Précédemment
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Comment ! L'ennemi s'épuise en marches forcées pour nous couper la retraite, nous séparer du reste de la France; il nous attaque le matin avec un effectif si faible qu'il se sait battu à l'avance ! Que lui importe, il faut qu'il nous arrête à tout prix : il craint que nous lui échappions. Ses renforts sont battus le soir, comme il l'a été lui-même dans la matinée; il échoue dans ses projets, il se cramponne à l'idée de nous barrer le passage avec l'énergie du désespoir, l'hécatombe du ravin de Gorze en est la preuve ! Et nous lui abandonnerions tout ?
Hélas ! Hélas ! cet ordre maudit nous fut communiqué vers I0 heure et demie du soircxliii, alors que nous nous disposions à nous étendre à terre. Il fallut remonter à cheval, pour se diriger vers les emplacements de notre bivouac de l'avant-veille, à côté de Gravelotte sans que l'on puisse deviner la cause de cette détermination aussi extraordinaire que soudaine.
Le maréchal abandonnait sa victoire à l'ennemi ! Quel motif l'y obligeait ?
Beaucoup de régiments couchèrent sur les positions, et ne se mirent en mouvement que le lendemain. Ceux qui rétrogradèrent pendant cette nuit étoilée, profondément angoissante, sonnèrent la marche pour éviter les surprises dans cet entre-croisement des troupes. Ces sons discordants étaient lugubres à entendre comme s'ils eussent préludé au glas de l'armée.
Le lendemain, l'armée allemande ne comprenant rien à un fait aussi extraordinaire, et ne pouvant se rendre compte de cet abandon du champ de batailleccliv, crut à une ruse de guerre pour l'attirer sur un terrain qu'elle supposait miné.
Nous-mêmes, nous demandions comment les commandants de corps avaient pu exécuter cet ordre sans protestation ?
Aucun d'eux n'eut la hardiesse d'intervenir, pas plus le maréchal Canrobert que le maréchal Lebœuf. Le chef de l'armée du Rhin s'était montré tellement cassant à l'égard de tous qu'ils prirent le parti regrettable d'obéir aveuglement en lui laissant toutes responsabilités; à partir de ce moment, Bazaine se sentit le maître absolu.
L'armée eut la douleur d'entendre les Prussiens pousser des hourras frénétiques, ils purent rédiger des bulletins de victoire en ramassant nos lauriers arrachés de nos mains par notre propre chef !
C'est ainsi qu'en France on ne sut pour ainsi dire rien de la victoire remportée par nous à Gravelotte, par suite de la prompte interruption des communications trois jours après. En ce qui me concerne, j'ai eu des discussions à ce sujet avec des personnes sérieuses qui voulurent me prouver " que nous avions été battus à Gravelotte comme ailleurs; que l'armée était à la hauteur de celui qui avait déclaré la guerre, son chef, Napoléon III ".
DICK DE LONLAY, Français et Allemands, histoire anecdotique de la guerre de I870-7I. Source
Que répondre à un parti pris ? Que répondre encore à cet article tout récent d'un journal La France Militaire du I8 octobre I904, dont je tiens à reproduire ici un fragment ? " Le Prince Frédéric-Charles avec ses deux corps d'armée a obligé par ses attaques furieuses le maréchal Bazaine à se retirer sous Metz. " Voilà comment s'établit la réputation de notre armée, et peut-être comment s'écrira l'histoire !
Pas plus pour le maréchal que pour le reste de l'armée la victoire n'était discutablecxlv; qu'on lise son rapport de ce jour, on sera convaincu. C'est ainsi qu'avec le temps faute de renseignements précis dont le blocus a privé la France, nombre d'idées inexactes se sont propagées; elles se sont enracinées dans le public d'indestructible façon, à la suite d'articles répandus à profusion par les journaux prussiens.
