LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE X

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  Il avait cependant manifesté une certaine indécision avant d'en venir à l'irrévocable. Dara paraissait hors de cause : n'ayant osé rentrer dans Agra en vaincu, il avait voulu s'enfermer dans Delhi ; mais le gouverneur de la place, gagné par Aureng Zeb, lui en refusa l'entrée ; c'est alors qu'il se dirigea sur Lahore, cherchant à rassembler les débris de son armée. Le vainqueur, comme s'il ne se sentait pas sûr de la situation, multipliait les correspondances diplomatiques avec les vice-rois, les fonctionnaires des provinces, les chefs qui commandaient les place-fortes, et même les partisans qu'il avait à la cour. N'osant brusquer les choses, dominé encore malgré lui par une sorte de crainte superstitieuse, ou respectueuse, il ne s'installa pas immédiatement au cœur de la capitale : avec Murad, il campait à deux milles [~3 km] de la ville, près du jardin impérial. De là, il entra en pourparler avec son père. Il affectait avec lui les formes d'une déférence scrupuleuse. N'avait-il pas déjà répondu, avant la bataille de Dharmatpur, aux généraux de Dara, qui lui reprochaient sa conduite, et qui lui demandaient ce qu'il prétendait faire : " Je ne veux qu'aller voir mon père et lui baiser les pieds ! "
  Par un raffinement d'hypocrisie qui d'ailleurs, se retourna plus d'une fois contre lui, Aureng Zeb avait pris l'habitude de mêler ses fils, et plus tard ses petits-enfants, à ses plus coupables entreprises. Il chargea son fils Muhammad A'zam [ou Muhammad Mu'azzam, I643-I7I2 ; devient le huitième empereur mogol : I707-I7I2, sous le nom de Bahâdur Shâh Ier], de négocier avec son père, calculant que le vieux Shah Jahan se laisserait plus facilement séduire aux paroles caressantes d'un adolescent. Muhammad était porteur d'une lettre respectueuse, dans laquelle le fils rebelle regrettait ce qui s'était passé ; il expliquait tout par la volonté de Dieu et annonçait, — encore une fois ! — son intention de faire un pèlerinage à La Mecque. L'empereur, abusé, ne demandait qu'à pardonner. Lui aussi, mais par souci de sa dignité, employa comme intermédiaire, pour ces pourparlers de paix, l'un de ses enfants, sa fille préférée, Begum Saheb. Elle remit à Aureng Zeb, de la part de Shah Jahan, une épée sur laquelle était gravé le nom d' Alamguir, Conquérant du monde. Le nouvel Alamguir promit de se rendre auprès de son père pour lui témoigner son respect. Mais en même temps, il était parfaitement informé, par Muhammad et par son autre sœur, Raushan Ara [Roshanara Begum], de ce qui se tramait à la cour, peut-être à l'insu de l'empereur. On voulait l'attirer au sérail pour le faire disparaître secrètement. Les voyageurs européens nous ont tous parlé de cette étrange garde féminine qui veillait au salut du Mogol et qui était chargé d'exécuter ses vengeances par d'épouvantables et mystérieuses exécutions. Elle était composée de " grosses femmes Tatares ", dit Bernier ; au nombre de cent, précise Manucci, elles étaient armées de l'arc, du poignard et du cimeterre.


Le prince moghol Azam Shah : I653-I707. Vers I670.

