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Dans cet esprit " remuant et audacieux, qui semble être né pour changer le monde ", tous les contraires sont réunis : l'orgueil et l' humilité; les plus odieux calculs de la fourberie et les plus imprévus élans d'une évidente sincérité; la froide cruauté et les scrupules d'une humanité inquiétante; l' hypocrisie raffinée et la foi sans détours devant Dieu; l'ambition et la simplicité, l'avidité et le mépris des richesses; des folles et furieuses entreprises jointes aux lentes démarches d'un profond politique. Comment démêler la véritable nature d'un homme, au milieu de tant de passions contradictoires ? Comment le saisir, tel qu'il aurait voulu se voir lui-même, tel qu'il s'est cherché désespérément à l'heure de la mort, en présence de l'ange funèbre envoyé par Allah ?
Pour éprouver une âme qui se dérobe et résiste à l'examen il existe trois pierres de touche qui, en général, ne trompent guère : la fortune, la justice et la foi. Comment Aureng Zeb a-t-il réagi devant la tentation des richesses, les appels de sa conscience et les commandements de son Dieu ?
Des Grands Mogols, l'histoire a surtout retenu leurs fabuleux trésors; leur nom seul évoque les splendeurs d'un palais scintillant de joyaux et les cachettes profondes, où ruisselle tout l'or du monde pour n'en plus jamais ressortir. Au centre de ce décor féérique, rayonne de tout son éclat le merveilleux trône du paon, chef-d'œuvre d'un artiste français, Augustin Hiriart, de Bordeaux; ["... Les rapports entre l’Inde et la France sont séculaires. Le premier contact entre les deux pays, passé l’ère portugaise et l’arrivée de Vasco de Gama, est profondément ancré dans les récits de nombre de Français intrépides qui bravèrent les mers en quête de cet Orient légendaire. Un courant de pensée considère Pierre Malherbe, un breton originaire de Vitré, comme l’un des premiers explorateurs français du sous-continent. Il commença son voyage en I58I par l’Espagne et le Mexique, avant de rejoindre l’Inde portugaise. Par la suite, Augustin Hiriart, joaillier originaire de Bordeaux, vint à la cour de l’empereur moghol, Jehangir. [le grand-père d' Aureng Zeb; règne : I605-I627] Une documentation riche témoigne de leurs fréquentations. A. Hiriart était à la fois joaillier et ingénieur de l’armée. Il est surtout connu pour avoir réalisé le célèbre trône de Jehangir, en forme de paon.[Le trône original a été pris comme trophée de guerre en I739 par le Roi persan Nader Shah, et, depuis, a été perdu...] Ses initiatives en matière d’utilisation novatrice de la technologie militaire de l’époque l’ont rendu cher à l’empereur, et nombre de ses machines de guerre ont contribué à la « modernisation » des capacités militaires indiennes., ... "; sur le Web] les jours de grande parade, sur le souverain impassible l'oiseau de feu, composé des mille facettes d'une mosaïque faite de diamants, de rubis, de saphirs et de topazes, semble déployer sa queue comme un splendide chasse-mouches.
