Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2023/08/le-dernier-des-grands-mogols-vie_19.html
Banalités, dira-t-on, monnaie courante de la sagesse conformiste. Mais il est frappant, — et beaucoup d'historiens en ont fait la remarque, — qu' Aureng Zeb se soit plaint sans cesse de la difficulté qu'il éprouvait lui-même à trouver des ministres ou des généraux loyaux, honnêtes et capables. Au lieu d' attribuer cette constante préoccupation à sa nature méfiante ne serait-il pas plus équitable d' y voir le souci de discerner le vrai mérite ? Terminons par ce trait de véritable humanité : l'empereur insiste maintes fois auprès des gouverneurs de provinces ou des chefs de districts pour qu'ils exigent de leurs subordonnés, répartis sur les différents points du territoire qu'ils commandent, viennent régulièrement leur rendre un compte exact de leur administration. Mais il est des cas où il faut savoir comprendre les choses et se montrer indulgent : " L'officier de police de Dohud, qui est vieux et malade, n'a pu venir en votre présence, en raison de ses infirmités physiques. Il ne doit pas être renvoyé de son poste et doit être maintenu jusqu'à la fin. "
Qu'il s'agisse des biens ou des affaires de ce monde, d'argent ou de droit, de finances ou de justice, nous avons toujours vu le Grand Mogol invoquer la loi religieuse pour justifier la loi humaine. Toute sa politique se résume dans ce mot : " Celui qui manque à son devoir néglige Dieu comme il se néglige lui-même. " Que penser de ce dernier aspect de son caractère, de beaucoup le plus important et le plus connu ? L' ascétique assassin de notre poète n'était-il qu'un fourbe hypocrite ? A-t-il joué la comédie d'une dévotion profonde pour tromper le autres et leur imposer plus facilement son autorité ? Tous ceux, — et ils sont nombreux, — qui l'ont accusé d'hypocrisie, pensent que ce grand réaliste était au fond de lui-même persuadé du néant de toutes choses, mais trop avisé pour ne pas comprendre en même temps la nécessité de cacher au vulgaire son scepticisme désenchanté. Ses actes d'honnêteté ou d'humanité auraient été à ses yeux une faiblesse, sinon une absurdité. Mais est-il possible d' étouffer complètement en soi la conscience ? On triche aisément avec l'or, avec la loi. On ne triche pas avec Dieu.
Bien des fois, au cours de cette histoire, nous avons surpris Aureng Zeb dans les manifestations extérieures d'une piété ardente, en posture de dévot ou d' ascète. Nous l'avons vu prier à la mosquée, dans son palais et dans son camp, parmi ses armes ou ses chevaux, et jusqu'en pleine bataille. Nous l'avons accompagné dans sa retraite mystique, quant il se retranchait volontairement de la vie, comme s'il était las du pouvoir ou accablé sous le poids de ses péchés. Et nous avons noté enfin ses scrupules de conscience lorsqu'il cherchait à justifier par les commandements de Dieu ce qui, aux yeux de son peuple, paraissait une insoutenable iniquité ou une cruauté monstrueuse.
Ce qui est hors de doute c'est l'importance primordiale que le Grand Mogol accordait en toutes choses à la religion. Dans ses rapports avec les derviches, ce qu'il demande essentiellement à ces saints personnages, dont les mérites sont tout-puissants devant Allah, c'est de prier pour la sécurité et le triomphe de la vraie foi. N'était-elle pas sans cesse menacée, non seulement par la masse des infidèles qui entouraient l'empire musulman et en compromettaient l'équilibre, mais par la tiédeur ou le scepticisme de ceux qui auraient dû en être les premiers défenseurs ? Avec quelle sévérité Aureng Zeb n'a-t-il pas dénoncé, jugé, puni les fautes contre l' orthodoxie qu'il reprochait à ses frères ? Il les livre à la justice des Kazi avant de les abandonner à la justice de Dieu. Même implacable rigueur avec ses fils. La moindre complaisance envers les religions étrangères lui paraît plus que suspecte; c'est une dangereuse trahison, un véritable crime de lèse-majesté, un attentat contre la sûreté de l'État. " J'ai appris, écrit-il à l'un d'eux, par le rapport d'une personne désintéressé, que vous aviez observé la fête du Nowroz [ou Norouz; fête traditionnelle des peuples iraniens qui célèbrent le nouvel an du calendrier persan : premier jour du printemps. La fête est célébrée par certaines communautés le 2I mars et par d'autres le jour de l'équinoxe vernal, dont la date varie entre le 20 et le 22 mars] à la manière des Persans de nos jours; pour l'amour de Dieu, gardez votre foi intacte ! Qui vous a fait adopter cette coutume hérétique ?... Selon la croyance des Hindous infidèles, cette fête est le jour où fut couronné le maudit Vikramagir et le commencement de l'ère hindoue. Donc, vous ne devez pas l'observer, ni réitérer pareille folie ! "
La tradition principale de Norouz est la mise en place des Haft Sîn : les sept " S ". Photo : Pejman Akbarzadeh / Persian Dutch Network.
