L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XVII

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  Dans la matinée, vers 8 heures du matin, le maréchal fut prévenu, chez M. Bouteiller, de l'approche de l'armée ennemie. Il ne s'en montra nullement ému; il était encore au lit et y resta a-t-on dit; cette indifférence peut provoquer l'incrédulité ! La bataille a commencé et s'est terminée sans qu'il soit venu sur le terrain pour prendre la direction des opérations, sans qu'il fit prendre une disposition quelconque à ses commandements de corpsclv
  Je ne voudrais pas me faire l’écho de mauvais bruits. Nous ne pouvions y croire, mais le lendemain ils furent si promptement accrédités que je les mentionne sous toutes réserves, parce ce que le fait serait d'une gravité exceptionnelle. On a dit : " que le maréchal avait si bien déjeuné que, malgré la canonnade qui commençait à se faire entendre, il avait été obligé de faire une sieste après le repasclvi. "
  Il semblait n'avoir pas conscience de la grande valeur des chefs de l'armée allemande, tout porte à le croire. Pourquoi donc s'exposer à cette bataille de Saint-Privat, puisqu'il avait livré les clefs de la position et qu'il était décidé à s'enfermer sous la protection de la forteresse; il fallait faire quelques kilomètres de plus et se mettre hors d'atteinte de l'ennemi. Cela lui était facile non seulement la veille, mais encore dans cette même matinée puisqu'on était resté sur place, et que le canon de l'ennemi ne nous surprit qu'à midi.
  Une deuxième victoire aurait certainement été remportée si le maréchal l' eût voulu, mais elle n'aurait pas modifier son plan. Alors, pourquoi faire couler ce sang précieux ?
  Les pertes de cette journée ont été supérieures à celles de Gravelotte, 36.000 hommes de part et d'autre ont été mis hors de combat. Le cimetière de Saint-Privat fut le tombeau de la garde royale prussienne écrasée par le brave maréchal Canrobert.
 