Un autre trait pittoresque, qui a frappé tous les voyageurs européens à la cour de Delhi, symbolise à lui seul ce luxe féérique : la scène de la pesée. Chaque année, a raconté Tavernier, l'empereur se fait peser en présence de la cour, et l'on met son poids d'or sur le plateau qui lui fait équilibre. Mais la plupart des écrivains qui ont recueilli après lui cette anecdote, parfois en y ajoutant des détails moins dignes de l' histoire que la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme,[comédie en 5 actes entrecoupés de ballets; la " marche pour cérémonie des Turcs " a pour auteur Molière et pour compositeur Jean-Baptiste Lully; elle intervient à la fin du 4e acte; première représentation, devant le roi, avec Molière en M. Jourdain et Jean-Baptiste Lully en Grand Muphti, le I4 octobre I670 au château de Chambord, par la troupe de Molière, sur une chorégraphie de Pierre Beauchamp, avec des décors de Carlo Vigarani et des costumes du chevalier d’ Arvieux; "... Après Chambord, la Comédie-ballet est représentée en public, à Paris, pour la première fois, au théâtre du Palais-Royal, le 23 novembre I670 par la Troupe du Roi. La pièce résulte d'une commande du roi lui-même qui souhaitait un " ballet turc ridicule ". Pour la savoureuse anecdote, la visite à la Cour de l'envoyé de la Porte en novembre I669 avait laissé un souvenir cocasse. Croyant avoir affaire à l'ambassadeur du Grand Turc en personne, Louis XIV s'était présenté dans le plus grand faste possible pour impressionner son hôte : son brocart d'or était tellement couvert de diamants " qu'il semblait environné de lumière "; son chapeau était orné d'un " bouquet de plumes magnifiques ". Les gentilshommes étaient à l'image du monarque de Droit divin, groupés dans la salle d'audience, où un trône d'argent avait été dressé sur une estrade. C'est alors que le chevalier d' Arvieux, interprète pour cette occasion auprès du Roi Soleil, apprend en relisant la lettre du Grand Seigneur, que le mot " Elchi ", qui veut dire " ambassadeur ", ne s'y trouvait pas et que Soliman Aga n'était pas du tout ambassadeur mais un émissaire sans lettre de Crédit. Tout le luxe déployé à cette occasion se trouva alors totalement injustifié! Afin d'échapper au ridicule qui le guettait, Louis XIV eut l'idée de commander à Lully " un ballet turc ridicule " transférant ainsi les moqueries sur les turcs., ... "; sur le Web] en ont dénaturé le sens. Écoutons l'empereur expliquer gravement à son petit-fils la vraie signification de cette étrange coutume : " Bien que l'usage de faire l'équivalence du poids d'une personne en or, argent, cuivre, blé, huile et autres choses de valeur, ne se pratique pas dans le pays de nos ancêtres et des Mahométans de l'Inde, bien des pauvres gens et nécessiteux en retirent un grand bienfait. Nous devons donc aussi l'observer. Sa majesté Chah Jahan avait l'habitude de peser deux fois par an son corps auguste et de distribuer l'or et l'argent correspondant à son propre poids parmi les indigents. "
Puis Aureng Zeb conseille à son petit-fils de se faire peser quatorze fois par an pour répandre ses aumônes parmi les misérables, sûr d'éloigner ainsi de lui les calamités physiques et morales.
Une cérémonie où la plupart des témoins n'ont vu que la manifestation publique d'une orgueilleuse richesse, était donc en réalité un rite religieux et un acte de bienfaisance. Notons bien que les Mogols, et Aureng Zeb lui-même, malgré sa répugnance fanatique pour tout ce qui n'était pas musulman, ont empruntés aux rajas hindous cette " pesée de la charité ", tola dana. Dans une autre lettre à son fils Muazzam, l’empereur lui reproche avec indignation d'avoir observé des fêtes persanes ou hindoues. Mais quand il s'agit d'une pratique d'une vraie piété, il n'hésite pas à faire taire ses scrupules; peu importe que Sivaji, ce démon, pratique aussi cet usage : Aureng Zeb lui-même se fera solennellement peser au jour anniversaire de sa naissance et ses trésoriers distribueront aux pauvres l'or et l'argent du plateau. Il n'a cessé de prêcher la charité aux siens et d'en donner l'exemple : " Les seules choses que nous aurons laissés derrière nous, en souvenir de nous et pouvant nous être utiles, ce sont nos bonnes et charitables actions. Vous devez savoir qu'il vous faut quitter ce monde et par conséquent vous acquérir des mérites de vos aumônes. " Celles de l'empereur, — nous l'apprenons par une chronique de son règne, — se montaient à I50.000 roupies par an. Il envoyait régulièrement à La Mecque une somme d'argent considérable; mais il en surveillait avec soin l'emploi; il n'était pas dupe des flatteries intéressées que lui prodiguaient le chérif de la ville sainte, pour lui soutirer chaque année un don plus important; aussi donne-t-il des instructions aux marchands de Surate chargés de faire passer ses roupies en Arabie, pour qu'elles soient réellement distribuées aux pauvres et non gaspillées par le Sharil-i-Mecca. Et avec une délicatesse singulière, il ajoute à ses recommandations cette réserve : " Cependant, en matière de religion, la charité pratiquée par le souverain doit être ignorée du public. Mon désir est de plaire aux âmes saintes des prophètes. " Pour leur plaire aussi, il jugeait qu'il n'y avait pas de dépense plus urgente, ni d'argent mieux employé que l'entretien des sanctuaires. Sur ce point, jamais il ne lésinait. Apprenant que, dans la mosquée de son palais, les tapis sont usés et le mobilier détérioré, il réprimande sévèrement l'intendant chargé de cette surveillance et exige que le mal soit réparé sans retard.
