Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2023/12/l-agonie-d-une-armee-metz-i870-journal_23.html
Après des informations prises à l'état-major, on a la certitude qu'aucune nouvelle ne peut être expédiée en France; d'ailleurs, on semble y avoir renoncé. Cependant on avait connaissance à Metz, que plusieurs émissaires franchissaient le cercle tous les jours, ce qui leur procurait des revenus lucratifsclxxx. Le maréchal pouvait donc, s'il l'eût sincèrement désiré, se mettre en relation avec la Régence [" Eugénie n’a pas été uniquement l’épouse de l’Empereur. Elle a également assumé par trois fois les fonctions de régente, en l’absence de Napoléon III. " : I859-I865 et I870; sur le Web] et avec l' Empereur. Il se renfermait au Ban-Saint-Martin, sans se montrer aux troupes, sans visiter les blessés, comme s'il eût honte de sa conduite passée, et comme s'il eût redouté de se mettre en communication avec Paris et avec le souverain, craignant un blâme de ses actes.
La victoire de Magenta annoncée au Conseil de Régence, Pierre Désiré Guillemet, I859 © RMN-Grand Palais, domaine de Compiègne, Thierry Le Mage.
L'armée, entretenue dans cette idée, est restée convaincue jusqu'à la fin du blocus qu'il était impossible de correspondre avec l'extérieur. Dans ces conditions, il fallait sans retard percer le cercle, ce qui était facile alors, et ne pas attendre que l'ennemi nous infligeât de trop grandes pertes dans cette tentative.
Depuis que l'on savait que l'intention du maréchal était de battre l'ennemi en détail, on se calmait un peu, on patientait.
Un nouveau bruit prit naissance; on disait que " si notre chef avait laissé l'armée au repos, c'était pour donner de la sécurité à l'adversaire; qu'une entente existait avec le maréchal de Mac-Mahon, dont l'armée était fortement réorganisée; que ce mouvement devait se faire simultanément; que l'ennemi pris à revers entre nos deux armées agissant contre lui avec le concours des forts, devait infailliblement succomber ". On paraissait croire à ce nouveau plan.
Si tel était le véritable motif de notre inaction, notre attente devenait vraisemblable. On ne tarderait pas d'ailleurs à être fixé. Pendant ces longues journées inutilisées, les cafés de Metz étaient encombrés, tous les grades se confondaient; c'est de là qu'on rapportait les nouvelles à ceux qui n'étaient pas autorisés à aller en ville. C'était émotionnant de voir dans ces rencontres des officiers d'une même promotion se retrouver après parfois plus de vingt années; les uns étaient demeurés dans les grades inférieurs, les autres avaient été plus heureux; ceux-là restés lieutenants, capitaines, ceux-ci devenus commandants, colonels et même généraux; c'était le cas du général Brincourt, [Auguste Henri, I823-I909] qui portait de plus la plaque de grand officier de la Légion d' honneur. Il fallait voir ces hommes se serrer la main, s'embrasser avec un sentiment de bonheur inconnu en dehors de l'armée.
BRINCOURT Auguste Henri. Sur le Web.
J'ai déjà dit qu'on ne fit aucune tentative pour troubler la quiétude de l'ennemi. Il recevait des pièces de siège, il augmentait ses défenses par des travaux d'une solidité inquiétante, suivant l'appréciation des officiers du génie, tous très au courant et connaissant les environs de Metz, puisque c'est dans cette ville qu'était installée leur école d' application.
Ces préparatifs de défense n'avaient aucune prise sur le moral de notre armée; aucun trouble n'existait, on pensait que notre premier choc briserait l'obstacle. On vivait dans cette confiance absolue, que rien ne pourrait ébranler ni arrêter l'élan de nos troupiers. Quelle joie pour nous autres, officiers, de commander à de tels hommesclxxxi !
Cependant on restait sceptique au sujet de la combinaison avec Mac-Mahon qui paraissait encore bien éloigné de nous; nous savions qu'une armée allemande était à sa poursuite. Ne serait-ce pas lui qui allait être pris entre deux feux ?... Malgré tout, ce bruit persistait; il était préférable de faire une sortie pour aller à sa rencontre, tel était l'avis des chefs de corps; dans ce but, il fallait prendre l'offensive sans retard. Le maréchal prescrivit l'ordre de mouvement pour le lendemain 26; cette nouvelle fut reçu avec enthousiasme. On verra à quoi ces projets aboutirent. Enfin, pour cette fois, Bazaine écouta ses lieutenants.