Aureng Zeb se déroba à l'invitation et envoya de nouveau Muhammad, muni d'instructions détaillés ; tout en remettant sans cesse au lendemain la visite qu'il avait promise, il continuait à détacher de la personne de l'empereur, par des promesses, des présents ou des menaces, les chefs militaires qui lui étaient encore dévoués. Quant il le vit complètement isolé, Muhammad changea brusquement d’attitude ; il exigea que les troupes fussent retirées de la forteresse, prétendant que son père ne saurait s'exposer, sans escorte et sans armes, au milieu d'une cour hostile. Shah Jahan dut céder à cet ultimatum menaçant. Aureng Zeb pénétra alors dans le palais, et, avec son fils et une poignée de soldats, il s'empara du vieillard abandonné de tous.
  Ainsi se termina la lutte que le peuple entier suivait avec des alternatives de crainte et d'espoir. " On attendait impatiemment, rapporte Tavernier, l'heure fortunée qui, par la visite du fils au père, devait terminer leurs différends. Mais le fils, qui n'avait pas d'empressement pour cette entrevue, prit au contraire une étrange résolution, qui fut de régler la dépense de son père pour son entretien, et de se saisir de tous les trésors que Dara n'avait pu emporter dans une fuite précipitée. Il fit aussi resserrer dans la forteresse Begum Saheb, sa sœur, pour tenir compagnie au roi, de qui elle était fort aimée, et mit la main sur toutes les richesses qu'elle tenait de la libéralité de son père... "
  On admirera en quels termes pudiques cette perfidie est transcrite. Et ce n'était pour le nouveau Mogol qu'un coup d'essai. Bernier conclut philosophiquement, après le récit des évènements : " Le vieux souverain eut le tort de jouer au plus fin avec un fils qui était le maître des finesses. "
  Osera-t-on dire qu'avec son frère Murad la conduite d' Aureng Zeb fut encore plus odieuse ? Les historiens ont beaucoup brodé sur la scène fameuse au cours de laquelle, jetant le masque, le maître hypocrite traita comme un véritable criminel celui dont le courage et le dévouement avaient assuré sa propre fortune. La réalité vraisemblable est par elle-même assez dramatique.
  Vingt jours à peine s'écoulèrent entre l'attentat commis sur le père, vieillard malade, réduit à l'impuissance, et l'atroce violence faite au frère, abusé jusqu'au bout par la plus perverse duplicité.
  La plus intéressante relation du drame nous a été laissée par Manucci, et il est difficile de la résumer sans lui enlever une grande partie de sa couleur. Aureng Zeb avait attiré Murad jusqu'à Matura [Mathura ou Mathurā, ville de l'État de l'Uttar Pradesh], située à 50 km au nord d'Agra où s'élevait une antique mosquée, lieu qu'il prétendait avoir choisi pour y célébrer le couronnement de son frère. Chacun des deux princes avait son campement distinct, de chaque côté d'une rivière ; mais ils se visitaient tous les jours, se prodiguant les plus grandes démonstrations d'amitié. L'aîné trouvait toujours de nouveaux prétextes pour différer le jour de la cérémonie. Le cadet " attendait sans impatience un honneur qu'il croyait sûr. " Le narrateur nous montre ensuite l'aspect différent des deux camps. Chez Murad, les chefs et les soldats se livraient au plaisir ; dans la tente du futur souverain, ce n'était que concerts, danses et festins ; et malgré la loi de Mahomet, les soldats et leurs officiers s'enivraient tous les jours. Chez Aureng Zeb, " tout était dans le silence. L’ordre de la guerre y était exactement observé. On y faisait la prière avec la même ponctualité que dans les villes. On y tenait souvent des conseils. " Et Manucci raconte que les chefs, exactement instruits des desseins de leur maître, entretenaient leurs soldats dans l'espoir d'avoir pour souverain " un prince aussi réglé et aussi pieux qu' Alamguir. "
