LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE IX

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  Pendant ce premier acte de la tragédie, Aureng Zeb n'avait cessé de presser ses préparatifs et d'arrêter tous les détails de son entente avec Murad, tout en demeurant sujet à de singulières hésitations, qu'on n'ose croire inspirées par des scrupules de conscience. Une anecdote recueillie par les chroniqueurs du temps et mise au point par la critique des historiens modernes, nous le montre retenant son armée près d'un mois à Burhanpur, après l'avoir mise en marche si précipitamment, qu'il n'était demeuré qu'un seul jour à Arsul, gîte de la première étape. Son entourage, ne pénétrant pas son dessein, montrait quelque impatience, et même quelque inquiétude, de cette soudaine temporisation. Un de ses officiers, Najabat Khan, se hasarda à l'interroger : est-ce qu'une halte si prolongée, dans une entreprise aussi importante, n'était pas de nature à enhardir l'ennemi, en le laissant croire à quelque faiblesse ? À ces reproche d'un ami dont il ne pouvait mettre en doute la fidélité, Aureng Zeb se contenta d'abord de sourire, puis il interrogea à son tour : " Dis-moi de quelle façon mon ennemi pourrait s'enhardir, et je te répondrai ". Najabat répliqua que Dara, en apprenant que l'armée de son adversaire se trouvait immobilisée sur le bord de la rivière, enverrait de grandes forces pour le surprendre. Alors, le chef découvrit à son confident le secret de sa conduite : " Voici la véritable essence de la politique : si je m'avance témérairement, je rencontrerai toutes les forces de mon frère réunies ; si je m'arrête ici, je n'aurai à combattre que son avant-garde. Et si Dara s'aventure lui-même audacieusement et traverse le fleuve, ces vers te diront le sort qui lui est réservé :
  L'homme qui quitte son refuge et sa maison,
  Affaibli, abandonné de tous, se perd lui-même ;
  Dans l'eau, même le lion devient la proie des poissons,
  Sur la terre ferme, le crocodile sert de pâture aux fourmis.
Tu vois donc que ce n'est pas pour perdre mon temps, mais pour un dessein supérieur que je m'attarde. En outre, ce répit me donne l'occasion d'étudier et d'éprouver les hommes qui m'ont accompagné, grands et petits. Si je m'avance imprudemment, ces nobles, dont la fidélité est douteuse, montreront négligence et retard ; alors, la distance de ma base augmentant sans cesse, il me sera impossible de remédier au mal ; ou bien je devrai supporter les fautes de mes chefs, ou retourner sur mes pas pour les réparer.
" En entendant ce discours, Najabat Khan se précipita aux pieds d' Aureng Zeb et s'écria : " Dieu connaît bien ceux qu'il doit envoyer pour ses prophètes ! ".
  Cet hommage se trouva aussitôt justifié par les évènements. Un des officiers que le Mogol avait engagés au Dekkan, Shah Nawaz Khan, montra dès les premiers jours quelque répugnance à le suivre. Quand on le pressait de questions, il prétendait être au service de Shah Jahan et n'avoir rien à démêler avec Dara. Malgré ses protestations de courage et de loyauté, Aureng Zeb finit par le faire arrêter. Il l'avait d'abord laissé libre à Burhanpur, le jour où il remit son armée en marche. Mais inquiet de sentir derrière lui un allié si peu sûr, quand il atteignit Manduah [ou Mândû, ou Mândûgârh, région Malwa de Madhya Pradesh], il envoya un de ses fils et Shaik Mir pour s'assurer de la personne de Shah Nawaz et l'enfermer au fort de Burhanpur. Ce n'est qu'à la fin de I658 qu'il lui rendit la liberté, en le nommant gouverneur du Gujrat.

Le tombeau du général Shah Nawaz Khan, près de la rivière Utavali à Teressa, Burhanpur, dans le Madhya Pradesh. Appelé " Taj " noir, par opposition au Taj Mahal, auquel il ne ressemble guère. Sur le Web.