Dans la matinée j'étais allé voir un ami de garnison à l'ambulance; il venait de mourir. C'était un garçon très sceptique, ne croyant ni à Dieu ni au Diable. Il avait une réputation d' athée qu'il mettait comme une sorte de coquetterie à justifier, riant de tout ce qui touchait à la religion, posant à l'esprit fort, traitant de " pauvres d'esprit "ceux qui ne partageaient pas ses sentiments. Quand on parlait de nos camarades qui avaient succombé, heureux d'avoir à leur chevet une consolation, il répondait que " c'était leur destinée, mais que pour lui, l'heure n'était pas encore prête à sonner au cadran de sa vie ".
Pendant l'opération, l'extraction d'une balle qu'il avait reçue dans l'aine, à Saint-Privat, il eut conscience de sa fin prochaine, il demanda avec insistance un aumônier; mais il expira avant d'avoir pu réaliser cette volonté dernière. Il eut un mot de souvenir pour ses amis; puis vint le profond chagrin de quitter sa famille, si jeune, si plein d'espoir. Il prononçait avec passion le nom de sa pauvre mère et d'une sœur qu'il chérissait. Malgré tout il espérait encore, et il conserva la conviction profonde de sa guérison. Il avait écrit à l'avance aux siens une lettre qu'il confia aux bons soins du médecin; ce dernier désir d'un mourant fut exaucé, mais la lettre ne put être expédiée qu'au moment de la capitulation. Il s'éteignit en pleine connaissance, regrettant son athéisme, témoignant d'une foi ardente aux minutes d'agonie !
Voilà le récit fidèle qui nous fut fait. Quel contraste avec son passé ! La réflexion s'impose involontairement ! Je ne donne pas son nom pour ne pas attrister une famille très connue, si le hasard voulait que ce récit lui parvint.
Cet ami de garnison a été accompagné à sa dernière demeure par les officiers de son régiment et ses nombreux amis et camarades de Saint-Cyr; ses cendres reposent au cimetière Chambière.
XIX
FAUSSE SORTIE DU 26 AOÛT
26 août.
L'ordre de quitter les bivouacs est en voie d'exécution; l'opération commencée à 4 heures du matin, a pour but de franchir la Moselle et d'attaquer en avant du fort Saint-Julien.
Le mouvement se fit avec une inexplicable lenteur; deux ponts de bateaux seulement avaient été établisclxxxii; toute l'armée devait les franchir. Les ordres de mouvement ayant été lancés simultanément, il en résulta un encombrement qui aurait dû être prévu; les régiments restèrent sur place des heures entières, l'écoulement des troupes demanda toute la journée, tous les régiments ne franchirent même pas la Moselle.
Le matin, la pluie avait succédé à une grande sécheresse, cette température bienfaisante après d'aussi fortes chaleurs n'était pas redoutable pour la santé du soldat, elle offrait de plus l'avantage d'abattre une poussière aveuglante.
Il fallut un temps considérable pour faire passer l'armée sur la rive droite de la Moselle, alors qu'il eût été si facile d'augmenter le nombre des ponts, pour accélérer la marche des colonnes.
Le 4e corps, pour ne citer que lui, mit cinq heures pour franchir 3 kilomètres. Il est facile de comprendre que l'ennemi, toujours bien renseigné par ses espionsclxxxiii, avait tout le temps de concentrer ses forces dans la direction de nos têtes de colonnes. Comment expliquer cette manière de procéder ? Le maréchal se serait concerté avec les Allemands qu'il n'aurait pas agi différemment; la conduite de cette opération fut très critiquée.
Nous étions à la tête de nos chevaux, depuis le matin, attendant notre tour de marcher, lorsqu'une douche glacée tomba sur notre colonel. Un général du corps de Ladmirault, qui attendait son tour à côté de nous, lui dit en passant : " Ne bouclez pas vos malles, Friant, nous n'irons pas plus loin. " Ce propos, tenu en présence de nombreux officiers du 4e corps et de quelques-uns d'entre nous, que pouvait-il bien signifier ?
