LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE V

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  Cette éducation humaine, à la fois guerrière et politique, qu' Aureng Zeb reprochait si durement à son précepteur Mulla-Shah de n'avoir pas su lui donner, il devait bientôt l'acquérir lui-même au contact des réalités.
  Il n'avait seize ans, quant il reçut son premier commandement dans l'armée, en décembre I634 ; dix-huit ans, quant il fut nommé vice-roi du Dekkan, le I4 juillet I638. Pour ses débuts de chef, il avait sous ses ordres dix mille cavaliers ; pour son apprentissage de gouverneur, il se voyait à la tête d'un des territoires les plus vastes et les plus difficiles de l'empire.
  C'était l'habitude des Grands Mogols, — habitude imprudente, et qui leur fut souvent funeste, — de se dessaisir au profit de leurs fils des responsabilités et des privilèges essentiels de leur puissance. Avant de se révéler empereur médiocre autant qu'astrologue passionné, Houmayoun avait été chargé par son père, le grand Bâber, de la conquête du Gujarat. Les fils d' Akbar et de Djahanguir avaient gouverné dans leur jeunesse d'importants provinces, où ils s'étaient fait de puissants alliés, prêts à les utiliser au besoin contre l'autorité paternelle, car ils avaient tendance à considérer comme leurs fiefs les pays qu'ils étaient chargés d'administrer.
  Shah Jahan n'avait pas rompu avec cette dangereuse tradition. Il devait même aller beaucoup plus loin dans cette voie que ses prédécesseurs. N'eût-il pas la néfaste idée, sentant la vieillesse prochaine et voulant passer dans le calme ses dernières années, tout occupé d'une passion sénile, de partager les principales provinces de son empire entre ses quatre fils? Moins soucieux de satisfaire leur ambition ou de les préparer aux devoirs d'une éventuelle accession au trône, que se débarrasser d'eux et de se soustraire à leur surveillance, il avait nommé l'aîné, Dara, gouverneur du Multan, le second, Sultan Shujah, au Bengale, le plus jeune Mourad, au Gujarat. Aureng Zeb conservait le Dekkan. C'est de cette précaution inutile qu'allaient naître les haines inexpiables des quatre frères et la guerre sans merci qui livrera l'empire au plus intelligent et au plus énergique d'entre eux.