En veut-on une autre preuve ? Il m'en coûte de la chercher chez nos ennemis. Le général allemand Verdy du Vernois,[Adrian Friedrich Wilhelm Julius Ludwig von, I832-I9I0; Verdy du Vernois était le descendant d'un Famille huguenots qui avait fui la France au XVIIIe siècle; durant le conflit, il est lieutenant-colonel au sein du Grand quartier général prussien; il est gouverneur de Strasbourg en I887; il est promu général d'infanterie en... I888; il finit ministre de la guerre de I889 à I890] dans un passage de son ouvrage sur la campagne, cite une phrase de M. de Bismarck au roi de Prusse, prononcée le soir du I6 aoûtcxlvi avant que l'ordre de retraite donné par Bazaine pût être connu : " Maintenant Sire, mon avis personnel est qu'après les terribles pertes de cette journée, nous ne devons pas continuer notre attaque demain, il vaut mieux attendre les Français. "
N'est-ce pas la preuve que le maréchal n'était pas dans l'obligation de se retirer ? Puisque lui-même a déclaré que l'ennemi battait en retraite sur toute la ligne, son rapport en fait foi.
VON VERNY DU VERNOIS, Ludwig, général en I895.
On a donné pour prétexte que " l'armée manquait de munitions; qu'il fallait se ravitaillercxlvii, la route de Metz était libre, l'arsenal bien approvisionné ". C'est inexact : les munitions ne manquaient pas, puisqu'on n'a même pas songé à compléter ce qui avait été consommé deux jours après la bataille de Saint-Privat; ce motif n'a été pris au sérieux par aucun officier. Nous n'étions qu'à I4 kilomètres de Metz, les munitions pouvaient parvenir et même nous suivre facilement; le parc de réserve non entamé en est la preuve. Et puis où a-t-on vu une armée entière se replier pour aller aux munitions ? C'est puéril et inacceptable puisqu'aucun obstacle ne nous séparait de l'arsenal de Metz.
J'exprime dans ces notes, je le répète, tout ce que j'ai entendu dire autour de moi par des chefs navrés, désolés, qui commençaient à manifester bruyamment leur indignation ! Il est vrai qu'à côté de cela il y avait les partisans intéressés du maréchal, leur nombre diminuait cependant chaque jour, qui allaient affirmer " qu'il fallait attendre; que le maréchal avait son plan ".
Nous avons vu plus tard les conséquences de ce plan fameux : Mac-Mahon isolé, l'empereur trahi, l'armée à Sedan détruite; le souverain prisonnier entraînant la chute de la dynastie ! l'armée de Metz anéantie par la famine, sans qu'aucun de ses lieutenants osât élever la voix devant le maréchal; puis la honte de la capitulation et l'exil ! Voilà où nous a conduit ce fameux plan.
Ah ! cette retraite sur Metz ! Que d'espoirs déçus ! On se rappellera éternellement cette soirée du I6 août, cet ordre néfaste de se replier qui fit courir un frisson par toute l'armée. Ce silence lugubre après cette joie bruyante !
À quoi songeait donc le maréchal pour se compromettre ainsicxlviii ?
Ce qui prouverait que cette décision était à l'avance arrêtée dans son esprit, c'est le transport des blessés sur des cacolets [sorte de bât, constitué de deux sièges à dossier, en osier, fixés sur une armature adaptée au dos de l'animal porteur, cheval, mulet, âne, etc., pour le transport de deux personnes de part et d'autre] se dirigeant en file indienne sur Metz dès le commencement de la bataille. Pourquoi ne pas les évacuer sur l'intérieur alors que les routes de Briey et d' Étain étaient libres ? Cette pensée de l'évacuation spécialement par Étain a été communiquée au maréchal par le médecin-chef de l'armée; Bazaine ne voulut pas l'adopter. Pourtant les blessés auraient eu de l'eau limpide pour étancher leur soif et laver leurs blessures, tandis qu'ils en furent privés sur la route de Metz; toutes les sources étaient taries par la sécheresse et le passage des troupes, la Moselle étant au pouvoir des Prussiens à la suite de cette reculade.
Combien de pauvres camarades expièrent d'épuisement pendant ce trajet, au grand désespoir des médecins militaires, qui leur prodiguaient des soins ! " Docteur, de l'eau ! — Docteur, j'ai soif ! — Docteur, à boire ! "
" L'un deux courut à la recherche d'un cacolet et l'amena presque aussitôt. On me hissa sur la chaise de gauche, et en contrepoids fut placé un autre fantassin qui avait été atteint au ventre par un éclat d'obus. Le doux balancement de mon véhicule original, me ranima. "
D'après le " Journal d'un sous-officier ", Amédée Delorme, I895. Sur le Web.