Évidemment, un tel rigorisme ne pouvait pas aller sans intolérance et il n'est pas question de justifier ici ce que nous avons condamné ailleurs, ces persécutions inspirées par le fanatisme et qui ont entraîné la déségrégation de l'empire mogol. Cette politique a ses petitesses, de même que la foi la plus pure n'est pas toujours à l'abri de superstitions mesquines. C'est une petitesse, chez Aureng Zeb, que cette habitude, quand il nomme un Hindou, et particulièrement un mahratte, de retrancher de son nom le suffixe ji, qui marque le respect; pour lui, Sivaji, Santaji, — ces démons ! — sont simplement Siva et Santa. Petitesse encore d'exclure un fonctionnaire hindou de la place qu'il occupait pour le remplacer par un Mahométan. Mais peut-on lui donner tort quand il s'indigne en apprenant qu'un homme du Pendjab a profané le tombeau d'un saint musulman en s'y rendant en état d'ivresse et quand il exige un châtiment exemplaire ?
Ce qui donne à réfléchir sur l'hypocrisie si souvent reprochée à Aureng Zeb, c'est le soin qu'il a pris en maintes circonstances de distinguer les pratiques d'une vaine superstition des sentiments et des actes inspirés par un zèle sincère.
S'il a en horreur les simagrées des fakirs, il ne se montre pas plus indulgent pour celles des faux derviches; il n'est pas dupe des pieuses démonstrations sous lesquelles certains dissimulent leur cupidité. L'un d'eux est venu présenter à la cour une requête pour sa famille. L'empereur remarque : " Qu'a donc à faire ce derviche avec les désirs de ce monde ? Il devrait en être libéré et n'avoir rien à lui. " Un autre de ces faux ascètes, qui a sollicité une audience, lui a paru un homme prétentieux et non un saint homme, un vrai saint des anciens temps. Aussi juge-t-il peu utile de visiter et d'honorer ces charlatans qui ont laissé perdre la foi de leurs ancêtres et qui compromettent par leur exemple les intérêts de la vraie religion. Aussitôt après, pourtant, il se repent d'un jugement un peu rapide et se demande si son refus de recevoir le derviche n'est pas inspiré par un manque de charité. Il se frappe la poitrine, il est torturé de remords et il s'écrie, avec un étrange mélange de sentiments contradictoires : " Je dois supplier tous les hommes pieux de prier pour que je sois bon, heureux, et que j'échappe aux entraves de la passion. Le saint homme mentionné plus haut est un Saiyade [ou Sayed; descendants du noble prophète de l'islam. Ils sont répartis dans les deux principales écoles islamiques chiites et sunnites] vertueux et noble d'esprit, un vrai descendant de Mahomet. S'il prie sincèrement, ce sera bien. O, Dieu, faites que je vive moi-même comme un saint, faites que je meure saintement, et au jour du Jugement, faites-moi revivre parmi les Saints ! " Mais pas de remords, pas de pitié non plus pour un autre de ces pieux personnages qui a les apparences d'un religieux orthodoxe, mais qui est un ignorant illettré et, sans doute, un fourbe hypocrite : " Beaucoup de ses paroles et de ses actions, dont l'une était contraire à la doctrine de la charité, sont ennemies de la vrai foi "; aussi mérite-t-il d'être puni comme les hérétiques " qui inventent quelque chose et qui l'attribuent à la religion ".