Il fallait que ce général fût dans le secret, puisque, peu de temps après, alors qu'une grande partie de l'armée se trouvait de l'autre côté de la Moselle, le mouvement fut enrayé et on reçut l'ordre de rentrer dans les campements du matinclxxxiv.
Ce fut une surprise déconcertanteclxxxiv.
Aucun prétexte ne pouvait être invoqué pour justifier cette retraite. C'était une nouvelle mystification ! L' armée était encore une fois déçue dans ses espérances, arrêtée dans son élan. Depuis huit jours que le blocus était pour ainsi dire connu des troupes, on voulait briser ce cercle; puis tout était changé, on allait retomber dans cette immobilité voulue, calculée, sans motif plausible, car on ne peut citer sans un haussement d' épaules celui qui eut cours alors : " Le maréchal rentre parce qu'il pleut fort. " Ce motif ne pouvait être pris au sérieux, l'ennemi n'était pas plus épargné que nous.
Les journaux du lendemain ont fait connaître qu'un conseil de guerre aurait été tenu au château de Grimont; la retraite aurait été décidée, parce que l'ennemi était trop en force sur ce point. Si on avait agi avec plus de célérité, on ne lui aurait pas laissé le temps de se concentrer. Les espions le renseignaient toujours exactement. L'armée n'a jamais compté le nombre de ses adversaires. Puis le journal, inspiré sans doute par notre chef, ajoutait : " qu'il était indispensable de maintenir sous Metz l'armée allemande, composée des meilleures troupes de la garde royale, ce qui permettait à la France d'organiser sa défense et d'achever les forts de Metz; que le maréchal avait des nouvelles de Mac-Mahon venant à son secours. "
Tel était le motif invoqué pour calmer le mécontentement de l'arméeclxxxv.
Il paraîtrait qu'un message de Mac-Mahon était effectivement parvenu au maréchal Bazaine. Le colonel Lewal a affirmé qu'il n'en avait pas été question au sein du conseilclxxxvi.
Le château de Grimont, Saint-Julien-Lès-Metz. Source.
Tout cela paraissait étrange; quelle déception ! Ces mouvements de retraite étaient irritants, c'était la seule tactique du maréchal; on ne faisait que reculer partout et toujours, dans tous les sens ! Était-ce un pacte avec l'ennemi ? Il fallait cependant savoir ce que l'on voulait faire de nous ? Les esprits se révoltaient, en entendant quelques officiers de l'état-major du maréchal dire que " celui-ci avait son plan; qu'il était très discret; qu'il fallait patienter, lui faire crédit, se fier à lui ".
Ces camarades, dont beaucoup pensaient comme nous, avaient sans doute des ordres pour s'exprimer ainsi. Ils étaient souvent mis en mauvaise posture; on ne voulait plus de ces raisonnements usés ! Non ! la confiance dans le chef de l'armée n'existait plus et on se méfiait de ceux qui l'approuvaientclxxxvii.
Nos soldats, si bien disposés à aborder l'ennemi, ne cherchaient pas à comprendre; ils avaient confiance dans leurs officiers, ils ne voyaient pas au-delà. Les sous-officiers, eux, n'étaient pas aussi calmes; beaucoup sentaient leur avenir compromis. Quand ils parlaient mal du maréchal, on les faisait taire en leur donnant des raisons qu'ils n'acceptaient pas, mais la discipline exigeait qu'ils se tussent, ils se résignaient au silence sans conviction.
27 août.
Notre division n'avait pas eu à se déplacer la veille; elle était restée toute la journée la bride au bras. On profita du beau soleil qui avait succédé à la pluie, pour remettre les effets en bon état, car toute la partie métallique de l'équipement du cuirassier se rouille facilement. Or nos soldats avaient la fierté de leur tenue. Il en alla de même dans tous les bivouacs : ce fut jour de repos et d'échange d'observations sur les procédés de notre chef.
28 aoûtclxxxviii.
Voici du nouveau; l'avoine de distribution faisant défaut sera remplacé par du blé. Les corvées de fourrage reviennent avec des sacs de blé pour les chevaux. L'officier de distribution, le lieutenant Géré, je crois, rend compte au chef d'escadrons de jour de cette substitution. Ce fut pendant quelques jours un véritable gaspillage; les distributions se faisait sans économie et sans régularité, les sacs portant un poids indiqué approximativement, on constata des écarts sérieux et sensiblement inférieurs à la quantité déclarée.
