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" Pour commencer le commerce des Indes, écrivait Caron, il faut avoir obtenu la permission du Grand Mogol, des rois de Visapour et de Golconde, par des personnes envoyées à cet effet, et par lettres et ambassadeurs de la part de Sa Majesté. Les lettres, écrites sur du très beau papier en caractères dorés, signées de Sa Majesté et scellées du sceau du roi, seront mises en des boîtes d'or de huit pouces et demi [~22 cm] de longueur et de trois et demi [~9 cm] de largeur, non tant pesantes d'or qu'artistement travaillées et curieusement émaillées, sans toutefois aucune figure d'homme, ornées de petits diamants en dedans. Ces boîtes seront posées dans des cassettes revêtues de toile d'or, la plus précieuse qui se trouve, et enfin ajustées dans d'autres, faites d'argent, seront enfermées dans des étuis de bois d'olivier, et le tout enveloppée d'un beau drap d'écarlate.. " Suit l'énumération détaillée des " articles de Paris et de France " qui doivent accompagner ces lettres de créance si somptueusement présentées ; armes et pièces d'armures ciselées, tapisseries, miroirs, draps finement tissés, objets d'ambre et de corail, vasques de marbre, toiles d'or et d'argent, pièces de velours et de satin, " bigarrées de bleu mourant " ou richement brochées de fleurs multicolores..
Représentons-nous le cortège de ces nouveaux mages d' Occident, en marche vers l'étoile du firmament indien, et arrivant aux portes du Grand Mogol, après avoir échappé aux fatigues et aux dangers d'une longue navigation et surmonté les obstacles, plus redoutables encore, des routes peu sûres de la Perse ou de l’Afghanistan. Ils tirent de leurs malles de fer leurs beaux vêtements de parade, jalousement préservés, et leurs présents qu'ils vont offrir en solennel cortège, s'exposant à un accueil dédaigneux, parfois même aux pires traitements si les cadeaux ne sont jugés assez riches.
Mais les européens ont eux-mêmes observé curieusement les ambassades des peuples de l' Orient qui se pressaient autour du trône d' Aureng Zeb, dans les premières années de son règne. Il est évident que le Mogol, soucieux de rehausser son prestige dans le monde de l' Islam, et de voir son autorité reconnue par ses plus puissants voisins, était plus attentif à ces hommages venus des oasis lointains de l' Afrique ou des hauts plateaux de l'Asie centrale, qu'aux flatteries intéressées des marchands occidentaux, avides de lucre [profit, argent, considéré en lui-même et recherché avec avidité ; Larousse] et préoccupés de traités avantageux. C'est pour ces Africains et pour ces Asiatiques qu'il déployait la splendeur et les richesses de sa cour, en de véritables fééries des Mille et une Nuits.
Miniature pour l'édition persane de " Les Mille et Une Nuits ", entre I849 et I856. Sani ol-Molk.
De tous les peuples orientaux qui subissaient plus ou moins l'attraction mogole, fascinés par l'éclat du nouvel empire ou inquiets de son ambition insatiable, la Perse a toujours été au premier rang. Plusieurs ambassades furent échangées entre Aureng Zeb et Chah Abbas ; ces relations diplomatiques étaient d'ailleurs sujettes à de brusques orages, toujours provoqués par la fierté et la susceptibilité égales des deux monarques. Avec les autres États, le Grand Mogol faisait plus facilement figure de suzerain ; les petits rois de Boukhara, de Balkh et de Kachghar se mettaient sous sa protection et même cherchaient un asile sur son territoire quand ils étaient en difficulté avec leurs sujets. Les chefs arabes, le chérif de La Mecque, les souverains d'Asie centrale lui envoyèrent à plusieurs reprises leurs représentants. Il n'est pas jusqu'à la Sublime Porte [" nom français de la porte d'honneur monumentale du grand vizir à Constantinople, siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman. En I536, l'ambassade envoyée par le roi de France François Ier, passe sous cette porte appelée par les Ottomans باب عالی Bāb-ı āli en turc ottoman : nom qui, par le truchement des drogmans, devient en français la Sublime Porte. Le français étant alors la langue diplomatique internationale en Europe, ce terme est repris tel quel, donc dans sa forme française, par toutes les chancelleries et sera par la suite souvent utilisé en langage diplomatique et dans les traités pour désigner le gouvernement ottoman, mais aussi, par métonymie, la ville de Constantinople, gardienne des détroits, et l'Empire ottoman lui-même en tant qu'État ... " ; source] qui ne traitât au moins en égale la cour de Delhi.
La Sublime Porte, durant la période ottomane
Bernier, Carreri et Tavernier ont parlé dans des termes à peu près identiques de ces missions diplomatiques et particulièrement des curieux incidents auxquels donna lieu l'ambassade persane.
