LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE XIII

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  Après ces longues vacances à l'air vivifiant des montagnes, — si l'on peut appeler des vacances un temps si laborieusement occupé, — Aureng Zeb regagna sa capitale, où il fit son entrée le I8 janvier I664. Ce fut pour y apprendre une mauvaise nouvelle : le pillage de Surate par le redoutable Sivaji. Au reste, ni les travaux ni les difficultés n'allaient manquer au Mogol. Mais il aimait la lutte. En outre, si sa santé s'était raffermie au cours de ce voyage, il espérait bien aussi en avoir rapporté, à défaut d'avantages immédiats, quelques espérances flatteuses pour l'avenir : avec cette ténacité qui est un des plus beaux traits de son caractère, il ne considérait pas comme définitif son échec auprès de l’insaisissable souverain du Tibet; la preuve en est dans les luxueuses ambassades qu'il dépêcha en Asie centrale, six mois après son retour, pour reprendre les négociations.
  Dans l'empire même, à peine pacifié, et dont les armées étaient engagées dans plusieurs guerres sur des points différents du territoire, tout était à faire, ou à refaire, pour le vaste génie d'Aureng Zeb : politique économique et financière, réforme administrative, réorganisation de l'armée. Pour avoir les mains libres, il devait aussi s'assurer qu'il avait complètement neutralisé les ambitions et les intrigues secrètes de sa turbulente famille, qu'aucune menace ne lui viendrait de son père, toujours vivant, de sa sœur Begum Saheb, de ses fils ou de ses neveux.
  Shah Jahan, après les espérances sans lendemain qu'avait fait concevoir à ses partisans la maladie d' Aureng Zeb, vieillissait obscurément dans l'ombre de son sérail converti en prison. En I664, il avait soixante et onze ans et sa captivité durait depuis sept ans. La vie déprimante qu'il trainait, entre ses femmes et ses eunuques, dans l'atmosphère confinée qui sentait le musc, le santal et le jasmin, n'était pas faite pour soutenir une énergie toujours déficiente. Ses seules distractions étaient les plaisirs de la table, ceux du lit, auxquels il n'avait pas renoncé, les danses de ses esclaves, et la longue contemplation des trésors qu'on lui avait laissés et sur lesquels il veillait avec une ombrageuse défiance. Tandis qu'Aureng Zeb se nourrissait de pain de millet et de quelques fruits, le vieillard s'attardait devant de copieux repas de mouton longuement mijoté au beurre et aux choux, de riz au safran, à l'ail ou aux cardamomes, se bourrant de grosses boulettes de viande aux épices, frites avec des oignons, ou de ces molles sucreries graisseuses, délices de l'Orient. Il se plaisait aussi à visiter les animaux de la ménagerie. Puis il se faisait apporter sur un plateau de cuivre martelé ses émeraudes et ses saphirs, les turquoises du Turkestan [dénomination historique des territoires d'Asie centrale peuplés de Turcs. Sa partie occidentale correspond à l'ensemble formé par le sud du Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan : ancien Turkestan russe. Sa partie orientale correspond à l'actuel Xinjiang : ancien Turkestan chinois. Larousse] et les rubis de Birmanie; avec une intime jouissance d'avare, il laissait ruisseler entre ses mains décharnées un flot sonore de roupies, égrenait les colliers de perles magnifiques, ou caressait lentement les ivoires ciselés de Chine et les boules de cristal du Tibet.