  Comment expliquer ces incohérences dont fut victime notre malheureuse armée ? La discipline si nécessaire et si souvent invoquée à juste titre, était impuissante à contenir l'indignation des officiers qui pressentaient l' inanité de tous nos efforts.
  À midi et quart l'ennemi ouvrit un feu d'enfer de toutes ses batteries, suivant son procédé ordinaireclvii d'intimidation qui fit sourire nos vieux soldats. Nous avons vu que le maréchal, ne supposant pas cette audace, n'avait pris aucune disposition. Il fut surpris par l'ennemi comme à Borny, comme à Gravelotte.
  Les corps d'armée, au bruit de cette masse d' artillerie, prirent les armes et se mirent en liaison entre eux, et, c'est bien le cas de le dire, " se débrouillèrent encore comme à Gravelotteclviii ". 
  Nos lignes s'étendaient depuis Roncourt, [Moselle, village situé au nord de Saint-Privat, voir carte ci-dessus; I3I habitants en I87I, I029 en 2020] Saint-Privat, Amanvillers jusqu'au Vallon de Châtel-Saint-Germain.
  La division de Forton se trouvait dans ce vallon resserré et le ravin de Rozerieulle, dans une position absolument inutilisable, ayant devant elle des coteaux plantés de vigne et des mamelons boisés impraticables pour la cavalerie. Nous restâmes en place, pied à terre, toute la journée, sans que notre divisionnaire provoquât un ordre de déplacement ou, de son initiative, cherchât un autre emplacement lui permettant de secourir nos frères d' armes.
  Vers 3 heures et demi du soir, la victoire se dessinait en faveur de nos armesclviv; l' ennemi était ébranlé et se retirait sur plusieurs points. C'eût été le moment propice pour lancer sur lui notre cavalerie ! Mais aucun ordre ne parvint; nous étions dans l'impossibilité de manœuvrer pour charger, et nous sommes resté ainsi jusqu'au soir.
  La cavalerie de la garde, qui était à notre droite, n'a pas été utilisée plus que nous. Le cas n'est pas tout à fait le même; nous étions division indépendante; tandis que la cavalerie de la garde appartenait à ce corps spécial, que le maréchal tenait éloigné de 4 kilomètres du champ de bataille.
  Dans la soiréeclx, le maréchal Canrobert soutint le choc de toute la garde royale prussienne qu'il écrasa. Il subit des pertes considérables, et envoya aides de camp sur aides de camp pour demander des secours à Bazaine toujours invisible. Ce dernier conserva près de lui la garde impériale inutilisée, bien qu'on le prévint que si ces secours parvenaient à temps on pourrait remporter un succès complet. C'était une négligence voulue comme celle du 6 août.
  Une batterie seule fut envoyéeclxi. Personne ne s'y trompa, c'était pour que l'on puisse dire que des renforts étaient parvenus au commandant du 6e corps. Canrobert épuisa ses munitions aux portes du plus grand arsenal de France ! Cependant notre chef avait donné pour prétexte de la retraite le besoin de se ravitailler en munitions. Le général Soleille en a été rendu responsable aux yeux de l' armée comme directeur de l' arsenal de Metz.
  Cette bataille a été perdue par la faute du général en chef nettement accusé par tout ce qui faisait autorité dans l'armée. Les troupes de l'adversaire, toutes engagées, étaient à bout de forces. À ce moment décisif, que l'on se représente les 30.000 hommes de la garde entrant en ligne, soutenus par cette brillante cavalerie qui se morfondait dans l'inaction ! 
  Ce fut au moment de la retraite une avalanche d' imprécations à l'adresse du maréchal, une amertume intraduisible, navrante, ressentie par toute l'armée, chefs et soldats ! On l'accusa sans réserve de trahison. Le fameux plan était percé à jour; ses conceptions donnaient lieu à de terribles récriminations. On alla jusqu'à dire que, mécontent de lui-même, regrettant de n'avoir pas dirigé cette bataille, le maréchal ne voulut point laissé à Canrobert la gloire de remporter un succès éclatant. Voilà la raison pour laquelle il ne lui envoya pas la garde en renfort.
  L' Empereur était encore tout-puissant alors. Et Bazaine aurait redouté qu'il conférât le titre de duc au maréchal Canrobert dans le cas d'une victoire. Ces suppositions étaient alors considérées comme vraisemblables; Bazaine prenait ombrage de tout et de tous; il n'était soucieux que de sa gloire et de sa fortune. L'armée était sa chose; il la dirigeait en maître absolu pour ses combinaisons occultes, connues de lui seul, impénétrables pour ses lieutenants qui lui obéissaient aveuglément en soldats disciplinés.
 
DE  CANROBERT,Certain, maréchal, I809-I895, enterrement : église Saint-Louis des Invalides, Paris; il était le dernier des maréchaux de Napoléon III encore en vie. " Terror belli, decus pacis ", " Terreur en temps de guerre, honneur en temps de paix ", devise gravée sur la tombe de son épouse à Jouy-en-Josas, 78.  Photo : BRICHAUT Albert. Musée Carnavalet, Histoire de Paris
 