Tavernier, en effet, ne s'est pas contenté de nous rapporter les présents que lui-même, en avisé marchand, offrit à Aureng Zeb, lors de sa présentation à la cour, le I2 septembre I665 : une rondache [bouclier rond] de bronze dorée et ciselée, dont les reliefs représentaient le dévouement de Curtius [Tite-Live [59 avant J.-C.-Rome I7 après J.-C., historien romain] relate dans son Histoire romaine ["...C'est vers 27 avant J.-C., soit presque au moment où Virgile commence l' Énéide, que Tite-Live entreprend son Histoire romaine, Ab urbe condita libri…, en I42 livres divisés en décades... " ; Larousse], que pour apaiser les dieux, les Romains doivent sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux. Marcus Curtius, jeune homme qui s’était signalé par ses exploits militaires, le plus valeureux d’entre eux, comprend le sens de l’oracle et se précipite dans le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds]
Giovanni Paolo Pannini ou Panini, I69I-I765, : Marcus Curtius se jetant dans le gouffre ; vers I740.
une masse d'arme de cristal de roche, ornée de rubis et d'émeraudes enchâssées dans l'or ; une selle de cheval à la turque, brodée d'or, d'argent et de pierres précieuses, — sans compter les cadeaux destinés à la famille et aux ministres de l’empereur. Il a minutieusement décrit le cérémonial de l'introduction des ambassades : toutes les barrières, les postes, les échelons qu'il faut franchir successivement avant de parvenir au saint des saints, un secrétaire criant de loin le nom du visiteur au souverain, lequel, assis dans la salle du Divan, feint d'abord de ne pas l'entendre, puis lève distraitement les yeux et condescend enfin à faire le signe qui autorise l'ambassadeur à venir jusqu'à lui. Il a vu défiler ainsi les Tartares d' Usbeck, les envoyés des rois de l' Yémen et de l'Arabie heureuse, ceux de La Mecque et d' Éthiopie, et jusqu'aux Hollandais de Surate [la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, I602-I799] conduits par le chef de comptoir en personne, le sieur Adrican, tous apportant au Mogol " ce qu'il y a de plus rare dans leur pays ". À plusieurs reprises, il revient sur cette petite malice diplomatique d' Aureng Zeb, qui imposait à ces missions lointaines un stage prolongé, avant qu'elles soient admises à l'honneur de l'approcher, considérant " qu'il y allait de sa grandeur que les étrangers lui fissent longtemps la cour ". Tavernier était à Surate quand l'ambassade du roi d'Abyssinie [région de la Corne de l'Afrique, située aujourd'hui dans le nord de l'Éthiopie, l'est du Soudan et le sud de l'Érythrée] y débarqua ; il admire les magnifiques chevaux destinés à l'empereur, il dénombre les esclaves des deux sexes qui iront peupler le sérail de Delhi mais surtout, son goût de joaillier a distingué ce chef-d'œuvre d'orfèvrerie : un arbre d'or de deux pieds quatre pouces [0.7I m], avec ses douze branches, ses bourgeons et ses racines finement ciselés.
Carreri, lui non plus, n'a pas négligé de se conformer au protocole ; il ne s'est pas présenté à Aureng Zeb les mains vides. Mais il a bien su aussi ouvrir les yeux et les oreilles pour noter la surprenante humiliation dont l'ambassade du roi de Perse fut l'occasion pour le Grand Mogol. Chah Abbas n'avait-il pas prétendu s'immiscer dans les affaires politiques et religieuses de son orgueilleux voisin et faire la leçon au fils usurpateur, en révolte contre son père ? N'avait-il pas traité avec hauteur l'ambassadeur d' Aureng Zeb, distribuant à ses officiers, " comme par mépris ", tous les présents qu'il lui avait apportés de la part de son maître, sans oublier toutefois de conserver pour lui un diamant de soixante carats ? Après quoi, pour mettre le comble à son insolence, il avait fait raser la barbe à l'infortuné messager, " ce qui est le plus grand affront qu'on puisse faire à un homme en ces pays-là ", et pour bien marquer sa jalouse supériorité sur le Mogol, il lui avait envoyé des présents magnifiques, par lesquels il entendait éclipser la munificence de son rival : " cent cinquante beaux chevaux, avec quantité de tapis d'or et d'argent, de pièces de brocart d'or, de riches ceintures et autres belles étoffes ; ce qui valait beaucoup plus que le cadeau d'Aureng Zeb lui avait fait, bien qu'il fût estimé près de deux millions !... "
En réalité, il y avait dans ce différent entre les deux souverains autre chose qu'une querelle de préséance ou une naïve émulation de générosité. Chacun des deux reprochait à l'autre son peu d'orthodoxie religieuse, les Perses étant sectateurs d'Ali, et les Mogols, sous l'austère discipline d'Aureng Zeb, restant fidèles à la vraie Loi du Prophète. Aussi quand les envoyés de Chah Abbas se présentèrent à Delhi, " irrité de l'affront que le roi de Perse lui avait fait en la personne de son ambassadeur, fit mener les cent cinquante chevaux, une partie à la grande place, les autres aux coins des rues, et fit publier dans toute la ville que les fidèles Musulmans ne pouvaient monter ces chevaux sans être nagis, c'est-à-dire immondes, comme venant d'un roi qui n'observait pas la vraie Loi et avec lequel ils ne pouvaient avoir de communion. Cela fait, il commandât qu'on tua les cent cinquante chevaux et il fit brûler tout le reste du présent, en proférant plusieurs paroles injurieuses contre le roi de Perse, de qui il se tenait mortellement " offensé ".