Il me faut mettre à cette place le récit d'une conversation qui eut lieu à la caserne Chambière à Metz, le lendemain de la capitulation, entre officiers français et allemands de tous grades. Elle a trait à la bataille de Gravelotte et ce qui est dit ci-dessus.
Nous devons reconnaître que nos ennemis exagéraient la politesse à l'égard de leurs prisonniers, nous assurant que les habitants d' Allemagne, quand nous serions en captivité, auraient, par ordre du roi, des égards pour le courage malheureux.
Nous étions là, entourés de nos vainqueurs, lorsqu'un officier d'un grade élevé, appartenant à l'état-major allemand, s'exprima dans les termes qui vont suivre et que j'ai copiés sur le champ, comme s'il me les eût dictés : " Si votre maréchal avait su ce qui se passait le soir du I6 août dans l'armée allemande, nous étions perdus. L'état-major venait de lancer l'ordre de faire repasser la Moselle à l'artillerie, quand une estafette est arrivée vers I0 heures du soir, avertir le roi que l'armée française abandonnait le champ de bataille et se repliait du côté opposé, du côté de Metzcxlix. Ce fut un étonnement extraordinaire qui provoqua des hurras quand la nouvelle se répandit. Pourquoi votre maréchal ne nous a-t-il pas poursuivis pour précipiter notre retraite ? Il avait affaire à une armée qui, malgré sa bravoure, se savait vaincue et ce sentiment pouvait amener le désordre parmi nous au moment de repasser la Moselle sous la pression de vos troupes; notre retraite pouvait se changer en désastre. Si nous nous étions trouvés dans votre cas et vous dans le nôtre, nous n'aurions pas perdu une si belle occasion ! Et encore, si le maréchal, sans nous poursuivre même, était resté sur ses positions, le lendemain, la Confédération germanique [" Constitution fédérale du 24 juin I867; Sa Majesté le roi de Prusse, Sa Majesté le roi de Saxe, Son Altesse royale le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, Son Altesse royale le grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach, Son Altesse royale le grand-duc de Mecklembourg-Strélitz, Son Altesse royale le grand-duc d' Oldenbourg, Son Altesse le duc de Brunswick et Lunebourg, Son Altesse le duc de Saxe-Meinigen et Hildburghausen, Son Altesse le duc de Saxe-Altenbourg, Son Altesse le duc de Saxe-Cobourg et Gotha, Son Altesse le duc d' Anhalt, Son Altesse sérénissime le prince de Schwartzbourg-Rudolstadt, Son Altesse sérénissime le prince de Schwartzbourg-Sondershausen, Son Altesse sérénissime le prince de Waldeck und Pyrmont, Son Altesse sérénissime le prince de Reuss ligne aînée, Son Altesse sérénissime le prince de Reuss ligne cadette, Son Altesse sérénissime le prince de Schaumbourg-Lippe, Son Altesse sérénissime le prince de Lippe, le Sénat de la ville libre et hanséatique de Lubeck, le Sénat de la ville libre et hanséatique de Brême, le Sénat de la ville libre et hanséatique de Hambourg, chacun pour la totalité du territoire de ses États et Son Altesse royale le grand-duc de Hesse rhénane pour la partie du grand-duché de Hesse au nord du Main, ont convenu de former une confédération perpétuelle pour défendre le territoire de la Confédération et le droit qui y est en vigueur, ainsi que pour assurer la prospérité du peuple allemand. Cette confédération prend le nom d'Allemagne du Nord et elle sera régie par la Constitution suivante. pouvait se désagréger... "; source] Des discussions violentes s'élevaient souvent entre les États du Sud et ceux du Nord; la paix pouvait sortir de cet état de choses ! Nous avions assez de victoires comme celles de Wissembourg, de Reichshoffen, de Spickeren, de Borny et de Rezonville, qui jetaient une grande incertitude sur le résultat final de notre campagne. Notre armée était affaiblie de plus de I00.000 hommes par suite des marches forcées et des pertes dans ces batailles, et nous n'avions fit que quelques lieues sur le territoire français. "
Les officiers présents, parmi lesquels plusieurs généraux allemands, ont confirmé ces paroles par des signes d'assentiment et des " oui, oui — ja,ja. "
Ces paroles dites en un français très pur, sans accent, paraissaient sincères. Les victoires remportées ensuite ont scellé entre Allemands une union qui était loin d'exister au début.