La tombe de Madame le maréchal CANROBERT. © Inventaire général, ADAGP

  Le général Bourbaki, seul, eut souvent de vives altercations avec son chef; il sentit qu'il serait brisé par la volonté omnipotente du maréchal Bazaine, il se calma...
  Cette fois la bataille est bien perdue ! Les Prussiens restent convaincus que l'armée française n'est pas de taille à se mesurer avec eux. Leur orgueil justifié est immense, et leurs cris de victoire parviennent jusqu'à nous.
  Cette bataille de Saint-Privat pouvait être pour nous un triomphe si le maréchal l'eût voulu. Il déjeuna à I0 heures du matin, puis s'assoupit dans son fauteuil. 
  Lorsqu'on vint le prévenir que l'ennemi approchait, il ne voulut pas croire à une attaque sérieuse : " Nos positions sont inexpugnables, dit-il aux officiers qui l'entouraient, l'ennemi ne peut pas s'exposer à une défaite certaine. Cela ne peut être qu'une démonstration. "
  Confiant dans cette opinion, il se préoccupa peu de ce qui se passait et ne prit pas la direction du combat. Il ne fit qu'une courte apparition — a-t-on dit — vers notre aile gauche, constata que l'ennemi se retirait, sans lancer à sa poursuite cette masse de cavalerie inutilisée, qui se trouvait dans le vallon de Châtel et de Rozerieulle, sans s'inquiéter de sa droite.
  Le I7, notre division mit pied à terre près du moulin de Longeau, conserva cet emplacement désavantageux pour une action militaire, sans que notre général songeât à demander une place dans le dispositif de bataille. Du reste, aucun corps d'armée ne reçut des ordres du maréchal. L'action fut engagée par les chefs de corps. 
  De la place que nous occupions, on ne pouvait rien distinguer de l'action; nous n'entendions que le bruit infernal produit par les détonations de l' artillerie et le crépitement de la mousqueterie.
  Le général prince Murat se morfondait dans cette inaction. Il communiquait toute ses réflexions à son ami le colonel Friant, qui partageait son impatience mais n'osait se prononcer. Notre position était tellement défectueuse que l'on ne pouvait se porter en avant au travers de ces broussailles, de ces vignes, dans ces coteaux abrupts. Nous demandions si le général de Forton était atteint de cécité, pour ne pas provoquer l' ordre de gagner un autre emplacement.
  Le général Murat s'était porté sur la crête avec quelques officiers de dragons de sa brigade : il fit faire une rapide reconnaissance dont le résultat fut la découverte d'un passage assez accessible près du défilé de Gravelotte pour déboucher sur le plateau en rompant en colonnes de pelotons.
  Tout à coup on entendit au milieu des détonations des cris stridentsclxii; c'était une panique qui se produisait sur l'aile droite de l'armée allemande et qui se propagea jusqu'au centre. Le général Murat vint rapidement prévenir le général de Forton de ce qui se passait en avant de lui. Ce dernier se contenta de le remercier, lui disant : " qu'il venait d'être informé par le général Valabrègue, de la présence du maréchal à proximité; qu'il allait certainement recevoir des ordres. "
  Les ordres n'arrivèrent pas.
  Je ne peux passer ici sous silence une panique qui eut lieu vers 4 heures et demie du soir. Tous ces détails nous sont pénibles à retracer; je me suis engagé à noter tout ce qui paraissait sortir de l'ordinaire, il faut que la vérité soit connue. Bien que ces renseignements ne reposent pour la plupart sur aucune source officielle, ils ont reçu l'approbation de chefs distingués; j'expose les faits tels qu'ils se sont accomplis pendant ces journées si meurtrières pour l'armée.
  Une dizaine de misérables que nous avions vu abandonner le champ de bataille étaient au milieu des vignes, sur le versant, juste en face de nous. Ils furent surpris par le commandant Rollin, qui fonça sur eux, les mit en joue avec son revolver et leurs cria de s'arrêter. Ces mauvais soldats, si rares dans notre armée, perdirent la tête et tirent sur lui sans l'atteindre; une balle glissa sur sa cuirasse. Ils s'enfuirent. Ne pouvant les faire poursuivre au travers des vignes, le commandant voulut décharger son revolver sur eux; surpris de ne pas voir partir le coup, il s'aperçut qu'il avait placé son doigt en avant de la sous-garde au lieu de l'appuyer sur la détente. Tel fut son récit.
  Ces déserteurs reprirent leur course à travers les coteaux boisés, gagnèrent la route et le village de Moulins-lès-Metz, semant l'épouvante sur leur route et parmi les habitants, en criant : " Sauve qui peut ! " Ce groupe de fuyards s'augmenta de toute la cohue rencontrée sur son passage.
  Dans le vertige de leur bousculade, ils entrainèrent dans la direction de Metz tous les isolés qui se joignirent inconsciemment à eux. Les conducteurs des convois auxiliaires prirent peurclxiii, sautèrent sur leurs voitures, trouvèrent le moyen de faire prendre le galop à des chevaux de labour qui ne trottent jamais d'ordinaire. Ce fut un désordre effrayant, une débandade d'autant plus regrettable que tout le parcours était encombré de blessés, de cacolets, de voitures d'ambulances, etc., refluant sur Metz. Les chariots de ces conducteurs terrifiés heurtaient, renversaient et écrasaient nos infortunés compagnons d'armes.
  Tout se trouvait entrainé par ce tourbillon tumultueux qui grossissait en avançant. Enfin un calme relatif s'établit à l'entrée du village de Longeville. On put saisir les fauteurs de cette panique. Ce fut un soulagement pour l'armée, le lendemain d'apprendre leur arrestation. On fit courir à ce sujet des bruits regrettables; on affirmait que plusieurs régiments s'étaient débandés. L'enquête sérieusement conduite fit connaître les faits tels qu'ils se sont produits et que je les rapporte ici.