  Parfois il sortait de son inertie pour écrire à son fils une de ces lettres équivoques, où, sous la courtoisie cérémonieuse des formules, frémissait les suprêmes sursauts de sa rage impuissante. Aureng Zeb répondait, avec la même courtoisie et les mêmes sous-entendus menaçants. Tous les deux avaient toujours aimé écrire, tous les deux, dans cette correspondance échangée entre Delhi et Agra, faisaient assaut de finesse et de ruse.
  L'empereur avait su persuader à son peuple, — c'est du moins l'impression recueillie par les étrangers, — que son père était un vieillard imbécile, à peu près inoffensif et totalement incapable de gouverner. En lui laissant avec la vie, la facilité de satisfaire ses dernières passions, il pensait mériter à bon compte la réputation d'un fils magnanime. Peu de temps avant sa mort, dans une de ces lettres dont il ruminait longuement la substance et la forme, Shah Jahan exprima un désir : sentant sa fin proche, il voulait revoir la petite ville qu'il avait fait construire tout près de Delhi, à laquelle il avait donné son nom, Jahan-Abad, [ou Shahjahanabad; [elle] a été imaginée comme une ville de grands boulevards : bien avant donc que les français ne travaillent ce concept. En effet, les avenues et boulevards de la ville devaient être assez grands pour accueillir les nombreuses processions. Elle se voulait aérée, bien planifiée, large avec des squares, des parcs et de larges avenues, une cité parsemée de jolis jardins avec des fleurs exotiques, des arbres, des fontaines, des mosquées et surtout des rues marchandes. La construction de la nouvelle capitale s’étend alors sur I0 km dans une enceinte fortifiée protégée par I4 portes d’entrée en pierre rouge. Ces portes sont nommées en l’honneur de victoires militaires sur de nouvelles provinces acquises tel que Porte du Cachemire, Porte de Lahore, Porte d’Ajmer etc…L’aristocratie et la noblesse y ont fait construire de magnifiques maisons, de riches havelis, des petits palais, tous très raffinés. Des milliers de marchands d’épices, des bijoutiers, des artisans s’y installent pour commercer avec la cour. (...) La première construction fut celle du Fort Rouge, aux bords de la Yamuna puis, la Grande Mosquée de Delhi, Jama Masjid, la mosquée Fatehpuri, etc... ; sur le Web] et où il se plaisait à passer l'été. Aureng Zeb feignit d'accueillir avec empressement ce caprice d'un vieillard infirme et l'occasion de lui témoigner sa piété filiale : les portes de la prison royale s'ouvriraient devant le captif; non seulement il serait libre de se rendre à Jahan-Abad, mais il pourrait y séjourner, au milieu de ses souvenirs, aussi longtemps qu'il le voudrait. Mais comme on ne saurait prendre trop de précautions pour une existence aussi précieuse, à Jahan-Abad, Shah Jahan serait aussi étroitement gardé qu'au château d'Agra; en outre, il devrait faire la route par eau, en remontant le cours de la Jumna, dans une barque somptueusement dorée, mais strictement fermée et conduite par des hommes sûrs. Oubliant un instant les prudentes formules de la minutieuse politesse orientale, le vieux prince entra dans une violente colère; avec hauteur, il répliqua qu'il entendait voyager comme il lui plaisait et comme il convenait à son rang : par terre, sur un éléphant et avec une escorte royale. Aureng Zeb refusa brutalement : il ne redoutait rien tant que de le laisser sortir ainsi, à la vue de son peuple, le souverain que tout le monde avait oublié, mais qui pouvait avoir conservé quelque prestige. Qui pourrait prévoir les effets soudains de la piété ou du respect sur l'âme changeante de la foule ? Le père insista; le fils ne céda pas. Et le premier préféra renoncer à ce dernier plaisir que de s'incliner devant les humiliantes exigences du second. Tavernier a prétendu que cette déception abrégea les jours de Shah Jahan.