   
  Mais en I638, Aureng Zeb n'a pas encore découvert ses desseins. Il vient de se marier ; il s'est marié jeune, suivant l'usage de sa race et comme il convenait à son rang. L'histoire de ses femmes, — car il fut marié quatre fois, — est assez confuse, et les témoignages des chroniqueurs sur ce chapitre de sa vie, non seulement ne s'accordent pas toujours, mais parfois se contredisent. La date de son premier mariage est officiellement connue : le 8 mai I637, il épousa Dilras Banu [Dilras Banu Begum, I622-I657 ; on pense qu'elle est morte suite à une fièvre puerpérale, suite à son accouchement, juste un an avant l'accession d' Aureng Zeb au trône] fille de Shah Nawaz Khan Safarvi [Badi-uz-Zaman Safavi, ? -I659, connu sous le nom de Shahnawaz Khan or Mirza Deccan ; vice-roi du Gujarat, I637-I659 ; il est emprisonné par son gendre, dans le fort de Burhanpur, I658, pour ne pas l'avoir soutenu dans la guerre de succession ; libéré après 7 mois d'emprisonnement, il meurt à la bataille d' Ajmer, I659], qui lui donna successivement deux filles, Zeboun-Nisâ [Zeb-un-Nissa, I638-I702] et Zînatoun-Nisâ [Zinat-un-Nissa Begum, I643-I72I ] puis deux fils, Mohammed A'zam [Mirza Qutb-ud-Din Muhammad Azam, I653-I707 ; il fut brièvement l'empereur moghol du I4 mars I707 au 20 juin I707] et Mohammed Akbar. [Mirza Muhammad Akbar, I657-I706 ; il meurt en Perse où il était exilé depuis l'échec de sa rébellion contre son père] De sa seconde épouse, Rahmatoun-Nisâ [Rahmat-un-Nissa, ?-I69I, impopulaire à la cour mogole, elle perdit assez tôt les faveurs de son mari] fille d'un Radjpoute qui régnait au Cachemire, il eut une fille, Badroun-Nisâ [Badr-un-Nissa Begum, I647-I670] et deux fils Mohammed Sultan [Mirza Muhammad Sultan, I639-I676 ; sur ordre de son père, il est transféré au fort de Gwalior et y est emprisonné de I66I à I672 ; il meurt en détention à la prison de Salimgarh] et Mohammed Mouazzam [Bahadur Shah I, connu sous le nom de Mirza Muhammad Mu'azzam, I643-I7I2; 8ème empereur Mogol de I70I jusqu'à sa mort] c'est ce dernier qui succèdera à son père, sous le nom Bahâdour Shah, bien qu'Aureng Zeb eût reporté toute son affection sur le jeune prince Akbar et l'eut désigné comme son successeur au trône, parce qu'il était né d'une Musulmane. Mais la révolte d' Akbar contre son père, dans les dernières années d'un trop long règne, brisera ces espérances. Une troisième femme, plus obscure, Aurangâbâdi Mahal [?-I688, elle mourut victime de la peste], n'eut qu'une fille, Mihrou'n-Nisâ. [Mihr-un-Nissa Begum, I66I-I706] Enfin, après sa victoire sur son frère Dara, Aureng Zeb tirera du harem du vaincu une Géorgienne, Udaipûrî Mahal [?-I707; elle était décrite comme " la chouchoute des vieux jours d'Aureng Zeb ";  elle était soit originaire du Cachemire, soit de la ville voisine d' Udaipur, soit une chrétienne de Géorgie, d'Arménie ou de Circassie. Depuis le règne de l'empereur Akbar, il avait été ordonné que les noms des femmes du harem impérial ne soient pas mentionnés en public, mais qu'elles soient désignées par une épithète, dérivée soit de leur lieu de naissance, soit de la ville ou du pays où elles étaient entrées dans le harem impérial (...) À la mort d'Aureng Zeb, elle est profondément affligée et meurt dans les quatre mois suivants à Gwalio. " ; source ] qui lui donnera son dernier fils, Mohammed Kâmbakhch [Mirza Muhammad Kam Bakhsh, I667-I709]
   Ce qui nous intéresse surtout dans cette histoire compliquée, c'est qu'Aureng Zeb, tout fanatique musulman qu'il fût, ne refusait pas d'accueillir dans son harem et même de prendre pour épouses des princesses hindoues, filles de Radjpoutes ou des esclaves de races étrangères. Pour en finir avec ce chapitre des mariages et des naissances, notons que le premier enfant d' Aureng Zeb n'était pas un fils, mais une fille, Zeboun-Nizâ, dont nous connaissons la date de naissance I638, juste neuf mois après la date présumée de son mariage ; cette fille qui ne paraît avoir joué aucun rôle dans la vie publique de son père, laissa un certain renom comme poétesse.

En I660, trois ans après la mort de Dilras, Aureng Zeb fit construire un mausolée à Aurangabad, aujourd'hui Chhatrapati Sambhajinagar, État du Maharashtra, connu sous le nom de Bibi Ka Maqbara, " Tombeau de la Dame ". Il est notable de remarquer qu' Aureng Zeb, qui n'a jamais érigé d'édifices monumentaux pendant son règne d'un demi-siècle, a fait une seule exception, à savoir la construction du mausolée de son épouse. Dilras fut enterrée sous le titre posthume de " Rabia-ud-Daurani " : " Rabia de l'âge ". Bibi Ka Maqbara ressemble étrangement au Taj Mahal, mausolée de la mère d'Aureng Zeb, l'impératrice Mumtaz Mahal. Crédit photo : Nileshlog

