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Cette province du Multan est un exemple frappant de l'instabilité des frontières des Mogols et du caractère précaire de leur souveraineté sur les territoires qui appartenaient nominativement à l'empire. Bernier remarquait déjà que les petites principautés qui séparaient la Perse de l' Inde étaient un champ de conflits perpétuels pour les deux royaumes, les unes payant tribut au Mogol, les autres au Persan. Le premier n'avait rien à attendre des Balouches [ou Baloutches, peuple iranien du Pakistan, d'Iran, d'Afghanistan et du Turkménistan (...). Originaires des bords de la Caspienne, installés aux XVIe et XVIIe siècle dans l'actuel Baloutchistan, où ils furent mêlés à des populations dravidiennes, Brahouis, indépendants du XVIIIe au XIXe siècle, les Baloutches sont pasteurs nomades : chameaux, moutons. En majorité sunnites, ils parlent le baloutchi ; Larousse], des Augans et autres peuplades de montagnards farouchement jalouses de leur indépendance. Bien au contraire, Aureng Zeb put mesurer le péril que leur sourde hostilité faisait courir aux Mogols quand il se rendait du Multan à Kaboul, ou quand il allait assiéger Kandahar. Ces bandes organisées, plus ou moins à la solde de la Perse, empoisonnaient les sources, détournaient l'eau des rivières qui alimentaient les réservoirs de l'armée, dressaient des embuscades sur sa route, arrêtant les troupes en marche, jusqu'à ce que les chefs rebelles eussent reçu du Mogol les présents qu'ils avaient sollicités en guise d'aumône.
Le I7 août I652, Aureng Zeb retourna pour la deuxième fois au Dekkan, en qualité de vice-roi. C'est alors que commence le chapitre le plus important de sa jeunesse, marqué par des expéditions militaires et des intrigues politiques de si grande envergure qu'elles permettent de lire clairement dans son jeu, en découvrant cette ambition personnelle qui le rendra bientôt maître de l'empire. Jusque-là, malgré quelques velléités d'indépendance, il avait agi comme un serviteur relativement fidèle de la puissance de son père ; à partir de I652, c'est le futur Alamguir, Conquérant du monde, qui apparaît. Il vient d'avoir à cette époque trente-quatre ans.
On a comparé la situation d' Aureng Zeb dans ce nouveau proconsulat, à celle de César [Jules, Caius Julius Caesar en Latin, I00 ou I0I-44 avant J.-C. ; homme d'État romain, Larousse] en Gaule ; pour le gouverneur mogol, le Dekkan fut ce qu'avait été la Gaule pour le consul romain, un terrain d'entraînement qui lui permit d'atteindre le pouvoir suprême. Tandis que ses frères dispersent leurs activités en vaines intrigues ou s'enlisent dans la molle routine de leurs plaisirs personnels, Aureng Zeb, en exerçant scrupuleusement les devoirs de sa charge et en s'entourant de partisans aussi qualifiés que fidèles, veut se rendre digne de ses grands desseins. Plusieurs centaines de lettres, datant de cette époque et conservées dans l' Adab-i-Alamguir [L’ adab, pl. âdâb, dans la littérature arabe classique est le concept qui définit à la fois l'éthique de l'homme de cour cultivé et la littérature en prose qui l'accompagne. (...) Formalisé au VIIIe siècle par Ibn al-Muqaffa, le terme d' adab désigne donc tout d'abord un ensemble de valeurs définissant l' adîb, le " gentilhomme islamique ", appelé à exercer de hautes fonctions administratives et à servir les puissants... ; source], nous donnent une idée de son activité pendant les six années qui précèdent sa révolte contre son père. On y voit comment il surmonta les difficultés financières, comment il s'entoura d'une garde personnelle d'officiers attachés à ses intérêts, comment il gouverna le pays avec autant de justice que de fermeté, maintenant l'ordre et assurant le bonheur de la population. " Il jugeait, rapporte Manucci, qu'il lui fallait établir sa fortune sur une réputation saine de droiture et de probité. La religion qui servait, disait-on, de masque à son ambition, semblait occuper tous les soins. "
Zélateur ardent de la foi, non seulement il multipliait les mosquées sur le vaste territoire placé sous ses ordres, mais il affichait les pratiques d'une vie austère, se mêlant ouvertement aux fakirs [de l'arabe faqīr, pauvre ; en Inde, membre d'une confrérie mystique musulmane ou hindoue. Larousse], pour mieux marquer son mépris du monde, des plaisirs et des intérêts terrestres. Mais si l'on s'en rapporte à la tradition, ce zèle et cette austérité cachaient les plus astucieuses pensées. Manucci nous a laissé à ce sujet une anecdote aussi pittoresque que révélatrice des mœurs du temps et du pays.