Dans la relation de Bernier, nous retrouvons à peu près les mêmes détails sur le cérémonial de ces missions diplomatiques et sur les échanges de présents dont elles étaient le prétexte. Toutefois, le médecin philosophe se laisse moins éblouir que les autres voyageurs européens, et il a vu un peu plus loin qu'eux sous les spécieuses apparences des salaams [salutations], des fêtes et des festins. Dans le palais de Delhi, mêlé à la foule des courtisans, il assiste à la réception des envoyés des Khans de Tartarie, de l' Usbeck, de Samarkande [ou Samarcande ; aujourd'hui une des I2 provinces de la république d'Ouzbékistan ; la capitale porte le même nom que la province] et de Balkh. Ils viennent féliciter officiellement Aureng Zeb de son accession au pouvoir et lui offrir l'hommage et les services de leurs maîtres. Mais Bernier n'est pas plus dupe que le rusé Mogol de cette servilité intéressée. Il comprend que ces petits peuples remuants, qui ont eu souvent maille à partir avec leur puissant voisin, redoutent maintenant la vengeance d'une autorité solidement établie et qu'ils espèrent échapper au châtiment mérité pour leur turbulente insubordination. Bien que l'empereur se montre débonnaire et observe la forme de la courtoisie, il n'en prend pas moins plaisir à soumettre les envoyés à toutes les petites humiliations d'une étiquette minutieusement réglée : gestes rituels du salaam, lettres transmises non de la main à la main, mais par l'intermédiaire d'un omrah, qui les ouvre avant de les remettre au souverain. Celui-ci daigne enfin en prendre connaissance, avec toute la gravité convenable. Puis, pour marquer sa satisfaction..., et sa supériorité, avant de jeter les yeux sur les cadeaux qui accompagnent les lettres, il fait lui-même distribuer aux ambassadeurs des vêtements splendides, robes brodées, vestes de brocart, ceintures et turbans lamés d'or et d'argent. Alors seulement défilent devant son trône les beaux chevaux tartares et les chameaux chargés des fruits les plus rares et les plus savoureux, melons, poires et pommes d' Usbeck, prunes, abricots et raisins de Bukhara.[ou Boukhara, aujourd'hui une des I2 provinces de la république d'Ouzbékistan ; la capitale porte le même nom que la province]
Avec les Hollandais, Bernier a senti aussi le jeu des intérêts en cause et les avantages positifs qui se dissimulent mal sous la pompe de l'ambassade : une sorte de traité de commerce par lequel les pratiques négociants essaient de se faire consentir certains monopoles ou certaines réductions sur les tarifs douaniers. À ce propos, il constate que les présents escortés par les plénipotentiaires sont parfois un prétexte pour introduire en fraude à travers les frontières de l'empire les marchandises soumises à la taxe. Mais si les envoyés d' Yémen et d'Abyssinie, par exemple, ne sont guère que des agents commerciaux déguisés, l'astucieux Aureng Zeb, de son côté, profite de ces contacts avec de lointaines peuplades pour essayer d'étendre son influence, par la voie de la propagande religieuse ; le récit des entretiens que l'empereur eut avec les ambassadeurs éthiopiens est particulièrement édifiant ; on y voit comment ce fanatique zélateur de la foi musulmane s'inquiète des progrès de l'islamisme dans un pays christianisé.
La politique du Grand Mogol, — ce qu'on appellerait aujourd'hui sa politique étrangère, — était sujette à de déconcertantes fluctuations. À lire dans l'ouvrage de Bernier l'intéressant récit d'une ambassade persane à Delhi, on ne croirait guère qu'il s'agit du même peuple et des mêmes souverains que dans le tumultueux incident que nous avons rapporté plus haut. Cette fois, visiblement, Aureng Zeb caresse le rêve d'apprivoiser son ombrageux rival et l'accueil qu'il a réservé aux envoyés de Chah Abbas dépassait en flatteries et en magnificence toutes les cérémonies analogues. À leur entrée dans la capitale, les Persans avaient été reçus avec les démonstrations du plus profond respect : les bazars, à travers lesquels ils devaient passer, entre deux lignes interminables de cavaliers, étaient décorés de neuf. Les plus nobles des omrahs, avec une musique, les attendaient pour les escorter, et, du haut de la forteresse, les canons tonnèrent, pour saluer leur arrivée. L'empereur reçu cette ambassade sans lui imposer les délais ordinaires ; il accepta le salaam à la mode persane, sans en paraître offusqué, prit directement les lettres du roi des mains de l'ambassadeur principal, et pour marquer son respect de ces lettres, les approcha lentement de la couronne qu'il portait sur la tête. Vient ensuite l'échange habituel des présents. Mais cette fois, le Mogol ne fait ni fi des chevaux luxueusement harnachés, ni des chameaux, ni des éléphants, il prend un plaisir enfantin à faire ouvrir les coffres qui renferment les flacons précieux d'eau de rose et de bedmushk, — sorte de liqueur fabriquée avec des feuilles de saule, — les tapis, les pièces de brocart, les poignards damasquinés, les selles incrustées et brodées de perles et de turquoises. Bernier a bien remarqué la satisfaction toute particulière qu'éprouvait, à la vue de ces riches offrandes, un monarque pourtant comblé et blasé : non seulement il examinait avec une curiosité attentive chaque objet, mais il se répandait sans cesse en éloges sur la munificence du roi de Perse. Puis il interrogea avec bonté l'ambassadeur sur son long et fatiguant voyage, lui donna rang parmi les plus nobles omrahs, et lui manifesta à plusieurs reprises son désir de le voir tous les jours, pendant le temps où il devait demeurer à Delhi. Ce séjour dura cinq à six mois ; et l’ambassade toute entière vivait somptueusement aux dépens d' Aureng Zeb, hébergée et traitée avec les plus grands égards par les principaux dignitaires de la cour.