Ambulance, blessés et soldats au repos. Fragment du panorama de Rezonville. Sur le Web.

  Notre armée vaincue fut obligée de se replier sous Metz. Notre chef alla s'installer non loin de la ville au Ban-Saint-Martinclxiv,[le village tire son nom de l'abbaye Saint-Martin, dont la fondation, attribuée au roi d'Austrasie Sigebert III, remonte au VIIe siècle; le territoire de la commune correspond en grande partie aux terres de cette abbaye] et resta huit jours enfermé, ne se montrant qu'à son entourage, sans se préoccuper de ses troupes, ni de ses blessés si nombreux dans Metz et aux environs !
  Les officiers ne se consolèrent pas du départ de l' Empereur. Que devait-il penser de la direction donnée à l'armée par son lieutenant ? Le maréchal Lebœuf affirmait que, si le souverain avait pu supposer ne pas être suivi par l'armée, il ne se serait jamais séparé d'elle, ni de sa garde qu'il aimait tant ! Les commentaires de tous les chefs étaient hostiles au maréchal; ils se demandaient s'il avait conscience de la responsabilité pesant sur lui ? Ils se souvenaient de ce qui s'était passé au Mexique ! [Guerre du Mexique, I862-I867. "... l'Empereur des Français ne manquait pas de bonnes raisons pour élaborer et mettre en oeuvre un projet stratégique de grande ampleur qui passerait par l'établissement d'une sorte de protectorat sur ce grand pays d'Amérique centrale plongé, depuis un demi-siècle, dans une anarchie chronique. L'Empereur devait, malheureusement, aborder et traiter cette question avec la même légèreté que la plupart des grandes questions de politique étrangère de son temps. Il la condamnait, de ce fait, à n'aboutir,— comme les autres, — au mieux, qu'à un demi-succès, au pire, à un échec retentissant [...] I860 : initiative diplomatique commune des " puissances maritimes , Angleterre, France, Espagne, pour contraindre le Mexique à payer ses dettes; I7 juillet I86I : le président mexicain Benito Juarez fait voter une loi qui suspend tous les accords financiers conclus avec les Européens; septembre : Juan Manuel Hidalgo est officieusement chargé par Napoléon III d’entrer en discussion avec l’archiduc Maximilien d’Autriche; décembre I86I / janvier I862 : débarquement des contingents alliés à la Vera-Cruz; I0 juin I863 entrée dans Mexico; I0 juillet proclamation de l’empire du Mexique; Ier octobre : Achille Bazaine devient commandant en chef; I0 avril I864 : Maximilien accepte la couronne et ratifie la Convention de Miramar; février I866 : pression diplomatique américaine sur Napoléon III; 2I août : lettre de Napoléon III à Maximilien : « Il m’est désormais impossible de donner au Mexique un écu ou un homme de plus »; I9 février I867 : Maximilien s’enferme avec ce qui lui reste de troupes dans Queretaro; I5 mai : reddition, pré-négociée en secret, de Maximilien au général Escobedo; I3 juin : Ouverture, à Queretaro, du procès de Maximilien devant un tribunal militaire; I4 juin : condamnation à mort de Maximilien; I9 juin : Maximilien est fusillé aux côtés des généraux Miramon et Mejia. [...] "; sur le Web] ils commençaient à être sérieusement inquiet pour l'avenir.