" Un jour, Aureng Zeb rassembla les fakirs du pays pour faire une grosse aumône et pour avoir la consolation de magner du riz et du sel avec eux — c'était ainsi qu'il s'exprimait. Le lieu de l'assemblée était une vaste campagne. Il fit servir à cette multitude prodigieuse de pauvres pénitents un repas conforme à leur état. Quand on eut mangé, le vice-roi leur déclara qu'il voulait leur donner à tous un habit neuf et leur faire changer leurs haillons dont ils étaient malproprement couverts. Aureng Zeb n'ignorait pas que la plupart de ces gueux cachent d'ordinaire dans leurs vêtements des roupies d'or, qui sont la récolte de leur mendicité. En effet, plusieurs se défendirent de quitter leurs vieilles hardes et prétextèrent l'esprit de pauvreté qui fait l'essentiel de leur profession. On n'écouta pas leurs représentations ; le prince s'obstina à faire la bonne œuvre tout entière. On dépouilla les fakirs de leurs vieux habits et on les obligea de vêtir les nouveaux qu'on leur attribua. Alors on fit un monceau de toute la dépouille des fakirs, on y mit le feu et on trouva dans les cendres une somme si considérable que, si l'on en croit quelques écrivains du pays, ce fut un des principaux secours qu'eut Aureng Zeb pour faire la guerre à ses frères. "
Fakir. Crédit photo : collection jfm
L'histoire est évidemment savoureuse, mais on aurait tort de juger par ce seul exemple toute la politique de ce gouverneur énergique, qui payait de sa personne sans compter ; par de continuelles inspections, par de fréquentes et pénibles manœuvres, il tenait son armée en alerte, toujours prête à entrer en campagne. Lui-même passait une grande partie de sa vie à cheval, parcourant dans tous les sens les routes et les pistes de sa province ; dans une de ses lettres, il se vante d'être un solide cavalier.
Cette activité, cette conscience d' Aureng Zeb dans l'exercice de ses fonctions, contrastaient avec la négligence des autres gouverneurs dont les voyageurs étrangers nous ont rapporté de nombreux exemples. Bernier a constaté, en le déplorant, le despotisme de ces proconsuls dans ces vastes territoires livrés à l'anarchie et à la misère par leur incapacité ; l'empereur attribue aux chefs militaires ou aux gouverneurs des terres à titre de pensions, qui s'appellent jahguirs ; ces délégués du prince lèvent les impôts et donnent tous les ans une certaine somme au trésor royal. En outre, ils exercent sur les paysans une autorité tyrannique sans contrôle, un peu moins pesante sur les artisans des villes et sur les marchands. Aucun juge ou cadi n'est assez puissant pour limiter leur bon plaisir ou réprimer leur cruauté ; les sujets lésés n'ont point de recours contre les excès dont ils sont victimes. Les gouverneurs abusaient de leur autorité d'autant plus impunément qu'ils étaient plus éloignés d' Agra ou de Delhi. Bernier a montré les funestes conséquences pour l'empire lui-même, d'un pareil régime : " Chacun vit dans une crainte perpétuelle et affecte de paraître pauvre et gueux, très simple dans la façon de vivre, dans le boire et dans le manger. Les malheureux cachent leur argent dans la terre où il est très souvent perdu sans que le roi ni l' État, ni qui que ce soit en profite. Les terres dans ces conditions ne se cultivent que par la force et de grands espaces deviennent inutilisables, car personne ne veut faire la dépense d’entretenir les fossés et les canaux d'irrigation. " Carreri a dénoncé, lui aussi, la tyrannie des gouverneurs, qui laissaient mourir de faim le paysan et l'artisan. En vain, l'empereur envoie-t-il dans les provinces des inspecteurs, nommés Vekanevis ; ceux-ci, presque toujours, s'entendent avec les gouverneurs, pour mieux voler et opprimer les malheureux.