Quelques décennies plus tard, Louis XIV reçoit l'Ambassadeur de Perse, en I7I5; œuvre attribuée à Antoine Coypel, I66I-I722 : " Après Gênes et le Siam, l’ambassade de Perse fut la troisième et dernière reçue par Louis XIV dans la galerie des Glaces. Le roi livre alors une ultime manifestation de son faste. Une bien étrange ambassade que celle-ci…Le I9 février I7I5 à 11 h. 00, Mehmet Riza Beğ, ambassadeur extraordinaire, fait son entrée au Château, à cheval, avec sa suite, et accompagné de l’introducteur des ambassadeurs et du lieutenant des armées du roi. La foule a envahi l’avenue de Paris et les cours pour assister à la venue de cette visite exotique. On a dressé, dans la galerie des Glaces, quatre rangs de gradins pour accueillir les courtisans. Seuls les plus richement parés ont pu entrer. La galerie est noire de monde. Beaucoup d’étrangers sont également présents. Au fond, le roi, sur son trône, est entouré du futur Louis XV et de sa gouvernante, Mme de Ventadour, du duc d’Orléans et des princes du sang. Le peintre Coypel et Claude Gros de Boze, érudit, numismate et secrétaire de l’Académie des Inscriptions, sont au bas de l’estrade pour fixer ce moment. " Sur le Web.
Cette attitude du Grand Mogol était d'autant plus extraordinaire que des rumeurs singulières circulaient dans la capitale sur le but réel de l'ambassade et sur le contenu des lettres de Chah Abbas : ne se permettait-il pas de reprocher à Aureng Zeb la mort de Dara et la rigueur impie avec laquelle il tenait son père prisonnier, actions indignes d'un fidèle et loyal musulman ? Il allait jusqu'à lui contester le droit de prendre le nom d' Alamguir, — Conquérant du monde, — et de graver ce titre sur ses monnaies. Bernier met d'ailleurs en doute la réalité de ces informations dont il se fait l' echo ; et il pense sagement que la Perse n'était pas en situation de chercher querelle au puissant empereur, encore tout enivré de ses récentes victoires. Toutefois, la brillante ambassade eut une fin malheureuse et les bonnes dispositions d' Aureng Zeb ne résistèrent pas à une trop longue épreuve : soit qu'il eût pris ombrage de certains termes, d'abord inaperçus dans les fameuses lettres, soit que l'ambassadeur au cours de son séjour, eût commis des imprudences de langage, les choses finirent par se gâter. Quelques jours après le départ des Persans, l'empereur prétendit que les beaux chevaux de Chah Abbas avaient eu les jarrets coupés sur l'ordre express du roi ; en conséquence, il fit arrêter les ambassadeurs à la frontière et leur fit enlever tous les esclaves hindous qu'ils emmenaient avec eux.
On voit que la comédie ou le drame se mêlent facilement à la féérie dans ces pompeuses cérémonies protocolaires qui furent pour Aureng Zeb la première manifestation éclatante de sa toute-puissance. Pourtant, en dehors même du soin qu'il prenait de maintenir son prestige en toute occasion, il ne négligeait pas de poursuivre à travers ces échanges de politesse rituelles, de plus substantiels avantages. Ainsi en juillet I664, alors qu'il était déjà aux prises avec de sérieuses difficultés, par suite des révoltes qui éclataient dans l'empire ou des guerres qu'il avaient entreprises, il envoya une luxueuse ambassade en Asie centrale, au souverain du Grand Tibet, dont il voulait s'assurer sinon l'alliance, du moins la neutralité. Cette démarche, étant donné les lenteurs calculées de la diplomatie orientale, et compte tenu des difficultés de communications entre les deux pays, ne pouvait être qu'à longue échéance. Mais les calculs de l'avisé Mogol ne furent pas déjoués : le 9 décembre I665, des envoyés tibétains lui apportaient officiellement la nouvelle que leur maître reconnaissait sa suzeraineté.