  Il n'est guère plus facile de préciser la place que les femmes ont pu tenir dans la vie d'un souverain dévoré par la passion du pouvoir et de l'action. Ses mariages successifs, la précocité de sa première union, ne peuvent nous apporter sur ce point aucun indice : il était normal qu'un prince mongol se mariât au sortir de l'adolescence. Dara, le frère aîné d' Aureng Zeb, avait épousé en I625, à peine âgé de vingt ans, une fille de son oncle Sultan Parwez, la princesse Nadira. [Nadira Banu Begum, I6I8-I659 ; décrite comme fidèle et dévouée à son mari, elle meurt de dysenterie quelques mois avant l'exécution de celui-ci] Dans une matière délicate, où il est souvent dangereux de s'aventurer, on peut cependant affirmer que le Grand Mogol, au cours de son existence tourmentée, ne nous apparaît qu'une fois en posture d'amoureux fervent, dominé par une passion plus forte que sa volonté : vers I655, pendant sa deuxième vice-royauté au Dekkan, ce froid calculateur, tout occupé de combinaisons politiques, s'éprit follement d'une femme qu'il avait tiré du harem de son oncle maternel. Elle s'appelait Hira Bai, plus connu sous le surnom de Zainabadi [Zainabadi Mahal, ?-I654]. C'est ce qu'un historien moderne appelle " le seul roman d' Aureng Zeb " ; et il ne peut donner mieux la mesure de cette passion d'un homme qui était pourtant loin d'être un vieillard, — il avait à cette époque trente-sept ans, — qu'en rappelant que, pour plaire à cette femme, l'austère musulman avait consenti à boire du vin!... Zainabadi mourut à la fleur de l'âge, et son farouche amant resta inconsolable.
  Sur le " roman " d'Aureng Zeb et de Zainabadi, puisque roman il y a, un seul témoignage nous permet de percer quelque peu le mystère dont il s'enveloppe. C'est une des anecdotes attribuées au chroniqueur Hamidoud-Bîn et qui ont été traduites par Sakar, le diligent historien du Grand Mogol. Cette anecdote a été passée au crible de la critique moderne, et notamment par Sakar lui-même, et il faut avouer qu'il n'en reste pas grand chose. C'est dommage, pour la légende, qui avait de la grâce et de la poésie.
  Il faut renoncer à voir le jeune prince, alors vice-roi du Dekkan, tomber évanoui aux pieds d'une jeune beauté, qu'il avait distinguée dans le harem de son oncle Saif Khan, gouverneur de Burhanpur, chez qui il était en visite. Comme il était parent du maître de maison, on n'avait pas pris les précautions d'usage pour soustraire les femmes à la vue d'un étranger. Zainabadi, de son vrai nom Hira Bai, se tenait debout sous un arbre, la main droite levée vers les branches basses, attitude qui donnait toute sa grâce au buste de la jeune femme, et elle chantait en souriant à son rêve. À sa vue, Aureng Zeb aurait été pris de faiblesse, et il ne retrouva ses sens qu'entre les bras de sa tante, Saliha Banu, fille d' Asaf Khan [Abu'l-Hasan, I569-I64I, Grand Vizir, Premier ministre, du cinquième empereur moghol Shah Jahan : I628-I64I] laquelle, bouleversée et désireuse de préserver une existence si précieuse, lui demanda la cause de son mal, et le moyen de le guérir. On devine la suite ; Saliha, liée par son serment d'accorder à son neveu la faveur qu'il lui demanderait, et terrorisée à la pensée d'affronter un mari jaloux, à qui il s'agit de faire entendre que le seul moyen de rendre la santé au fils de l'empereur et de combler ses désirs, c'est de lui abandonner une favorite à laquelle il tient. Mais tout s'arrange, comme dans les romans trop bien faits et le terrible Saif Khan consent à échanger sa belle esclave contre la concubine d' Aureng Zeb, Chattar Bai...
