L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XVIII

Précédemment
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  Je suivis le planton et, dix minutes après, j'étais chez le prince qui s'était installé dans une ferme. Il me reçut affectueusement, me demandant de lui rendre un service qu'il considérait comme très important. Il s'agissait de porter une lettre à Metz, de la faire recommander à la poste avant que les courriers ne tombent au pouvoir de l'ennemi, ce qui ne pouvait tarder. Mes chevaux étant trop fatigués, je lui demandai un des siens, et jusqu'à mon retour je lui laissai le mien. Il me répondit : " J'en ai un tout sellé, faites diligence. " Je partis à bonne allure, porteur de ce pli scellé de cinq cachets mordorés [aux couleurs] aux armes du prince. En arrivant au bureau de poste, je le trouvai encombré de monde. Je ne voyais pas la possibilité de me tirer de ma mission avant longtemps, s'il me fallait faire la queue; je m'impatientai. Il me vint alors l'idée de demander le directeur " au nom du prince Murat, service impérial ". Toutes les barrières tombèrent, je fus introduit immédiatement dans les bureaux du directeur, qui me donna l'assurance que la lettre dont j'étais porteur allait être envoyée de suite. On me remit un récépissé de recommandation. Ayant machinalement jeté les yeux sur l'enveloppe, je vis qu'elle était adressée " au Prince de Wagram, au château de Gros-Bois, près Paris. Très pressé ". 
  Ma mission terminée, je rentrai au bivouac à une allure modérée, juste au moment où mes camarades allumaient les feux pour faire le café; ils avaient été fort surpris de ne pas m'apercevoir au réveil, ni moi, ni mon cheval.
  Le prince m'attendait, je lui remis le récépissé; il me remercia chaleureusement, me témoignant sa reconnaissance. Cela n'en valait pas la peine, j'étais heureux d'avoir été agréable à cet officier.
 
Vue du château de Grosbois, Boissy-Saint-Léger, dept 94.  ©JLL-LeTROT. Aujourd'hui, il abrite le plus important musée d’Europe consacré à l’histoire des courses au trot, 20I0.  "  Implanté sur le domaine  royal, Grosbois-le-Roi n’est autre qu’une petite bourgade environnée de parcelles agricoles et de forêts giboyeuses auxquelles il doit son nom [...] la construction du château par Nicolas de Harlay, I597, [...]  La vie y reprend son cours sous Louis XIII, quand Charles de Valois, prend possession du domaine et entreprend un vaste programme d’embellissement. Il y mène alors grand train. [...] Le Domaine passe ensuite entre de nombreuses mains [...] Au crépuscule de l’Ancien Régime, le frère du roi et futur Louis XVIII en est propriétaire et y coule des jours tranquilles jusqu’à son départ précipité lors de la Révolution. C’est Barras, véritable roi de la première République qui y prend alors ses appartements. Il y reçoit en seigneur, la société la plus brillante de Paris. Mais Bonaparte et le coup d’état du I8 brumaire, le forcent à l’exil. Barras cède alors la place au général Moreau, qui en rival malheureux du Ier consul ne tarde pas à subir le même sort. Le ministre de la police, Joseph Fouché sert ensuite d’émissaire et revend le château au Maréchal Berthier, prince de Wagram en I805. Grâce à lui, le château est restauré, remeublé et transformé en l’une des plus belles demeures de l’Empire. Mais le déclin survient et Grosbois s’offre comme une étape sur la route de l’exil pour l’Impératrice Marie-Louise et le petit roi de Rome. Le domaine demeure pourtant contre vents et marées dans la famille du maréchal Berthier durant plus de cent cinquante ans. [...]  ". Sur le Web]
 