Tavernier cite l'exemple d'un de ces ministres infidèles qui administrait la province de Thatha, à l'époque où Aureng Zeb était vice-roi du Dekkan. Malgré les plaintes qui parvenaient à Agra sur les violences et les concussions [infraction commise par un représentant de l'autorité publique ou une personne chargée d'une mission de service public qui, sciemment, reçoit, exige ou ordonne de percevoir une somme qui n'est pas due = extorsion, Larousse] de ce Verrès mogol, l'empereur le maintint dans sa charge pendant quatre ans. Quand il le rappela, ses administrés se réjouirent, non seulement parce qu'ils étaient délivrés de son joug, mais parce qu'ils attendaient un juste châtiment de ses crimes. Or, bien loin de là, le mauvais gouverneur " reçut bien des caresses du roi, qui lui donna aussitôt le gouvernement d' Halabas, — sans doute Allahabad, — beaucoup plus considérable que celui de Thatha qu'il venait de quitter. Ce bon accueil qu'il reçut du roi vint de ce qu'avant d'arriver à Agra, il avait envoyé secrètement au monarque 50.000 roupies d'or, qui font de nos livres I05.000, environ 20.000 autres roupies d'or, tant pour la Begum Saheb, qui gouvernait alors tout l' État, que pour d'autres dames et pour quelques seigneurs de la cour qui le pouvaient appuyer à leur crédit. "
De son côté, Carreri a observé, précisément dans le Dekkan, quelques effets de l'administration des Mogols, au temps d' Aureng Zeb. Avec beaucoup de finesse, le subtil Napolitain note l'habile politique du gouverneur qui sait se débrouiller dans le labyrinthe des intrigues locales et exploiter à son profit les rivalités des rajas. Ceux-ci fournissaient au vice-roi des soldats indigènes pour renforcer les effectifs des troupes d'occupation. Certains pouvaient mettre sur pied jusqu'à vingt mille chevaux. Mais la plupart, par orgueil ou par défiance, n'assuraient qu'un service précaire et irrégulier ; ainsi ils refusaient de prendre la garde dans les forteresses, craignant d'y être enfermés à la merci de l'occupant. Aureng Zeb avait pour principe de " fomenter, entre ces petits princes, des jalousies et des inimités, en favorisant l'un plus que l'autre, de façon à se mettre à l'abri de leurs intrigues et de celles des autres qui n'étaient pas à sa paie. "
Cette adroite politique n'allait pas tarder à porter ses fruits. Quand il se sentit maître du pays, dont il avait étudié toutes les ressources et où il s'était ménagé de puissants appuis, Aureng Zeb se décida à frapper un grand coup, en attaquant successivement les royaumes de Golconde et de Bijapur.
Il y avait à cette époque dans l' Inde un homme dont le renom militaire était éclatant et qui était appelé à jouer un rôle important dans les destinées de l'empire mogol. Bernier l'appelle Émir-Jemla ; Tavernier et Manucci, Mirsa-Mula et Mergi-Mola. Son vrai nom est Mir-Jumla [appelé aussi dans certains écrits : Mohammed Saaed] Persan d'origine, il était né à Ardistan, près d' Ispahan, et il était venu tout jeune dans l' Inde pour y faire du commerce, avec un trafiquant de son pays. Puis il était entré dans l'armée de Shah-Jahan et avait servi quelque temps sous les ordres du prince Dara ; mais bientôt, rebuté par les duretés et les mépris d'un chef orgueilleux, il était passé du service de l'empereur à celui du roi de Golconde.