   Malheureusement, Saif Khan, à l'époque où cette rencontre a dû avoir lieu, était éloigné de tout gouvernement, depuis l'avènement de Shah Jahan, en I628. Sa femme était Malika Banu [Malika Banu Begum, sœur de Saliha], et non Saliha : Saif Khan mourut au Bengale en I640 et Malika en I64I. Or, ce n'est pas avant I653, et c'est probablement un peu plus tard, qu' Aureng Zeb rencontra Zainabadi, Hira Bai, alors qu'il avait lui-même trente cinq ans et était déjà père de six enfants. Le premier maître de celle qui inspira au Mogol une si soudaine et durable passion, était Mir Khalil, qui commandait l'artillerie au Dekkan [chef de l'artillerie nommé par Shah Jahan, en I649-50 ; en I653, il devient commandant de Dharur], et qui était effectivement gendre d' Asaf Khan. C'est ce dernier détail qui a pu causer la confusion d' Hamidoud-Dîn, mais cette confusion ne nous paraît pas une raison suffisante pour écarter tous les détails de la poétique mise en scène qu'il a imaginée. Quand elle n'aurait pas d'autre sens, l'anecdote nous montre du moins que cette aventure amoureuse d' Aureng Zeb, tranchant sur sa conduite habituelle avec les femmes, surprenait les contemporains au point de leur faire inventer, pour l'expliquer, les plus romanesques épisodes.
  Une si grande et si durable ferveur s'accorde mal avec l'idée que nous a donnée Carreri sur l'abstinence d'Aureng Zeb en matière de plaisirs sexuels. Si le prince avait, comme ses prédécesseurs, un harem peuplé de " plusieurs centaines de concubines ", c'était plus pour le faste nécessaire à son rang, ou pour se conformer à la loi du Coran, que pour la satisfaction brutale de ses instincts. Et l'histoire que le voyageur a recueillie à l'appui de cette assertion, montre assez que ces femmes n'étaient guère concubines que de nom. L'anecdote vaut qu'on la rapporte, et elle est trop jolie pour qu'on en supprime le moindre détail.
  " Le Roi avait choisi dans le harem une certaine femme pour son plaisir, elle s'habilla le mieux qu'elle put pour recevoir cet honneur. Le Roi était arrivé dans la chambre à l'heure marquée, au lieu de se mettre au lit, passa toute la nuit à lire l' Alcoran. [de l'arabe al-Qur'ān, « la lecture » ou, plus précisément, « la récitation déclamatoire », Livre sacré des musulmans ; Larousse] L'eunuque étant venu dire à la pointe du jour que le bain était prêt, comme c'est l'usage des Mahométans [synonyme ancien de musulman], quand ils ont couché avec une femme, la dame, qui se trouvait frustrée dans son attente, dit tout haut qu'il ne fallait pas de bain, vu que le Roi n'avait lâché aucun vent ; voulant dire par là qu'il avait toujours été en oraison ; parce que, en ces temps-là, si quelque vent échappe, l'oraison est interrompue, et les Mahométans doivent aller se baigner. Le Roi, entendant cela, se retira fort honteux, et la dame lui dit en partant que ce lieu n'était pas un lieu de prière. Depuis ce temps, le Roi ne l'a jamais regardé en face. "
  Ce conte, à la manière de Boccace ou de La Fontaine [I62I-I695, poète], n'a pas empêché notre curieux Napolitain de noter les dépenses fabuleuses qu' Aureng Zeb, comme les autres Mogols, faisait pour l'entretien de son harem ; et quand il écrit que certaines favorites tiraient du prince jusqu’à un million cinq cent mille roupies par an, qu'elles employaient à défrayer leurs éléphants, leurs chevaux et leurs nombreux domestiques, on ne peut s'empêcher de penser aux trésors que la belle Zainabadi a pu recevoir de son royal amant.