Comment accorder avec ces détails l' insatiable avidité et les traits d'économie sordide qu'on rencontre aussi dans la vie de l'empereur ? L'usage qu'il faisait de ses biens terrestres et le souci de ne les employer que selon la volonté de Dieu justifient-ils les confiscations et les rapines que ses ministres et fonctionnaires pratiquaient par son ordre ? Un jour, il prend la peine d'écrire à l'un de ses fils, — un billet de trois lignes, fort sec, — pour lui reprocher un désintéressement intempestif : " Le refus des présents que les nobles vous apportent est une perte pour le trésor royal. Bien que je vous pardonne pour cette fois par bonté, ne recommencez pas à l'avenir. " Un autre jour, il n'accepte, à la requête d'un de ses parents, de maintenir un fonctionnaire dans un poste avantageux, qu'à condition que celui-ci augmente chaque année les revenus de son district; mais cela était-il possible sans exercer aucune pression sur les habitants, ni ruiner les campagnes, comme il l'exige d'autre part ? Fort scrupuleusement, l'empereur envoie ses condoléances pour la mort d'un noble de haute qualité, très estimé de Chah Jahan; mais il n'oublie pas cette recommandation essentielle au ministre qui lui a fait part de la nouvelle : " Vous devez confisquer les biens du défunt avec le plus grand soin, de manière que non seulement il ne reste pas la moindre pièce de monnaie, mais pas même un brin de paille. " Et voici le motif à l'appui : " Les biens d' Ameer Khan appartiennent à ses sujets. Quand le roi traite, à tort ou à raison, un personnage avec plus de faveur que n'en exige le Coran,les droits des vrais Croyants se trouvent frustrés. " Soit. Mais il ne fallait pas ajouter cet aveu qui gâte tout : " Pendant sa vie, je lui ai toléré ce crime, — est-ce la jouissance de ses biens ? — afin de gagner son cœur. Mais maintenant, pourquoi ne prendrais-je pas possession de sa fortune ? " Certain autre seigneur de marque " riche et extravagant ", a dilapidé l'argent équivalent à l'amende qui lui avait été infligée. Qu'à cela ne tienne ! On remboursera le trésor de son dû en prélevant la somme sur les revenus de ses domaines. Il est grand temps que nous trouvions une justification plus acceptable de ces abusives confiscations : " Écrivez à l'administration de confisquer soigneusement, et honnêtement, les biens du Khan. Car le trésor royal appartient à tous. Le roi est le trésorier de son peuple et les officiers sont nommés par le roi. Seuls les nécessiteux et les faibles peuvent revendiquer une part de ces biens. "
Le souci d'une stricte économie n'a pas d'autre cause. Aureng Zeb est choqué lorsqu'un de ses officiers l'a reçu avec le déploiement d'un luxe, dont l'origine lui paraît suspecte et dont l'insolence est une insulte à la dignité royale. D'où vient l'argent pour payer tant de chevaux et d'éléphants caparaçonnés de soie et de pierres précieuses ? Il se fâche quand son fils, couvert de dettes, prétend soutenir un train au-dessus de son rang et de sa fortune. Plutôt que de lui accorder le gouvernement d'une riche province dont le revenu le tirerait d'affaire, il fera saisir ses bijoux et ses meubles...
Pourquoi faut-il que les nécessités de la politique et de la guerre fassent perdre au Grand Mogol le sentiment d'une équitable mesure ? L'expédition du Dekkan a englouti des sommes énormes. En I702, le trésor public se trouve lui-même endetté. Mais de fabuleux trésors gisent encore sous cette terre à demi conquise. Alors, la raison d' État intervient : il faut s'emparer par la force d'un bien que les Infidèles ont injustement usurpé. À eux seuls, les revenus du Carnatic, estimés à huit millions de roupies, paieront les frais de guerre.