Tel est l'homme dont Aureng Zeb va faire l'un de ses plus puissants alliés dans sa conquête du pouvoir suprême, après avoir longuement observé ce qu'il pouvait attendre de lui, et non sans de laborieuses négociations pour le convaincre et le détacher de son maître. C'est en I656 que les deux ambitieux associèrent étroitement leurs fortunes respectives. Plus tard, le nouvel empereur n'oubliera jamais qu'il devait son trône en grande partie à ce fidèle serviteur ; quand il fut maître de l'empire, il nomma Mir-Jumla gouverneur du Bengale.
Aureng Zeb n'avait pas choisi à la légère celui qui devait comprendre ses rêves ambitieux et l'aider à les réaliser. Il avait eu deux raisons pour fixer son choix. Par sa situation auprès du roi de Golconde, Mir-Jumla était seul capable de lui ouvrir la voie d'une conquête qui allait être son point de départ pour une plus vaste entreprise. En second lieu, Mir-Jumla avait conservé une rancune implacable contre Dara ; il devait saisir avec empressement l'occasion de se venger des mauvais traitements qu'il avait subis, en écartant ce premier obstacle qui se dressait devant son nouveau maître et en aidant Aureng Zeb à disputer à son aîné le trône de leur père.
Les scrupules d'une conscience sévère n'arrêtaient pas ce Persan artificieux et entreprenant. Manucci est d'accord avec Bernier pour dénoncer les excès dont il s'était rendu coupable quand il était encore au service du roi de Golconde, ses déprédations, ses pillages sacrilèges accomplis sous la protection des Portugais et grâce à la faiblesse du souverain, l'incapable Abdullah Kutb Shah. [Abdullah Qutb Shah, I6I4-I672 ; 7e souverain du royaume de Golconda, de I626 jusqu'à sa mort ; polyglotte, il était grand amateur de poésie et de musique] Pour flatter le roi et se ménager ses bonnes grâces, Mir-Jumla, qui avait du goût et une magnificences naturelle, faisait venir des curiosités d' Europe, des objets d'art chinois, des éléphants de Ceylan, et en faisait présent à la famille royale. Il défrayait toutes ces largesses avec les revenus qu'il prélevait sur les douanes dont il avait le contrôle. Il crut mettre le comble de son habilité et renforcer définitivement son crédit à la cour en entretenant une intrigue galante avec la reine-mère, " princesse qui conservait encore de la beauté dans un âge assez avancé ". Cette imprudence, qui d'abord faillit le perdre, tourna à son avantage : " le roi découvrit le dérèglement de sa mère..., et pour retrancher à la vieille reine une occasion de désordre ", il éloigna le séducteur en l'envoyant comme gouverneur dans la province de Karnatic. [ou Carnatic ; à l'origine, ce nom était donné à un vaste territoire dans le sud du pays, comprenant presque tout le Deccan méridional] Or, Mir-Jumla se trouvait ainsi à proximité des fameuses mines de Golconde, qu'il avait sous sa juridiction, et l'occasion était admirable pour lui d'augmenter sa fortune dans des proportions scandaleuses. Il ne s'en fit pas faute. Mais cette dernière audace, loin de lui être fatale, causa la perte du roi, en précipitant la trahison de Mir-Jumla et son entente avec Aureng Zeb.
Abdullah Kutb Shah, apprenant les pillages éhontés auxquels se livrait le gouverneur, avait pris la décision de le révoquer, en confisquant tous ses biens. Mir-Jumla n'attendit pas le coup qui devait le frapper ; averti par la vieille reine du péril qui le menaçait, il forma avec son appui, un complot pour détrôner le roi. Il entretint une correspondance secrète avec Aureng Zeb et lui offrit ses services : " Le temps est venu, lui écrivait-il, de conquérir le plus riche royaume de l' Hindoustan. " S'il s'était lui-même donné au roi de Golconde, après avoir appartenu aux Mogols, c'était une feinte pour faciliter à ses premiers maîtres la conquête d'un si beau pays. Dans cette intention, il s'était assuré des appuis dans le sérail du roi et toutes les forces du royaume étaient à sa merci ; son propre fils, Muhammad-Ami-Khan était à la tête des armées de Golconde ; lui-même, dans son gouvernement de Karnatic, avait de bonnes troupes, composées en partie de Portugais, et dévouées à ses intérêts. Si Aureng Zeb franchissait les frontières avec une armée, si peu nombreuse qu'elle fût, tout le royaume se soulèverait en sa faveur.