États membres de la confédération de l'Allemagne du Nord : I867- I87I. Auteur :
cl. On n'avait rien à redouter de l'adversaire dont la marche aurait été entravée par les marais et les étangs du pays de Wœvre; [ou Woëvre; " La Woëvre est le nom donné à la plaine argileuse qui s’étend entre les Côtes de Meuse et le revers des Côtes de Moselle. Elle confine au Pays-Haut au Nord et au Toulois au Sud. C’est une vaste plaine, parsemée d’étangs et de sombres forêts et dont le nom viendrait du celtique Wapvra, qui désigne un marécage ou une friche humide., ... "; sur le Web] l'avance que nous avions assurait le succès, même le lendemain d'une bataille perdue, ce qui n'était pas notre cas. On renonça à comprendre, on obéit.
La question du ravitaillement des munitions fut écartée net, elle ne pouvait être admise. L'ordre de retraite communiqué aux troupes était navrant ! Il fallait l'exécuter, courber le front et se retirer, au lieu de relever la tête avec la fierté du soldat victorieux !
Tour de la plaine de la Woëvre, Meuse. Sur le Web.
cli, l'armée quittait ce plateau de Gravelotte illustré par ses hauts faits. Elle ne devait plus revoir cette terre de France, destinée par la faute d'un chef, à devenir territoire allemand !
Puisque le maréchal avait pris cette funeste responsabilité, il lui était facile d'éviter la bataille de Saint-Privat, en se rapprochant de Metz dans cette même journée. Voici à peu près les quelques distances qui fixeront le lecteur : Mars-la-Tour est à 20 kilomètres de la capitale de la Lorraine, Vionville à 3 kilomètres de Mars-la-Tour, Rezonville à 3 kilomètres de Vionville, Gravelotte à 3 kilomètres de Rezonville, Moulin-lès-Metz à 7 kilomètres de Metz et Longeville à 2 kilomètres 500 de la Porte de France. [Metz : "... En I324, l’enceinte compte dix-huit portes ou poternes : la porte Serpenoise, la porte Saint-Thiébaut, la porte en Chandellerue, la porte des Repenties, la poterne Saint-Nicolas, la porte Mazelle, à Maizelle, la porte des Allemands, la porte Sainte-Barbe, aussi dite du pont Dame-Colette ou du Pont Rémond, la porte du Haut-Champé, la porte de France, à l’extrémité du pont des Morts, de la Saux-en-Rhimport, de Chambière, de l’ Hôtel-lambert, d’Outre-seille, du Pontiffroy, du Pont des Morts, d’ Anglemur et de Patar... "; sur le Web] Ces deux localités sous la protection des forts de Plappeville et de Saint-Quentin ["... De I867 à I870, l’armée transforme le mont Saint-Quentin en un camp retranché afin d’éloigner la ligne de front et renforcer les fortifications militaires messines. Le groupe fortifié du Saint-Quentin s’étend sur 77 ha. C’est le plus vaste ensemble fortifié de la première ceinture de fortification de Metz. Il appartient à la première ceinture fortifiée de Metz conçue pendant le Second Empire par Napoléon III. La première ceinture fortifiée de Metz se compose des forts de Saint-Privat, I870, de Queuleu, I867, des Bordes, I870, de Saint-Julien, I867, Gambetta, Déroulède, Decaen, de Plappeville, ex-fort des Carrières, I867, et du Saint-Quentin, I867, la plupart inachevés ou à l’état de projet en I870, lorsque la Guerre Franco-prussienne éclate..., " sur le Web]
La distance était rapprochée, pour éviter une nouvelle surprise de l'ennemi le lendemain.
Metz depuis le mont Saint-Quentin. Photo.
Le Mont Saint-Quentin se situe au Nord-Ouest de Metz. À ses pieds se trouvent les communes du Ban Saint-Martin, de Scy-Chazelles, de Plappeville, de Longeville et le quartier messin de Devant-les-Ponts. Photo : Dider Duc.