La même année, Aureng Zeb entretenait avec les représentants du roi d' Abyssinie de patientes et astucieuses négociations, dont Bernier, qui en fut témoin et y joua même un certain rôle, nous a laissé un intéressant compte rendu. Les ambassadeurs abyssins étaient au nombre de deux, l'un musulman, l'autre chrétien, pour ménager le plus équitablement les intérêts d'une puissance où les deux religions étaient également répandues ; le premier des plénipotentiaires était un marchand de Moka,[port principal du Yémen aux XVII et XVIIIe s., grand centre de transbordement et d'exportation du café ; "...par abus de langage, ce port du Yémen a donné son nom au café éthiopien, car c’est sur cette place que les cafés d’Éthiopie étaient déchargés, assemblés et expédiés partout dans le monde, à l’époque de la splendeur commerciale du Yémen.(...) Le monde du café se partage en deux camps. L'aristocratie, avec l'arabica, Coffea arabica, la roture avec le robusta, Coffea canephora, plus rustique et moins coûteux. L’Éthiopie est la terre porteuse de la noblesse : tous les arabicas cultivés aujourd'hui au Brésil, en Inde, en Colombie, etc. sont nés dans les hauts plateaux d'Abyssinie. (...) Les humains devraient rester modestes : c'est un animal qui a découvert le café. L'affaire, — à peu près aussi sûre que celle de la pomme croquée par Eve, — est la suivante. Autour de l'an 800, un berger musulman de la région de Kaffa, d'où le nom de café, au sud-ouest d'Addis-Abeba, garde ses chèvres. L'une d'elles mange les feuilles, ou les baies, selon les versions, d'un arbre. Elle se met à sauter, tout excitée. Curieux, le jeune Kaldi, ou Kalid, selon les versions, essaie à son tour ; en proie à la même agitation, il la fait partager à des religieux, ce qui leur permet de rester éveillés des nuits entières pour prier. Ainsi le premier usage du café aurait été mystique et islamique. Ce qui explique peut-être la longue méfiance des chrétiens... " Sur le Web] l'autre, un Arménien établi à Alep, qui se faisait appeler Murat. Le prince mogol accueillit avec une égale courtoisie les deux envoyés, mais marqua cependant, quand il s'agit de les récompenser, la différence qu'il faisait entre le musulman et le chrétien : ayant destiné un présent global de six mille roupies pour cette récompense, il fit compter quatre mille roupies au premier, deux mille seulement au second. Après quoi, il les entreprit, l'un et l'autre, afin qu'ils obtinssent de leur souverain de plus grandes libertés pour les Musulmans d'Éthiopie. Bernier tient pour certain que tous les deux acceptèrent, en plus du présent dont nous venons de parler, un pot-de-vin supplémentaire de deux mille roupies, s'engageant à persuader leur maître de restaurer une certaine mosquée détruite par les Portugais, lorsque ceux-ci avaient pénétré dans le pays pour remettre sur le trône le roi chrétien renversé par un prince mahométan. Bernier s'indigne de cette conduite, qu'il considère comme une trahison, de la part de l' Arménien ; le perfide Murat aurait même engagé Aureng Zeb à envoyer, par son intermédiaire, à ce monarque fidèle serviteur du Christ, un exemplaire du Coran et huit livres choisis parmi les meilleurs catéchismes de la foi musulmane. C'était une mine à retardement, dont les effets devaient se faire sentir un jour, en renversant peu à peu les proportions des deux religions dans le royaume d'Éthiopie : le nombre des chrétiens diminua insensiblement, les fidèles de Mahomet relevèrent la tête, et le roi ne fut plus maintenu au pouvoir que par l'appui des troupes portugaises étables dans le pays.[Éthiopie d'aujourd'hui : puissance démographique comptant 115 millions d’habitants, 2ème pays le plus peuplé d’Afrique, l’Éthiopie est un État fédéral composé d’environ 80 groupes ethniques distincts. Les Oromos et les Amharas sont les deux principaux groupes ethniques, représentant respectivement environ 35% et 30% de la population éthiopienne (... ) religions : Orthodoxes 43,5 % ; Musulmans 33,9 % ; Protestants 18,6 % ; Animistes 2,6 %, Catholiques 0,7 % ; autres 0,7 %... " ; source] Après la mort du souverain, et à la faveur des intrigues de la reine-mère, les Portugais furent massacrés ou expulsés ; le patriarche jésuite lui-même, que ses coreligionnaires avaient envoyé de Goa, dut chercher son salut dans la fuite.
Cette histoire n'est qu'un épisode, mais singulièrement révélateur, de la politique religieuse d'Aureng Zeb, qui fut sans doute la grande pensée de son règne, et un aspect particulièrement important de cette activité diplomatique dont nous avons essayé de donner une idée d'ensemble.
Et le café d' Abyssinie pris le nom de son port de provenance : Moka, voire Mokka, ou Mocha, ou encore Mokha et même Moccha : Yémen !... Sur le Web.
***
On n'ose avancer qu'il y eut quelque chose de diplomatique aussi dans la grave maladie de l'empereur, qui vint ébranler son trône à peine édifié, qui le tint à l'écart des affaires publiques pendant six semaines, du I2 mai au 24 juin I662, et qui le décida à entreprendre un long voyage au Cachemir, pour raffermir sa santé, du 23 avril au 29 septembre I663. Et pourtant...