  Enfin, au jour marqué pour le couronnement, l'infortuné Murad, malgré les avis d'un fidèle et prudent eunuque, monte à cheval et se rend au camp de son frère. Celui-ci vient à sa rencontre avec toutes les marques de la plus respectueuse tendresse ; il le conduit à la place d'honneur ; il se fait son humble serviteur, chassant lui-même les mouches et essuyant la sueur de son visage. On donne à l'invité un bain d'eau de rose et l'on se met à table pour un somptueux festin : pour la première fois, Aureng Zeb a permis que l'on servît du vin devant lui, mais il n'en boit pas lui-même. Il ne se départit pas de sa pieuse attitude et ne boit que de l'eau, tandis que dans les tentes voisines, d'où parvient la rumeur de la musique et des danses, les officiers de Murad, que l'on a éloignés exprès, festoient avec les officiers de leur hôte.
  La nuit est tombée ; bientôt Murad engourdi par l'ivresse s'endort d'un sommeil pesant. L'eunuque fidèle, — il s'appelle Shahbaz, — le fait transporter dans une autre tente et monte la garde sur le seuil. Mais quatre hommes, brusquement sortis de l'ombre, étranglent ce dévoué serviteur et emportent le corps qu'ils enterrent secrètement. Alors paraît Aureng Zeb. Il n'est suivi que d'un tout jeune garçon, son petit-fils Azam, âgé de six ans. Comme par jeu, il défie l'enfant de dérober au prince endormi son sabre et son poignard ; il lui a promis un bijou s'il réussit cette prouesse sans éveiller le dormeur. Azam ravi de s'associer à ce qu'il croit être une malice de son grand-père, se tire avec adresse de ce difficile escamotage, et sur l'ordre d' Aureng Zeb emporte le sabre et le poignard. Comme s'ils n'attendaient que ce signal, six soldats entrent dans la tente, sans plus prendre la peine d'étouffer le bruit de leurs pas et le cliquetis de leurs armes. Murad se réveille en sursaut ; il veut saisir son cimeterre et ne le trouve plus à sa portée. En un instant, il est réduit à l'impuissance, ligoté avec des chaînes d'argent, tandis qu'au loin la musique des chants et des danses fait à ce drame silencieux un sinistre accompagnement. Enfin Aureng Zeb rompt le silence et adresse à son frère un petit discours hypocrite : " Quelle honte quelle infamie ! Un roi comme toi, avoir assez peu de retenu pour s'enivrer de la sorte ! Qu'est-ce qu'on dira de toi et de moi ? " Et foulant du pied avec mépris le corps étendu à terre, il fit emporter son prisonnier fou de rage impuissante et d'humiliation.
  Les historiens ont épilogué sur ces chaînes d'argent avec lesquelles le prince aurait été attaché. Était-ce un dérisoire honneur réservé à un royal captif ? Ces chaînes constituaient-elles un lien bien solide ? N'était-ce qu'une menace symbolique dont Aureng Zeb se servait, dit-on, pour effrayer et tenir dans l'obéissance son fils Muhammad, dont il redoutait déjà l'ambition, et à qui un sort analogue à celui de son oncle était bientôt réservé ?
  Murad ne fut pas exécuté immédiatement. On peut se demander pourquoi Aureng Zeb retarda un supplice qui était dès maintenant résolu dans son esprit. La raison semble être qu'il ne se croyait pas encore assuré du pouvoir absolu, tant que Dara était en vie et loin de son atteinte. En fait, Murad fut enfermé dans la prison de Gwalior où il demeura jusqu'au 4 décembre I66I, et où il fut décapité sur l'ordre de son frère.