***

  Tous les témoignages du temps s'accordent à souligner la conduite perfide d' Aureng Zeb avec son frère Murad et le faux zèle religieux sous lequel il cachait ses véritables desseins : " Il feignait, rapporte Tavernier, de n'avoir aucune prétention à l'empire, comme s'il eût renoncé au monde, et menait une vie de derviche ou de dévot solitaire. " Il affectait de reconnaître son plus jeune frère comme seul digne de régner par sa valeur, et promettait de l'aider, d'une façon désintéressée, de ses forces et de son argent, dans la lutte inévitable qu'il aurait à soutenir contre Dara. " Je n'ai pas la moindre envie, ajoutait-il, de prendre aucune part au gouvernement de ce monde décevant et instable mon seul désir est d'aller en pèlerinage à La Mecque. " Pendant tout le début de leur commune campagne, il manifestait la plus grande soumission envers son cadet, le traitant publiquement de Roi et de Majesté. Manucci a même rapporté une lettre d' Aureng Zeb à Murad, qui est un chef-d'œuvre d' hypocrisie : " Vous n'ignorez pas, mon cher frère, le dessein que j'ai pris de vivre le reste de mes jours dans la retraite et la pénitence... L'unique passion qui me reste, c'est d'établir le culte du vrai Dieu, et la loi de son Prophète dans toute sa pureté. Je considère que de tous les fils de Shah Jahan, dont la mort n'est que trop certaine, vous êtes le seul qui conserve du zèle pour le Coran. Dara est un impie, qui n'a d'attachement que pour les religions d' Europe. Shuja est un hérétique, qui s'est livré à la secte d' Ali [Ali ibn Abi Talib, vers 600-66I ; cousin et gendre du Prophète, quatrième calife de l’islam, de 656 à 66I. Après la mort de Mahomet, 632, Ali refuse de reconnaître l'élection de Abu Bakr comme calife, c’est-à-dire comme successeur du Prophète, « celui qui vient après », puis celle des deuxième, Umar, et troisième califes : Uthman. (...) En 656, après l'assassinat de Uthman, Ali est élu calife à Médine et devient ainsi le quatrième et dernier des califes « Bien Dirigés » : ar-Rashidun. Mais il se heurte à l’opposition de la veuve de Mahomet, Aïcha, qui soutient que Ali est responsable dans le meurtre de Uthman ; elle rallie le gouverneur de Syrie, l' Omeyyade Muawiya, un parent de Uthman, à sa cause. Bien que vainqueurs de Aïcha à la bataille du Chameau, 9 décembre 656, puis de Muawiya à la bataille de Siffin, juin-juillet 657, Ali et son parti, chi'a, sont néanmoins désavoués lors d'une réunion d'arbitrage. Ali entre en conflit avec une partie de ses partisans, les kharidjites, et meurt assassiné par l'un d'entre eux sur le seuil de la grande mosquée de Kufa. (...) C'est de cet arbitrage que sont issus les trois principales branches de l'islam : le sunnisme est l’héritier des partisans de Muawiya, fondateur du califat des Omeyyades en 66I, qui reconnaissent la légitimité des quatre califes « Bien Dirigés » ; le kharidjisme descend de ceux qui n'ont pas admis l’idée de l'arbitrage ; enfin, le chiisme regroupe les partisans de Ali et de ses descendants : les Alides. Les chiites attribuent au quatrième calife un pouvoir semi-divin qu'il aurait tenu de Mahomet et dont auraient hérité ses deux fils, Hasan et Husayn. Larousse], et qui entretient des correspondances avec les schismatiques de Perse. Vive Dieu et son prophète ! Je ne souffrirai point que l'impiété ou l'hérésie soient assises sur le trône... "

 

L'investiture d'Ali à Ghadir Khumm, attribué au Livre Kitāb al-āthār al-bāqiyah `an al-qurūn al-khāliyah. Edinburgh University Library