  En I880, étant en garnison à Lyon, j'appris par son fils, lieutenant au 4e cuirassiers, dans une conversation à ce sujet, que cette lettre était destinée à l'impératrice; qu'elle était arrivée à destination, et qu'elle lui avait été remise.
  Le général Murat, désolé de voir l' Empereur abandonné, a toujours cru qu'après la catastrophe de Sedan le maréchal se prêterait à une restauration impériale. C'est ce qui aurait pu arriver, si Bazaine avait eu la certitude d'être suivi par son armée. Ses lenteurs ont tout compromis. Sachant que des arrangements seraient faciles avec le roi de Prusse, il fallait agir de suite, sans se préoccuper de la guerre civile qui pouvait éclater après le 4 septembre; [" Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République : elle est proclamée, et cette révolution est faite au nom du droit et du salut public. Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain, vous serez avec l’armée des vengeurs de la Patrie. " Léon Gambetta, I838-I882, avocat, l'une des personnalités politiques de l'époque, successivement député, ministre de l' Intérieur, Président de la Chambre des députés, Président du Conseil et ministre des Affaires Étrangères I88I-I882, proclame la IIIe République devant la foule assemblée place de l’Hôtel de Ville, à Paris, le 4 septembre I870] on l'aurait promptement étoufféeclxviii
  En ce qui me concerne, le prince n'a jamais fait allusion à cette mission; il ne m'appartenait pas de lui en parler.

GAMBETTA Léon, vers I860.

XVII 


LE CAMP RETRANCHÉ SOUS METZ

I9 août.
 
  Dans la matinée de ce jour toute l'armée se met en mouvement pour se rendre sur les emplacement qui lui ont été désignés. Cette marche fut lugubre, les forts se mirent à tonner pour tenir l'ennemi à distance.
  L' ennemi, voyant son plan de campagne facilité d'une façon aussi soudaine qu'imprévue, s'est empressé d'en tirer profit. La vigueur et la célérité qu'il mit à cerner notre camp, et à interrompre toutes communications avec le reste de la France, stupéfièrent le maréchal. Quand on vint lui rendre compte que la poste ne pouvait plus répondre des courriers; que sa correspondance ne pouvait plus partir de Metzclxix, il put juger de l'activité de l' adversaire.
  Notre division s'installa à l'île Chambière, [île regroupant les quartiers du Pontiffroy et de Saint-Vincent et appartenant au territoire dit " quartier des îles "; " situé au nord de la ville, il comprend un ensemble de zones situées sur les îles entre les bras de la Moselle. Sont regroupés dans ce secteur, outre l'île Chambière : l’île du Grand-Saulcy, plus souvent appelée île du Saulcy, où est implanté un campus de l’université de Lorraine et l’île, formée par le canal de Metz, et le quartier Fort-Moselle. contre les fortifications.,... "; sur le Web] contre les fortifications. Il ne vint à la pensée d'aucun de nous que nous resterions deux mois et demi dans ce " camp de la misère ". Qui pouvait alors prévoir ce sombre avenir et supposer que notre brillante armée était destinée, de par la faute de son chef, à rester là inoccupée, croupissant dans la fange d'un bourbier alimenté par une pluie incessante, pendant plus de quarante jours et vouée à une destruction complète par la famine !
  Cette armée incomparable qui s'était montrée si crâne au feu, la garde impériale, les vieux soldats aguerris des campagnes de Crimée, d' Italie, du Mexique ! Ces vieilles barbes d' Afrique dont la réputation était légendaire ! Qui pouvait croire que ces troupes resteraient les bras croisés dans leur bivouac, pendant que l'ennemi élevait des barrières pour retenir l'armée comme un oiseau en cage, sans que le maréchal ait l'air de se douter que l'adversaire amoncelait autour de nous des défenses formidablesclxx ? Dans quel but laissait-il faire l'ennemi sans le troubler ?
   À quoi songeait donc notre chef pour ne pas s'y opposer quand il était encore temps ?
 
20 août.

   La ville de Metz est interdite aux officiers non munis d'une autorisation régulière. Comme mes fonctions m'obligeaient à m'y rendre souvent, je reçus une carte permanente, ce qui me permis de visiter nos blessés, de me rendre utile à quelques camarades, enfin d'entendre ce qui se disait en ville.
   Je note cette date à l'encre rouge ! À partir de ce moment tout est fini pour notre belle et incomparable cavalerie, orgueil des officiers et de nos braves soldats.
  Elle prendra encore part à des démonstrations inutiles, quand les cris de l'armée feront sortir le maréchal de son engourdissement. Les sabres vont rester au fourreau, nous n’aborderons plus l'ennemi que pour lui rendre nos armes !
   Plus de service d' exploration, plus de reconnaissance, plus rien ! Le maréchal préfère s'en rapporter aux espions à double action qui le trompent et l'endorment, pendant que l'ennemi élève des fortifications, construit des batteries formidables. On pourrait le harceler, le troubler, l'éloigner, sortir enfin ! Non, on le laisse tranquille comme si le maréchal y était intéressé; que penser de tout cela ? Puis plus tard il dira : " Vous voyez, le cercle est infranchissable. "