Le prince Murad Bakhsh, probablement à Aurangabad ou Bijapur, vers I650. Sur le Web.


***

  Dara, en effet, n'avait pas perdu tout espoir de reprendre le dessus. Le triomphe d' Alamguir, qui se fit couronner solennellement empereur à Delhi, le 2I juillet I658, ne servit qu'à surexciter son orgueil et sa jalousie.
  Il y a dans les six mois qui vont suivre un contraste saisissant dans le sort des deux frères. L'aîné, celui qui était destiné à l'empire, dispute désespérément les restes d'une puissance fragile et d'une misérable existence aux coups répétés et implacables du plus jeune. Celui-ci triomphe, ayant dépouillé l' artificieuse modestie d'un saint homme, avec toute la frénésie d'une ambition sans mesure. Il voulut avoir non seulement les réalités du pouvoir, mais les attributs symboliques de cette toute-puissance, ceux qui frappent les yeux et l'esprit de masse : les roupies d'or portant sa marque et son nom dans les rangs des soldats qui reçoivent la solde, et jusqu'aux bourgades les plus lointaines de l'empire ; la couronne et le trône décernés avec toute la pompe et l'éclat d'une fête orientale ; la prière qui tombe trois fois par jour du minaret, rappelant au peuple que lui seul était assez fort, assez pur, assez grand devant Dieu pour le louer au nom de tous. Pourtant, si l'on en croit Carreri, n'avait-il pas éprouvé quelque résistance de la part du cadi [en arabe : qādlowdotī ; celui qui décide ; dans les pays musulmans, juge. Larousse], invoquant la loi de Mahomet contre un fils indigne et un frère criminel ? Il serait bon que la voix d'un juste se fût élevée contre lui. Et n'était-ce pas une dérision qu' Aureng Zeb eût reçu les honneurs impériaux à l'endroit même et sur le trône qu'il avait feint de préparer pour le couronnement de l'infortuné Murad ? Tavernier, lui aussi, a parlé de l'indignation provoquée chez " le grand Cadi ou chef de la Loi " par cette mise en scène cynique ; mais il prétend que le nouvel empereur, s'arrêtant plus à la lettre qu'à l'esprit de cette morale qu'on invoquait contre lui, se débarrassa de scrupules gênants en réunissant une assemblée de docteurs, devant laquelle il plaida habilement sa cause et qu'il se fit sans difficulté donner une absolution plénière par ces ministres, plus dociles que courageux. Quant au trop rigoriste cadi, il paya de sa place son importune austérité ; car " on le déposséda de son office comme perturbateur du repos public, pour en élire un autre plus zélé pour l'honneur de la Loi et le bien du royaume ". L'histoire est jolie, mais elle n'est pas spécifiquement orientale.
  Tavernier nous a laissé également le récit d'une querelle tragi-comique qui éclata entre Aureng Zeb et son père, au moment où il monta sur le trône. N'eut-il pas le front de faire demander à Shah Jahan ses plus beaux joyaux, — les diamants de la couronne, — pour s'en parer le jour de son couronnement ? Le vieillard reçut cette demande comme une insulte, et " entra dans une telle colère qu'il en fut quelques jours comme hors du sens et que même il faillit en mourir ". Sa fille Begum Saheb eut toutes les peines du monde à l'empêcher de réduire en miettes les pierreries et les perles, qu'il prétendait broyer dans un mortier plutôt que de les abandonner à un fils indigne. La pratique jeune femme, observe le narrateur, était plus désireuse de sauver pour elle-même ces fabuleuses richesses que de les conserver pour un frère qu'elle détestait. Et le jour de son triomphe, Aureng Zeb parut sur le trône de Tamerlan avec un seul diamant à son turban, bien qu'il eût pu sans peine éblouir ses sujets par de plus somptueuses parures.
  Là-dessus, nos chroniqueurs, soucieux de tirer une morale d'une aussi sombre histoire, font assaut de considérations édifiantes. Mais tous s'accordent pour conclure que le vieillard déchu et captif dans sa propre capitale, avait bien mérité son sort et que la criminelle ingratitude d' Aureng Zeb n'avait été que l'instrument de la vengeance céleste. Ils rappellent à l'envi les actes d'injustice et de cruauté par lesquels Shah Jahan s'était lui-même emparé du pouvoir, la ruse macabre dont il usa pour tromper et dépouiller son neveu, les supplices atroces qu'il infligea à ses rivaux réduits à sa merci. Et Carreri conclut doctoralement : " Ces désordres sanglants dans l'empire mogol s'expliquent par le manque de bonnes lois pour assurer le droit d' aînesse. "