  Ce brevet d'orthodoxie et de sainteté décerné au naïf Murad par son frère, est à retenir pour la suite de l'histoire. Pour prix des services rendus à la bonne cause, Aureng Zeb ne demandait que la permission, après la victoire, " d'aller coucher en paix le reste de sa vie près du tombeau de Mahomet dans la pénitence et la prière. "
  Tout commentaire affaiblirait la portée de cette cynique comédie et il ne serait pas moins vain d'en multiplier les exemples, qui abondent dans les récits du temps. Mais l' hypocrisie d'Aureng Zeb acquiert plus de relief encore, quand on connaît les intrigues qu'il dissimule soigneusement, surtout à son frère, sous ces apparences de renoncement.
  Ainsi Murad était persuadé que son armée était plus forte et son trésor mieux garni, — après le pillage de Surate, — que ceux de son allié. Mais celui-ci avait fait des économies secrètes, par sa frugalité et la simplicité de sa vie, qu'expliqueraient ses prétentions à l'ascétisme. En outre, il s'était enrichi des dépouilles de Golconde. Enfin, n'oublions pas qu'il disposait encore de l'armée de son compère Mir-Jumla.
  Sur ce dernier, point, cependant, Aureng Zeb avait des inquiétudes, Mir-Jumla, avant de s'engager, craignait, ou feignait de craindre, pour la vie de sa femme et de ses enfants retenus en otages à la cour. Aureng Zeb, qui avait remède à tout, s'avisa d'une ruse admirable. Il fut entendu que son fils, Sultan Muhammad, s'emparerait de la personne de Mir-Jumla et l'enfermerait dans la citadelle d' Aurengabad, moyen infaillible pour détruire en son endroit tous les soupçons que l'on aurait pu concevoir dans l'autre camp. Par ce moyen, conclut le pratique Manucci, le général allié " s'attirait à lui et à sa famille la compassion de la cour de Delhi, dans le même temps qu'il la trahissait ; et il assurait sa vie et sa fortune, supposé qu'Aureng Zeb fût vainqueur. " En fait, le stratagème réussit au-delà de toute espérance.
  Pour fanatiser ses troupes, grossies de l'armée de Murad et de celle de Mir-Jumla, le soi-disant derviche eut recours à une autre comédie. Il prit le Coran à la main et le serra sur son cœur à la vue des soldats. Il harangua les cavaliers, en leur adressant une véritable proclamation de croisade : " C'est pour vous défendre, paroles sacrées du grand Prophète, c'est pour vous venger des mépris de l'infidèle Dara, que j'interromps la paix, qui devrait régner parmi des frères. " Mais ce Pierre l'Ermite [appelé par Orderic Vital, Pierre d'Achères, I050-III5 ; prédicateur populaire, il dirigea une croisade de petites gens, inorganisée, et qui échoua : I096, Larousse] d'un nouveau genre, qui brandissait le Coran et faisait ses dévotions en pleine bataille, était aussi un habile faussaire, qui n'hésitait pas à rédiger de sa main des lettres supposées, qu'il se faisait ensuite expédier de Delhi par des complices, pour renforcer la croyance de la mort de l'empereur ; et il faisait arrêter sur les routes et aux frontières tous ceux qui auraient pu détromper le public.


Le tombeau de Pierre l'Ermite à Huy, Belgique, dans les vestiges de l'Abbaye de Neufmoustier. Photo : Freddy de Hosdent