Monté sur la jument Borak et guidé par l'ange Gabriel, Mahomet arrive devant l'ange aux soixante-dix têtes. Miniature datée de I436, extraite d'un manuscrit contenant « Le livre de l'ascension de Mahomet au ciel » et le « Mémorial des Saints », exécuté à Hérat, Afghanistan, sans doute pour le sultan Shah Rokh Mirza, écrit en turc oriental, en caractères mongols dits ouïghours. Peintures de la main de Petis de la Croix. Ph. Coll. Archives Larbor.

  Parfois l'abstinence d' Aureng Zeb, comme ses autres austérités, nous a été donnée pour un moyen d'expier les cruautés et les injustices à travers lesquelles il avait conquis le pouvoir. Mais l'explication, qui vaut pour la seconde partie de sa vie, ne convient pas à sa jeunesse. Carreri lui-même déclare que si l' empereur s'est marié tout jeune et, dès cette époque, a entretenu un harem, ce n'était que pour obéir à la règle de sa race et de sa religion, et non pour satisfaire les exigences de son tempérament.
  En sa qualité de médecin, et de vieux médecin, Manucci a pu pénétrer dans le sérail, et il nous décrit ce harem peuplé de plus de deux mille femmes. Mais il distingue dans cette turbulente multitude des classes très différentes : les reines ou les femmes de l'empereur, les concubines ou femmes du deuxième rang, les princesses de la famille royale, " les dames du palais, surveillantes des reines et gouvernantes des princesses ", les musiciennes de la cour et les femmes esclaves... C'est le harem du roi Pausole!...[LOUÿS Pierre, Les aventures du Roi Pausole, Éditions Jacques Vautrain, I947]
  Selon Manucci, le grand Mogol peut avoir jusqu'à six " femmes du premier ordre ", c'est-à-dire élevées au rang de reines ; et nous avons vu qu'Aureng Zeb était loin d'avoir atteint ce maximum. Mais le voyageur vénitien entre dans quelques détails sur l'origine et le rang de ces épouses royales : " ce sont ordinairement des filles de rajas, que la considération de leur naissance ou des intérêts de l'État élève tout d'un coup à cet honneur " ; quelque fois, ce sont " des concubines favorites, des musiciennes ou des danseuses, que l'inclination de l’empereur fait passer à la dignité de reines. " Cette dernière indication ne doit pas concerner Aureng Zeb, sous réserve de sa passion pour Zainabadi, dont la personnalité est restée assez obscure. En tout cas, conclut Manucci, seuls les enfants des femmes de cette classe sont regardés comme légitimes dans l'empire, portent le nom de sultans, et ont droit de succéder à leur père : " il est étonnant qu'il n'ait jamais paru au Mogol, sous chaque empereur, plus de quatre fils de tant de reines, et qu'on n'ait jamais fait mention d'un seul fils de tant de concubines. "
  En tout cas, le fait ne saurait être étonnant en ce qui concerne Aureng Zeb, et pour cause. Manucci, qui a bien connu tous les détours du sérail, avec ses drames mystérieux, conjecture que, pour laisser vivre quatre princes seulement, on faisait périr à leur naissance tous les enfants mâles des femmes de second ordre. Les étrangers, témoins des discordes sanglantes qui déchirent si souvent la famille des souverains mogols, constatent sans surprise cette défiance de l'empereur envers les héritiers de sa puissance. C'est ainsi que Carreri, interrompant un instant sa description des splendeurs de la cour de Delhi, pour parler des fils d' Aureng Zeb, fait cette remarque désenchantée : " chacun d'eux suivit les traces de ses ancêtres pour régner avant la mort de son père. " Les manœuvres criminelles des enfants, les vengeances atroces des pères pour prévenir ou châtier ces manœuvres, lui semblent une coonséquence naturelle et en quelque sorte fatale des mœurs qu'il a pu observer.
  Pour faire oublier ces sombres réalités, on nous invite à admirer le décor fastueux dans lequel vivaient les épouses, les favorites et leurs fils, au sérail du Grand Mogol : " appartements magnifiques et délicieux, où l'on ne sent pas l'excès de la chaleur dans un climat brûlant. Ce ne sont que ruisseaux, qu'ombrages, que jets d'eau, que grottes souterraines pour y prendre le frais. " Et même, nous montrant ces farouches et cruels guerriers un instant détendus dans l'intimité d'une famille, qui s'inspire un peu trop des grâces conventionnelles de notre XVIIIe siècle, on nous peint un Shah Jahan, un Aureng Zeb, au milieu de jeunes sultanes, leurs filles, qui sont " leur principal amusement. " La frivolité de ces jeunes princesses n'a d'égale que leur mollesse. Uniquement soucieuses de plaire à l'empereur, elles obtiennent par leurs caresses et leurs attentions des libertés dont on ne laisse pas d'être surpris : " l'indulgence des Mogols va sur sur cela jusqu'à permettre le dérèglement, qui se répand ensuite dans tout le sérail ; " allusion transparente aux petits scandales du harem, dont nous avons donné quelques échantillons. Le P. François Catrou, de la Compagnie de Jésus ["... congrégation catholique masculine dont les membres sont des clercs réguliers appelés « Jésuites ». La Compagnie est fondée par saint Ignace de Loyola, saint François Xavier, saint Pierre Favre et les premiers compagnons en I539, et approuvée en I540 par le pape Paul III. Dissoute en I773, elle est rétablie en I8I4 par le pape Pie VII. Au début du XXIe siècle, les Jésuites revendiquent près de I7 000 membres... " ; source], qui nous a transmis, en les commentant à sa façon, les Mémoires de Manucci, trouve une explication, sinon une excuse à ces désordres, dans l' " oisiveté, jointe à une vie délicieuse, et à des lectures peu chastes, source de vices pour des personnes enfermées, que les motifs de la vraie religion ne retiennent pas dans l'ordre. " On ne peut s'empêcher, en lisant cette jolie phrase, de rêver à cette sœur d' Aureng Zeb qui laissait son amant bouillir à petit feu dans la chaudière de la salle de bains, et à cette fille du même prince qui composait des vers galants pour charmer l'ennui des longues journées du harem.