Sous le règne d' Aureng Zeb, on compte un grand nombre de saints authentiques, dont l'histoire a retenu les noms : Muhammad Varis, Shikh Batyazeed, Shikh Burhan, Abdul Latil, Mir Arab, Mir Nasrudin Harvi, Saiyad Sa'ad Allah... Avec la plupart, l'empereur entretenait des relations étroites. Il visitait scrupuleusement les tombeaux des plus anciens. Il envoie ses fils accomplir les mêmes pèlerinages ou saluer en son nom certains derviches particulièrement renommés pour leur sainteté. Toutefois, il entend conserver à leur égard son indépendance, et surtout les tenir en dehors des affaires de l' État. Un historien, Khafi Khan, rapporte à ce sujet ce trait caractéristique : le saint homme Saiyad Sa'ad Allah, qui résidait à Surate avait écrit au Mogol en I693 en faveur de deux fonctionnaires de la ville; Aureng Zeb donna satisfaction à sa requête, mais il fit répondre à Saiyad de ne plus intervenir désormais dans les choses de ce monde; de plus, à partir de ce jour, il cessa de correspondre avec un homme dont il estimait hautement la sagesse et la vertu.
Plus que la vertu et la sagesse des saints, ce qui compte à ses yeux, c'est la Loi de Mahomet, même sous ses aspects les plus formels et dans ses pratiques le plus routinières. Il est toujours aisé d'imputer à la superstition le respect d'une vérité, d'un dogme, d'un pieux usage. Les exemples n'en manquent pas chez le Grand Mogol. Il surveille attentivement, dans son entourage, le respect des rites traditionnels. Il recommande à son petit-fils, pour écarter les maladies et les dangers, de continuer la prière matinale, " qui est acceptée de Dieu. Tous les érudits et savants s'accordent sur ce point que souffler sur l'eau en récitant Surati-i-Ikhalas et Surat-i-Shafa'a, et ensuite boire l'eau, est un grand et immédiat remède. " Dira-t-on que l'âme est nécessairement absente de telles pratiques ? Comment pénétrer avec une discrétion suffisante dans un pareil mystère ? Il faut nous contenter de noter les faits et de les laisser parler. En voici deux encore, l'un relatif à la prière, l'autre au pèlerinage de La Mecque, qui nous paraissent essentiels.
Ce pèlerinage, acte essentiel dans la vie de tout bon Musulman, Aureng Zeb, malgré son ardente piété, ne put jamais l'accomplir. Pendant toute sa vie, il ne cessa d'encourager les siens à visiter les lieux saints et de leur donner les moyens de s'y rendre. Ce qui fait la valeur de cette démarche, ce n'est pas la curiosité du voyage, mais la volonté de chercher Dieu; il l'a dit expressément, et l'un de ses historiens déclare qu'il s'est acquis autant de mérites en facilitant aux pèlerins cette lointaine expédition et en les y accompagnant par ses prière qu'en faisant lui-même le pèlerinage. De même, il attachait moins de prix au sens littéral d'un verset du Coran qu'au symbole profond dont il est l'expression. Avec une inquiétude passionnée, en récitant chaque jour la même prière, il ne cessait d'en méditer le sens : " O Dieu ! Créateur du ciel et de la terre, vous êtes le maître de notre vie présente, aussi bien que de notre vie future; faites que je meure en bon Musulman et que je sois digne de me joindre aux vertueux et aux âmes pieuses... L'homme qui meurt en Dieu avant d'arriver à Lui, rencontrera les Prophètes et les Saints. "
Enfin, dans une sincère humilité, cet orgueilleux, ce fanatique, était capable d'entendre la leçon d'une justice supérieure. Comme il avait voulu attribuer à un saint homme, Abdul Latif, le revenu de quelques villages pour contribuer à l'entretien de son monastère, le derviche lui répondit : " Si le roi m'accorde des villages, je lui aurai une obligation; mais je n'ai point d'obligation à Dieu quand il m'accorde ma nourriture. " Sans se montrer offensé, l'empereur réplique aussitôt : " Cela est vrai, mais je m'associe à la cause des mendiants et des hommes pieux, pour le bien et le bonheur de ce monde, pour mon propre bonheur; ce n'est point pour les assujettir à une obligation. " Puis, à la demande de l'ascète, qui lui conseille avant tout d'être agréable à Dieu, il note aussitôt, pour s'en inspirer, ces préceptes de la vraie charité qu'il a recueillis de sa bouche : " Ne percevez que la moitié du revenu que vous touchez annuellement de vos sujets, et ne prenez même pas la moitié de ce que vous doivent les paysans surchargés de labeur et sans secours. Accordez des pensions mensuelles aux moines qui mettent leur espoir en Dieu, ne mendient pas et vivent dans les déserts; soyez attentif à rendre la justice aux opprimés, afin que nul ne soit frustré de ses droits. Ne souffrez pas que les faibles soient opprimés par les tyrans. Alors, vous verrez s'accroître votre bonheur. "
Parvenus au terme de la route, nous voici bien loin des champs de bataille de Samugarh et d' Ajmir, des farouches citadelles d' Agra et de Golconde, des marais empoissonnés d' Assam ou d' Arrakan, et de ces prisons sans espérance où agonisent dans de lentes tortures les princes rebelles et les ennemis vaincus.