Aureng Zeb se trouvait alors à Aurengabad, ville qu'il avait fondée dans le Dekkan et à laquelle il avait donné son nom. Au reçu de cette correspondance, qui comblait ses plus beaux espoirs, il dissimula sa joie. Mais il se garda d'agir avec précipitation. Au lieu de marcher avec ses troupes sur le pays dont les frontières lui étaient ouvertes par trahison, il résolut d'étudier lui-même la situation sur place et d'agir par ruse. Il se présentait au roi de Golconde en qualité d’ambassadeur de l'empereur Shah Jahan, sous prétexte de conclure avec lui un traité, et profiterait de ce subterfuge pour fomenter une révolution dans la capitale, pendant que Mir-Jumla et son fils se rendraient maîtres du reste du royaume. Il partit donc avec une escorte plus digne d'un chef militaire que d'un ambassadeur, composée de ses plus braves officiers et de ses meilleurs cavaliers. Il marcha à grandes journées vers Baghnagar [ou Golconde], la Ville fortunée, qui fut plus tard Haidarabad [ou Hyderabad], et qui était alors la capitale du royaume de Golconde. Cachant son nom et se faisant passer pour un simple envoyé de l'empereur, il réussit à détourner les soupçons et pénétra dans la ville sans avoir été démasqué. Il se mit aussitôt en rapport avec le fils de Mir-Jumla ; les deux conspirateurs convinrent que, dès la première audience accordée au prétendu ambassadeur, on se saisirait de la personne du roi ; le signal devait être donné par Aureng Zeb, au moment où il présenterait ses lettres de créance. Mais les cours orientales sont pleines d'espions et le secret de cette conjuration ne put être si bien gardé que la nouvelle parvînt aux oreilles de celui qui allait en être victime. Devançant le coup de force de ses ennemis, le souverain abandonna sa capitale pour s'enfermer dans la citadelle de Golconde, toute proche de Baghnagar.
Cette forteresse existe encore aujourd'hui, fort imposante sur son piédestal de rochers granitiques, commandant une position importante. Actuellement, elle est employée comme prison d' État [I947]. Aureng Zeb réagit violemment en mettant Baghnagar au pillage, avec le concours nullement désintéressé de Mir-Jumla. Ces évènements se passèrent en I656 ; en avril les troupes réunies des deux compères investissaient la forteresse de Golconde, considérée dans toute l'Inde comme imprenable. Déjà les machines de siège étaient dressées et l'on coupait les canaux qui amenaient l'eau dans la citadelle ; déjà le pauvre roi, se jugeant perdu, songeait à capituler, pourvu qu'on lui laissât la vie et qu'on lui garantît une place de raja à la cour des Mogols, quand Aureng Zeb, emporté par son orgueil, eut une inspiration malencontreuse ; il écrivit à son père pour l'informer de sa conquête et se glorifier du nouveau fleuron qu'il ajoutait à la couronne de Shah Jahan. Celui-ci riposta en envoyant à son fils l'ordre impératif de lever le siège et de retourner dans son gouvernement de Dekkan. [il reviendra pour un nouveau siège, âgé de près de soixante-dix ans, en... février I687!]
Le fort de Golconde, 20I3. Crédit photo : Bernard Gagnon
Que s'était-il passé et comment expliquer ce brusque caprice du faible empereur? Sans doute avait-il été humilié de cette conquête entreprise à son insu et de cette victoire dont il avait le profit sans en avoir la gloire. Peut-être aussi se défiait-il de son fils, dont l'ambition grandissante commençait à l'inquiéter. Mais surtout la soudaine disgrâce d' Aureng Zeb, après de si éclatants services, était le résultat du sourd et patient travail d'intrigues de Dara et de sa sœur Begum Saheb, jaloux du trop heureux conquérant. Ils n'eurent aucune peine à persuader à leur père que l'entreprise de leur frère, loin d'être profitable à l'État, était un acte de banditisme caractérisé ; qu'au surplus, dans toute cette affaire, Aureng Zeb n'avait en vue que ses propres intérêts, et que sa campagne de Golconde n'avait été qu'un moyen détourné de se faire la main avant de diriger ses coups contre l'empereur lui-même. Ce n'était pas si mal raisonné.