En campagne le cheval, plus encore qu'en garnison, est le compagnon du cavalier; il est entouré de soins parfois inexpérimentés; c'était à qui forcerait la ration, profitant de la bonne aubaine jusqu'à rendre des chevaux fourbus. [" La fourbure est une maladie caractérisée par une inflammation douloureuse des tissus mous des pieds, généralement des deux antérieurs ou des quatre membres, à l’intérieur de la boite cornée. [...] La fourbure peut se manifester de façon aiguë, crise, ou chronique, gêne permanente, avec des degrés de sévérité divers allant de la « marche sur des œufs » à l’immobilité complète voir à l’impossibilité de se lever. [...] La fourbure aiguë peut apparaître suite à une maladie générale grave, colique, métrite, pneumonie, à l’ingestion accidentelle d’une grande quantité de céréales ou d’herbe jeune, à un effort important et prolongé sur sol dur pendant une échappée ou une course d’endurance.[...]; sur le Web] Il fallut, pendant cinq jours que dura ce régime, une surveillance rigoureuse et l'intervention du vétérinaire pour régler cette nourriture anormale.
Que l'on ne croie pas que je noircisse le tableau, pas du tout, au contraire, je reste en-dessous de la vérité dans bien des cas.
Pendant que les animaux mangeaient le blé qui allait bientôt manquer pour faire le pain des hommes, l'ennemi s'emparait de l'abondante provision de récoltes des environs, que l'intendance ou le commandement n'avaient pas cru devoir concentrer. N'est-ce pas extraordinaire de constater un tel gâchis ? Dans trois semaines on fera du pain avec de l'avoine, faute de blé !
Ce matin, je suis allé au magasin central pour toucher des effets d'habillement, et dans une autre maison pour prendre livraison d'une commande de linge que j'avais faite. Nos ouvriers et les hommes à pied de remplacement du régiment avaient perdu tout leur équipement dans la surprise de notre division, le I6 au matin, il ne leur restait que la petite tenue qu'ils portaient.
Ma mission remplie, je fis rentrer le fourrier qui m'accompagnait avec la voiture régimentaire et les hommes de corvée; je mis pied à terre et je renvoyai mon cheval et mon ordonnance au bivouac. Puis j'allai prendre des nouvelles de notre ami Motte, blessé grièvement et soigné dans une maison particulière. On me retint à déjeuner, ensuite nous allâmes prendre le café au cercle de ces Messieurs. Là, se trouvaient réunis plusieurs notables de la ville, des conseillers municipaux et des journalistes. La conversation s'engagea, je vis promptement que leur manière de voir était diamétralement opposée à celle de l'armée. Ils approuvaient le maréchal de ne pas quitter Metz avant l'achèvement des forts. À ce moment, les forts avaient des murailles extérieures en surface, mais à l'intérieur c'était le chaos; ils n'avaient pas toutes les pièces de gros calibres en position.
Un de ceux qui était là, messin influent sans doute, dit qu'il proposerait au conseil municipal un vote de félicitations au général Coffinières de Nordeck, commandant de la place, pour avoir, par ses conseils éclairés, persuadé le maréchal qu'il ne pouvait s'éloigner avant que Metz soit en état de défense.
" La photographie du vétérinaire en second Melchior Bizot signée J. Le Roch, photographe à Saumur, nous permet de dater ce cliché entre I863-I868, pendant l'affectation de BIZOT à l’école de cavalerie de Saumur.[...] il est possible de reconnaitre un uniforme conforme aux prescriptions réglementation réglementaire notamment des parements de la tunique de la couleur du fond, un bonnet de police avec une seule tresse sur la couture verticale et des broderies de collet. [...] "; sur le Web.
Un autre dit qu'il demanderait un vote de blâme pour le général Soleille, commandant l'arsenal, pour n'avoir pas pris l' initiative du ravitaillement des munitions, puisqu'il savait que le maréchal n'était pas à Saint-Privat. En effet, le général Soleille était le grand-maître de la manutention et de tout ce qui concernait l' artillerie. J'écoutais ces Messieurs sans prendre part à leur conversation. Quand l'un d'eux me demanda : " Est-ce votre avis lieutenant ? " je répondis que je n'avais pas d'avis à émettre, ni de jugement à porter sur mes chefs; que je ne pouvais affirmer qu'une chose, c'est que l'armée était énervée de ce qui se passait, et qu'elle ne demandait qu'à combattre et à sortir de Metz.