  Dans une armée bien commandée, même après des revers, un chef conserve l'estime de ses troupes; la discipline est observée, comme cela eut lieu du reste à l' armée du Rhin. Cependant si le berger abandonne son troupeau ou le conduit à la gueule du loup, il doit s'attendre à de la résistance. Tous ces commentaires s'échangeaient entre officiers, de façon à ne pas ébranler le moral du soldat dont l'intelligence était en éveil; on voulait chercher à comprendre ce qui paraissait si mystérieusement contraire à la raison.
  Qu'un général en chef trouve le fardeau trop lourd, ne se sente pas à la hauteur de sa tâche, cela s'est vu. Il ferait œuvre patriotique en cédant son commandement; le maréchal Canrobert a agi ainsi en Crimée; [Guerre de Crimée, I853-I856; elle opposa l'Empire russe à une coalition formée de l'Empire ottoman, de l'Empire français, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne. Elle fut déclarée pour stopper l'expansionnisme russe et la crainte de l'effondrement de l'Empire ottoman; elle s'achève par la défaite de la Russie, entérinée par le traité de Paris de I856;  aujourd'hui largement oubliée, elle fut néanmoins la première campagne du Second Empire et l’une des guerres les plus marquantes du XIXe siècle; durant le siège de Sébastopol succédant au général Armand Jacques Achille Leroy de Saint-Arnaud, I798, mort du choléra le 20 septembre I854, le général Canrobert démissionne le I6 mai I855; il est remplacé par le général Aimable Pélissier, I794-I864] il s'est honoré et a conservé l'estime de toute l'armée. Le maréchal Bazaine avait une très haute opinion de ses propres mérites, il ne consultait personne, pas même son chef d'état-major, agissait seul, se renfermant dans un mutisme absolu et une froideur calculéeclxv.
   Plus tard, quand il se sera compromis en s'engouffra dans cette impasse du camp retranché, ce sera l'inverse qui aura lieu; il n'osera rien entreprendre sans réunir ses chefs de corps en conseil de guerre pour les consulter, mais au fond il n'en fera qu'à son idéeclxvi.
  Nous voilà refoulés sous Metz; l'ennemi ne cache plus ses projets de nous y retenir le plus longtemps qu'il pourra, pour donner le temps à l'avalanche de Prussiens d'envahir le territoire, de vivre de réquisition en pays conquis et de faire pénétrer en France pour envelopper le camp français toutes les troupes d'investissement. 
  L'état-major allemand en nous cernant aussi rapidement, en mettant son plan à exécution après les derniers coups de canon, ne pouvait pressentir à cette date la fin tragique de notre armée. Son but, en faisant venir des troupes à jet continu, en barrant fortement les principaux points de passage, était de nous priver de secours et de se rapprocher de Mac-Mahon pour battre nos armées en détail; mais c'était tout ce qu'il espérait.
  La retraite de l'armée se fit en bon ordre; aucune poursuite n'était possible sous la protection des forts. Le cœur lourd de chagrin, nous chevauchions en pensant à la perte de cette bataille, et aux I3.000clxvii camarades tombés sans utilité pour la patrie.
  Le maréchal a été jugé depuis par ses pairs ? Il y a des détails inédits et ignorés que j'essaye de présenter dans ce journal, ils jetteront leur lumière sur les actes de notre chef. On se demandera dans quel but il procédait de la sorte ? Ce secret connu de lui seul se devinait en partie.
  Que répondre ? C'est mystérieux ! les chefs clairvoyants s'arrêtaient nettement à une pensée déjà relatée ici : si Bazaine ne redoutait plus le maréchalat [dignité de maréchal] pour Canrobert comme cela avait eu lieu pour Frossard, il craignait que l' Empereur ne l'élevât au " duché de Saint-Privat ". Le maréchal sentait l'affront retomber sur lui qui s'était complètement désintéressé de cette bataille. Peut-être pressentait-il un blâme de sa conduite injustifiable, et aussi sa disgrâce. C'était l"opinion la plus répandue parmi les généraux, qui ne trouvaient aucune justification pour des faits aussi extraordinaires, aussi étrangement contraires à la raison.
  Ils ajoutaient, en somme, que tout pouvait s'expliquer. La victoire, il n'en voulait pas plus à Saint-Privat qu'à Gravelotte. Son plan eût été bouleversé ? Il voulait s'isoler de l' Empereur, laisser battre Mac-Mahon; attendre avec son armée à l'abri de la forteresse les évènements qu'il avait supputés avec un pressentiment qui s'est en partie réalisé par la catastrophe de Sedan. S'il ne s'était pas laissé berner par le prince Frédéric-Charles, il aurait pu en retirer les conséquences qu'il espérait : devenir dictateur et plus, disait-on.