C'est surtout dans la politique financière d' Aureng Zeb, dans ses rapports avec les fonctionnaires chargés de percevoir les impôts et les tributs ou de régler le budget de l' État, qu'apparaît la valeur réelle de l'argent pour cet esprit si complexe. Les bakhashi, [ou bakshi; dérivé du mot persan signifiant " payeur "] agents payeurs des troupes, les amaldar,[ou amildar] ordonnateurs de toutes les dépenses publiques, sont l'objet de sa constante attention. De loin comme de près, il les surveille et les rappelle à l'ordre avec sévérité. Rien n'échappe à sa vigilance. Il a dans tous les districts des " observateurs " qui lui rendent compte de tout. Dans une province, il a appris que les droits de péage s'élevaient annuellement à seize mille roupies. Mais le trésorier n'envoie au trésor royal que mille ou deux milles roupies ! Il prescrit une enquête rigoureuse et si la culpabilité du trésorier est établie, il saura ce qui lui reste à faire. Car " la moitié du produit de la terre revient au propriétaire et l'autre moitié est la propriété du roi ". Passent encore que les fonctionnaires prélèvent 5% sur les revenus ! Mais si le roi s'approprie le bien du peuple et l'utilise à ses dépenses personnelles, c'est illégal. Et aux yeux du peuple, c'est le roi qui porterait la faute des concussions [substantif féminin, sf. Lat. : malversation dans le maniement des finances publiques] commises par des serviteurs. Ce scrupule d' Aureng Zeb, inspiré par les commandements de sa religion, lui dicta une des clauses les plus curieuses de son testament : il voulut que les frais de ses funérailles fussent amortis par le produit de la vente des manteaux qu'il avait tissé de ses mains.
Ce sont aussi les maximes du Coran qu'il rappelle à l'un de ses fils, coupable d'avoir laissé au trésorier, dans son gouvernement, un pouvoir absolu dont celui-ci abuse sans scrupule : " Pourquoi accorder à cet homme tant de confiance que nul n'a la possibilité de s'élever contre sa manière d'agir et que vous-même ne vous inquiétez pas des affaires les plus importants ? " Il l'avertit qu'au tribunal de Dieu il sera responsable des injustices commises par son subordonné, même si sa bonne foi a été surprise par de faux rapports : " La malhonnêteté ne consiste pas seulement à prendre, à arracher le bien d' autrui, mais à présenter ce qui est vrai comme faux, et ce qui est faux comme vrai. "
Presque partout nous apparaît, chez le Grand Mogol, la préoccupation de justifier sa recherche de l'argent par les intérêts de son peuple ou de l' État, et de fonder sur des règles équitables sa politique financière. Il a été souvent poussé par le besoin de l'or, mais il n'en a pas eu l'amour et il ne s'en considérait que comme dépositaire. Jusque dans cet aspect le plus réaliste de son gouvernement, il garde au moins les apparences d'une scrupuleuse justice.
Et pourtant, comment pouvons-nous parler de justice, après le récit de toutes les violences, de toutes les cruautés, de toutes les exécutions sommaires qui ensanglantent son histoire, surtout dans la première partie de sa vie ? Or, même les historiens du temps qui nous ont rapporté ces criminels excès et qui ne montrent aucune faiblesse particulière pour le Grand Mogol, citent plus d'un trait d'humanité dans ses rapports avec son peuple et reconnaissent qu' Aureng Zeb avait une notion exacte de la Loi, un souci presque constant non seulement d'en respecter les formes, mais de la faire appliquer dans son esprit.
