solides garnisons, pour maintenir son oncle captif dans son propre gouvernement. Il semble pourtant que cette victoire eût pu être complète et que ni Shukoh, ni Jaisingh n'aient su, ou voulu, en exploiter tous les avantages. Le raja prudent ménageait-il l'avenir, comme on l'a insinué? Manucci a démêlé avec finesse les raisons probables de son attitude. S'il avait laissé échapper le prince vaincu, qu'il eût pu facilement faire prisonnier, c'est qu'il craignait, en livrant Shuja à l'empereur, que celui-ci ne pardonnât par faiblesse à son fils ingrat, et n'eût ensuite un ennemi de plus, et un ennemi redoutable, à la cour. Mais peut-être aussi Jaisingh, qui n'oubliait pas les insolences et les duretés dont Dara l'avait jadis accablé, n'était-il pas fâché de lui enlever le plus beau résultat, et le plus positif, du succès qu'il avait remporté pour lui.

Le ghat de Manikarnika en I922. Photo du catalogue en ligne de la Bibliothèque du Congrès.


Le Ghat Dashashwamedh est le ghat principal de Varanasi. Il est situé en bordure du Gange à proximité du Vishwanath Temple. Photo : Santosh Kumar Velamala : 20I9.

***


  À suivre...

  BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 92-I04. 

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