Le vainqueur, encore ivre de ses succès, hésita longtemps avant de s'incliner devant la volonté paternelle. Quand il céda et retira ses troupes de Golconde, il voulut du moins sauver la face, pour ses soldats d'abord, pour ses ennemis ensuite. Lui qui avait fait de son invasion une sorte de croisade, prétendant vouloir châtier, en bon serviteur d' Allah, l'impiété d'un roi musulman infidèle à ses devoirs les plus sacrés, il affirmait maintenant avec force que la leçon était suffisante, " que le scrupule d'opprimer un prince mahométan lui faisait quitter une guerre qu'il était tout près d'achever! " Mais il ne céda pas en imposant au vaincu un traité avantageux pour lui-même, humiliant le roi de Golconde.
Il stipulait d'abord, — continuant à parler et à négocier, au nom de son père, malgré le désaveu qu'il en avait reçu, — que tous les frais de la guerre seraient remboursés au Moghol. Les monnaies de Golconde devaient porter désormais sur l'une de leurs faces, la marque de Shah Jahan. Cela pour le profit, et pour l'honneur. Mais Aureng Zeb n’oubliait pas ses propres avantages, ni ceux de son allié, Mir-Jumla. Il donnait en mariage son fils aîné Sultan Muhammad à la fille aîné du roi [Padshah Bibi Sahiba] ; la princesse apporterait pour dot les revenus d'une province entière et, à la mort de son père, en vertu de ses droits personnels, le royaume ferait retour à son mari. Quant à Mir-Jumla, il obtenait la faculté de sortir des États de Golconde, avec toute sa famille et tous ses biens, sans être inquiété.
Ainsi se terminait le premier acte de cette tragi-comédie. Voici le second.
Avant d'en aborder le récit, il n'est pas hors de propos de revenir sur certains détails du siège de Golconde, propres à éclairer ce qui va suivre. C'est Tavernier qui nous en fournit l'occasion, parce qu'il a rapporté les faits d'une façon un peu différente de Manucci, dont nous avons suivi l'exposé.
Dans sa lutte contre Aureng Zeb, le roi Abdullah Kutb Shah n'avait pas été aussi complètement dénué de ressources et abandonné des siens que les évènements pourraient le laisser croire. Selon Tavernier, il trouva dans sa propre famille l'appui le plus ferme et le plus sûr en la personne d'un de ses gendres, " parent du grand cheik de la Mecque " ; c'est lui qui se serait opposé à la reddition de la forteresse, menaçant le roi de le tuer s'il livrait les clefs à l'ennemi. Cette attitude courageuse en imposa au pusillanime monarque, qui n'eut pas dans la suite de meilleur serviteur que ce gendre, dont il fit son Premier ministre, pour se décharger sur lui du peu de pouvoir que lui avaient laissé les Mogols.
Tavernier rapporte aussi plusieurs faits qui montrent chez ce roi faible et malheureux une âme généreuse : il renvoya la femme et les enfants de Mir-Jumla, qu'il aurait pu garder en otages, et empêcha un artilleur portugais de tuer sous ses yeux Aureng Zeb qui, inspectant les travaux du siège de Golconde, s'était imprudemment avancé sur son éléphant, à portée de canon.