Manucci, dans son Gouvernement et Police du Mogol, a noté qu'aucun tribunal, si puissant soit-il, n'avait le droit de prononcer de sentence de mort, sans en avoir référé à l'empereur : " Il faut que le souverain ait agréé lui-même trois fois, à trois jours différents, l'arrêt de condamnation avant qu'on l' exécute. " Précaution naturelle contre la possibilité d'une vengeance personnelle ou d'une erreur, mais aussi scrupule d'une conscience qui se sent responsable devant une justice supérieure. Cependant la tradition voulait que la procédure fût débarrassée des vaines formalités qui, dans d'autres pays, à la même époque, en ralentissaient le cours, quand elles ne l'entravaient pas. " Chacun expose son droit, ou le fait exposer par les omrahs; on entend les témoins et sur-le-champ on rend un jugement presque toujours aussi équitable que prompt. " La corruption des juges et la subordination des témoins étaient deux crimes punis de mort. En dehors des vice-rois et des gouverneurs investis, chacun dans sa province ou dans sa ville des fonctions judiciaires, deux tribunaux suprêmes, le Kotwal [ou Cotwal, ou Kotval; "... Les fonctions de Kotwal sont décrites dans le livre Ain-i-Akbari. Il était essentiellement un officier de police municipale, mais dans certains cas, il était responsable du maintien de l'ordre dans la ville, il jouissait de pouvoirs magistraux. Il veillait la nuit et patrouillait dans la ville. Il tient un registre des logements et fréquente les immeubles. Il regarde le poids et les mensurations et remarque les voleurs. Il dresse la liste de ceux qui n'ont pas de successeur, des morts et des disparus. Il devait veiller à ce que, selon le sati pratha, aucune femme ne soit brûlée contre son gré., ... "; sur le Web] et le Kazi,[ou qāżī "... Dans le sultanat de Delhi comme plus tard dans l’empire moghol, le souverain peut administrer directement la justice, et le fait souvent à la cour, de manière généralement expéditive ; mais il nomme aussi qāżī en chef, qāżī al-qużāt, un savant religieux,ʿālim, singulier de ʿulamā’, dont la fonction se confond parfois avec celle du ṣadr-i jahān, maître du monde, ou ṣadr-i ṣudūr, maître des maîtres, en charge des affaires religieuses. Ce qāżī en chef, qui rend la justice dans la capitale, recommande au sultan les juges destinés à exercer dans les diverses villes et casbahs placées sous la tutelle directe du pouvoir central, ainsi que les qāżī responsables de la justice au niveau de chaque province : qāżī-i ṣūba., ... "; sur le Web] ; le premier réprimandait particulièrement les délits d'ivresse, en surveillant les cabarets et les distillateurs d' arak,[ou arrack; boisson alcoolisée distillée principalement en Asie du Sud et du Sud-est, à partir de la fermentation de fruits, de riz, de canne à sucre, de sève de palmier ou de la sève du cocotier; l' arrack est incolore] pour en limiter le nombre; le second avait surtout des attributions religieuses, poursuivait les impies et les sacrilèges, punissait les divorcés et les attentats aux mœurs.
Ces détails étaient nécessaires pour donner leur véritable sens aux principes dont Aureng Zeb paraît s'être fait une loi, dans la dernière partie de sa vie, et qu'il a souvent rappelés aux princes de sa famille, comme à ses ministres.
Le prince A'azam Bahadur, avait pour mère nourricière Zahedeh Banu,, dont les petits-fils s'étaient révoltés contre lui. Par représailles, il laissait cette femme vieillir dans la plus noire misère. Son père lui adresse cette sévère et juste leçon : " Fils très haut, combien de temps la vieille dame Zahedeh Banu demeurera-t-elle dans une misérable condition ? Ses petits-fils ont été châtiés pour leurs crimes. Ses droits ne doivent pas être méprisés. Avez-vous oublié comment un jour que l'éléphant de Fateh Jang Khan vous attaqua, Mir Badu, le fils de Zahedeh, se montra aussi brave que Rustam, le héros légendaire de la Perse. Il calma la fureur de la bête. Mais il n'accepta pas la robe d'honneur que je lui offris, disant : " J'ai accompli mon devoir, comme un homme né dans votre maison; pourquoi recevrais-je une récompense pour cela ? " Pour l'amour de Dieu et de moi-même, déracinez le vieux sentiment de rancune de votre cœur. Secouez cette vieille dame qui n'a près d'elle personne de bienveillant qui lui témoigne de l'affection. Car il est écrit : " Montrez plus de bonté envers les vieux membres de votre famille parce que ceux que vous obligez ne se montreront jamais infidèles. "
Notons que nous n’avons pas là une anecdote édifiante, plus ou moins légendaire, mais un document authentique où se montre la conception scrupuleuse d' Aureng Zeb en matière de justice; tout y est : le salaire dû à chacun selon ses mérites ou ses fautes, — les coupables ont été punis, les services ne doivent pas être oubliés; — la solidarité des membres d'une même famille pour le bien, non pour le mal; le respect de la vieillesse; la loi divine en accord avec la loi humaine. C'est également à son fils A'azam que le Mogol rappelle cette maxime d'après le livre d'un sage : " La stabilité de l'édifice souverain dépend de la justice. "
Mais laisser impunis les désordres qui compromettent la sécurité de l' État est une faute aussi grave que les excès arbitraires de l' autorité. " Pourquoi demeurez-vous indifférent à la tyrannie des oppresseurs et négligez-vous le châtiment qui est dû ? " L'empereur énumère avec tristesse les violences, les attentats qui désolent chaque jour une riche province et s'indigne de la faiblesse du gouverneur qui la tolère. N'est-ce pas pis que de la faiblesse, puisque les victimes n'osent pas se plaindre à celui qui devrait les défendre ? " Hélas ! hélas ! s'écrie-t-il; le temps passe comme une épée, et les reproches des peuples de ce monde, ainsi que la crainte de Dieu puissant et glorieux, désertent les cœurs. " Le mal est que le gouverneur responsable confie ses pouvoirs à des subordonnés indignes.