***

  On se rappelle qu' Aureng Zeb, au soir de Samugarh, quant il entourait encore Murad des cajoleries de son obséquiosité pateline, lui avait dit qu'une troisième victoire était nécessaire pour assurer définitivement sa puissance. En réalité, c'est à lui-même que s’appliquait la prédiction.
  Depuis qu'il avait abandonné Agra et Delhi, laissant son père, sa sœur et ses trésors à la merci d' Aureng Zeb, Dara errait du Pandjab [Pendjab] au Tattha [district du sud de la province du Sind ; aujourd'hui, territoire du Pakistan ; sa capitale est Tattha ou Tatta] et au Guzrat [Gujarat], en proie à de terribles épreuves. Il recueillait le fruit des haines accumulées contre lui, auxquelles s’ajoutait l'hostilité que la faiblesse humaine réserve aux vaincus, surtout dans un pays où la trahison était naturelle.
  Il avait pu cependant lever une deuxième armée. Ces troupes peu cohérentes et peu sûres, furent battues le I4 mars I659, à Ajmir, à la frontière du Pandjab et du Cachemir.[Cachemire] La bataille dura trois jours et fut extrêmement sanglante : huit à dix mille hommes tombèrent des deux côtés et le beau-père d' Aureng Zeb, Shanawaz Khan, — celui-là même qui avait si longtemps hésité à le suivre, — resta sur le champ de bataille. Tavernier attribue la défaite de Dara aux manœuvres perfides du raja Jaswant Singh — qu'il appelle Jessomseingue. Ce raja, qui jusqu'à présent était resté fidèle au fils aîné de Shah Jahan, aurait été gagné par les intrigues d'un autre raja, Jai Singh, Jesseingue, et aurait passé à l'ennemi en plein combat, entraînant la déroute du reste de l'armée. Jaswant Singh ne devait pas récolter longtemps les fruits de sa trahison : à sa mort, en I678, Aureng Zeb voulut contraindre par la force ses enfants à se faire musulmans. Ils opposèrent une résistance acharnée aux troupes impériales, mais durent se réfugier à Jodhpur et vivre cachés dans les montagnes et les bois, après avoir abandonné tous leurs biens aux mains du Mogol.
  Après la défaite d' Ajmir, Dara cherche un nouvel asile. Comme il s'était présenté en vain devant Ahmadabad [ville de l'État du Gujarat, au nord-ouest de l'Inde], où l'on ne voulut pas le recevoir, il se rendit à Kari, où il demanda assistance à Kanji Khan, un des plus fameux brigands de la région. Kanji consentit à l'aider et le conduisit aux confins du Cachemir, dans une région montagneuse. Tous les malheurs l'accablaient à la fois. Sa femme, Nadira Begum [Nadira Banu Begum, I6I8-I659 ; en route pour la Perse avec Dara, elle meurt sur le chemin de Dadar, à 9 miles [~I5 km] à l'est du col de Bolan ; elle est enterrée à Lahore, Pakistan] mourut avec lui en exil, sur le territoire de Malik Jiwan [Malik Jeevan ; chef afghan du Dadar] lequel cherchait déjà à livrer l'hôte qui s'était confié à lui. L'historien Khafi Khan affirme que la princesse mourut des mauvais traitements qui lui furent affligés, mais qu'on respecta ses dernières volontés. Elle avait désiré reposer en terre d' Hindoustan ; son corps fut envoyé à Lahore, où un fidèle Musulman se chargea de l'enterrer.
  Bernier, qui se rendait à Agra au moment de ces évènements, rencontra Dara dans ces dramatiques circonstances. Selon Tavernier, il aurait donné ses soins à l'une des femmes du prince ; il ne dit pas s'il s'agit de Nadira, mais c'est peu probable, car il soulagea la malade ; il est vrai qu'on ne nous dit pas qu'il la guérit. Quoi qu'il en soit, Dara, très satisfait du médecin français, fit tous ses efforts pour le retenir près de lui, et Bernier paraissait disposé à s'attacher à son service, quand le proscrit dut brusquement décamper, en pleine nuit, pour échapper à une nouvelle trahison. Il aurait pu passer en Perse [Iran], où le roi Shah Abbas [Abbas II, I632-I666, de la dynastie des Séfévides ou Safavides, qui régna sur la Perse de I50I à I736 ; septième chah séfévide d'Iran, il régna de I642 jusqu' sa mort] lui avait offert l'hospitalité et se préparait à le recevoir avec honneur. Il ne voulut pas exposer sa famille aux fatigues et aux dangers d'une traversée et perdit ainsi l'unique occasion du salut. Au lieu de faire un suprême effort, las de lutter en vain, il s'abandonna les yeux fermés à Malik Jiwan.
La tombe de Nadira Banu Begum, Lahore, Pakistan. Crédit photo : Abdul Ahad Jajja.