Enfin, ce qui importe le plus, le traité conclu entre Abdullah Kutb et Aureng Zeb serait l'effet, non de l'initiative du prince mogol, mais d'une entente secrète entre le roi et l'empereur. Les liens d'une amitié ancienne unissaient Shah Jahan et Abdullah, depuis le temps où le second avait donné asile au premier, pour le soustraire à la poursuite de son père qui voulait se venger de ses fils rebelles. Cette amitié expliquerait à elle seule la colère du Grand Mogol quant il apprit les menées injustes d' Aureng Zeb contre un allié fidèle. Elle explique aussi qu' Abdullah, enfermé dans la citadelle de Golconde et désespérant de son salut, écrivit secrètement à Shah Jahan pour le prier d'être arbitre entre son fils et lui, promettant de signer le traité qu'il lui proposerait.
Mais Tavernier découvre en même temps la profondeur de la duplicité de Mir-Jumla, lequel dans toute cette histoire ne cessa de jouer un double jeu. Tout d'abord, avant de proposer à Aureng Zeb de lui livrer le royaume de son maître, il aurait fait la même proposition à Sultan Shujah, le second fils de Shah Jahan, qui repoussa avec horreur l'offre du traître. Puis quand il vit que, malgré la réussite du début, ses efforts pour se partager avec son complice les dépouilles de leur commune conquête étaient ruinés, il ne songea qu'à sauver sa propre mise ; cette paix boiteuse qui devait arrêter provisoirement l'ambition d' Aureng Zeb devant les trésors de Golconde, c'est lui qui en fut en réalité l'artisan, mais il sut persuader successivement à chacun des deux adversaires, qu'il en dictait le premier les conditions et qu'il en recueillerait seul les avantages.
Ces épisodes complémentaires que nous devons à la sagacité du voyageur français, nous aident à comprendre pourquoi l'empereur mogol eut hâte de détourner son fils du royaume de Golconde et de le soustraire à la dangereuse influence de l'inquiétant Mir-Jumla, en l'orientant vers une autre conquête.
Le Visapour, Bijapur, formait sur la lisière orientale du Dekkan un État autonome comme celui de Golconde, mais tributaire du Mogol. Le tribut irrégulièrement payé, les velléités d'indépendance du petit prince local, fournissaient maints prétextes au souverain d' Agra pour s'immiscer dans les affaires de ce turbulent voisin. Si Shah Jahan s'était montré reconnaissant et miséricordieux envers son vieil ami Abdullah Kutb Shah, il n'avait pas les mêmes raisons de ménager le raja de Bijapur. En janvier I657, un an après l'attaque de Golconde par Aureng Zeb, le vice-roi du Dekkan entre de nouveau en campagne, cette fois sur l'ordre de son père, et envahit ce territoire voisin de sa province ; l'occasion était la mort du roi Muhammad Adil Shah. [Mohammed Adil Shah Ghazi, ?-I656, 7e souverain de Bijapur, de I627 jusqu'à sa mort ; " Sous son règne, le royaume a atteint sa plus grande étendue, sa puissance et sa magnificence, et ses possessions s'étendaient de la mer d'Arabie au golfe du Bengale... " ; source] Pour cette expédition, Aureng Zeb trouvant également un puissant appui dans l'audacieux et énergique Mir-Jumla, malgré les efforts de Shah Jahan pour le séparer de ce perfide allié. Certains historiens veulent même que le général persan ait supporté seul tout le poids des opérations militaires s'emparant successivement des citadelles de Bidar, en mars, et de Kaliani, en août, tandis que le prince mogol, cédant à un de ces accès de zèle religieux qui lui servaient à pallier ses ambitions politiques, " faisait paraître en public les démonstrations d'une piété éclatante ". En tout cas, sans doute pour désarmer la défiance et calmer les appréhensions de l'empereur, il affectait d'ignorer les menées de Mir-Jumla et aucune intelligence n'était manifeste entre le général et le vice-roi du Dekkan.
C'est au cours de cette guerre du Bijapur qu'apparaît pour la première fois un nom qui devait jouer dans la vie d' Aureng Zeb un rôle aussi considérable que funeste. Quand il se trouva en présence d'un jeune garçon qui se nommait Sivaji [Shivaji Bhonsle, I630-I680 ; général rebelle, il fonda le royaume de marathe et il en fut le premier roi, Chhatrapati : I674-I680] pouvait-il prévoir qu'il avait devant lui le futur fondateur de la puissance mahratte et destructeur de la puissance mogole? C'est par Tavernier que nous connaissons les origines obscures d'un homme qui devait peser d'un si grand poids sur les destinées de l' Hindoustan.