Iñigo, Saint Ignace de Loyola, I49I-I556. Sur le Web

  Nous devons aussi à Bernier quelques curieux détails sur l'attitude d' Aureng Zeb avec les femmes. Dans sa lettre à M. de la Mothe le Vayer [François, I588-I672, philosophe, membre de l'Académie française : I639-I672 ; un des principaux représentants de la pensée dite " libertine " : " ... L'historiographie depuis la fin du XIXe siècle a toujours dissocié un libertinage érudit, philosophique, digne d'étude et d'attention, qui regrouperait les Naudé, La Mothe de la Vayer, Cyrano, Gassendi, d'un libertinage de mœurs, scandaleux, obscène, aux pratiques sexuelles déviantes.... ; Larousse], où il décrit la cour mogole à Delhi et Agra, il raconte entre autres fêtes périodiques que l'empereur offrait aux princesse dans le sérail. Comparant la conduite d' Aureng Zeb à celle de son père, il n'a pas manqué de signaler la réserve méprisante du premier. " Shah Jahan était follement épris de sexe... Il dépassait manifestement les bornes de la décence en admettant à ses fêtes des chanteuses et des danseuses appelées Kenchens, c'est-à-dire les filles dorées, les filles-fleurs, et en choisissant parmi elles les compagnes de ses nuits... Aureng Zeb, plus rigoriste que son père, interdisait aux Kenchens l'entrée du sérail ; mais cédant à l'usage établi par une longue tradition, il les laissait venir tous les mercredis à l'Am-Kas, où elles faisaient salam en se tenant à une distance respectueuse, et se retiraient aussitôt après. "
  L'austère et pratique Mogol préférait de beaucoup à ces voluptueuses orgies, dont son père ne lui avait pas inculqué le goût, ces espèces de foires commerciales qui se tenaient à la cour, pour le plaisir des sultanes. Là, nous dit Bernier, les plus belles femmes des omrahs étalaient les riches brocarts, les broderies d'or, les turbans à la dernière mode, les mousselines réservées aux dames de la noblesse. Et il nous montre l'empereur, assis au milieu de ces marchandes pour rire, discutant âprement les prix et trouvant une satisfaction intime à se faire rabattre quelques piécettes sur un achat important : l'article était trop cher, on pouvait le trouver ailleurs à meilleur compte ; positivement, il ne pouvait pas dépasser tel prix. Les princesses entraient dans le jeu et se prêtaient de bonne grâce à la comédie de ce marchandage obstiné ; elles tenaient les prix, et quand le maître s'entêtait à offrir ce qu'elles considéraient comme une somme insuffisante, les gros mots ne tardaient guère. On se traitait de part et d'autre de " marchand ou marchande de neige " ; la marchandise était trop bonne pour cet ignorant, qui gâchait les prix ; il pouvait bien aller ailleurs, où il se ferait servir à meilleur compte, mais il en aurait pour son argent... Selon Bernier, la scène dont il fut plusieurs témoin tournait à la plus joyeuse farce ; elle étonne dans ce milieu et à cette époque ; elle n'en jette pas moins une lumière inattendue sur le secret de cette âme obscure, en nous montrant chez Aureng Zeb le seul plaisir qu'il voulût s'accorder avec les femmes de son rang. Étrange mélange d'enfantillage, de ruse et d'esprit pratique, digne de retenir l'attention.