" Durant le siège, les photographes installés à Metz, Malardot, Bourent, Collet..., immortalisent une armée qui pose encore fièrement. Mais l'attitude de ces hommes, le plus souvent en tenue de campagne, ne peut pas toujours camoufler un moral déclinant et une issue que chacun pressent inévitable; capitaine équipé pour une sortie... qui n'aura pas lieu ! " Auteur photo : non mentionné. Sur le Web 

  À Metz, la plupart des journaux étaient favorables à Bazaine, un seul, mieux renseigné, ayant des relations avec des officiers de l'état-major général, inséra un article qui fit sensation. En voici un extrait, je le copie textuellement :
  " Les batailles de Spickeren-Forbach, 6 août, de Borny, I4, de Gravelotte, I6, de Saint-Privat, I8 auraient pu être évitées si le Maréchal avait agi avec plus de promptitude. Elles devaient illustrer nos armes puisque le choc s'est produit à notre avantageclxxi. Si le chef de l'armée l'avait voulu, il pouvait être victorieux sur tous les points; les troupes allemandes se ressentaient de leur pénible marche pour assurer l'exécution du plan de l'état-major allemand. 
  Ces rencontres peuvent être citées parmi les plus grandes et les plus meurtrières du siècle par l' acharnement de la lutte. Le courage déployé par l'armée française dans ces combats si rapprochés a fait éprouver des pertes énormes à l'ennemi; elles ont été aussi très sensibles dans l' armée française.
  Nous n'hésitons pas à dire que la tâche qui incombait au maréchal Bazaine dépassait de beaucoup ses moyens et ses forces. Il n'était pas à sa hauteur ni par son activité physique, ni par ses talents, ni par son énergie morale. 
  On peut citer ces batailles comme des rencontres de hasard où l'imprévu a tout réglé et le sang des soldats fait tous les frais. "
  Le maréchal fut sensible à ce jugement porté, à la date du 20 août, par un journal répandu à profusion, qui était dans toutes les mains le lendemain; il n'en s'est pas caché dans son entourage. Profondément irrité, il voulait faire arrêter l'auteur de l'article, attribué au colonel Lewal de son état-majorclxxii. Mais le coup avait porté et la conscience de l'armée a ratifié ce jugement.

XVIII

 

INVESTISSEMENT DE METZ PAR LES ALLEMANDS


2I août.
 
  À cette date l'investissement est complet, l'armée apprend qu'elle est isolée du reste de la France; que les courriers ont tous été interceptés en essayant de franchir le blocus. La cavalerie allemande forme pour les isolés un cercle infranchissable autour de Metz.


  Le soir vint clore cette troisième journée. On fit rentrer en ville et dans les ambulances provisoires ce qui restait de blessés transportables dans les fermes et villages compris dans la zone dangereuse. Leur nombre était si élevé, que l'on fut dans la nécessité d'établir des constructions avec de grandes planches formant toit; on garnissait ces stations de paille fraîche. Et là, sur des tables, les médecins se livraient aux opérations chirurgicales, aidés dans leurs travaux par les dames de la ville, improvisées infirmièresclxxiii.
  On s'habitue à tout. Nous avons vu des fourgons d' artillerie, chargés de membres amputés et des cadavres de ceux qui succombaient pendant l'opération; ils transportaient ces restes humains au cimetière Chambière, où 8.000 Français, morts pour la patrie, dorment maintenant leur éternel sommeil ! Paix à leurs cendres ! 
  Ces détails lugubres, je ne veux point les taire pourtant, car ils font partie de ces mémoires. Sur l'esplanade, à Metz, une grande ambulance fut organisée au moyen de rails et de wagons. Cette installation en plein air était favorable, les amputations réussirent mieux que dans les hôpitauxclxxiv.