Comme on le voit par les dates que nous venons de donner, les annales de l'empire ont pris soin d'enregistrer avec une extrême précision les détails de cet évènement, ce qui en souligne l'importance. Si on les rapproche des autres faits que la chronologie officielle a retenus, dans le cours de ces mêmes années I662 et I663, on pourra constater que les soucis ne manquaient pas à l'empereur, au moment où les plus fidèles de ses sujets pouvaient redouter un dénouement fatal, dont l'attente encourageait au contraire les intrigues de ses ennemis, toujours prêts à relever la tête et à saisir le moindre prétexte de troubles. Des frontières du Pandjab à Bénarès, le long de cette Grand Trunk Road,[ou G.T. Rd ; c'est une grande route transcontinentale reliant l'Inde orientale à l'Afghanistan, à travers le Nord de l'Inde et traversant le Pakistan ; elle part d' Howrah, en face de Calcutta, pour se terminer à Kaboul] véritable épine dorsale de l'Hindoustan, dont le tracé existait déjà sous forme de pistes au XVIIe siècle, et dont Kipling [Rudyard, I865-I936, écrivain anglais, né à...Bombay] a évoqué dans Kim [I90I : " ...Kimball O'Hara, orphelin irlandais lâché dans la jungle des villes hindoues, fait seul son apprentissage de la vie puis accompagne un lama en quête de la source qu'a fait jaillir la flèche du Bouddha, et sert de messager aux Services secrets britanniques : l'enfant est initié aux duplicités du grand jeu diplomatique. Cet itinéraire picaresque, doublement inspiré par la méditation orientale et le pragmatisme militaire, s'achève par la plus grande gloire de la reine Victoria, maîtresse de « l'Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais »... " ; Larousse] la vie fourmillante et mystérieuse, les mauvaises nouvelles semeuses de paniques, les fausses rumeurs, les messages secrets, couraient de caravansérail en caravansérail, avec les caravanes de marchands, les fakirs en pèlerinage, ou les cortèges bigarrés des petits rajas à l'affût du moindre signe de faiblesse chez le maître de l'Inde. La famine régnait à Lahore, à Delhi, Murad venait d'être décapité à Gwalior. La guerre sévissait à la fois à l' Ouest du Bengale, où Daud Khan, commandant des troupes d' Aureng Zeb, s'emparait du fort de Palamau,["... Daud Khan, (...) est finalement arrivé aux forts de Palamu le 9 décembre I660. Les conditions de reddition et de paiement du tribut n'étaient pas acceptables pour les Cheros ; Daud Khan voulait la conversion complète à l'islam de tous les Hindous sous la domination des Cheros. Par la suite, Khan a lancé une série d'attaques contre les forts. Les Cheros ont défendu les forts, mais ils ont fini par être occupés par Daud Khan, et les Cheros ont fui dans la jungle. Les hindous ont été chassés, les temples ont été détruits et la règle islamique a été imposée... " ; source], après huit mois de siège, et en Assam, dont Mir-Jumla avait entrepris la conquête. Au sud, Sivaji harcelait sans répit l'armée impériale. Enfin, à l'instant même où le Mogol, à peine rétabli, atteignait Lahore, en marche vers le Cachemir, Mir-Jumla, le plus fidèle de ses serviteurs, Mir-Jumla, son vieux compagnon de lutte, mourait à Khizarpur, dans le Behar, après une retraite désastreuse.["...Mir Jumla mourut sur le chemin du retour du territoire assamais le 30 mars 1663. Sa tombe, située sur un petit monticule à Mankachar, en Assam, a été entretenue au fil des siècles. Elle se trouve à proximité des Garo Hills, dans l'État indien du Meghalaya, au nord-est du pays. La tombe est remarquablement longue et témoigne de la grande taille de Mir Jumla. Il y a deux autres tombes non identifiées à côté de celle de Mir Jumla, qui seraient celles de deux Pirs, c'est-à-dire de prédicateurs religieux originaires d'Asie centrale... " ; Source]
Mir-Jumla II.
Peut-être le régime ascétique auquel Aureng Zeb s'était condamné lui-même, au lendemain de son avènement, observant les jeûnes les plus rigoureux et se soumettant aux pratiques les plus dures, fut-il pour quelque chose dans la maladie qui faillit l'emporter. En réalité, sa robuste constitution, trempée par l'entraînement d'une discipline de fer, devait prolonger sa vie jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Mais aux yeux de son peuple, du moins pour ses sujets musulmans, la maladie elle-même, jointe à la rapidité d'une guérison miraculeuse et au redoublement de son zèle religieux, lui donnèrent la réputation d'un saint.
C'est ce saint, ce derviche, vivant comme un pauvre au milieu des trésors les plus fabuleux du monde, qui s'en va en pèlerinage au Cachemir, à l'instant même où l' Empire qu'il vient de fonder, craque sur toutes ses frontières. Nous possédons sur ce voyage le témoignage capital de Bernier : Aureng Zeb guéri va se mettre en route ; il le rejoint à Lahore et se décide à l'accompagner dans toutes ses pérégrinations.