***

  Pourtant, après la récente victoire de Dara sur Shuja, la campagne pour les nouveaux conquérants lancés à l'assaut du trône, ne semblait pas s'annoncer sous de très favorables auspices. Aureng Zeb pouvait craindre, non sans vraisemblance, que l'armée impériale, libérée de la menace venant du Bengale, ne fît porter tout son poids sur l'ennemi du Sud. Il fallait la gagner de vitesse.
  Les troupes d' Aureng Zeb et celles de Murad opérèrent leur jonction près de Dijalpur au début d'avril I658. Leur objectif était d'atteindre le plus vite possible Delhi, où déjà la panique régnait, à la nouvelle de leur approche. Dara envoyait des courriers pressants pour rappeler son fils du Bengale : mais Sulaiman Shukoh était engagé dans sa poursuite de Shuja, et quand il put obéir aux ordres de son père, il revint trop tard du lointain Bikar [ou Bihar ; État situé au nord-est de l'Inde et frontalier du Bengale] pour réparer une situation presque désespérée.
  Le vieil empereur perdait la tête : il ne songeait qu'à fortifier la capitale, au lieu de garder les passages, ce qui aurait été relativement facile dans une région montagneuse comme celle de Manddo, et ce qui aurait permis, en retardant la marche de l'ennemi, de terminer les préparatifs de guerre.
  Plus lucide, sinon plus habile, Dara comprenait enfin toute la gravité du danger. Superstitieux, il se rappelait avec terreur une prédiction d'astrologue qui avait promis l'empire au vice-roi du Dekkan. Il essaya d'abord de diviser les deux frères conjurés contre lui, et leur écrivit séparément : il faisait appel à leur piété filiale, en leur affirmant que l'empereur était toujours en vie. En fait, le bruit de sa mort continuait à courir dans Delhi, tandis qu'à Agra, à vingt-cinq lieues [~ I20km], Shah Jahan se montrait tous les jours au peuple, sur le balcon de son palais ; mais ses ennemis persuadaient la foule crédule que c'était un fantôme. Murad, qui avait à défaut d'intelligence une certaine honnêteté, fut ébranlé par le message de son frère ; Aureng Zeb le ressaisit facilement, en lui montrant la fourberie et l'ambition de Dara. Puis il l'entraîna à sa suite sachant que Sulaiman Shukoh était en route pour obéir aux instructions de son père, et soucieux de prévenir ce retour, qui apporterait à l'armée impériale un puissant renfort.
  Devant la menace grandissante le Mogol eut un dernier sursaut d'énergie. Il parlait de se mettre en personne à la tête de ses troupes, pour désarmer ses fils rebelles, ou du moins mourir avec honneur. Mais ce ne fut qu'une flambée héroïque, que son entourage laissa s'éteindre aussitôt. Il y avait auprès de Shah Jahan des partisans d' Aureng Zeb, qui faisaient dépendre leur fortune de son accession au trône. L'un deux, Calil-ulla-Khan [ou Khalilullah Khan ; " une théorie suggère que Dara Shikoh a été trahi lors de la bataille décisive de Samugarh, mai 1658, par l'un de ses généraux. Ce général était Khalilullah Khan, un puissant général moghol. On sait que les relations entre Dara Shikoh et Khalilullah Khan étaient déjà mauvaises avant la bataille. Dara Shikoh l'avait déjà battu avec une chaussure en public, ce que Khalilullah n'a probablement pas oublié... " ; sur le Web], déjà prêt à la trahison, n'hésita pas à jeter sa jeune femme entre les bras de son maître, pour le retenir au sérail, et les larmes de Begum Saheb, toute puissante sur le cœur de son père, achevèrent cette solide victoire.
  L'empereur, après cette velléité d'indépendance, rentra dans son harem, se contentant de mettre à la disposition de Dara une armée de cent mille cavaliers, plus nombreuse que les forces d' Aureng Zeb et de Murad, mais beaucoup moins bien entraînée et moins solide. Dès lors, le sort était jeté.
  Dara commis la faute de ne pas prendre personnellement la tête de l'armée. Ce n'était pas qu'il manquât de courage, comme on le verra par la suite. Mais il ne se résignait pas à abandonner son père aux intrigues de ses propres adversaires, dévoués à la fortune d' Aureng Zeb. Il confia le commandement à des généraux qui le servirent mal, ou qui le trahirent. D'ailleurs, sa principale faiblesse était son impuissance à s'assurer de la fidélité de ses soldats et des officiers, qu'il blessait par sa morgue et sa dureté.
  La première rencontre eut lieu à Dharmatpur [Dharmat] à quatorze milles [~23 km] au sud d' Ujjain, le I5 avril I658. Au cours de cette fatale journée, on vit les Rajpouts succomber sous les coups redoutables de Mir-Jumla. Leur chef, le raja Jaswant, donna lui-même le signal de la déroute : " bien loin de se conduire selon l'honneur de raja, écrit un historien arabe, il tourna le dos à la bataille, et se contenta d'attirer sur lui une éternelle infamie. " Mir-Jumla eut les honneurs de la journée. Continuant à flatter et à tromper son frère Murad, Aureng Zeb l'avait convaincu que ce grand général n'avait d'autre dessein que de le placer sur le trône et de venger la vraie religion persécutée. Mais le fougueux Murad paya aussi de sa personne. Les débris de l'armée impériale étaient établis sur une ligne de collines en amphithéâtre qui dominait la rivière d' Ujjain et résistaient désespérément pour en interdire le passage aux rebelles. Une trahison rendit cette résistance vaine : l'un des deux chefs de l'armée de Dara, celui qui commandait l'artillerie, avait fait disparaître les boulets, et les canons inutilisables tombèrent au pouvoir des ennemis. Murad se jeta dans le fleuve à la tête de ses cavaliers, tandis qu' Aureng Zeb le soutenait avec son artillerie. L'autre général de l'armée régulière, demeuré loyal, mais déconcerté par la trahison de son collègue, fut contraint de lâcher pied, abandonnant aux mains des vainqueurs tous les bagages, le trésor, un immense butin.