 
 
 

Shahjahanabad, hier et aujourd'hui. Sur le Web

  Shah Jahan mourut le 22 janvier I666. Bernier reçut la nouvelle de cette mort, alors qu'il se trouvait à Golconde, après son voyage au Bengale en compagnie de Tavernier.
  Aureng Zeb laissa passer trois semaines avant de se rendre à Agra, pour prendre les dispositions qu'il avait soigneusement méditées. Il avait su modérer son impatience et dissimuler son intime satisfaction de l'évènement qui le libérait d'une menace toujours possible, et peut-être aussi d'un remords. Ce n'est que le I5 février qu'il fit son entrée dans le palais forteresse où son père avait vécu les sept dernières années de sa vie. Son premier soin fut de mettre la main sur le trésor de Shah Jahan, et particulièrement sur les admirables joyaux qu'il lui avait laissés, bien malgré lui. Il étendit même sa convoitise sur les bijoux personnels de sa sœur, Begum Saheb, qui avait partagé la vie du captif. Pour l'en dépouiller avec plus de grâce, il affecta un grand respect à son égard, en la faisant conduire solennellement à Delhi, avec toute la cour, sur un éléphant splendidement harnaché, que Tavernier a vu passer à son retour du Bengale. Il ne nous dit pas si ce cortège était celui d'une prisonnière ou d'une princesse royale. Mais il laisse entendre que Begum Saheb n'ayant guère survécu à son père, le bruit couru avec persistance qu'elle avait été empoisonnée.
  D'ailleurs, l'attitude d'Aureng Zeb avec ses sœurs témoignent du même manque de scrupules et du même réalisme que sa conduite avec son père. Il ne se contente pas de la comédie cynique qu'il avait jouée pour subtiliser les diamants et les émeraudes de Begum Saheb. Quand il se fut assuré de sa personne, pour l'abuser sur ses véritables intentions, et pour dissimuler la rancune qu'il avait toujours conservée envers la fidèle alliée de son frère Dara, il l'accabla de titres et d'honneurs sans portée réelle. Envers son autre sœur, Raushan-Ara-Begum, qui lui avait toujours témoigné le plus tendre dévouement, et le plus efficace, il ne se montra guère plus bienveillant. Comme elle entretenait des relations avec un jeune homme, qu'elle avait caché plusieurs semaines dans son palais, l'empereur ayant eu connaissance de cette intrigue, sans souci du scandale, envahit le harem avec toute une armée d'eunuques et contraignit le galant à sauter par une haute fenêtre dans la rivière, au risque de se rompre le cou ou de se noyer. Le fait est qu'après cette nuit tragique, on n'entendit plus parlé de l'infortuné.
  En réalité, ce farouche défenseur de la vraie foi et des bonnes mœurs, n'admettait aucune résistance à ses volontés. Délivré par la mort de son père dernier rival qui pût lui faire ombrage, il pouvait craindre dans ses propres enfants la dangereuse insubordination et la criminelle ambition dont il leur avait donné l'exemple, les associant même à ses plus coupables desseins. Aussi se montra-t-il aussi implacable envers ses fils qu'envers son père et ses sœurs. Si l'on peut concevoir la tendresse paternelle dans une âme aussi sèche, le seul de ses enfants qui ait su lui faire éprouver ce sentiment, est son deuxième fils, le prince Muhammad Akbar, dont la mère était musulmane, et dont, pour cette raison essentielle à ses yeux, il désirait faire son successeur. En réalité, Muhammad Akbar ne régna jamais et mourut en exil. Quant à ses autres fils, Muhammad Azam, Muhammad Kambakhch [Muhammad Kam Bakhsh, I667-I709; "...Avec peu d'argent et de soldats, Kam Bakhsh est sûr de sa victoire grâce aux prédictions de l'astrologue royal qui lui a prédit qu'il gagnerait " miraculeusement " la bataille (...) Le I3 janvier I709, deux heures après le lever du soleil, les troupes de l'empereur encerclent le camp de Kam Bakhsh. Impatient, Khan l'attaque avec sa " petite force " (...) lorsqu'il fut " affaibli par la perte de sang ", l'opposition l'encercla et le fit prisonnier, ainsi que son fils Bariqullah. (...) Il est emmené en palanquin au camp de Shah, où on le fait reposer sur un lit. Shah se rend à son chevet et lui dit : " Je n'avais aucun désir de te voir réduit à cet état ". Shah lui-même lave les blessures de son corps et remplace ses vêtements tachés de sang, tout en le forçant à prendre " quelques cuillerées de nourriture ". Le lendemain matin, le 14 janvier I709, Kam Bakhsh mourut. Dix jours plus tard, son corps fut envoyé à Delhi pour y être enterré dans la tombe d' Humayun... " ; sur le Web] et Muhammad Mouazzam, ils devaient, suivant les traces de leur père, se disputer sa succession les armes à la main; ce fut le dernier qui l'emporta et qui porta la couronne, sous le nom de Chah Alam. [Muhammad Mu'azzam, qui régna sous le nom de Bahadur Shah I, de I707 à I7I2]