Le derviche princier n'était pourtant pas si détaché des réalités terrestres, qu'avant de prendre le bâton de pèlerin, il ne se fût assuré de laisser derrière lui une situation parfaitement nette. Selon la coutume chez les grands de ce monde, surtout en Orient, pendant qu'il était prostré sur son lit de souffrance, les yeux déjà pleins des visions paradisiaques qu'Allah promet à ses élus, le bruit de sa mort avait couru avec tant de persistance, que déjà quelques partisans de Shah Jahan, plus zélés que prudents, travaillaient à délivrer le vieux souverain prisonnier de son fils, pour le rehisser sur le trône. Mais le fin renard avait conservé assez de lucidité pour démentir lui-même une nouvelle si funeste, et quand il retrouva ses forces, ce fut pour châtier de façon exemplaire ceux qui avaient failli lui jouer un mauvais tour. En avisé politique, il n'oublia pas davantage de marquer sa reconnaissance à ceux qui, fidèles à son étoile, avaient énergétiquement combattu les menées de ses ennemis : avec sa sœur Raushan-Ara-Begum, dévoué à ses intérêts depuis leur commune enfance, le plus actif de ses partisans, au cours de cette crise, avait été son frère de lait, Fidai Khan, qu'il récompensa généreusement, et dont il fera plus tard un gouverneur au Bengale. En outre, tout pénétré qu'il fût de ferveur mystique et malgré l'évidente protection du ciel, il ne se crut en sécurité, sur la longue route de son pèlerinage, qu'escorté de 35.000 cavaliers, I0.000 fantassins, sans compter la foule sans nom qui composait la cour ordinaire d'un Mogol, évaluée à trois ou quatre cent mille personnes.
Bernier a tracé un tableau plein de couleur de cette véritable ville errante, dont il a partagé la vie pendant dix-huit mois. De son côté, sa curiosité de savant était fort en éveil sur toutes les nouveautés d'un pays inconnu, et tout en philosophant sur Gassendi [Pierre Gassend, dit, I592-I655, philosophe et savant français ; en astronomie, il fut un pionnier de l'observation des planètes à la lunette et fit la première description scientifique d'une aurore boréale : I62I. En physique, il a étudié la chute des corps et les lois du choc, expliqué la hauteur des sons et mesuré leur vitesse de propagation ; Larousse ] sur Descartes, [René, I596-I650, philosophe, mathématicien et physicien français ; il a la particularité d'être né à La Haye, aujourd'hui Descartes, ... en Indre-et-Loire ! et d'être mort à Stockholm (...) a le projet de fonder une science universelle. En prenant pour point de départ le sujet connaissant, il propose une méthode inédite fondée sur le doute radical, qui vise la certitude, autrement dit l’absence de doute. Il fera ainsi reposer tout son système sur les deux seules vérités absolument certaines découlant immédiatement de ce doute : la certitude de sa propre existence, ou conscience, — « je pense, donc je suis »,— et l’idée de Dieu. Ces réflexions le mèneront ensuite à étudier la nature de l’union entre l’âme et le corps, ainsi que la nature des passions, c'est-à-dire l’ensemble du champ affectif humain, passerelle entre le corps et l’âme. Descartes a par ailleurs donné son nom à des outils de réflexion mathématique qu’il a contribué à créer, tels les coordonnées cartésiennes.... " ; Larousse] le soir, autour du feu, avec son agah [ou aga ; dans l'Empire ottoman, officier de la cour du sultan ou, plus généralement, militaire ; Larousse] il a multiplié les observations sur le climat, les productions et les maladies propres aux régions qu'il traverse ; il a visité une source intermittente et substitué aux superstitions locales une explication scientifique ; il a recherché des traces de judaïsme chez les bergers montagnards du Cachemir, ou décrit à son correspondant M. de Merveilles [François Boysson, seigneur de Merveilles, gentilhomme provençal, ancien compagnon de voyage de Bernier en Allemagne et peut-être en Pologne] les pluies réglées des moussons.
Gassendi, philosophe et savant français. Gravure XVIIe siècle de Claude Mellan. Ph. Coll. Archives Larbor
Descartes, philosophe et mathématicien français. Ph. Coll. Archives Larbor
Mais il nous montre aussi l'étrange organisation de cet empire mogol en marche, où l'ordre règne malgré la confusion apparente, où l'empereur continue à tenir conseil, à donner des audiences, à recevoir des ambassades, et à rendre la justice. Le voyageur français n'a pas seulement relevé les détails pittoresques du camp, la décoration des tentes, la ménagerie, les bazars royaux, les chasses, les enseignes, l'éclairage nocturne, les mystères du harem, toute cette féérie mouvante, et scintillante des Mille et une Nuits. Deux traits suffisent à nous faire comprendre que ce voyage du Cachemir n'était pas simplement le caprice d'un malade ou le vœu d'un pèlerin, mais qu'Aureng Zeb conservait à deux cents lieux de sa capitale [~965 km] le souci strict de faire respecter son autorité et de ménager les intérêts de son gouvernement.