Photo : E. Appert.
 
  Le maréchal, en retardant sa marche pour mettre ses projets à exécution, voulait gagner du temps; mais il était loin de supposer que l'ennemi lui livrerait trois batailles aussi meurtrières, qui affaibliraient son armée de plus de 35.000 hommes et qui lui feraient perdre, aux yeux de ses soldats, l'estime et la considération indispensable à un général en chef.
  L'ennemi, sans se préoccuper de sa fatigue, ne perdit pas de temps. Toute la nuit il l'employa à l'investissement de la place.
  Que l'on compare cette activité à nos lenteurs !
  Notre armée se retire en bon ordre. À la sortie de Moulins-lès-Metz, la nuit approchait; la poussière soulevée par notre colonne de cavalerie attira de nouveau l'attention de l'ennemi, qui s'établit sur les collines séparant la Moselle de la route de Metz; de cette position il fit pleuvoir sur nous une grêle d'obus, heureusement mal dirigée et qui n'atteignirent que quelques hommes du régiment. La brigade Murat fut plus éprouvée. Le feu du Saint-Quentin fit taire cette batterie qui aurait pu faire beaucoup de mal à la division de Forton, seule visée.
  Puis des masses noires paraissaient à 2 ou 3 kilomètres sur notre flanc gauche. Il était urgent de s'informer si, à la faveur de la nuit qui approchait, l'ennemi ne se glisserait pas pour nous couper la retraite. Notre général fit arrêter la colonne et décida d'envoyer une patrouille reconnaître le terrain. " Faites-moi venir le sous-lieutenant de Clermont-Tonnerre. " [René Tillette de, I85I-I938] Celui n'arrivant pas, le général s'impatienta.
  Comme je me trouvais en tête avec le colonel, derrière le général de Forton, je priai le colonel de me proposer pour cette mission. Le général accepta. Au lieu d'une patrouille d'une dizaine d'hommes qu'il voulait envoyer, je lui demandai seulement deux cavaliers que je connaissais de mon ancien peloton. Notre général, toujours très bon et plein de sollicitude, me fit toute espèce de recommandations; de ne pas me laisser surprendre, etc... J'aurais dû me montrer reconnaissant pour ses conseils de prudence; j'avoue sincèrement que c'est le contraire qui eut lieu; je me rendis compte instinctivement que c'était sans doute ce sentiment qui avait guidé sa conduite le I5 à Mars-la-Tour et à Saint-Privat, la crainte de perdre quelques cavaliers ou des chevaux.

CLERMONT-TONNERRE René, sous-lieutenant . Photo Berthault d' Anger.
 