Kam Baksh, I694

  On n'a pas oublié, pendant la lutte d' Aureng Zeb contre ses frères, avec quelle rigueur il traita Muhammad Sultan, dont il se défiait, et qui, par son équivoque conduite au Bengale, avait tout fait pour justifier les soupçons paternels. Mais il ne fut pas plus heureux avec ses autres fils. Carreri a prétendu avec quelques exagérations que l'empereur dut rester armé en campagne pendant quinze ans pour les maintenir dans le devoir et se défendre de leur ambition. Il rapporte notamment que le futur Chah Alam, impatient de recueillir une succession qui tardait trop à son gré, tenta d'assassiner son père et paya sa criminelle rébellion d'une longue captivité, dont il ne sera délivré qu'à la mort d' Aureng Zeb. Même l'enfant préféré, Akbar, n'hésita pas à rechercher l'alliance d'un puissant raja pour soutenir ses droits; vaincu par Aureng Zeb, qui sut imposer silence à sa tendresse paternelle quand sa puissance et sa vie étaient en jeu, il n'évita la prison ou la mort qu'en se réfugiant en Perse, d'où il ne devait plus jamais revenir. L'empereur faisait-il un amer retour sur le passé, au cours de ces luttes obstinées contre son propre sang, et mesurait-il les tragiques conséquences de sa conduite impie, aux jours lointains où il ne craignait pas d'armer ses fils ou ses petits-fils contre son père ou ses frères ?

***

  Il faut souligner le contraste que ces drames de famille forment avec le rigorisme dont le fanatique Musulman faisait preuve dans sa vie privée comme dans le gouvernement d'un empire conquis et maintenu par l'injustice et la cruauté. Rien ne peut mieux révéler cette double face de son caractère qu'une lettre qu'il envoyait à son père, au moment même où il le traitait avec une insolence si froide et si raffinée, et dont Bernier nous a transmis la substance, à défaut du texte exact. Là encore, le ton d' Aureng Zeb est celui du maître, qui ne souffre aucune discussion, et qui impose sa volonté avec la plus cassante autorité. Mais la décision est celle d'un profond politique qui l'a longuement mûrie et qui prétend la justifier au nom de la morale et de la religion.
  Il s'agissait de cette coutume traditionnelle en vertu de laquelle l'empereur s'attribuait l'héritage de toute personne morte à son service : " Quand un omrah ou un riche marchand a cessé de vivre, écrivait Aureng Zeb, vous aviez l'habitude de mettre les scellés sur ses coffres, de jeter en prison et de torturer ses serviteurs, pour leur arracher une déclaration exacte et complète des biens de leur maître, jusqu'au plus insignifiant bijou. Je ne disconviens pas que cette pratique présente des avantages. Mais pouvez-vous nier qu'elle ait autant d'injustice que de cruauté ?... Je ne voudrais pas encourir votre blâme, et je ne supporterais pas que vous fissiez une idée fausse de mon caractère. Mon élévation au trône ne m'a pas rempli, comme vous vous le figurez, d'insolence et d'orgueil... Notre grand ancêtre Akbar, souhaitant que ses successeurs exerçassent le pouvoir avec bonté, modération et sagesse, recommandait à leur attention, dans les excellents mémoires qu'il leur a laissés, un beau trait de Mir-Timur : Tamerlan. Il raconte que celui-ci, ayant fait prisonnier Bajazet [ou Bayezid Ier, I360- env.-I403, sultan ottoman : I389-I402; "... Soucieux d'asseoir solidement l'influence turque et musulmane en Anatolie, Bayézid commence à étendre la suzeraineté ottomane aux émirs turco-musulmans de cette région : il annexe plusieurs émirats turkmènes et défait l'émirat de Karaman à Akçay : I397. Ces guerres de conquête l'opposent au conquérant de Transoxiane Tamerlan, qui revendique la suzeraineté sur les souverains turkmènes d'Anatolie et accorde l'asile à ceux que Bayézid a expulsés. Celui-ci essuie une défaite à Çubuk Ovasi, près d'Ankara, dans une bataille qui l'oppose à Tamerlan, juillet I402, et est fait prisonnier. Il meurt en captivité... " ; source] quand le prince captif fut amené en sa présence, le dévisagea longuement, puis il éclata de rire au visage. Bajazet, blessé de cette grossièreté, fit observer au conquérant qu'il ne devait pas trop s'enorgueillir de sa bonne fortune, et que le même Dieu qui lui avait donné la victoire aujourd'hui, pouvait le jeter demain dans les fers. Timur répondit qu'il n'ignorait pas l'instabilité de la fortune, et que le Ciel lui interdisait d'insulter au malheur d'un ennemi : " Mon rire, poursuivit-il, n'a rien d'outrageant; il m'a échappé malgré moi, en réfléchissant au contraste de nos deux personnes. Je songeais qu'ayant éprouvé moi-même la disgrâce de perdre un œil, je ne suis qu'un misérable infirme. Et que serais-je en effet, sans la couronne que je porte ? Comment un roi pourrait-il concevoir un orgueil excessif, quand le Ciel a placé cet oripeau sur la tête d'un mortel si déshérité de la nature ?... "