Dara Shikoh et son armée

   Dans l'ivresse d'un triomphe facile, Aureng Zeb se départit quelque peu de sa prudence habituelle. Plus tard, devenu empereur, il devait ériger une mosquée sur le lieu de sa première victoire. Mais au soir même du combat, il multiplia les marques de son orgueil ; il fallait toute la sottise et l'aveuglément de Murad, pour ne pas découvrir la profondeur d'une ambition qui ne prenait même plus la peine de se dissimuler. Aureng Zeb, pour exciter ses troupes, faisait répandre dans le camp le bruit qu'après la conquête du Mogol, il les conduirait en Perse, et de là, en Turquie. Oubliant la déférence calculée qu'il avait témoignée jusque-là à son jeune frère, il le traitait avec négligence, ou même avec hauteur. En vain un eunuque de Murad, plus clairvoyant que son maître, l'avertissait de se défier. Ce serviteur dévoué alla jusqu'à projeter d'assassiner Aureng Zeb ; mais celui-ci déjoua le piège, en évitant désormais de quitter sa propre tente.
  À la cour de Delhi, le désordre était à son comble. Pris de panique Shah Jahan commit faute sur faute. La plus grave fut de transférer à son fils aîné tous les pouvoirs qu'il ne lui avait pas encore abandonnés, mesure qui eut pour résultat immédiat de détacher de lui ses derniers fidèles. On a prétendu qu'à ce moment Dara, perdant lui aussi la tête, fit arrêter son père. Mais pourquoi l'aurait-il fait, puisque déjà il était le maître ? En tout cas, cet acte d'indiscipline est démenti par Manucci, qui se dit bien renseigné, étant, à l'époque, " officier de la maison du prince. " En réalité, personne ne respectait plus ce fantôme d'empereur : les grands de la cour, humiliés et irrités par la conduite du vieux souverain, qui leur enlevait leurs femmes pour en peupler son harem et satisfaire ses passions, l'avaient abandonné, les uns suivant le parti de Dara, les autres se réservant pour la fortune prochaine d' Aureng Zeb.
  Dara ne pouvait plus désormais compter que sur lui-même. Son fils Sulaiman Shukoh demeurait sourd à ses pressants appels ; là encore, la trahison avait fait son œuvre : trompé par les conseils perfides du raja Jai Singh, secrètement acquis à Aureng Zeb, le jeune prince s'éternisait au Bengale, à la poursuite de Shah Shuja, et conservait avec lui les meilleures troupes de l'empire. Enfin, le I4 mai I658, Dara sortit d'Agra avec une armée de I00.000 cavaliers, 50.000 fantassins, une artillerie de cent canons, servis par des Européens, soixante éléphants de combat, et 500 chameaux pour les bagages. Quinze jours plus tard, il va se trouver en présence de son frère, et cette seconde bataille sera décisive.