   Il m'est resté un sentiment de profonde reconnaissance pour les médecins militaires; je les ai vus à l'œuvre dans leurs sublimes fonctions, pendant et après les batailles. J'allais souvent avec Robert, médecin-major du régiment, voir le fils d'un de mes amis, un jeune compatriote nommé Roblin, brigadier-fourrier aux cuirassiers de la garde; il avait reçu une balle qui lui brisa le genou. Comme il ne voulut pas se laisser amputer, il succomba. C'était un homme superbe, fils unique, orgueil de ses excellents parents; son père ne put se consoler de cette perte. J'ai assisté aux conseils des médecins; je les ai entendus qui tâchaient de le convaincre; il se refusa obstinément à toute opération, ne voulant pas être mutilé. En d'autres occasions je les ai entendus parler à leurs patients avec l'onction d'un confesseur ou d'une sœur de charité. Ces saintes filles ! Elles poussaient le dévouement jusqu’à l'oubli d'elles-mêmes, remplaçaient les mères au chevet des moribonds, exaltaient la vie future, fermaient les yeux des mourants qui, grâce à elle, rendaient le dernier soupir, le sourire aux lèvres, heureux de mourir pour la patrie dans l'espoir de la suprême récompense !
  Que de camarades sauvés par le dévouement des médecins militairesclxxv ! Combien de soldats seraient morts, sans leur abnégation, sans le secours de leur science ! C'est toujours avec un souvenir reconnaissant que je serre la main d'un médecin militaire, ayant toujours présents à la mémoire, même après tant d'années écoulées, leur sublime besogne et les services rendus par eux à nos malades et à nos blessés.
  Je me rappelle le récit de l'un deux, relatif aux souffrances provoquées par la soif, le jour de Gravelotte. Vers 4 heures du soir, étant de service dans une ambulance, il fut témoin d'un fait peu ordinaire. Une compagnie d'infanterie vint à passer; elle se précipita sur un cuvier plein d'eau rougie par le lavage des scalpels et les mains des chirurgiens; le récipient fut vidé en un instant, sans que l'on puisse retenir ces altérés.
  Cela m'amène à comparer notre discipline douce et humaine avec celle de l'ennemi dans un cas analogue, qui me fut conté par un officier prisonnier.
  Un bataillon prussien, privé d'eau momentanément, se trouvait au repos sur la rive droite de la Moselle. Quelques hommes allèrent remplir leurs bidons sans autorisation, ils furent ralliés, et défense fut faite de quitter les rangs. Un soldat, se trouvant un peu éloigné, n'eut pas connaissance de cet ordre; il fut surpris remplissant son bidon, ramené aussitôt, placé sous escorte; une cour martiale se réunit et se malheureux fut condamné à être fusillé pour désobéissance en présence de l'ennemi. Il fut exécuté devant le front du régiment en armes. 
  Ces digressions reposent un peu de l'action militaire. 
  L'armée, après ces batailles, avait besoin de se refaire; mais son repos se prolongeait trop. Les corps avaient placé leur service de sécurité; nos vedettes apercevaient celles de l'ennemi, quelques coups de fusil étaient échangés; là se bornèrent toutes tentatives. Les forts tonnaient jour et nuit, pour tenir l'ennemi à distance; ce qui ne l'empêchait pas d'ailleurs de razzier toutes les vivres des villages rapprochés au mépris des balles de nos sentinelles.
  Pendant ce temps, les Allemands construisaient avec ardeur des batteries aux principaux points de passageclxxvi, se faisant aider par les habitants réquisitionnés pour cette besogne qui les désolait. Quelques exécutions firent taire les récalcitrants, les Prussiens étaient sans pitié pour eux. 
 
22 août.
 
