QUAND LE MOT " LIBERTÉ " S' ÉCRIT AU PLURIEL

Raymond Aron, 1905-1983
14 mars 1905
  Naissance de Raymond Claude Ferdinand ARON, à Paris rue Notre-Dame-des-Champs. Dernier des trois garçons d'une famille originaire de Lorraine qui appartient à « la bourgeoisie moyenne du judaïsme français ».
1905-1924
  Enfance paisible et scolarité brillante au lycée Hoche de Versailles puis à la khâgne du lycée Condorcet de Paris où R. Aron prépare l’École normale supérieure.
1924-1928
  Reçu 14e à l'École normale. R. Aron se lie d'amitié avec Sartre, Nizan, Lagache, Canguilhem. « Socialiste vaguement, pacifiste passionnément ». Reçu premier à l'agrégation de philosophie.
1928-1930
  Service militaire au Fort de Saint-Cyr. Période de crise morale encore accrue par la ruine de son père en 1929. Assiste aux Décades de Pontigny qui rassemblent les intellectuels les plus brillants de l'époque.
1930-1933
  Années allemandes. Lecteur à l'Université de Cologne puis pensionnaire à l'Institut français de Berlin. Découverte à la fois des penseurs allemands et de la violence du nazisme. Adieu au pacifisme et aux idées d'Alain.
5 septembre 1933
  Épouse Suzanne Gauchon. Remplace Sartre pendant un an au lycée du Havre. Naissance de sa première fille en 1934.
1935
  Publication de son premier livre La Sociologie allemande contemporaine. Devient le secrétaire du Centre de Documentation sociale de l'École normale.
26 mars 1938
  Soutient avec succès sa thèse de philosophie : Introduction à la philosophie de l'histoire, publiée chez Gallimard. Thèse complémentaire : Essai sur la théorie de l'histoire dans l'Allemagne contemporaine. Rude discussion autour de sa conception de la philosophie relativiste de l'histoire.
Août 1939
  Mobilisé et affecté comme sergent à la station météorologique n°1 au nord de Mézières. Travaille sur Machiavel.
Juin 1940
  Pris dans la débâcle, se retrouve à Bordeaux où il embarque pour l'Angleterre, en accord avec sa femme.
1940-1944
  Années de Londres. Contribue activement au succès de la revue La France libre, « représentative de la France en exil ». Ses éditoriaux seront repris en recueils après la guerre.
Septembre 1944-1945
  Retour en France. Rupture avec l'Université. Participe à la création des Temps modernes de Sartre et devient directeur du Cabinet d'André Malraux, ministre de l'Information.
1946-1947
  Démission du gouvernement de De Gaulle en janvier 1946. Donne des cours à l'E.N.A. Entrée à Combat où il devient éditorialiste jusqu'en juin 1947, puis au Figaro où il restera pendant trente ans. Adhésion éphémère au R.P.F.
1948
  Échec de sa candidature à une chaire de philosophie à la Sorbonne. Rupture avec Sartre. Publication du Grand Schisme.
1950
  Année terrible : naissance d'une petite fille handicapée et mort de la deuxième née pendant la guerre emportée par une leucémie foudroyante.
1951
  Publication des Guerres en chaîne. Collabore à Preuves, dénonce les ravages de l'idéologie marxiste.
1955
  Publication de L'Opium des intellectuels. Mis au ban de l'intelligentsia française pour son analyse des mythes des intellectuels de gauche. Élection difficile à la chaire de sociologie de la Sorbonne.
1957-1967
  Années fécondes : Cours, conférences, articles et 14 livres de La Tragédie algérienne aux Étapes de la pensée sociologique en passant par Paix et guerre entre les nations. Rejoint l'École pratique des hautes études en 1960. Élection à l'Académie des sciences morales et politiques en 1963. Démission de la Sorbonne en décembre 1967.
1968-1977
  En 1968, retour à la politique avec la parution de De Gaulle, Israël et les Juifs et La Révolution introuvable qui dénonce le « terrorisme du pouvoir étudiant » et fait scandale. Élection à la chaire de sociologie du Collège de France en 1970. Travail intense en particulier sur Clausewitz, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, 1976, et sur les chances de survie de l'Europe occidentale : Plaidoyer pour l'Europe décadente, R. Laffont, 1977.
1977-1983
  Victime d'une embolie en avril 1977, se rétablit et démissionne du Figaro lorsque Robert Hersant décide d'y écrire des éditoriaux. Entre à L'Express. En 1981, publication d'un livre d'entretiens Le Spectateur engagé, faisant suite à une série d'émissions de télévision. Commence la rédaction de ses Mémoires dont la publication en septembre 1983 est un succès total.
17 octobre 1983
  Mort de Raymond Aron. Hommage unanime des intellectuels.