Deux images nous restent du Grand Mogol : celle d'un monarque absolu, offert à l'adoration de tout un peuple, assis sur le légendaire trône de paon, au milieu des richesses féériques de son palais, et promenant autour de lui le regard soupçonneux de ses yeux sombres; puis celles d'un vieillard vêtu du simple manteau de laine qu'on tissé ses mains ridées, d'un homme inquiet de son passé, anxieux de son avenir et qui cherche dans l'amitié des " saints " l'oubli et le pardon de ses fautes.
Laquelle de ces deux images est celle du véritable Aureng Zeb ?
https://augustinmassin.blogspot.com/2023/08/le-dernier-des-grands-mogols-vie_19.html
Banalités, dira-t-on, monnaie courante de la sagesse conformiste. Mais il est frappant, — et beaucoup d'historiens en ont fait la remarque, — qu' Aureng Zeb se soit plaint sans cesse de la difficulté qu'il éprouvait lui-même à trouver des ministres ou des généraux loyaux, honnêtes et capables. Au lieu d' attribuer cette constante préoccupation à sa nature méfiante ne serait-il pas plus équitable d' y voir le souci de discerner le vrai mérite ? Terminons par ce trait de véritable humanité : l'empereur insiste maintes fois auprès des gouverneurs de provinces ou des chefs de districts pour qu'ils exigent de leurs subordonnés, répartis sur les différents points du territoire qu'ils commandent, viennent régulièrement leur rendre un compte exact de leur administration. Mais il est des cas où il faut savoir comprendre les choses et se montrer indulgent : " L'officier de police de Dohud, qui est vieux et malade, n'a pu venir en votre présence, en raison de ses infirmités physiques. Il ne doit pas être renvoyé de son poste et doit être maintenu jusqu'à la fin. "
Qu'il s'agisse des biens ou des affaires de ce monde, d'argent ou de droit, de finances ou de justice, nous avons toujours vu le Grand Mogol invoquer la loi religieuse pour justifier la loi humaine. Toute sa politique se résume dans ce mot : " Celui qui manque à son devoir néglige Dieu comme il se néglige lui-même. " Que penser de ce dernier aspect de son caractère, de beaucoup le plus important et le plus connu ? L' ascétique assassin de notre poète n'était-il qu'un fourbe hypocrite ? A-t-il joué la comédie d'une dévotion profonde pour tromper le autres et leur imposer plus facilement son autorité ? Tous ceux, — et ils sont nombreux, — qui l'ont accusé d'hypocrisie, pensent que ce grand réaliste était au fond de lui-même persuadé du néant de toutes choses, mais trop avisé pour ne pas comprendre en même temps la nécessité de cacher au vulgaire son scepticisme désenchanté. Ses actes d'honnêteté ou d'humanité auraient été à ses yeux une faiblesse, sinon une absurdité. Mais est-il possible d' étouffer complètement en soi la conscience ? On triche aisément avec l'or, avec la loi. On ne triche pas avec Dieu.
Bien des fois, au cours de cette histoire, nous avons surpris Aureng Zeb dans les manifestations extérieures d'une piété ardente, en posture de dévot ou d' ascète. Nous l'avons vu prier à la mosquée, dans son palais et dans son camp, parmi ses armes ou ses chevaux, et jusqu'en pleine bataille. Nous l'avons accompagné dans sa retraite mystique, quant il se retranchait volontairement de la vie, comme s'il était las du pouvoir ou accablé sous le poids de ses péchés. Et nous avons noté enfin ses scrupules de conscience lorsqu'il cherchait à justifier par les commandements de Dieu ce qui, aux yeux de son peuple, paraissait une insoutenable iniquité ou une cruauté monstrueuse.