***

  La bataille de Samugarh, à dix milles [~I6 km] à l'est d'Agra, en ouvrant la route de la capitale, et en marquant l' effondrement de Dara, décida à elle seule du sort de la guerre. Lorsqu'au soir du 29 mai I658, Aureng Zeb resta maître du champ de bataille, non seulement il se vit débarrassé de son plus sérieux adversaire, mais il sentit qu'il n'avait plus aucun ménagement à garder avec Murad et que dans cette compétition d'intérêts et d'ambitions entre les quatre frères, lui seul était parvenu au but. La preuve en est que, dans la chronologie officielle de l'empire, les annalistes font commencer à cette date la première année de son règne. La résistance de Dara devait cependant se prolonger pendant près de dix mois ; mais après Samugarh, il n'est plus qu'un exilé, cherchant partout un asile précaire, et traqué par des traitres, à la solde de son rival.
  La bataille s'était engagée par une chaleur torride et elle fut extrêmement sanglante. On vit paraître à la tête de leurs troupes les trois frères, chacun monté sur son éléphant de guerre. Là encore, comme dans tous ces combats où l'importance des masses manœuvrées, leur défaut de cohésion, la fureur du choc, neutralisaient les plus intrépides courages et déconcertaient les plus habiles tactiques, les éléphants, sur lesquels les chefs comptaient comme sur une force redoutable, furent au contraire une gêne, et pour l'un d'entre eux, la cause même de la défaite. Blessés dès les premiers heures de la bataille, les bêtes formidables n'étaient plus que des obstacles immobiles, contre lesquels déferlait le flot tumultueux des assaillants. Murad et Aureng Zeb avaient fait entraver leurs éléphants, et dominaient ainsi la bataille, à peu près inaccessibles, criant et encourageant leurs cavaliers de la voix et du geste. Cédant aux instances perfides d'un traître, Dara se crut plus habile en abandonnant sa monture paralysée, pour continuer la lutte à cheval. [selon l'histoire, c'est Khalilullah Khan qui aurait conseillé à Dara Shikoh de descendre de son éléphant de guerre et de monter à cheval] Cette imprudence lui fut fatale. Ses soldats ne l'apercevant plus au-dessus de la mêlée, le crurent mort ; pris de panique, ils se débandèrent, entraînant malgré eux dans leur fuite celui qui n'était plus qu'un cavalier comme les autres.
  Une tradition rapporte que Murad fut blessé au cours du combat et qu'à la fin de la journée Aureng Zeb prit seul l'initiative des opérations. Tavernier attribue nettement la victoire à la trahison. Il montre le vainqueur d'abord déconcerté par la mise hors combat de son frère, qui avait reçut cinq flèches dans le corps, et prêt à reculer devant l'assaut furieux de Dara, puis reprenant courage quant il aperçoit, au milieu de la mêlée, les traitres qui abandonnent le camp ennemi pour se ranger à ses côtés. Manucci donne des exemples précis de ces manœuvres perfides : au matin du 25 mai, alors que les troupes rebelles étaient encore arrêtées devant une rivière par l'armée impériale, Aureng Zeb, avec la complicité d'un raja, dont il traversa secrètement les États, fit passer ses troupes par un gué, douze lieues [~58 km] en amont, et put ainsi prendre à revers le camp de son frère. Comme à Ujjain, l'artillerie de Dara fut paralysée par la maladresse volontaire d'un général dont la trahison avait été achetée. Enfin Calil-ulla-Khan [Khalilullah Khan], celui-la même qui, en pleine bataille, avait donné à son chef le conseil intéressé d'abandonner son éléphant, passa à l'ennemi avec tous ses cavaliers. Avec lui, le prince perdait son meilleur général ; et presque en même temps, il voyait fuir les Rajpoutes, démoralisés par la mort de leur chef, que les lourds pachydermes, fou de terreur, piétinaient sous les yeux de ses soldats impuissants à les maîtriser.
  Le combat s'était poursuivi jusqu'au soir. Après la déroute de ses ennemis, Aureng Zeb conduisit Calil-ulla-Khan à la tente où reposait Murad blessé et le présenta comme le véritable artisan de leur victoire : " Voici celui, dit-il, qui par de grands services a rendu fortunés le commencement de votre règne ; c'est lui qui mérité qu' on le charge, sous vous, du poids de l'empire dont vous allez vous rendre maître. Pour moi, Seigneur, mes destins s'accomplissent. Dès qu'une troisième victoire vous aura mis sur le trône que vous méritez, j'irai régner sur mes passions dans la solitude, tandis que vous ferez régner la véritable religion dans l' Hindoustan. " Pour appuyer ce petit discours plein de componction [ironique, air de gravité, de recueillement, Larousse] le maître fourbe pressait le Coran une fois de plus sur son cœur.
  La réalité était beaucoup moins édifiante. En fait, Calil-ulla-Khan, après avoir trahi Dara, se préparait à espionner Murad au profit d' Aureng Zeb, et entre les deux artificieux personnages la perte du jeune prince était déjà jurée.
  Le principal historien d' Aureng Zeb, Khafi Khan [Muhammad Hashim, dit, I664-I732 ; " sa carrière débute vers I693-I694 en tant que commis à Bombay. Il a servi principalement dans les régions du Gujarat et du Deccan, y compris pendant la dernière décennie de l'empereur moghol Aureng Zeb. Il est l'auteur du controversé et en partie " manifestement fictif " Muntakhab-al Lubab, — un livre en langue persane sur l'histoire de l'Inde pendant la période moghole, achevé en I73I. C'est une source d'information très étudiée et contestée sur l'histoire moghole, en particulier sur Shah Jahan et Aureng Zeb... " ; source], a laissé un récit de la bataille de Samugarh plein de détails pittoresques. En particulier, la charge des cavaliers Rajpoutes contre Murad est un tableau débordant de vie et de couleur. On voit ces guerriers, fidèles à la coutume de leur race, se présenter au combat la figure et les mains enduites d'une décoction de safran, pour témoigner qu'ils étaient prêts à affronter la mort ; cette couleur était l'emblème de Mahadeo [Shiva], dont ils étaient les sectateurs [adeptes], ils étaient vêtus de voiles orange. Au milieu du terrain, leurs cadavres entassés formaient comme un vaste champ de safran. Leur chef, le raja Ram Singh [Ram Singh Rautela], avait enroulé un collier de perles précieuses autour de son turban, et dressé sur son cheval, se ruant seul contre l'éléphant de Murad, il lançait au prince rebelle un défi pathétique : " Quoi ! est-ce bien toi qui prétends disputer le trône à notre Dara ? " Puis, brandissant son javelot, il criait fièrement au cornac : " Fais agenouiller l' éléphant ! " Mais on a déjà vu que tant d'héroïsme devait rester inutile : Murad, qui n'était pas encore hors combat, para le coup et atteignit Ram Singh d'une flèche au front, qui le tua.