Le roi Abbas II de Perse. Sur le Web.

Il semble que la mort de Nadira l'ait démoralisé au point de lui faire perdre le goût de la vie et le souci de sa propre sécurité. L'homme qui allait le livrer était un ancien officier de Shah Jahan, jadis condamné à mort par l'empereur et qui n'avait dû sa grâce qu'à l'intervention de Dara.
  Malik Jiwan s'aboucha avec Jaswant Singh, offrant de lui remettre le prince. Il avait déjà essayé de s'emparer de Sipihr Shikoh [I644-I708], second fils de Dara, qui ne dut sa vie qu'à sa courageuse résistance. Le raja se hâta d'accourir, mais pas assez vite pour s'emparer des biens que le prince avait conservés et sur lesquels le traître avait déjà fait main basse. Dara et son fils furent saisis, enchaînés sur un éléphant et emmenés à Delhi, où ils parvinrent le I5 août.
  Avant de le livrer au bourreau, Aureng Zeb le fit promener dans les rues de la ville, attaché à un vieil éléphant. Cette humiliation était le raffinement suprême d'une vengeance longtemps méditée et attendue. Bernier, qui semble avoir été témoin du fait, en fut lui-même si indigné qu'il s'attendait à voir le peuple prendre les armes contre le nouveau souverain pour protester contre le honteux traitement infligé à un prince malheureux, que beaucoup respectaient encore. En réalité, la multitude fut paralysée par la crainte. Seuls quelques soldats fidèles, pour venger leur maître, se jetèrent sur le traître Malik Jiwan, qui avait eut l'imprudence d'assister à la parade, et ils lui auraient fait un mauvais parti si l'on ne le leur avait arraché des mains. Malik Jiwan s'échappa plus mort que vif, mais il fut assassiné dans une forêt en retournant dans son pays.
  Quinze jours plus tard, le 30 août, Dara eut la tête tranchée au fort d'Asser, où l'empereur l'avait fait enfermer. Pour sauver les apparences, Aureng Zeb prétendit qu'il n'avait pas ordonné qu'on se saisît de la personne de son frère, mais seulement qu'on l'expulsât de ses États ; c'est Malik Jiwan qui avait tout fait, jusqu'à porter une main sacrilège sur un prince de sang royal et sur son fils. Malgré ces protestations hypocrites, le Mogol obtint des mullahs [mulla ou mollah ; dans l'islam, titre donné aux personnalités religieuses, aux docteurs de la loi, particulièrement dans les mondes turco-iranien et indien ; le mollah n'appartient pas à un clergé structuré ; il tient sa charge de la communauté villageoise ou de l'État en fonction de ses diplômes et de son savoir ; Larousse] une sentence, d'après laquelle son frère, suivant la loi islamique, avait mérité la mort d'un apostat. Les femmes et les filles de la victime passèrent dans le harem de son vainqueur. Mais le jeune Sipihr Shikoh fut provisoirement épargné ; il partagea d'abord la captivité de son père, puis épousa, beaucoup plus tard, en I673, une fille d' Aureng Zeb, Zubdat-un-nissa [Zubdat-un-Nissa Begum, I65I-I707 ; elle décède moins d'un mois avant son père], ce qui ne l'empêcha pas d'être enfermé à Delhi, au fort de Salimgarh, où il vécut jusqu'en I708.
  Le fils aîné de Dara, Sulaiman Shikoh, ne devait pas avoir une destinée aussi longue. Emprisonné à Gwalior, il y fut secrètement mis à mort à la fin de I66I, en même temps que son oncle Murad.
  Ainsi s'éteignit complètement la famille du prince qui, suivant les apparences, sinon la coutume mogole, aurait dû succéder à son père. Mais nous avons donné plus d'un trait de cette haine implacable que Dara s'était attirée de la part d' Aureng Zeb et qui, presque dès le berceau, avait dressé l'un contre l'autre les deux fils de Shah Jahan.