  Au moment de partir, l'adjudant Nitot, actuellement lieutenant-colonel au I4e dragons, fils de notre colonel, me cria : " Emmenez-moi, mon lieutenant ! " Sans demandez l'autorisation, je lui répondis : " Venez, Edgard. " Après un parcours de 2 kilomètres à une allure vive, nous nous échelonnâmes en nous dissimulant et prenant les précautions usités en semblable circonstance.
  En regardant derrière une haie, couché sur l'encolure de mon cheval, mon casque dans une main, je vis miroiter dans le lointain une coiffure que je reconnus être un casque de dragon français. Ce que nous avons ri avec ce brave Edgard ! Le cœur n'était cependant pas à la gaîté, mais nous pensions aux craintes de notre chef toujours timoré; après m'être approché, et pendant que je questionnais cette vedette, je vis venir à nous un groupe d'officiers; je reconnus le lieutenant-colonel de Cools, j'ai dit combien il avait été bon pour moi, même lorsqu'il fut parvenu au faîte de la hiérarchie. Il était accompagné par un colonel d'infanterie blessé à la figure et qui portait un bras en écharpe. Quand ce dernier apprit que nous appartenions à la division de Forton, il m'adressa la parole rudement : " Les voilà, ces foudres de guerre ! Les Forton, les Murat, où étaient-ils pendant la bataille ? Ils se sont cachés dans un ravin ! terrés comme des lapins au pied du Saint-Quentin, et patati et patata. Ah ! Forton nous prend pour l'ennemi, eh bien je vais vous retenir prisonniers, moi, pour lui f.... le tract ", etc. 
  Le colonel de Cools qui respectait beaucoup le général de Forton, et avait une profonde estime pour le général Murat, eut de la peine à faire taire le colonel qui se tourna, en colère, vers lui : " Comment ! vous soutenez ces gens-là, vous ? Vous oubliez donc ce qui s'est passé le I5, à Mars-la-Tour ? Si nous sommes ici, c'est la faute à Forton. " Cela commençait à devenir très pénible pour moi; mon escorte s'était tenue à l'écart. Je pris congé du colonel de Cools qui me reconduisit à une centaine de mètres, s'informant de mes égratignures, car il me voyait les mains entourées de bandelettes de toile.
  Ce colonel semblait ignorer que dans cette journée du I7, la division de la cavalerie de la garde se trouvait à côté de nous dans les mêmes conditions.
  Je me tus; j'aurai pu dire comme le gendarme de Nadau : " Colonel, vous avez raison. " [Gustave NADAU, I820-I893; poète et chansonnier; il est l'auteur, parole et musique, de la chanson Pandore, ou les Deux Gendarmes, I860, interdite par le régime] Mais pour le prince Murat, c'était injuste; toute la division a pu le voir faire la navette de sa place de colonel et autres généraux, ne comprenant rien à ce qui se passait. Il aurait désiré un ordre de déplacement. Or, comme on ignorait que le maréchal n'était pas à la tête de son armée, on attendait ses ordres. Nul chef n'osa prendre sur lui de se déplacerclxviii.
  En I873, quand je communiquai mes cahiers au colonel de Cools, il se mit à rire du récit que je faisais de cette entrevue; il me dit : " Aujourd'hui ce colonel est général : vous avez bien fait de ne pas donner son nom. " Je ne l'ai jamais su d'ailleurs, ne m'étant pas préoccupé davantage de cette amère sortie provoquée sans doute par notre défaite.
  Le général Murat ne méritait pas d'être traité ainsi. Nous l'avons vu, les narines pincées, frappant sa botte avec son fourreau de sabre. On devinait la colère sourde qui l'agitait. J'ai su plus tard, qu'il avait dit à notre colonel, que " s'il n'avait pas craint de passer pour déserter l'armée en quittant sa brigade en face de l'ennemi, il serait allé d'une seule traite retrouver l' Empereur à Verdun, pour le mettre au courant des menées ténébreuses du maréchal Bazaine ". Il n'aurait désiré que prouver à l' Empereur qu'on le trahissait et faire relever le maréchal de son commandement. Il s'était procuré des attestations dans ce but. Il regretta, après Sedan, de n'avoir pas mis son projet à exécution.
  À notre retour, le général de Forton parfaitement rassuré fit faire tête de colonne à gauche. On mit pied à terre, et la division s'installa au bivouac, à I kilomètres de Moulins-lès-Metz, pour y passer la nuit.
  Peu après, le bivouac devint silencieux; nous dormions tous d'un lourd sommeil. Vers I heure du matin, je fus réveillé par un planton qui m'apportait une lettre du prince Murat, où celui-ci me priait de venir le voir sur-le-champ. Que me voulait-il donc ? Il ne manquait pas d'officiers dans sa brigade. Je pensai qu'il avait peut-être une bonne nouvelle me concernant à me communiquer; j'eus de la peine à me réveiller, me trouvant si bien enveloppé dans mon grand manteau, sous le ciel étoilé.
  