 

  Sur le Web

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Liberté et égalité, de Raymond Aron

José Dario Rodriguez, Master Sociologie, EHESS, Paris

   « Le texte que l’on va lire est celui du dernier cours de R. Aron au Collège de France, prononcé le 4 avril 1978. (…) Tel qu’il est, il donne une idée fidèle de la perspective politique de R. Aron au soir de sa carrière universitaire » : R. Aron, « Liberté et égalité », 2013 :  p. 27.

  Sans vouloir être exhaustif dans la description des évènements historiques de la fin des années 1970, il est pourtant nécessaire d’énoncer quelques faits politiques, idéologiques et sociaux de cette époque pour s’approcher de la manière dont Aron expose ses idées lors de cette dernière conférence au Collège de France. Avant d’énumérer quelques évènements, il faut commencer par dire que le contexte politique est marqué par la guerre froide. Du côté social, on constate l’existence de nombreux mouvements animés par des jeunes tout au long des années 1960-1970. Depuis 1968 ils contestaient, entre autres, l’inégalité des sociétés capitalistes marquées par un modèle économique injuste et l’oppression des pouvoirs publics représentés par les gouvernants et les institutions étatiques. Dans un tel panorama, bien sûr incomplet, on pourrait dire qu’au niveau idéologique, les notions d’égalité et de liberté venues de l’Est semblaient peut-être plus concrètes et moins injustes que celles d’Occident. Cela mettait en question non seulement les régimes politiques de l’époque, mais le système démocratique même, fondé précisément sur les idées de liberté et d’égalité depuis son origine historique dans la Modernité : 1.
   C’est dans ce contexte qu’ Aron s’interroge sur le devenir des démocraties libérales. L’auteur construit ses arguments à partir d’un dialogue avec la philosophie et d’un regard empirique sur les faits qui, à son avis, montraient la possibilité d’harmonisation entre les idéaux de liberté et d’égalité en Occident.

 

 


I. Introduction
  D’après Aron, il convient de parler « des libertés », au pluriel. C’est dans le concret qu’on constate l’existence de certaines libertés. « Nous jouissons tous de certaines libertés, et nous ne jouissons jamais de toutes les libertés » : p. 29. En ce sens, et par rapport aux définitions, aux explications et aux interprétations sur la liberté issues de la philosophie moderne comme celles de Hobbes [Thomas, 1588-1679] et de Montesquieu [Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, 1689-1755] à partir de la notion de l’Etat de Nature, 2, Aron dira simplement qu’il vaut mieux « ne pas se reporter à la situation des hommes dans l’âge paléolithique que nous connaissons mal, mais plutôt se référer à ce que nous connaissons à la fois dans les petites sociétés néolithiques et dans nos sociétés » : p. 31. « Poser ou déduire la liberté dans l’abstrait, 3, ne signifie pas grand-chose » : p. 32. C’est pourquoi il faut chercher le contenu des libertés dans un contexte concret et commencer par ce que « nous connaissons » : p. 31. On constate donc le caractère empirique de cette recherche aronienne. Empirique si l’on veut à partir de la philosophie moderne, ou peut-être empirique en termes classiques aristotéliciens [relatif à la philosophie d'Aristote [384-322 av. J.-C.] ; partisan de cette philosophie, Larousse] si l’on regarde dans le début du livre premier de la Métaphysique où ce philosophe montre l’origine de la connaissance humaine : « Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens » : 980a – Trad. Victor Cousin. Aron va précisément « essayer de voir le contenu de nos libertés, dans le panorama de nos pays "démocratiques, prospères et libéraux " » : p. 33.