Au XVIIIe siècle, noble cavalier Rajput. Sur le Web.

  Khafi Khan nous peint aussi, au plus fort de la bataille, le howda [ou howdah], — la selle spéciale pour le combat, — qui surmontait l'éléphant de Murad, si hérissé de flèches que le bois en était invisible et qu'il avait l'apparence d'un monstrueux porc-épic. On conserva ce précieux souvenir historique dans le trésor de Delhi, où l'on pouvait l'admirer, jusqu'en I8I3.
  Mais Khafi Khan n'attribue pas la défaite de Dara aux mêmes causes que la plupart des autres historiens ou que les voyageurs européens. Selon lui, si le prince commit la faute de descendre de sa monture, c'est parce que le howda de l' éléphant avait été atteint et démoli par une fusée et qu'il lui était impossible de s'y maintenir plus longtemps. Cet accident, qui fut cause de sa perte, ne serait donc pas imputable à la trahison. Le chroniqueur persan donne aussi la raison précise de la défection de Calil-ulla-Khan ; ce général avait attendu jusque-là l'heure de la vengeance, n'ayant jamais oublié l'humiliation que Dara lui avait infligée, bien des années auparavant, en le frappant avec sa babouche. C'était dans l' Inde l'affront le plus sanglant que pût subir un homme libre.
 
 
Howdah du XVIIe siècle : bois recouvert de plaques d'argent décoré. Musée du fort Meherangarh. Ce siège pour éléphant a été offert en I657 au Maharaja Jaswant Singh I, I639-I678, par l'empereur Shah Jahan. Il se compose de trois parties : le siège royal, la partie intermédiaire avec la porte d'accès, le siège du cornac. Crédit photo : Jean-Pierre Dalbéra

***

   Pendant que Dara s'enfuyait vers le Pendjab, pourchassé par les cavaliers ennemis, Aureng Zeb marchait en hâte vers Agra. Il y entra le 8 juin, et occupa la capitale, après avoir réduit à néant la résistance du fort, coupant les conduites d'eau qui alimentaient les citernes. Désormais, Shah Jahan état à sa merci.

   À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. I04-II6.
 
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