Le sultan Bayezid Ier en cage apres sa défait face à un Tamerlan. Sur le Web

  Fort d'une autorité si vénérable, Aureng Zeb termine ainsi la leçon qu'il prétend adresser à son père : " Vous pensez sans doute que je devrais consacrer moins de temps et d'attention aux mesures qui me paraissent essentielles pour la consolidation et la sécurité de l'empire, et qu'il serait mieux pour moi de préparer et d'exécuter des plans de conquêtes. Je suis bien loin de nier que les conquêtes marquent le règne d'un grand monarque et que je pourrais, sans démentir le sang de notre grand ancêtre Timur, négliger de reculer les limites de mon territoire actuel. On ne peut pas me reprocher une inaction honteuse, et vous-même devez reconnaître que mes armées sont profitablement employées au Dekkan et au Bengale. Mais j'ai voulu vous rappeler que les plus grands conquérants ne sont pas toujours les plus grands rois. Les peuples ont souvent été domptés par de grossiers barbares, et les conquêtes les plus démesurées se sont parfois écroulées en quelques années. Ce qui fait un grand roi, c'est le souci dominant de gouverner ses sujets avec équité... "
  Bernier arrête ici sa citation, la suite n'étant pas parvenue à sa connaissance. Et c'est dommage. Mais nous en savons assez, même si nous admettons qu'il brode un peu sur le texte, et qu'il " en rajoute ", pour apprécier à sa juste valeur ce curieux document.
  L'histoire des guerres d' Aureng Zeb nous apprendra ce qu'il faut penser de sa modération dans l'esprit de conquête. La psychologie du personnage, ce perpétuel mélange d'orgueil et d'humilité, son désintéressement affecté, sa prudente charité, et le souci d'invoquer le Ciel en toute occasion, ne sont pas démenties par les faits, tels que nous pouvons les saisir à travers sa déconcertante politique.
  Il prétend renoncer à l'iniquité de ce droit d' aubaine que les Mogols exerçaient, de père en fils, sur les successions des nobles et des riches marchands; il affecte même de trouver légitime la conduite de tel omrah, comme Neik-nam-Kan [ou Nikam Khan, eunuque et général du roi de Golconde] ou de telle veuve de négociant hindou, assez avisés pour subtiliser leurs biens, avant que la rapacité de l'empereur s'en soit emparée. Mais ces scrupules de conscience ne l'empêchent pas de veiller jalousement sur son trésor et de chercher tous les moyens de le remplir. La guerre coûte chère, et elle ne paie pas toujours. Naguère, quand il regardait rosir dans l'or d'un matin de Cachemir la lointaine et paisible chaîne des Himalayas, respirant l'air frais et l'odeur des pins de montagnes, sa vie pouvait se trouver en accord avec ses principes et son mépris de l'or injustement acquis était sans doute sincère. Mais même à ce moment, il n'était jamais très éloigné du trésor qui l'accompagnait partout; ses chameaux entravés au repos à l'ombre des grandes forêts de déodars,[hindi dēwdār, du sanskrit devadāra, arbre divin; très beau cèdre de l'Himalaya, parfois planté en France dans les parcs. Larousse], de rhododendrons, d'yeuses [chênes verts] et de bouleaux, portaient à leurs flancs poudreux une partie des richesses de Delhi, grossies des héritages injustement séquestrés, et dont les roupies servaient à financer les expéditions de Bihar et d' Assam. Lui, les yeux baissés sur son chapelet dont il égrenait les boules d'ambre, murmurait le vieux proverbe tibétain : " Qui va aux montagnes, va vers sa mère. " Mais sur les bords du Brahmapoutra,[ou Brahmapoutre, du sanskrit Brahmaputra, signifiant « fils de Brahmâ », est un fleuve de l'Asie du Sud, d'une longueur de 2.900 km, qui prend sa source principale dans l'Himalaya tibétain, à 5 542 m d'altitude, au glacier Gyima Yangzoin, dans le Xian de Zhongba] les guerriers tombaient pour lui et mesuraient de leurs corps les quelque arpents de terrain disputés afin d'agrandir son empire.