2. Les libertés dans les démocraties libérales

  D’après cette remarque méthodologique, nous parlerons de trois types de liberté, reconnues et garanties par le pouvoir public, dans les sociétés démocratiques. Le premier type correspond aux libertés personnelles, divisées à leur tour en quatre catégories, à savoir : la sûreté ou la protection des individus, la liberté de circulation, la liberté de choix d’emploi ou de travail et la liberté religieuse. Cette dernière est extensive et équivalente aux libertés d’opinion, d’expression et de communication. Le deuxième type correspond aux libertés politiques : voter, protester, se rassembler. Le dernier type se compose des libertés sociales : liberté d’être soigné, de s’instruire et liberté des collectifs : syndicats.
  Ces libertés peuvent être considérées à la fois comme formelles ou matérielles : réelles. En ce qui concerne les libertés personnelles, Aron va dire qu’elles sont les libertés réelles par excellence, tant qu’elles correspondent à « notre manière normale de vivre » : p. 37. Pour les libertés sociales l’auteur considère qu’elles sont aussi des libertés réelles, mais en tant qu’elles sont des conditions à l’exercice de certaines libertés. Pour les libertés politiques, la classification devient un peu plus complexe surtout quand on pense, par exemple, au droit de vote. Ce droit a à la fois une valeur symbolique et une efficacité indirecte : dans le champ symbolique on est égal et libre au moment des élections, et dans celui de l’efficacité le fait qu’il y ait des élections prévient la violence qui peut se déclencher dans la lutte pour le pouvoir hors d’un système démocratique. Néanmoins le fait de voter « ne donne pas nécessairement au peuple le sentiment de se gouverner lui-même » : p. 39.
  On peut dire avec Aron qu’après les expériences du XXe siècle, « les libertés politiques sont les plus symboliques mais, à la fois, la condition essentielle des autres libertés » : p. 39. Ce sont des libertés qui se définissent à la fois grâce à l’État et contre lui ; par les résistances contre les abus de l’État. Et cela, uniquement dans le cadre des États démocratiques, qui ne sont ni partisans ni peuvent être confondus avec une religion ou une idéologie.

3. Conscience de la liberté et représentation de la « bonne société »

  Après cette présentation descriptive des libertés, Aron reconnait qu’il a laissé de côté, de manière intentionnelle ces deux éléments : conscience de la liberté et représentation de la « bonne société ». Il est vrai qu’on peut constater l’existence de certaines libertés dans nos sociétés, tel que l’on a vu ; mais « se sentir » libre répond à certaines conditions ou circonstances qui sont multiples et variables. Par rapport à ce sujet, l’auteur dira que « la conscience de la liberté ne se sépare pas de la conscience de la légitimité de la société », p. 42, où les facteurs déterminants seront le degré d’inégalité ressenti par la population, le système d’autorité et l’ « idéologie ». Cette dernière, se définie comme la « représentation idéologique de ce qu’est une " bonne société’ "» : p. 42. Aron laisse de côté aussi le problème de la liberté de la collectivité elle-même, la liberté du groupe dans son ensemble. Il le fait même en ayant conscience que, « dans l’Antiquité grecque, la liberté des cités était primordiale. La liberté par excellence » : p. 43.
  Finalement, l’idée de l’auteur avec cette présentation des libertés, de manière empirique et historique, est de faire un résumé de ces libertés qui couvrent à peu près l’ensemble de ce que l’on comprend en Europe comme l’essentiel des libertés : voir, p. 44.

4. Enjeux philosophiques et expériences de la liberté
  En ce qui concerne les expériences de la liberté, ou plutôt des libertés, on distingue depuis le XIXe siècle et au long du XXe, deux approches prédominantes et en concurrence : libertés politiques, démocrates, et libertés sociales : socialistes. Aron essai de montrer la contradiction du régime soviétique, qui préconise la construction d’une société sans classes, égale et libre, mais en accordant le pouvoir à un seul Parti et à une minorité qui se confond avec l’État lui-même. À son avis, les conséquences sont évidentes, à savoir : la réduction, la violation et l’élimination des libertés personnelles.
  En ce sens et dans ce contexte l’enjeu philosophique est au cœur de l’État démocratique même. Étant fondé sur des doctrines philosophiques qui ont inspiré le libéralisme moderne, face à l’absolutisme d’une religion, on voit comment le libéralisme se tourne aujourd’hui, 1978, contre l’absolutisme d’une idéologie.