  Mais Bernier n'a pas seulement gardé du sérail l'amusant souvenir de cette petite comédie familiale. C'était un lieu où l'on ne jouait pas à la marchande tous les jours. Son récit est plein de détails anecdotiques sur les intrigues féroces, sur les drames de la jalousie, du soupçon et de la trahison, au milieu desquels vivaient les femmes, les sœurs, et les filles des Mogols. Il faut lire les pages où il nous montre Rauchenara-Begum [Roshanara Begum, I6I7-I67I, sœur cadette d' Aureng Zeb, elle le soutint dans la guerre de succession ; il lui attribua le titre de Padshah Begum et elle devint la première dame de l'Empire moghol, où elle devint un personnage politique puissant], montée sur son éléphant splendidement harnaché, accompagnant son frère dans son expédition au Cachemire. Autour des sultanes en voyage, aussi sévèrement enfermées dans leur palanquin que dans les profondeurs du harem, les eunuques montent une garde attentive et chassent brutalement les cavaliers trop curieux et assez hardis pour s'approcher de ces mouvantes demeures, d'où fusent les gazouillements et les rires. Le bon Bernier a dû à sa science de médecin le privilège de pénétrer exceptionnellement au sérail, pour donner ses soins à quelque favorite. Mais il avoue piteusement qu'il a failli lui en cuire, pour avoir voulu un jour se glisser sans autorisation dans la tente interdite.

Planche XIII. La Princesse Rauchenara-Begoum. Ferrario-Bigatti-c. I827

***


  Quand il s'agit d'un personnage comme Aureng Zeb, ces petites images de la vie privée ne sont pas sans intérêt, surtout au moment où son caractère achève de se former et commence à se déclarer.
  Le commandement qu'il avait reçu de son père, à seize ans, n'était pas pour le jeune prince une simple parade militaire ; assez vite, il devait se trouver aux prises avec les réalités de la guerre. En I635, Shah Jahan, qui régnait depuis sept ans seulement, était encore engagé dans les difficultés politiques et les troubles que son accession au trône avaient provoqués aux frontières et sur le territoire même de l'empire ; dans le Malwa, au sud du Radjpoutana, révolte d'un émir afghan, Khan Djahan Lodi [il initia la première rébellion contre l'empereur ; en I629, il est vaincu ; il parvient à s'enfuir ; en I63I, il est à nouveau vaincu et décapité sur le champ de bataille], récemment soumis, mais dont la soumission n'était qu'une feinte ; la magnanimité ou l'imprudence de l'empereur avait fait de cet aventurier le gouverneur d'une province, qu'il s'empressa de soulever, à peine entré en fonctions. Au Dekkan, au Tibet, sur les frontières de la Perse, les hostilités étaient à peu près permanentes dans ces mêmes années I634-I636 : Ahmednagar fut reprise, Kandahar enlevé aux Persans, grâce à la complicité d' Ali Mardan Khan. [?-I657, chef militaire et administrateur kurde, au service des rois safavides ; il cède la ville en I638 et il obtiendra en remerciement de cet acte, les plus hautes distinctions de l'administration mogole tout le long de sa carrière à la cour]