  De I heure à 5 je montais souvent à cheval pour accompagner mon colonel dans ses promenades. Pendant tout le temps de l' investissement il en fut ainsi, du moins tant que les chevaux eurent la force de nous porter. Il se rendait un jour dans un corps d' armée, un jour dans un autre, en visite, quelquefois avec le général de Gramont ou le prince Murat. Une autre fois, il allait là où ses sympathies le poussaient, pour tuer le temps, puisque nous ne pouvions marcher à l'ennemi. Dans la journée, souvent le soir, il y avait réunion des généraux chez le colonel Friant. Au moment de notre départ, je remettais toujours au poste de police l'itinéraire qu'il se proposait de suivre. Ce furent pour moi les meilleurs moments durant le blocus. Je me tenais en arrière avec les officiers d' ordonnance. Quand ces messieurs étaient ensemble, ils discutaient souvent avec animation; l'éclat de leurs voix arrivait jusqu'à moi; je faisais ainsi ample moisson de renseignements.
  Quand mon colonel était seul, il me faisait toujours marcher à côté de lui. Alors il devenait familier; je me taisais, observant toute la défense militaire. Sa conversation était variée et intéressante. Bien qu'il ne s'occupât que de choses militaires, il s'abstenait de porter aucun jugement sur nos chefs; c'était d' ailleurs bien inutile, car je lisais clairement dans ses pensées. Et puis les autres généraux ne se gênaient pas; ce qui n'arrivait pas clairement jusqu'à moi était complété par les aides de camp pendant nos chevauchés. Or, comme il y avait unité d' appréciation, le maréchal n'était pas ménagé.
 
23 août.
 
  Même oisiveté; les promenades de chevaux se font comme à la garnison. On connaît l' activité de l'ennemi pour renforcer le blocus, et pourtant on n'a pas l'air de s'en soucierclxxvii. Les régiments étaient bien reposés, il aurait été facile de battre l' ennemi sur un point quelconque; c'était tout indiqué ! En l' attaquant inopinément, il ne pouvait opposer une force imposante sur tout le cercle. On pouvait le harceler, le fatiguer, et rétablir facilement les communications; le maréchal n' y songea même pas.
  Dans l'après-midi, sur le front de bandière,[autrefois, front d'une armée rangée en bataille, Larousse] le 7e cuirassiers procéda à la vente des chevaux pris à l'ennemi. Ma deuxième monture trop fatiguée venait d'être réintégrée dans le rang; il y avait dans le lot quelques beaux chevaux, un entre autres, celui que j'avais monté au moment du ralliement à Gravelotte; je désirais m'en rendre acquéreur, j'en avais parlé quelques auparavant au commandant Bouthier. Quand le tour de ce cheval arriva, l'intendant Birouste cria : " À cent francs ! " personne ne mit dessus. J'ai su plus tard que le commandant était l' auteur d'une entente en ma faveur. Du reste, malgré les prix excessivement bas dans ces sortes de circonstances, les officiers, ayant le nombre de chevaux réglementaire, ne tiennent pas à nourrir un troisième cheval à leurs frais.
  L'intendant dit : " Voilà un alezan qui vaut deux mille francs. Personne ne met au-dessus de cent francs ? " Silence complet. Le commandant Bouthier mit cinquante francs pour moi; l'alezan me fut adjugé. J'eus l'explication de cet exceptionnel bon marché. Ce cheval faisait partie du lot ramené à notre charge de Gravelotte, je le montais au moment du ralliement. Il s'était établi une légende parmi les troupiers sur ce cheval. Des hommes du régiment affirmaient que l'officier de cuirassiers du roi qui montait ce cheval avait été tué par moi. Ceux qui s'étaient trouvés dans ce groupe en avaient la certitude. État-ce vrai ? je l'ignorais; le sang qui aveugle quelquefois ne laisse pas le loisir d'attendre l'effet des coups, on ne s'occupe que des vivants et on se retourne promptement sur eux.

24 août.
 
  Encore au repos ! À quoi pense donc le maréchal toujours invisible ? C'est le cri général.
  La distribution du fourrage et de l' avoine vient d'avoir lieu; nos cavaliers ramènent plusieurs sacs de blé pour nos chevaux. Est-ce une erreur ? Il paraît que les approvisionnements de Metz n'ont pas été prévus pour une armée stationnant quelques jours dans ses murs. En effet avec plus de 40.000 chevaux il faut près de 200.000 kilogrammes [200 tonnes = ~8.000 bottes] d'avoine journellement. 
  Puisque l'armée vidait les magasins d' approvisionnement de Metz, pourquoi ne pas réquisitionner les innombrables richesses alimentaires en fourrage, grains et bestiaux qui existaient à profusion dans les fermes et les villages de ces belles vallées, aux environs du camp ? Les cultivateurs s'y seraient prêtés d'autant plus volontiers que les Prussiens faisaient journellement des razzias. On n'en fit rien ! L’adversaire s'enhardit; sous la menace et l’intimidation il se fit apporter toutes ces provisions, et il vint à proximité des postes avancés incendier les maisons des récalcitrants. Tout se fit avec une rapidité calculée.
  C'est ainsi que l'ennemi a vécu grassement pendant le siège, alors que nos chevaux d' abord, nos hommes ensuite succombèrent par la famine.
   