5. Le refus total de la société comme nouvelle façon de penser
  Ce qu’ Aron voit à son époque n’est pas la recherche de la " bonne société " mais le « refus de la société existante », p. 53, issu d’une idéologie, répandue parmi les jeunes, marquée par la « détestation du pouvoir en tant que tel » : p. 52. Ils trouvent que le pouvoir est l’essence de l’inégalité sociale existante. C’est pourquoi d’après eux il faut éliminer le pouvoir. La communauté du village, plutôt anarchique, devient l’idéal d’égalité. Aron trouve des inconsistances chez les philosophes qui soutiennent ces idées ; ils contestent le Goulag, mais n’aboutissent pas à l’acceptation des sociétés libérales. Il critique aussi ceux qui idéalisent la « communauté du village », la communauté étroite, sans se rendre compte que pour aller de l’anarchie au despotisme il n’y a qu’un pas à faire. Ils considèrent donc le libéralisme comme la somme du pluralisme des libertés et des pouvoirs avec un système autoritaire : évident dans la vie professionnelle ou économique. Et c’est CE libéralisme critiqué par Aron qui est considéré par beaucoup comme l’essence de l’oppression : voir p. 53.

6. Liberté politique et liberté philosophique

  Jusqu’ici la liberté a été considérée comme une sorte d’ « action intentionnelle, l’action qui a comporté le choix et qui suppose pour l’individu la possibilité de faire ou de ne pas faire » : p. 54. Pourtant, la philosophie donne à la liberté un sens plus riche et précis. D’après Montesquieu la liberté est l’« exercice de la volonté », maîtrise de la raison et de la volonté sur les passions, issu d’une pensée réfléchie. Le problème de cette définition est qu’on risque de confondre la politique avec la philosophie.
  De toutes manières, d’après Aron, elles coïncident car la politique et la philosophie prennent “ l’homme raisonnable ” comme leur hypothèse principale. Pour elles, l’homme n’est pas bon par nature, mais lorsqu’on considère l’homme comme un être raisonnable, on se trouve devant un homme libre obéissant à la Raison, et grâce à cette liberté, il devient« citoyen » et accepte les lois de la société. En suivant la pensée kantienne [qui concerne la philosophie de Kant [Emmanuel, 1724-1804]  ; partisan de cette philosophie ; Larousse] on dirait qu’ « il obéit à lui-même », p. 55, et qu’à partir de cette obéissance il s’insère dans la « bonne société », conçue à partir des commandements de la raison ; pour expliquer à l’oral — « Le civisme n’est pas la même chose que la moralité, même si le civisme est une partie de la moralité ». Or, aujourd’hui la liberté est conçue comme « libération des désirs » : p.55. Aujourd’hui l’ennemi est l’État, le pouvoir comme ennemi des désirs individuels : institutions, interdits. L’individu est compris comme être de désir plutôt que comme être raisonnable.
  En ce sens, Stuart Mill [John, 1806-1873] disait dans son ouvrage « On Liberty » que la liberté existait si elle ne nuisait pas aux autres : p. 56. Il parlait d’une sorte de « Légitimité pour l’individu de vivre à sa manière ». Ainsi, les conduites mal vues appelaient immédiatement la censure morale, mais non pas une intervention quelconque des pouvoirs publics. Par contre, nous assistons aujourd’hui à une espèce de libération du principe de plaisir, d’éros, qui se trouve à l’origine de ce qu’ Aron nomme la « crise morale des démocraties libérales » : p.56. Pour comprendre cette notion de « crise morale », Aron fait une distinction sous le principe que toutes les sociétés et tous les régimes cherchent à avoir une légitimité et un idéal. En ce qui concerne la notion de légitimité l’auteur signale qu’en Europe Occidentale c’est un fait à peu près réussi. En revanche, il n’a pas un avis pareil sur l’idéal. À cet égard, il souligne qu’on a oublié la notion de « vertu », comprise dans le sens aristotélicien du citoyen vertueux comme idéal de la société libre. Cet idéal est de plus, associé à une responsabilité des citoyens envers la société même dont ils font partie. Aron souligne l’importance de ces responsabilités ou « devoirs citoyens » disparus. Ce sont les raisons pour lesquelles Raymond Aron signale qu’en Europe Occidentale la crise des sociétés démocratiques n’est pas de l’ordre de la légitimité, mais une crise morale dans le sens d’un manque, ou plutôt d’un oubli de la vertu comme idéal citoyen.

I. Sur ce contexte idéologique et la vivacité du « besoin » de liberté et d’égalité à cette époque, on pourrait mentionner les divers mouvements sociaux en Amérique Latine face aux dictatures militaires? imposées par les États-Unis, la contestation massive du modèle économique capitaliste et la lutte pour l’égalité sociale et contre la pauvreté structurelle où s’insère par exemple la théologie de la libération entre autres.
2. Rivalité entre l’individu et la nature. Liberté confondue avec « capacité ou puissance de l’individu ».
3. Comme des Droits de l’Homme : liberté = sûreté + propriété.


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