  Le jour où il livra son frère au bourreau, l'inflexible Mogol revit-il en pensée cette scène prophétique de leur jeunesse, dans la petite maison au bord de la Jumna ? Cette maison de Delhi, Dara avait pris plaisir à la faire construire et à l'orner, avec l'argent de ses revenus personnels, pour en faire une fraîche résidence d'été près de la rivière. Il avait eu très jeune le goût de bâtir, et ce goût faisait totalement défaut à Aureng Zeb. Avec une satisfaction enfantine, quand la maison fut terminée, Dara, en grand mystère, invita son père et ses trois frères à la visiter. Il avait dépensé deux lakhs de roupies, — 200.000 roupies d'or, soit 420.000 livres, — pour cette fantaisie et sa prodigalité, non moins que son ostentation, irritait la jalousie et l'austérité du futur Alamguir. Il restait sombre et silencieux, tandis que son père, Shuja et Murad, s’extasiaient complaisamment : surtout une certaine pièce souterraine, sur la rive du fleuve, faisait leur admiration. On y voyait des miroirs d' Alep, plus grands que la taille d'un homme, fixés au mur, face à l'entrée. Pendant que son père et ses frères s'installaient sur les divans, ne songeant qu'à jouir de la fraîcheur et à deviser joyeusement avec leur hôte, Aureng Zeb refusa obstinément de pénétrer dans la chambre et s'assit à l'écart près de l'entrée. Dara, blessé, lança un regard expressif à l'empereur. Celui-ci reprocha paternellement à son fils son incivilité : " Bien que je sache, lui dit-il, que vous cherchez à vivre comme un ermite, cependant j'exige que vous conserviez votre rang... Quelle nécessité y a-t-il de vous asseoir presque dans la rue, où passe la foule, et dans une position inférieure à celle de votre plus jeune frère, Murad ? " Aureng Zeb répliqua brusquement : " Je ne puis vous donner maintenant ni ici la raison de mon attitude ! " Un moment après, il se leva, alléguant l'heure de la prière, et retourna chez lui sans s'excuser et sans avoir demandé la permission à l'empereur.
  Vivement irrité par ce manque de respect Shah Jahan punit l'insolent en lui interdisant l'accès de la cour et refusa de le voir pendant sept mois. Ce temps écoulé, il lui envoya sa fille, Begum Saheb, pour lui demander de justifier sa conduite. Voici mot pour mot l'étonnante réponse d' Aureng Zeb : " Le jour où j'ai été invité par Dara avec mon père et mes trois frères, quand je me vis dans cette pièce souterraine qui n'avait qu'une seule petite issue, j'ai craint que mon frère aîné ne sortit, sous quelque prétexte, après nous avoir fait asseoir, et ne fermât brusquement la porte. Aussi ai-je cru de mon devoir de garder l'entrée pendant qu'il était encore à l'intérieur. Mais l'empereur, contre toute prudence, m'a interdit de rester à cette place. Aussi suis-je parti en priant Dieu de me pardonner. " Lorsque Shah Jahan eut entendu ce récit, il fit venir le fils disgracié et lui rendit ses faveurs. Mais en même temps, épouvanté de cet abîme qu'il découvrait entre deux de ses enfants, il demanda à Aureng Zeb s'il ne préférait pas s'éloigner de la cour. Le prince remercia l'empereur et dit au premier ministre : " Envoyez-moi le plus loin possible, car ici j'ai perdu le sommeil et la paix de l'esprit. " C'est alors qu'il fut nommé gouverneur du Gujrat, ce qui situe la scène à l'année I645.
  Quatorze ans plus tard, ce n'était plus sur lui, mais sur Dara, que la trappe du piège se refermait, pour ne plus jamais se rouvrir...

***   

  À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. II6-I28.

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