Portrait de l'eunuque Nikam Khan, général du roi de Golconde, I683-I685 : 4ème quart du XVIIe siècle. Sur le Web

  Ce trésor demeure la constante préoccupation du Mogol, même, et peut-être surtout, quand la famine règne dans les villes et dans les campagnes. On le change sans cesse de place, au gré des caprices de l'empereur ou de sa prudence politique. La chronologie officielle enregistre, comme un évènement important, ces transferts, qui ne pouvaient se faire secrètement et qui nécessitaient une importante caravane de chameaux et de chars à bœufs, encadrée par une nombreuse escorte. Grâce aux indications des annalistes, nous pouvons constater, notamment, qu'en novembre I662, au moment de la maladie d' Aureng Zeb, quand s'agitent les partisans du souverain déchu et prisonnier, ce fabuleux trésor est transporté d' Agra à Delhi, pour être ramené de Delhi au fort d'Agra en mai I666, après la mort de Shah Jahan. En réalité, l'or et les diamants, les richesses matérielles, sont bien le signe visible de la puissance, pour ce prince qui joue au derviche, le secret de sa force et le plus sûr serviteur de ses ambitions personnelles.
  Des calculs, que l'on retrouve chez la plupart des historiens du temps et qui doivent provenir de la même source, nous permettent d'évaluer les ressources de l'empereur, qui se confondaient avec celles de l'État, cela va sans dire, et dont les origines étaient fort diverses.
  Sans entrer dans le détail des revenus annuels tirés de chaque province, comme le fait Manucci, donnons le chiffre du total, établi par le même auteur à 387.I94.000 roupies, et l'équivalence en monnaie de France pour l'époque : 580.79I.000 livres. Il ne s'agit là que des revenus fixes, " ceux que l'on tire des fruits de la terre ". Il faut y ajouter le produit de la taxe imposée à tout sujet non musulman de l'empire, le Djézieh [ou la jizîa, djizîa ou djizîat; " dans le monde musulman un impôt annuel de capitation évoqué dans le Coran et collecté sur les hommes pubères non musulmans, dhimmis, en âge d'effectuer le service militaire, contre leur protection, — en principe... " ; sur le Web] les droits de douane à 5%, les impôts sur le blanchissage des toiles, sur les mines de diamants, sur les ports. Dans ces dernières contributions, le Mogol trouvait des ressources normales et régulières pour ses finances, analogues à celles qui existaient dans tous les grands États de son temps, aussi bien en Occident qu'en Orient.
  Mais que dire des prélèvements, si l'on peut employer ce terme pudique, des confiscations plus ou moins déguisées, pratiquées sous tous les prétextes ? En dehors de l'impôt en argent, les mines de diamants devaient abandonnées, comme redevance en nature, les plus belles pierres, celles qui dépassaient un certain titre fixé par la loi. La plupart des rajas payaient l'empereur un tribut, dont le recouvrement irrégulier était la source de maintes difficultés, mais, qui, même au prix d'un conflit armé, grossissait notablement le trésor. N'oublions pas, d'autre part, cette ingénieuse coutume, dont nous avons vu plus d'un exemple, suivant laquelle nul ne pouvait être présenté au Mogol sans lui faire un cadeau d'importance, et essayons de nous représenter la somme de roupies produite par ce royal bakchich. Enfin, en dépit de la scrupuleuse leçon qu' Aureng Zeb adressait à son père, l'histoire ne dit pas qu'il ait effectivement renoncé pour son compte à mettre la main sur l'héritage de tous les sujets musulmans qui étaient à son service... D'après Manucci, cette espèce de casuel de l'empire, qui s'ajoutait aux revenus fixes et aux impôts, en égalait, ou peut-être même en dépassait le chiffre.