Vers I heure de l'après-midi, nous fîmes une halte près d'un immense magasin de vivres. Depuis deux jours on n'avait pas fait de distribution; notre faim et notre soif devenaient intolérables. Cet amoncellement de provisions n'appartenait à aucun corps d'armée; on le respecta, il fallut serrer d'un cran la boucle de son ceinturon sans recevoir de distribution.
Le lendemain les Prussiens, libres de leurs mouvements, envahirent le terrain que nous leur abandonnions. Ce même magasin de vivres dut être incendié par nous, pour qu'il ne devint pas la proie de l'ennemiclii !
Vers 6 heures, nous établissions nos bivouacs dans le vallon de Châtel-Saint-Germain, [Moselle; la commune est située à environ I2 kilomètres au nord-ouest de Metz; 848 habitants en I87I, I.9I3 aujourd'hui] sur le bord d'un petit ruisseau d'eau courante et limpide; [ruisseau de Montvaux ou de Lessy] aussitôt les chevaux entravés, nos cavaliers se répandirent dans les champs et rapportèrent des brassées d'avoine pour les chevaux, qui n'avaient pas mangé la veille ni dans cette journée.
Nous avons profité de cette aubaine, car nous étions affamés. Hommes et chevaux se restaurèrent avec cette eau limpide et avec de l' avoine; nous mangions ces grains à l'état d'amande demi-laiteuse, c'était délicieux. Cette belle eau bienfaisante compléta notre repas, en attendant que l'intendance puisse pouvoir à notre nourriture.
Vers 7 heures du soir, un paysan, porteur de provisions, suivi de son petit garçon âgé d'une dizaine d' années, demandant notre vétérinaire, le " père Pallon ", comme nous l'appelions familièrement. C'était son ancien ordonnance qui lui apportait des vivres et quelques bouteilles de vieux vin. Ce brave homme, surpris de nous voir manger de l' avoine, retourna dans son village et revint avec des compatriotes conduisant des charrettes chargés de lard, de jambon, de fromage et quantité d'autres provisions pour les amis de M. Pallon.
D'autres se succédèrent ce fut une bonne fortune pour ceux qui purent achever de se restaurer; ce bon mouvement de générosité n'était pas rare dans ces belles contrées de Lorraine.
Le lendemain, les villages de ces braves gens étaient incendiés, et les habitants désolés se répandirent parmi nous, pour nous conter leur ruine !
Dans la soirée, le colonel me fit appeler pour me dire qu'on allait établir les états des récompenses : " Je vous proposerai pour une citation à l'ordre de l'armée [cet honneur s'exprime sous la forme de textes décrivant les comportements exemplaires récompensés; ils sont remis au soldat honoré sous la forme d'un diplôme ou, à sa famille, en cas d'une citation posthume. Tous les militaires peuvent être cités, du soldat du rang au général] et pour la croix. Je suis d'accord avec le général de Gramont qui appuiera chaleureusement ma proposition. "
Ceux qui ont été l'objet d'une telle distinction doivent se souvenir de l' agréable émotion ressentie à pareil moment; j'en étais surtout heureux pour ma famille. Comblé par mes chefs, je n'avais plus qu'à redoubler de zèle; si j'avais moins espéré, je n'en fus que plus touché d'obtenir davantage.
Je ne dormis pas cette nuit-là, malgré une fatigue surhumaine, augmentée par la souffrance que me causait l'enflure de mes mains. En une sorte de demi-torpeur, je voyais voltiger des rubans rouges tout autour de moi : mirage de l'espoir !
Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Bien que porté le premier sur une liste de six noms, pour une citation, le mien fut rayé par notre général de division qui n'accepta que quatre officiers par régiment. Je trouvai cela tout naturel : mes camarades maintenus étaient peut-être plus méritants aux yeux du général de Forton. Ne nous étions-nous pas tous distingués ? Je fus évincé; j'en éprouvai quelque peine, mais nul mouvement de jalousie envers les camarades plus heureux.