Plus que personne, l'empereur lui-même doit se montrer prudent dans le choix de celui à qui il délègue le droit terrible d'apprécier la faute et de la punir. Quand un membre du redoutable tribunal des Kazi vient de mourir, Aureng Zeb rend hommage à l'intégrité, la loyauté de ce fidèle serviteur. Puis il s'enquiert des mérites de son successeur éventuel : possède-t-il à la fois " le savoir, le désintéressement et la bonté ? " C'est qu'il n'est pas de mission plus grave et plus noble que celle dont il veut l'investir, puisque " les créatures de Dieu, pouvant être emprisonnées ou condamnées à mort par décision du tribunal des Kazi, il faut que celui-ci soit assisté de la grâce divine pour distinguer le bien du mal. " ["... Ces derniers à leur tour recommandent au ṣadr ou au qāżī en chef les candidats au poste de qāżī au niveau des chefs-lieux des cantons, pargana, de la province I0. Le qāżī a censément en charge la justice civile et criminelle du territoire sur lequel s’étend son autorité, ainsi que la surveillance de l’administration des biens des mineurs, des absents, des défunts et des fondations pieuses : waqf. Il a le droit d’agir comme parent le plus proche pour ceux qui se trouvent sans parenté, de recevoir la profession de foi de ceux qui embrassent l’islam et, dans une certaine mesure, il s’occupe de veiller à l’ordre public et à la moralité. Comme le qāżī est juge unique, sa sentence est exécutoire. Le condamné peut, toutefois, faire appel en adressant une requête au souverain, qui préside le tribunal dit de « redressement des abus » : radd-i maẓālim. Le qāżī ne peut accepter de faveurs de ceux qui se trouvent sous sa juridiction ni s’adonner au commerce. Mais de tout temps et en tout pays, les plaintes contre des qāżī corrompus ont été monnaie courante, au point que les hommes honnêtes ont souvent manifesté leur répugnance à accepter une telle charge, — non seulement à cause du danger de corruption, — mais aussi en raison des immixtions abusives des princes étaient chargés de la police des mœurs.,... "; sur le Web] Surtout, jamais de hâte pour frapper et infliger une peine irréparable, même quand il s'agit d'une faute grave et d'un flagrant délit; le Mogol reproche à son fils d'avoir appliqué la loi du talion dans un cas où il semblerait avoir agi par vengeance personnelle plus que par un sentiment réfléchi de la justice.