Le Mogol était sans cesse environné d'une escorte de cavaliers, formée par les plus nobles seigneurs de l'empire, les omrahs ; chacun de ces omrahs prenait la garde à son tour, devant la tente royale, où il stationnait en armes, tous rivalisant de magnificence pour la richesse de l'équipement et la beauté des armes. Jaloux de leurs titres et de leur fortune, qu'ils tenaient de leur maître, ils étalaient en campagne un luxe égal, sinon supérieur, à celui de l'empereur. C'est ce qu'Aureng Zeb ne pouvait souffrir. Une nuit, il fit jeter à terre les pavillons des principaux omrahs, parce qu'il les jugeait trop élevés et d'un rouge trop éclatant, la couleur pourpre de la toile, comme les dimensions de la tente étant une prérogative de la majesté royale. Ne croirait-on pas voir, dans cet épisode, l'ombrageuse dignité d'un Louis XIV, offusqué par le faste maladroit d'un Fouquet ? [Nicolas, vicomte de Vaux et marquis de Belle-Isle, I6I5-I680 ; Surintendant des Finances en I653 ; " ... Au lendemain de la mort de Mazarin, mars I66I, Fouquet est, avec Michel Le Tellier et Hugues de Lionne, un des trois « fidèles serviteurs » du cardinal que Louis XIV appelle au Conseil d'en haut. Mais le jeune monarque craint l'ambition de Fouquet et surtout la puissance du clan financier et politique du surintendant, qu'il fait surveiller par Colbert. (...) Le 4 mai I66I, Louis XIV, poussé par Colbert, décide l'élimination du surintendant, qui, de son côté, va accumuler les imprudences : au début du mois d'août, Fouquet vend sa charge de procureur général, qui le rendait justiciable du seul parlement, puis, le I7 août, il donne à Vaux une réception fastueuse qui humilie le jeune monarque. Le 5 septembre, Fouquet est arrêté à Nantes par d' Artagnan. (...) le 20 décembre I664, il est condamné au bannissement et à la confiscation de ses biens. Cependant Louis XIV, de sa propre autorité, commue cette peine en celle de détention perpétuelle. Enfermé dans la forteresse de Pignerol, Fouquet y mourra après seize ans d'une réclusion rigoureuse... " ; Larousse] ou plutôt ne songe-t-on pas à l'inflexible rigueur avec laquelle Richelieu faisait abattre les donjons des grands vassaux, coupables de lever trop haut leur tête féodale devant la grandeur du suzerain ?
C'est aussi dans la solitude pastorale des montagnes du Cachemir que le Grand Mogol tourne ses regards vers cette Asie centrale, ce mystérieux Tibet, objet continuel de convoitise ou de curiosité pour les princes de sa race. Shah Jahan, profitant des rivalités qui divisaient la famille royale du Petit-Tibet, — l'actuel Baltistan, [à la frontière du Pakistan et de l'Inde, constituée de la haute vallée de l’Indus et de vallées glaciaires entourées d’un véritable festival de montagnes, Himalaya et Karakoram, culminant de 6.000 à plus de 8.000 m. Presque toutes ces vallées ont été des micro-États, souvent en butte avec leurs voisins. Difficilement accessibles jusqu’à récemment, elles ne furent pourtant jamais des isolats car reliées entre elles par un réseau de pistes à la croisée des routes allant du Pendjab en Chine ou du Cachemire au Tibet. Sur le Web] — avait déjà tenté cette conquête en prêtant assistance à l'un des prétendants. Il avait même étendu son ambition jusqu'au Grand-Tibet, qui était exposé aux fréquentes invasions des rois de Cachemir. En I638, vingt-sept ans avant le séjour de Bernier dans le pays, Ali Mardan Khan avait lancé une expédition dans cette région difficile : après quelques succès, surprise par la neige à travers les montagnes, son armée avait dû se replier, en laissant des garnisons dans les forteresses conquises, pour reprendre l'offensive au printemps. Ces garnisons craignant d'être surprises par un ennemi supérieur en nombre ou privées de ravitaillement, abandonnèrent les places qu'elles occupaient, et les projets d' Ali Mardan échouèrent.
Aureng Zeb continua sur ce point la politique de son père. Aussi le roi du Grand-Tibet, se sentant perpétuellement sous la menace d'une nouvelle guerre, envoya-t-il une ambassade au jeune empereur, quant il apprit son arrivée au Cachemir. Naturellement, les envoyés ne se présentaient pas les mains vides et ils étalèrent les plus rares produits de leur pays, cristal, jade, musc, et ces précieuses queues blanches, provenant d'une espèce de vache particulière au Tibet, [yack blanc] et que l'on attachait comme ornement aux oreilles des éléphants. L'ambassade se composait d'une douzaine d'hommes de haute taille, très maigres, le visage émacié, avec une barbe clairsemée, comme celle des Chinois ; ils portaient des bérets rouges, que Bernier compare à ceux des marins français de son temps, et qui étaient en réalité l'insigne d'une secte bouddhiste à laquelle ils appartenaient. Quelques-uns seulement avaient des épées ; les autres n'avaient pas même un bâton.
En apparence, les envoyés manifestèrent, de la part de leur maître, la plus entière soumission aux volontés du Mogol : une mosquée devait être élevée dans la capitale tibétaine et les formes du culte musulman y seraient rigoureusement observées ; les monnaies du pays porteraient sur l'une de leurs faces la marque d'Aureng Zeb ; un tribut serait envoyé tous les ans à Delhi. Mais personne, et l'empereur moins que personne, ne prit ces engagements au sérieux : il était manifeste que le roi du Grand-Tibet ne cherchait qu'à gagner du temps, pour éloigner le danger ; à peine le Cachemir délivré de cet inquiétant visiteur, le nouveau traité serait aussi lestement déchiré que celui sur lequel Shah Jahan avait eu la faiblesse de compter.
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. I39-I53.
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