  Notre informateur ajoute : " Il faut considérer que tant de richesse n'entre dans les trésors du Mogol, que pour en sortir tous les ans, du moins en partie, et pour couler une autre fois sur ses terres. " Et il prétend que la moitié de l'empire vivait de ses libéralités, ou du moins était à ses gages; qu'il nourrissait non seulement ses officiers et ses soldats, mais les paysans de la campagne, et presque tous les artisans des villes qui travaillaient pour lui !... Mais cela c'est une autre histoire, dans laquelle nous ne pouvons entrer. Bornons-nous à mettre en face de ces conclusions optimistes, le tableau très sombre que Bernier et Tavernier nous ont tracé de la détresse de la population rurale, et à rappeler la terrible famine de mars I66I, qui dévasta les provinces du Nord, et dont l'un des effets, noté par les voyageurs européens, fut de faire baisser le prix des esclaves.
   La politique financière d' Aureng Zeb, comme la plupart des actes de son gouvernement, s'inspirait souvent de sa politique religieuse, et il cherchait à justifier l'une par l'autre, en colorant ses exigences de principes doctrinaux solidement établis. C'est ainsi qu'il invoqua ouvertement un précepte du Coran qui ordonne aux infidèles une contribution particulière, pour établir sur tous ses sujets non musulmans cette capitation spéciale qui portait le nom de jazia ou djézieh. Naturellement très impopulaire, cet impôt provoqua à plusieurs reprises de violentes insurrections, à Delhi notamment, en I680, où le peuple révolté et réclamant justice se pressait autour de l'empereur quand il se rendait à la mosquée pour faire ses dévotions; mais Aureng Zeb réprima durement ces émeutes, faisant sabrer par ses cavaliers ou écraser par ses éléphants la multitude exaspérée. Dans le même état d'esprit, et pour s'acquérir à bon marché un renom d'humanité, il abolit les droits sur les céréales, sous prétexte de remédier à la famine, mais les remplaça aussitôt par d'autres taxes qui pesaient aussi lourdement sur le peuple. Tavernier parle avec pitié de ces provinces désertes que les paysans ont abandonnées en masse pour fuit la tyrannie des gouverneurs musulmans et échapper à la misère; un petit nombre seulement se convertissent à la religion mahométane et se font soldats; la plupart vivant d'aumônes.
  Tavernier lui-même se plaint de la rigueur avec laquelle sont établis et perçus les tarifs douaniers et de l'entrave qu'ils apportent au commerce : toutes les marchandises devaient payer 4 ou 5%, l'or et l'argent 2% et les monnaies étrangères étaient converties en monnaie du pays. Ces mesures prohibitives avaient pour conséquence de développer la fraude, avec toutes les ressources ingénieuses auxquelles se prêtaient la nonchalance de la police orientale : on conte, naturellement, de bonnes histoires d'or introduit subrepticement, par exemple sous des perruques ou dans des cachettes plus secrètes encore. Un des moyens qu' Aureng Zeb avait imaginés pour empêcher l'argent de sortir du pays est au moins inattendu de la part d'un fanatique serviteur de Mahomet : quand les eunuques du harem impérial avait amassé une grosse fortune, leur première ambition était de se faire construire un magnifique tombeau; la seconde, de se rendre à La Mecque en y portant de riches présents; mais l'empereur leur interdisait le pèlerinage et les roupies devaient demeurer dans l'Inde jusqu'à ce que le souverain, à la faveur d'un héritage forcé, pût en grossir son propre trésor.
  Avec les marchands étrangers, le Mogol se montrait d'une avidité soupçonneuse et insatiable. Non seulement il prétendait voir le premier tout ce qui entrait sur ses terres en fait de marchandises rares ou nouvelles, mais les gouverneurs des provinces avaient ordre de lui envoyer, de gré ou de force, les trafiquants, dès leur arrivée. Quand il s'agit de pierres précieuses, l'empereur a auprès de lui deux experts persans qui examinent les joyaux et les taxent sans appel, mais n'oublient pas de prendre leur commission..., aux dépens du vendeur. Tavernier est plein d'anecdotes à ce sujet, et malgré sa prudence et son habilité en affaires, il n'a pu échapper à la loi commune.