Ce qui est hors de doute c'est l'importance primordiale que le Grand Mogol accordait en toutes choses à la religion. Dans ses rapports avec les derviches, ce qu'il demande essentiellement à ces saints personnages, dont les mérites sont tout-puissants devant Allah, c'est de prier pour la sécurité et le triomphe de la vraie foi. N'était-elle pas sans cesse menacée, non seulement par la masse des infidèles qui entouraient l'empire musulman et en compromettaient l'équilibre, mais par la tiédeur ou le scepticisme de ceux qui auraient dû en être les premiers défenseurs ? Avec quelle sévérité Aureng Zeb n'a-t-il pas dénoncé, jugé, puni les fautes contre l' orthodoxie qu'il reprochait à ses frères ? Il les livre à la justice des Kazi avant de les abandonner à la justice de Dieu. Même implacable rigueur avec ses fils. La moindre complaisance envers les religions étrangères lui paraît plus que suspecte; c'est une dangereuse trahison, un véritable crime de lèse-majesté, un attentat contre la sûreté de l'État. " J'ai appris, écrit-il à l'un d'eux, par le rapport d'une personne désintéressé, que vous aviez observé la fête du Nowroz [ou Norouz; fête traditionnelle des peuples iraniens qui célèbrent le nouvel an du calendrier persan : premier jour du printemps. La fête est célébrée par certaines communautés le 2I mars et par d'autres le jour de l'équinoxe vernal, dont la date varie entre le 20 et le 22 mars] à la manière des Persans de nos jours; pour l'amour de Dieu, gardez votre foi intacte ! Qui vous a fait adopter cette coutume hérétique ?... Selon la croyance des Hindous infidèles, cette fête est le jour où fut couronné le maudit Vikramagir et le commencement de l'ère hindoue. Donc, vous ne devez pas l'observer, ni réitérer pareille folie ! "
La tradition principale de Norouz est la mise en place des Haft Sîn : les sept " S ". Photo : Pejman Akbarzadeh / Persian Dutch Network.
Évidemment, un tel rigorisme ne pouvait pas aller sans intolérance et il n'est pas question de justifier ici ce que nous avons condamné ailleurs, ces persécutions inspirées par le fanatisme et qui ont entraîné la déségrégation de l'empire mogol. Cette politique a ses petitesses, de même que la foi la plus pure n'est pas toujours à l'abri de superstitions mesquines. C'est une petitesse, chez Aureng Zeb, que cette habitude, quand il nomme un Hindou, et particulièrement un mahratte, de retrancher de son nom le suffixe ji, qui marque le respect; pour lui, Sivaji, Santaji, — ces démons ! — sont simplement Siva et Santa. Petitesse encore d'exclure un fonctionnaire hindou de la place qu'il occupait pour le remplacer par un Mahométan. Mais peut-on lui donner tort quand il s'indigne en apprenant qu'un homme du Pendjab a profané le tombeau d'un saint musulman en s'y rendant en état d'ivresse et quand il exige un châtiment exemplaire ?
Ce qui donne à réfléchir sur l'hypocrisie si souvent reprochée à Aureng Zeb, c'est le soin qu'il a pris en maintes circonstances de distinguer les pratiques d'une vaine superstition des sentiments et des actes inspirés par un zèle sincère.
S'il a en horreur les simagrées des fakirs, il ne se montre pas plus indulgent pour celles des faux derviches; il n'est pas dupe des pieuses démonstrations sous lesquelles certains dissimulent leur cupidité. L'un d'eux est venu présenter à la cour une requête pour sa famille. L'empereur remarque : " Qu'a donc à faire ce derviche avec les désirs de ce monde ? Il devrait en être libéré et n'avoir rien à lui. " Un autre de ces faux ascètes, qui a sollicité une audience, lui a paru un homme prétentieux et non un saint homme, un vrai saint des anciens temps. Aussi juge-t-il peu utile de visiter et d'honorer ces charlatans qui ont laissé perdre la foi de leurs ancêtres et qui compromettent par leur exemple les intérêts de la vraie religion. Aussitôt après, pourtant, il se repent d'un jugement un peu rapide et se demande si son refus de recevoir le derviche n'est pas inspiré par un manque de charité. Il se frappe la poitrine, il est torturé de remords et il s'écrie, avec un étrange mélange de sentiments contradictoires : " Je dois supplier tous les hommes pieux de prier pour que je sois bon, heureux, et que j'échappe aux entraves de la passion. Le saint homme mentionné plus haut est un Saiyade [ou Sayed; descendants du noble prophète de l'islam. Ils sont répartis dans les deux principales écoles islamiques chiites et sunnites] vertueux et noble d'esprit, un vrai descendant de Mahomet. S'il prie sincèrement, ce sera bien. O, Dieu, faites que je vive moi-même comme un saint, faites que je meure saintement, et au jour du Jugement, faites-moi revivre parmi les Saints ! " Mais pas de remords, pas de pitié non plus pour un autre de ces pieux personnages qui a les apparences d'un religieux orthodoxe, mais qui est un ignorant illettré et, sans doute, un fourbe hypocrite : " Beaucoup de ses paroles et de ses actions, dont l'une était contraire à la doctrine de la charité, sont ennemies de la vrai foi "; aussi mérite-t-il d'être puni comme les hérétiques " qui inventent quelque chose et qui l'attribuent à la religion ".