 Cette peinture capture le moment où Khan Djahan Lodi a été décapité après le combat. Padshahnamah, fol. 94v, planche I6 ; illustration tirée d'un manuscrit du Padshahnamah qui se trouvait auparavant dans la bibliothèque impériale moghole et qui a été acquis par Asaf al-Dawlah, Nawab d'Awadh, vers I780-90 ; offert par Saadat Ali Khan, Nawab d'Awadh, à George III par l'intermédiaire de Lord Teignmouth en juin I799. Sur le Web

  En septembre I635, Aureng Zeb fit ses premières armes dans la campagne contre Jhujar Singh [Raja de la région d' Orchhâ : I626-I635 ; défait par Aureng Zeb, il est forcé de se retire à Chauragarh, un sanctuaire dédié à Shiva, au sommet du troisième plus haut pic du Madhya Pradesh, à I 308 m] et son fils Vikramajit, chefs rebelles d' Urchha [Orchhâ ; petite ville d'Inde dans le District de Tikamgarh, État du Madhya Pradesh, centre de l'Inde ; capitale Bhopal], qui furent finalement battus à la fin de l'année. C'est la première opération militaire à laquelle il ait pris une part effective ; mais nous avons déjà vu que, même dans son enfance, la vie des camps lui était familière et que le courage personnel ne lui faisait pas défaut. Il faut retenir de cette campagne du Bundelkhand [Bundelkund ; région du centre de l'Inde qui regroupe les États de l' Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh] comme une preuve frappante de la confiance et de l'espoir que, à cette époque, Shah Jahan avait mis dans son troisième fils, de préférence aux deux aînés ; malgré sa jeunesse, il n'avait pas hésité à lui donner, dans cette expédition, le commandement suprême des troupes sur un point stratégique de premier ordre, et c'est à Aureng Zeb que l'histoire attribue la victoire du 28 janvier I636, où les Afghans furent écrasés. Succès d'autant plus remarquable que les opérations s'étaient déroulées dans un pays difficile, le Bundelkhand, au sud d' Allahabad et de Gwalior, région montagneuse, profondément ravinée, avec des défilés et des forêts propices aux embuscades et aux surprises. Non seulement le jeune prince se révéla, dans cette première campagne, habile tacticien, mais paya généreusement de sa personne, en maniant avec aisance la large épée, courte et pesante, des Mogols, écartant les flèches ennemies ou parant les coups de poignard avec son petit bouclier en peau de buffle, clouté de fer. Les résultats positifs de la victoire n'étaient pas moindres que le prestige personnel dont le jeune général se couvrit aux yeux de l'armée ; après la défaite de Jhujar, non seulement les femmes du roi vaincu passèrent, selon l'usage, au harem du vainqueur, mais ses enfants furent convertis à l' Islam. Inaugurant une politique que son zèle fanatique devait pousser plus tard à l'extrême, Aureng Zeb fit détruire tous les temples hindous du pays et édifier à leur place des mosquées. Enfin il trouvait dans cette heureuse expédition l'occasion d'attirer sur lui l'attention des troupes et de se ménager dans l'armée impériale les fidèles partisans qu'il devait tourner un jour contre son père. 

 

 

L'empereur moghol Aureng Zeb debout sur un balcon, tenant une épée et un chasse-mouches
Sud du Deccan. Sur le Web .

  À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 55-66

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