Source

  Puisque le maréchal avait l'intention de se retirer sous Metz, pourquoi n'avoir pas donné des instructions à l'intendant général, pour faire rentrer ces immenses provisions, qui existaient dans cette belle vallée de Thionville et dans les environs de Metzclxxviii ? Dans ces conditions il aurait eu des vivres pour plus d'une année; les statistiques en font foi. Et les Prussiens, privés de ces ressources, n'auraient pas pu constituer des magasins de réserve. Voilà ce que l'on pouvait entendre dire chaque jour par l'intendant de notre division, M. Birouste.
  En ville, même confiance dans le maréchal, c'était de l' aveuglement ! Le contraste avec l' armée était flagrant. Les habitants avaient la conviction qu'il " tendait un piège à l'ennemi et qu'il romprait ce cercle fragile quand il jugerait le moment opportun ". Chez nous, parmi les officiers, on n' entendait pas plus parler du maréchal que s'il n'existait pas. Ses partisans devenaient de jour en jour plus rares, sauf quelques officiers de son état-major qui affectaient de ne pas prendre l'investissement au sérieux. Ils colportaient partout que l'ennemi commettait une lourde faute en s'exposant à se faire détruire en détail; que sa dispersion pour cerner cette vaste enceinte était une cause d' affaiblissement, quelques soient les renforts qui lui arrivaient d' Allemagne. C'était vrai à une condition, c'est qu'il fallait agir avant l'établissement de ses formidables batteries et les travaux de fortification qu'il construisait jour et nuit sans relâche et, ce qui est plus grave, sans être inquiété.
  Dans la position que l'ennemi s'était choisie, toutes les chances étaient de notre côté; mais il aurait fallu procéder sans retard, en attaquant aujourd'hui sur un point, demain sur un autre, en établissant secrètement un tour de marche entre les corps, les ordres ne devant être communiqués qu'au dernier moment pour éviter les indiscrétions. Il fallait épuiser l’ennemi en le tenant en éveil par de fausses alertes, en le privant de sommeil : rien n'est plus énervant. Faire des attaques, des contre-attaques d'une façon incessante, diminuer ses forces par une succession de combats simulés, où on emploierait peu de monde : il n'aurait pu tenir longtemps devant cette tactiqueclxxix.
  Voilà ce que nous entendions exprimer par les chefs plein d'ardeur et de patriotisme, qui ne pouvaient s'expliquer cette inaction.
  Le maréchal, tenu au courant du mécontentement général, sentit qu'il ne pouvait rester dans cette situation. Il fit alors courir le bruit d'une sortie prochaine de toute l'armée sur un point tenu secret, naturellement.
 
25 août.
 
   À suivre... 

clxviii. Cette opinion étrange semble avoir été celle de la fraction ultrabonapartiste de l' armée.
 
clxix. Les communications télégraphiques avec Paris, interrompues dès le I4 août par la voie de Frouard, le furent par celle de Thionville, le I7 au soir. À partir du I8, elles n'eurent plus lieu qu'au moyen d'émissaires. Voir JARRAS, loc. cit., I46-I47.
 
clxx. Ces défenses du reste ne furent vraiment formidables qu'à une époque assez tardive.

clxxi. " Il est certain que, le I4 comme le I6 août, des moments se produisirent, au cours du combat où du côté des Français une volonté ferme, pénétrée de la situation et dirigeant avec ensemble, aurait pu se ménager bien des succès, ces conditions se représentèrent d'ailleurs dans la journée du I8. " Guerre franco-allemande de I870-I87I rédigé par la section historique du grand état-major prussien 879, cité par M. Alfred DUQUET, St.- Privat. JOURNAL 7 octobre I9I3.
 