Sous le règne d' Aureng Zeb, on compte un grand nombre de saints authentiques, dont l'histoire a retenu les noms : Muhammad Varis, Shikh Batyazeed, Shikh Burhan, Abdul Latil, Mir Arab, Mir Nasrudin Harvi, Saiyad Sa'ad Allah... Avec la plupart, l'empereur entretenait des relations étroites. Il visitait scrupuleusement les tombeaux des plus anciens. Il envoie ses fils accomplir les mêmes pèlerinages ou saluer en son nom certains derviches particulièrement renommés pour leur sainteté. Toutefois, il entend conserver à leur égard son indépendance, et surtout les tenir en dehors des affaires de l' État. Un historien, Khafi Khan, rapporte à ce sujet ce trait caractéristique : le saint homme Saiyad Sa'ad Allah, qui résidait à Surate avait écrit au Mogol en I693 en faveur de deux fonctionnaires de la ville; Aureng Zeb donna satisfaction à sa requête, mais il fit répondre à Saiyad de ne plus intervenir désormais dans les choses de ce monde; de plus, à partir de ce jour, il cessa de correspondre avec un homme dont il estimait hautement la sagesse et la vertu.
Plus que la vertu et la sagesse des saints, ce qui compte à ses yeux, c'est la Loi de Mahomet, même sous ses aspects les plus formels et dans ses pratiques le plus routinières. Il est toujours aisé d'imputer à la superstition le respect d'une vérité, d'un dogme, d'un pieux usage. Les exemples n'en manquent pas chez le Grand Mogol. Il surveille attentivement, dans son entourage, le respect des rites traditionnels. Il recommande à son petit-fils, pour écarter les maladies et les dangers, de continuer la prière matinale, " qui est acceptée de Dieu. Tous les érudits et savants s'accordent sur ce point que souffler sur l'eau en récitant Surati-i-Ikhalas et Surat-i-Shafa'a, et ensuite boire l'eau, est un grand et immédiat remède. " Dira-t-on que l'âme est nécessairement absente de telles pratiques ? Comment pénétrer avec une discrétion suffisante dans un pareil mystère ? Il faut nous contenter de noter les faits et de les laisser parler. En voici deux encore, l'un relatif à la prière, l'autre au pèlerinage de La Mecque, qui nous paraissent essentiels.
Ce pèlerinage, acte essentiel dans la vie de tout bon Musulman, Aureng Zeb, malgré son ardente piété, ne put jamais l'accomplir. Pendant toute sa vie, il ne cessa d'encourager les siens à visiter les lieux saints et de leur donner les moyens de s'y rendre. Ce qui fait la valeur de cette démarche, ce n'est pas la curiosité du voyage, mais la volonté de chercher Dieu; il l'a dit expressément, et l'un de ses historiens déclare qu'il s'est acquis autant de mérites en facilitant aux pèlerins cette lointaine expédition et en les y accompagnant par ses prière qu'en faisant lui-même le pèlerinage. De même, il attachait moins de prix au sens littéral d'un verset du Coran qu'au symbole profond dont il est l'expression. Avec une inquiétude passionnée, en récitant chaque jour la même prière, il ne cessait d'en méditer le sens : " O Dieu ! Créateur du ciel et de la terre, vous êtes le maître de notre vie présente, aussi bien que de notre vie future; faites que je meure en bon Musulman et que je sois digne de me joindre aux vertueux et aux âmes pieuses... L'homme qui meurt en Dieu avant d'arriver à Lui, rencontrera les Prophètes et les Saints. "
Parvenus au terme de la route, nous voici bien loin des champs de bataille de Samugarh et d' Ajmir, des farouches citadelles d' Agra et de Golconde, des marais empoissonnés d' Assam ou d' Arrakan, et de ces prisons sans espérance où agonisent dans de lentes tortures les princes rebelles et les ennemis vaincus.