Dame européenne; album " Batailles et sujets historiques de l'Inde et de Perse "; École moghole, vers 1750, ?; Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, Réserve OD-44 FOL, n° 11 : collection Gentil. © Bibliothèque nationale de France.

  Le contrôle exercé par l'État sur les produits de l'industrie locale n'est pas moins strict et les revenus qu'il en tire sont encore une ressource pour le trésor public. Les marchandises, et notamment les belles pièces de toile et de soie, ouvrage des artisans d'Agra ou de Baglana, ne peuvent être exposées et mises en vente dans les bazars qu'après avoir reçu l'estampille officielle de l'empereur : l'ouvrier ou son intermédiaire, doit donc aller trouver les contrôleurs du Mogol qui apposent ce cachet moyennant un droit fixe, et qui n'oublient jamais de percevoir leur bakchich personnel. Les fraudeurs qui négligent d'accomplir cette formalité s'exposent à une forte amende, sans préjudice d'une sévère bastonnade. Cette rigueur à l'égard des petits artisans était remarquable chez un prince qui n'ignorait ni le prix, ni la dignité du travail manuel. Car, en scrupuleux observateur des préceptes du Prophète, Aureng Zeb travaillait de ses mains. Chardin [Jean, I643-I7I3, voyageur et écrivain français; "... se rend en Perse et en Inde en I665 pour y faire le commerce des diamants. Il plaît au roi de Perse, Shah Abbas II, qui le nomme son marchand. De retour en France en I670, il publie Le couronnement de Soleïmaan troisième, roy de Perse. Puis il repart pour la Perse en août I67I, en faisant cette fois-ci un long périple qui le mène à Smyrne, à Constantinople, en Crimée, dans le Caucase et en Géorgie. Il arrive à Isfahan en juin I673, accompagné du dessinateur Guillaume-Joseph Grelot, reste quatre ans en Perse, apprend le persan, le turc, l’arabe, et retourne en Inde avant de revenir en Europe en I680 en passant par le Cap de Bonne-Espérance... ; sur le Web] rapporte, avec un étonnement naïf, que l'empereur " gagnait sa vie, sic, en vendant des chapeaux qu'il brodait lui-même et en copiant des extraits du Coran ". Carreri a noté le même détail, à peu près dans les mêmes termes. Il est exact que le Mogol était devenu un habile fabricant de chéchias [une chéchia; couvre-chef masculin porté par de nombreux peuples musulmans, équivalent du béret européen], mais l'histoire ne dit pas qu'il les ait vendues. Et s'il a copié non pas des extraits, mais le Livre sacré tout entier, à plusieurs reprises, c'était pour en offrir les exemplaires, richement reliés, aux villes saintes d'Arabie.



  Jean Chardin, vers I690 ?, attribué à John Michael Wright

***

   À suivre...

BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. I53-I66. 

 

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