  À suivre...  
 
clv. Bazaine semble avoir regardé la bataille de Saint-Privat comme une simple affaire défensive où il s'agissait de tenir bon sur des positions très fortes et de repousser sans plus les attaques éventuelles de l'ennemi.

clvi. Bazaine malgré sa robuste constitution était alourdi et vieilli. — À rapprocher de ce passage du colonel FIX, loc. cit., II, 36. " Le soir de Rezonville, il, Bazaine, était visiblement fatigué et porté à s'assoupir, de sorte qu'à la fin, le général Jarras murmura entre ses dents : " Il dort. "
 
clvii. Les Allemands profitaient de leur supériorité en artillerie pour masser leurs batteries et accabler dès le début l'adversaire sous un feu écrasant.
 
clviii. Le maréchal fut prévenu, dès 9 heures du matin, que l'ennemi continuait son mouvement enveloppant; mais telle était sa confiance dans les dispositions qu'il avait prises l' avant- veille et confirmées la veille qu'il ne bougea pas de son logement et qu'il répondait aux officiers qui venaient le prévenir qu'un combat effroyable s'engageait :" Vos chefs sauront se défendre. " Lieutenant-colonel FIX, loc. cit., 44.  
 
clviv. En ce moment vers 3 heures l'avantage était encore du côté de nos armes. Capitaine BONNET, Guerre franco-allemande, résumé et commentaire de l'ouvrage du grand état-major prussien, I47.
 
clx. L'attaque de Saint-Privat commence vers 5 heures, la garde royale est repoussée avec des pertes énormes, mais les Saxons vont occuper Roncourt. Saint-Privat est écrasé sous un terrible feu d' artillerie, un nouvel assaut est donné qui réussit vers 8 heures du soir.
 
clxi. " Il, Bazaine, n'a expédié à Canrobert que deux batteries de réserve et quelques caissons. " Alfred DUQUET, La Bataille de Saint-Privat, JOURNAL, 7 octobre I9I3.
 
clxii. De 6 à 7 h. 30 la Ire armée prussienne éprouve un terrible échec en essayant d'enlever les positions défendues par Frossard et Lebœuf : " À ce moment les troupes de Steinmetz avaient échoué dans toutes leurs tentatives contre le 2e corps et la gauche du 3e, elles avaient été repoussées, décimées, à tel point qu'une panique s'y produisit, qu'une sorte de déroute commença et que l'ordre fut envoyé en tout hâte de débarrasser les ponts de la Moselle et leurs abords pour permettre la retraite sur la rive droite. " Colonel d' ANDLAU, loc. cit., 93.
 
clxiii. C'est la panique qui se produisit dans le convoi du 6e corps et qui fut causée surtout par des conducteurs civils. Le général JARRAS parle de cet incident, loc. cit., I27, seulement l'heure diffère.
 
clxiv. Le I9, il, Bazaine, s'établissait au Ban-Saint-Martin dans la belle maison de campagne de M. Le Bouteiller; le bureau de l'état-major s'installait à quelque distance dans une maison plus modeste. Colonel FIX, loc. cit., II, 45-46.
  Au Ban-Saint-Martin Bazaine était installé dans la villa de M. Herbin. Voir LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, note I.
 
clxv. " Dans cette triste affaire il m'est quelquefois répliqué : " Mais Bazaine n'a jamais été en chercher si long, incapable de commander un corps d'armée il laissait faire, n'osant donner un ordre, espérant que le généralissime Hasard viendrait le tirer d'affaire. " Beaucoup de ses partisans affirment pareillement qu'il ne croyait pas à ses connaissances stratégiques. En ce cas, il devait ne pas accepter un commandement; il aurait dû se contenter de se battre comme un brave colonel qu'il était. " Alfred DUQUET, La Question Bazaine. Ce qu'il faut penser d'une tentative de réhabilitation. La bataille de Forbach, JOURNAL, 4 octobre I9I3.  
 
clxvi. Au fond, ce qu'il cherchera dans ces réunions de conseil, ce sera un moyen de se couvrir et de justifier de son inaction.
 
clxvii. Le total général des pertes est de 6I9 officiers, I2.599 hommes de troupe. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, 367.
 

   COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. I76-I9I.
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