Deux images nous restent du Grand Mogol : celle d'un monarque absolu, offert à l'adoration de tout un peuple, assis sur le légendaire trône de paon, au milieu des richesses féériques de son palais, et promenant autour de lui le regard soupçonneux de ses yeux sombres; puis celles d'un vieillard vêtu du simple manteau de laine qu'on tissé ses mains ridées, d'un homme inquiet de son passé, anxieux de son avenir et qui cherche dans l'amitié des " saints " l'oubli et le pardon de ses fautes.
Laquelle de ces deux images est celle du véritable Aureng Zeb ?
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Nous ne pouvons prétendre donner ici une bibliographie complète d'un si vaste sujet. Nous nous contenterons d'indiquer les sources principales auxquelles nous avons puisé; ces documents sont de nature et de valeur fort inégales. Parmi eux, il convient de distinguer :
I° Les témoignages des voyageurs européens au XVIIe siècle :
J. THÉVENOT. — Voyages en Europe, en Asie, en Afrique : I664-I684. Cf. tome III.
BERNIER. — Histoire de la dernière révolution des États du Grand Mogol : I670. — Il existe une excellente traduction de cet ouvrage en anglais par Constable et Smith, 2è édition, I9I6, qui comporte une introduction historique et des notes critiques.
J.-B. TAVERNIER. — Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes : I676-I679.
François MARTIN, fondateur de Pondichéry. — Mémoires : I665-I694, publiés par A. Martineau : I9I2.
MANUCCI. — Mémoires, dans l' Histoire générale de l' Empire du Mogol du P. Catrou : I705.
Gemelli CARRERI. — Voyages autour du monde : I7I9.
Sur ces différents ouvrages, cf.- Z. BAMBOAT : Les voyageurs français aux Indes aux XVIIe et XVIIIe siècles : I933.
2° Les chroniqueurs et les historiens de l' Inde contemporains d' Aureng Zeb :
Mohammed KAZIM. — Alamguîrnâma, sur les dix premières années du règne.
Khafi KHAN. — Histoire complète de la maison Timour, dont H.-M ELLIOT donne de nombreux extraits, accompagnés de notes critiques, dans son History of India as told by its own historians, I867-I877, tome VII.
Hamidoud-DIN. — Anecdotes sur Aureng Zeb, publiées par Sarkar : I9I7.
La traduction des Anecdotes est précédée d'une courte notice biographique et accompagnée de notes critique.
3° Les correspondances :
Parmi plusieurs recueils de Lettres d' Aureng Zeb, le plus intéressant est Ruka'al'Alamgiri, or Letters of Aureng Zeb, traduction anglaise sur l'original persan par Jamshid H. Bilimoria, avec de notes historique : I908.
4° Les historiens modernes :
Th. PAVIE. — Tarith-i-Assam, Expédition de l' Assam sous Aureng Zeb, traduit de l'indoustani : I845.
Quelques observations sur les Gouzerati et les Mahratti : Extrait du Journal Asiatique I84I.
H.-M ELLIOT. — History of India as told by its own historians, révisé et continué par J. Dowson, I867-I877, tome VII.
William IRVINE. — The emperor Aurengzeb Alamguir : I9II.
SARKAR. — History of Aureng Zeb : I9I2. L'ouvrage est accompagné d'une Chronologie détaillée du règne.
L. BOUVAT. — L'empire Mogol, deuxième phase, dans l' Histoire du monde, publiée sous la direction de E. Cavaignac, tomme VIII : I927.
The Cambridge History of India, Vol. IV : The Mughul Period : I937.
5° Les voyageurs modernes :
L. ROUSSELET. — L'Inde des Rajahs. Voyage dans l' Inde centrale : I875.
P. LOTI. — L'Inde sans les Anglais.
BRIEUX. — Voyage aux Indes.
Charles MULLER. — Cinq mois aux Indes. De Bombay à Colombo : I924.
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 302-3I2.
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