Sivaji était le fils d'un officier au service du roi Adil Shah, Naïr Sivaji [Shahaji Bhonsle, général]. Révolté contre son maître, ce serviteur infidèle avait été jeté en prison où il mourut après une longue captivité. Son fils s'était juré de le venger ; dans cette intention, il se fit chef de bandits et recruta dans le Dekkan une nombreuse et solide armée de partisans, aventuriers, déserteurs, gens sans aveu et prêts à tout. Le roi de Bijapur étant mort sans enfants, il envahit avec ses bandes un royaume laissé presque sans défense aux mains d'une reine incapable et d'un petit garçon qu'elle avait adopté et à qui elle prétendait assurer le trône. Sivaji s'empara de la plupart des places sur la côte du Malabar, démolissant les forteresses, dévastant les campagnes et pillant les villes pour entretenir son armée. Quant il fut rassasié, il offrit lui-même la paix à la reine, à condition de garder tout le pays qu'il avait conquis ; il s'engageait à se reconnaître vassal du jeune roi dont il assurerait la protection. Trop heureuse de s'en tirer à si bon compte, la veuve d' Adil Shah entreprit le pèlerinage de La Mecque ; Tavernier l'avait rencontrée à Ispahan, sur le chemin de son retour, et avait appris son histoire de sa bouche.
Mais à la fin de I657, Aureng Zeb avait d'autres soucis en tête que l'étrange association d'un roitelet sans histoire et d'un vulgaire chef de bandits. Pour la deuxième fois, il allait être arrêté en plein élan dans sa course au pouvoir, et toujours par l'ombrageuse jalousie de son frère Dara qui ne désarmait pas. Mir-Jumla, après ses victoires de Bidar et de Kaliani, se préparait à annexer une bonne partie du Bijapur à l'empire mogol, quand les plus inquiétantes nouvelles parvinrent d' Agra. Bien qu'il eût à peine soixante-six ans, l'empereur, affaibli par les excès, semblait décliner rapidement. Il se dessaisissait de plus en plus du pouvoir en faveur de son fils aîné, qui avait pris une autorité sans cesse grandissante, vivant auprès de son père dont il avait investi l'esprit débile, réglant sans lui, et avec l'aide de sa sœur Begum Saheb, les plus importantes affaires de la politique, comme les plus menus détails de l'administration du royaume. Il décida son père à rappeler les troupes envoyées en renfort au Bijapur, sous prétexte qu'il n' y avait plus rien à craindre d'un petit roi sans autorité qui se livrait lui-même à la merci de l'empereur, offrant une importante indemnité et laissant contrôler la plus grande partie de son territoire. Shah Jahan céda sans résistance à ces arguments raisonnables et retira de Bijapur les effectifs confiés à l'entreprenant Mir-Jumla.
Le portrait de Chhatrapati Shivaji Maharaja, vers I680. Crédit : British Museum de Londres.
Carte de l'Empire marathe à son apogée, vers I750. La région originelle forme aujourd'hui l'État du Maharashtra. Crédit : Nataraja
C'était de nouveau pour Aureng Zeb un éclatant désaveu de sa victoire, une preuve de la disgrâce dans laquelle il était tombé à la cour, une menace non déguisée pour l'avenir. Pour le présent, c'était le priver des fruits de sa politique personnelle et de ses succès militaires ; humilié devant les populations qu'il avait soumises, affaibli par la perte d'une partie de ses troupes, au milieu de ces mêmes populations hostiles et qui ne songeaient qu'à la revanche, il n'était pas moins atteint dans ses intérêts que dans son orgueil. Dès lors, son parti fut pris ; et l'on peut dire que le jour où Dara, se croyant plus fort que son frère et maître de l'avenir, signa l'ordre qui rappelait les cavaliers mogols du Bijapur, c'est sa propre condamnation qu'il signait.CHAPITRE IV
LES FRÈRES ENNEMIS
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 77-92.
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