Vers I0 heures du soir, les patrouilles signalèrent l'ennemi sur le plateau de Gravelotte. Le maréchal, prévenu, fit répondre qu'il n'avait rien à redouter dans la position choisie par lui; que l'adversaire ne s'exposerait pas à attaquer sous la protection du fort Saint-Quentin et des lignes d' Armanvillers.[Moselle; bourg situé au débouché de la Vallée de Montvaux, à I5 km environ au nord-ouest de Metz, à une altitude moyenne de 320 m; il comprend également les fermes de Champenois, de Montigny la Grange et de Saint-Vincent; 293 habitants en I87I, 2.087 aujourd'hui] Puis, rassuré par cette sécurité trompeuse, il alla se loger au château de Plappeville, chez M. Bouteiller. Il emmena avec lui les 30.000 hommescliii de la garde, ayant la ferme intention d'installer toute l'armée sous Metz.
À présent plus d'espoir pour la retraite sur Verdun ! Le plan de l'ennemi se trouvait réalisé dans des conditions extraordinaires, inespérées.
DICK DE LONLAY, Français & Allemands : histoire anecdotique de la guerre de I870- I87I, Hachette livre et la BNF, 20I6; p. 5.
L'armée allemande, réunie en force dès ce jour, prit ses dispositions et des emplacements de son choix, sans être inquiétée par l'armée française. Le maréchal paraissait se désintéresser de ce qui pouvait arriver. On a prétendu qu'il voulait attirer l'ennemi et le battre en détail autour du camp retranché, mais il ne songeait donc pas que l'adversaire, par les nombreux renforts qu'il pourrait recevoir, investirait la place et le cernerait bientôt lui-même.
Cette conception stratégique est en opposition avec les règles de la guerrecliv. Quand on a une armée formidable qui avait fait ses preuves, et qui peut se battre en rase campane, on ne doit pas chercher à l'abriter derrière des forts, cette sécurité peut nuire au courage.
XVI
BATAILLE DE SAINT-PRIVAT
I8 août.
À suivre...
cxliii. Le colonel FIX, loc. cit., 36, raconte comment Bazaine dicte ses ordres, à I0 heures passées; ayant terminé, il lève la tête et dit : " Voilà, si quelqu'un juge qu'il y a mieux à faire, qu'il parle " et presque aussitôt il ajoute : " D'ailleurs, il faut sauver l'armée française, et pour cela retourner sur Metz. "
Le général JARRAS, dans Ses Souvenirs, loc. cit., II5, raconte que Bazaine le fit appeler vers les 11 heures et lui dicta une circulaire à faire parvenir aux chefs de corps d'armée dans le plus bref délai possible. L'ordre du être connu plus tard que ne l'indique le commandant FARINET, à moins que des instructions verbales eussent été données.
ccliv. L'armée allemande perdit le contact pendant la plus grande partie de la journée du I7.
cxlv. Je ne pense pas qu'il se soit élevé une seule voix pour contester à l'armée française son succès. Elle était restée maîtresse de son champ de bataille, c'est-à-dire, qu'elle demeurait le soir, sur le terrain même où elle avait combattu toute la journée; en d'autres termes elle avait gagné une bataille défensive. Général JARRAS, loc. cit., II3.
" À l'issue de la bataille du I6 août comme à celle du combat de Borny qui en avait été le prélude nous étions restés maîtres du terrain; nous avions le droit de nous considérer comme vainqueurs. " Colonel FIX, loc. cit., II, 4I-42.
" Le canon se tait, la fusillade s'arrête et tous, nous attendons avec anxiété les mesures qui vont être prises pour poursuivre l'ennemi et compléter le succès. " Colonel d' ANDLAU, loc. cit., 76.
cxlvi. VERDY DU VERNOIS et le lieutenant-colonel PICARD citent ce propos comme ayant été prononcé le soir de Saint-Privat : I8 août.
cxlvii. Le général Soleille [Marie Justin Lin, I807-I873; commandant de l' Artillerie au sein de l' État-Major] aurait en effet émis cet avis, qui n'était pas justifié. La consommation de la journée n'atteignait pas pour l'artillerie le quart de l'approvisionnement total. D'ailleurs l'arsenal de Metz était en mesure de livrer en quelques heures et dans la nuit même 9.000 coups de 4 et 3.500 de I2. Quant aux munitions d'infanterie, l'armée qui disposait le I6 au matin de I7.580.000 cartouches n'en avait consommé qu'un million dans la journée. Procès Bazaine, Rapport, I7-I07.
cxlviii. Bazaine a prétendu avoir eu l'intention de rester sur la défensive : " Il me semblait qu'en livrant une ou peut-être deux batailles défensives dans les positions que je considérais comme inexpugnables, j'userais les forces de mon adversaire en lui faisant éprouver des pertes très considérables qui, répétées coup sur coup l' affaibliraient assez pour l'obliger à me livrer un passage sans pouvoir s'y opposer sérieusement. " Enquête sur les Actes du Gouvernement de la Défense nationale, Déposition du maréchal BAZAINE, IV, 355.