Dans tout ceci, nulle considération d'intérêt personnel. Là-bas, à l'autre extrémité du monde, un moraliste avait laissé tomber de sa plume cette maxime désenchantée : " L'amour de la justice n'est pour la plupart des hommes que la crainte de souffrir l'injustice. " Chez Aureng Zeb, à cette même époque, il ne semble plus y avoir d'autre crainte que celle de Dieu. C'est elle, et nul autre sentiment, qui a dicté ces sages paroles : " Il est contraire à la religion d'emprisonner les plaignants. Défenseur et plaignant doivent rester libres. Le juge principal doit pouvoir se prononcer suivante l' éblouissante loi mahométane sans qu'aucune pression ait lieu de s'exercer en faveur de l'un ou de l'autre. Que Dieu soit loué ! notre cadi est honnête, bon et pieux; il ne considère pas tel ou tel; mais dans ses décisions, il n'a 'égard qu'aux faits établis. " Même quand le coupable le touche de près, même quand la faute paraît légère, l'empereur entend que justice soit faite : l'un des siens a fait tort à un officier placé sous ses ordres; le père prescrit fermement à son fils la réparation légitime : " Le prince est devenu orgueilleux; il a perdu la dignité royale. Que Dieu lui pardonne ! Il sera bon de sa part de présenter des excuses personnelles, d'aller à la maison de Nasrat Jang, de demander le pardon du Khan et de se reconnaître le subordonné de son père. " Il n'y a pas d'humiliation qui tienne devant le droit offensé.
Notons enfin que, chez l'empereur, ce souci de la justice ne se maintenait pas dans de vagues et lointaines généralités, mais descendait jusqu'au contrôle personnel des plus humbles détails de l'administration. Sa conception du droit dû à chacun, et que l'on doit observer non seulement pour le repos de sa conscience, mais pour préserver l'ordre indispensable au gouvernement d'un vaste empire, est d'un caractère essentiellement pratique. Citons encore quelques exemples typiques de cette politique réaliste.
Dans sa capitale, qu'il ne quittait guère dans les dernières années de son règne, Aureng Zeb restait en contact permanent avec tous les gouverneurs et tous les hauts fonctionnaires des provinces; en outre, il avait de tous côtés des " observateurs " qui le tenaient au courant des moindres faits et dont il ne craint pas d' invoquer le témoignage, quand il distribue le blâme et l'éloge, à chacun selon son dû. À l'un de ses gouverneurs qui s'étaient acquitté scrupuleusement de sa tâche et qui se croyait en droit de solliciter de l'avancement, l'empereur fait répondre qu'il n'a pas autant de provinces à distribuer qu'il y a de quémandeurs qualifiés. Toutefois, comme il sied que le vrai mérite soit récompensé et encouragé, il enverra au gouverneur la différence en argent entre le revenu de sa place actuelle et celui de la place qu'il ambitionnait. En revanche, un officier de police d' Ahmedabad a abusé de sa situation pour caser toute sa famille et ses amis dans les postes qui dépendent de lui; ces subordonnés malhonnêtes s'abattent comme une nuée de vautours sur les villages du district, dont ils se partagent les dépouilles. Le gouverneur, qui est un des fils de l'empereur, laisse faire, parce qu'il est mal informé par des rapporteurs infidèles. Mais à Delhi, Aureng Zeb reçoit les rapports de sa police personnelle; des ordres impératifs partent aussitôt pour Ahmedabad; il faut d'abord changer les " observateurs ", puis révoquer l'officier indigne et sa dangereuse clientèle. Le prince n'a-t-il pas agi avec la même coupable légèreté quand il a préposé à la surveillance d'un port important un marchand malhonnête ? Ici le père se permet de railler sans pitié le fils présomptueux : " Il apparaît que nonobstant votre parfaite sagesse, votre sagacité et votre profonde considération, vous avez désigné un voleur pour monter la garde. Il ne faut plus agir si follement à l'avenir. "
Le Mogol revient sans cesse sur cette nécessité absolue de s'entourer de collaborateurs à la fois qualifiés par leur compétence et recommandables par leur valeur morale : " L’honnêteté et le savoir jouent le plus grand rôle dans le maniement des affaires publiques, politiques et financières; les incapables et les égoïstes sont nombreux, tandis que les gens méritants et sincères sont rares. "
"... Le Qazi-e-Sarkar présidait le principal tribunal civil et pénal du district. Ce tribunal était habilité à juger les affaires civiles et pénales. L'appel du Qazi-e-Sarkar auprès de ce tribunal était le principal officier de justice du district. Daroga-e-Adalat, Mufti, Mir Adil, Muhtasib, Pandit et Vakil-e-Sharayat étaient nommés à ce tribunal qui comptait six officiers., ... "; sur le Web.
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 292-302.
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