clxxii. Le colonel Lewal garda la confiance du maréchal Bazaine au-delà de cette date, puisque le maréchal le fait mander, le 24, et a avec lui une longue conférence. Le 25, à 8 heures du soir, le colonel, mandé de nouveau chez le maréchal, en revint avec des instructions complètes, pour un mouvement de l'armée vers le Nord, sur Thionville. Elles avaient été préparées sans la coopération du chef d'état-major. Voir colonel FIX, loc. cit., II, 50, l'auteur présumé de cette lettre était le colonel d' ANDLAU.
 
clxxiii. Voir pour les ambulances les Souvenirs du général JARRAS, I4I-I42, et surtout l' Armée du Rhin du docteur Ferdinand QUESNOY, I0I-I03. [il est l'auteur de d'autres ouvrages, notamment : Souvenirs historiques, militaires et médicaux de l'armée d'Orient, I858;  Campagne de I870. Armée du Rhin. Camp de Châlons, Borny, Rezonville ou Gravelotte, Saint-Privat, blocus de Metz, I872; L' Algérie, I885;  L'armée d'Afrique depuis la conquête d'Alger, I888] Voir aussi DICK DE LONLAY, loc. cit., V, 25-3I.
 
clxxiv. " Ce qu'il importe toujours d'obtenir, dans les grandes accumulations de blessés, c'est la dissémination sur de larges espaces, c'est l' aération; au Polygone nous avions ces avantages et nous avons constaté que les résultats étaient excellents. Il en était de même à l'ambulance de l' Esplanade, où les blessés couchaient sur la paille et n'étaient abrités que par des tentes. Quoique en apparence défavorable, cette installation était encore préférable à celle des locaux fermés; les miasmes, sans cesse balayés, n'avaient pas le temps de s'y accumuler et de préparer les infections, qui sont une des causes principales de pertes parmi les blessés. " Docteur Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I03.
 
clxxv. Tout le monde a rendu à la médecine militaire la justice qu'elle a fait face à toutes les exigences avec les moyens dont elle disposait.
 
clxxvi. Des observatoires avaient été établies sur tous les points culminants; du haut de la cathédrale surtout, on pouvait suivre tous les mouvements de l'armée ennemie. Il n'y avait plus d'illusion possible : il devenait évident que le blocus commencerait au plus vite. L'ennemi activait son travail pour nous enceindre de batteries et fortifier d’abord les points par lesquels nous pouvions tenter de nous frayer un passage. Les bulletins de renseignements donnaient chaque jour le détail de nouveaux ouvrages entrepris... Sur les routes des tranchées furent creusées, protégés par des abatis, et sur les positions culminantes des batteries montrèrent bientôt le relief. — Docteur Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I05-I06.
 
 Haute de 75 mètres, la Cathédrale Saint-Étienne, I235 ou I240- I552, offre une vue imprenable sur la ville de Metz et est son point le plus haut. Photo : 20I3. Sur le Web
 
clxxvii. De notre côté nous ne faisions encore aucun travail de défense autour de nos camps; l' armement de plusieurs forts n'était même pas assez avancé pour gêner l'ennemi dans ses travaux d'installations de batteries. Docteur Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I06.
 
clxxviii. Au sujet de cette inertie voir LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 208-209. — D' ANDLAU, Metz, campagne et négociations, loc. cit., 2I7-2I8. D'après le rapport Rivière, en utilisant d'une façon judicieuse les vivres de la ville et des environs, Metz aurait pu tenir jusqu'au 29 novembre et même jusqu'au Ier janvier. Si le maréchal et l' armée avaient quitté Metz le Ier septembre, Metz aurait pu vivre jusqu'au 3I janvier inclus. En recueillant les ressources extérieures du I9 au 3I août, la résistance aurait duré beaucoup plus longtemps. Non seulement on ne renvoya pas les bouches inutiles mais on laissa entrer dans Metz 20.000 paysans des environs. Procès BAZAINE, Rapport Rivière, cité par LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 209, note 2.
 
clxxix. Ce sera la tactique préconisée par le maréchal Canrobert, dans le Conseil de guerre du 26 août : " Frappons des coups de tous les côtés, donnons des coups de griffe partout et incessamment. " Voir LEHAUTCOURT, VII, 83.
 

 COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. I9I-206.
 
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