M. Germain BAPST a émis l'opinion que Bazaine voulait éviter de combiner des opérations avec Mac-Mahon, et pour écarter cette coopération il lui suffira de se retirer sous Metz et de laisser le champ libre à l'ennemi qui interceptera toutes ses communications avec le reste du pays. — Germain BAPST, le Soir de Rezonville, étions-nous vainqueurs ? : Mois littéraire et pittoresque, t. XXII, 367-369.
cxlix. Les Allemands s'attendaient à la reprise de la bataille le I7 au matin et se préoccupent surtout des moyens de résister à une attaque, Historique du grand état-major prussien, V, 632, ils ne se rendirent compte qu'assez tard de la retraite de leurs adversaires.
cl. Le sentiment de beaucoup le plus répandu était qu'il convenait d'éviter une seconde grande bataille si c'était possible et que par suite il y avait lieu de conduire l'armée vers le Nord en prenant une nouvelle direction par Briey et Longuyon [Meurthe-et-Moselle, bourg situé à environ 50 km au nord-est de Verdun; I.830 habitants en I872, 5.223 aujourd'hui] afin de gagner de l'avance sur l'armée allemande. Général JARRAS, loc. cit., II4.
Il semble peu probable qu'une dislocation de la Confédération allemande eût suivi une victoire française à Gravelotte. Ce qui paraît certain c'est que si Bazaine ne s'était pas montré inférieur à sa tâche, s'il avait mis à profit sa supériorité numérique dans la journée du I6, il eût pu accabler les Allemands et les jeter à la Moselle avant l'arrivée des renforts et même après cette arrivée. Il se contenta d'une victoire défensive. Rien ne peut excuser sa retraite du I7. — Il pouvait soit reprendre la lutte dès le point du jour avec de moindres chances de succès que la veille, mais avec des chances encore fort appréciables, l'ennemi n'ayant reçu une bonne partie de ses renforts que dans la soirée du I7, soit continuer la retraite sinon par la route de Mars-la-Tour, du moins par les routes du Nord qui étaient libres. Une marche rapide nous aurait mis facilement hors d' atteinte; on risquait tout au plus un combat d'arrière-garde. Mais Bazaine n'avait pas l'intention de rejoindre l' Empereur, il avait conscience de son incapacité à faire mouvoir avec une rapidité suffisante en présence d'un ennemi beaucoup plus mobile les masses qu'il commandait. Il préféra se rapprocher de Metz pour y attendre les évènements sans risques. Il se serait raccroché à Metz comme un homme en danger de se noyer se raccroche à une planche. Voir lieutenant-colonel PICARD, la Perte de la Lorraine, II, et LEHAUTCOURT, Histoire de la guerre de I870-I87I, VI.
cli. Le mouvement commencé à la pointe du jour est si mal réglé, qu'il se termine à la nuit noire. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, I65.
clii. Voir à ce sujet d' ANDLAU, Metz, etc. 83.
cliii. Chiffre exagéré. L'effectif de la garde le I8 août, après la bataille de Saint-Privat, où elle n'a pas donné, n'est que de 20.70I homme et 6.655 chevaux. Tableau d'effectif de l'armée du Rhin, R.M., II, I904, 669.
cliv. Une telle conception de la guerre, qui semble étrange aujourd'hui, n'est nullement surprenante dans l'esprit de certains généraux de cette époque et résulte directement de la prétendue supériorité que l'on attribuait à la défensive. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, I48.
Cette conduite est absolument opposée à celle des Allemands en 70. Des deux systèmes en présence : " L'un se manifesta par une activité absolument pleine de vie et d'intelligence, spontanée et fructueuse; l'autre par une routine opiniâtre et une inaction funeste. " Général de WOYDE, loc. cit., I, 407.
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. I62-I76.
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