Puis j'ajoutai, puisqu'on me demandait mon avis, que les motions de blâme ou de félicitations étaient du ressort du commandement; et que le conseil municipal n'avait pas qualité pour les faire.
Il était l'heure de me retirer; je me levai et, après un échange de poignées de mains, je rentrai au bivouac.
Le colonel avait fait seller deux de ses chevaux, et la promenade eut lieu comme de coutume; nous nous dirigeâmes vers un bivouac pour visiter quelques amis du colonel Friant.
Je crois qu'un aperçu superficiel du camp dont il est si souvent question donnera une idée de ce que peut être une série de bivouacs aux personnes qui ne connaissent pas ces installations provisoires. Qu'on se figure Metz avec son enceinte fortifiée et sa citadelle; dans la plaine ou sur des monticules, une série de forts détachés, se commandant tous entre eux par leurs feux croisés; dans cet espace compris entre la ville et les forts, c'est le camp retranché. Chaque corps d'armée a son emplacement particulier et ses magasins de vivres. I60.000 hommes et 40.000 chevaux occupent tout le tour de Metz. Les forts tiennent l'ennemi à distance, de sorte que l'investissement demande une étendue considérable. Le service de sécurité est établi de façon à surveiller les mouvements de l'adversaire, les vedettes et les sentinelles s'observent de chaque côté à distances assez rapprochées.
Dans de telles conditions il était facile de tenir l'ennemi en éveil en le harcelant sans relâche, et alors, quand on le supposait très fatigué, de franchir le cercle avec le moins de pertes possibles. C'était une impasse d'où il fallait sortir. Il est certain que les troupes destinées à soutenir la retraite, seraient très éprouvées et qu'il ne serait pas prudent de faire suivre tout le matériel. Pourtant tout était préférable à notre immobilitéclxxxix; le danger ne comptant pas pour nos soldats.
29 août.
Le mécontentement est immense parmi les officierscxc. C'était trop ! les plus calmes devenaient nerveux. On se demandait si notre chef considérait ses troupes comme un vil bétail que l'on conduit à volonté. À défaut de la trique employée par nos adversaires, il avait le réglement comme moyen coercitif et il en abusait sans souci de sa réputationcxci.
La révolte couvait dans la tête de certains chefs; on les voyait se réunir, discuter bruyamment entre eux, gesticuler, ils étaient nombreux ceux qui ne pouvaient se maîtriser; j'ai leurs noms au bout de ma plume... mais à quoi bon les citer ?
Pendant que notre armée restait là, dans l'oisiveté, les Allemands utilisaient toute la population valide pour leurs travaux de défense. Les malheureux paysans se révoltaient devant une telle exigence; mais ils étaient promptement mis à la raison par l'incendie et quelques exécutions. Les vieillards et les bouches inutiles recevaient l’ordre de prendre quelques hardes et de se diriger sur Metz, pour diminuer d'autant les rations; ils étaient refoulés quand ils voulaient aller ailleurs. Ces réfugiés firent un récit lamentable des exigences de l'ennemi; tout était consommé, gaspillé, sans se préoccuper s'il resterait des vivres pour nourrir les propriétaires dépossédés. Dans les endroits isolés, où ils n'avaient rien à redouter des grands chefs, les soldats allemands commirent des atrocités, qui ne peuvent trouver place dans ce journal. Je me refuse, pour la morale, à retracer les récits de ces malheureux paysans, ils ne peuvent être comparés qu'à ceux des temps les plus barbares. Pour édifier le lecteur, je me contenterai de reproduire un article de journal de Metz à la date du 28 août :
" Il est avéré que dans tous les villages depuis Briey, Chaussy, Courcelles, les Étangs, Glatigny, etc., dans toutes les localités occupées, les Prussiens saccagent tout, incendient les maisons de parti pris, pour le plaisir d'assouvir leur vengeance; ils en exceptent ceux qui se sont dépouillés de leurs économies amassés pendant toute une vie de travail, ou qui se montrent complaisants pour leurs passions. Leur entrée est suivie par une nuée d'espions et de femmes perdues qui dévastent ce qui a été oublié par les soldats, faisant charger meubles et mobiliers sur des voitures qui les conduisent en Allemagne.
Un ménage de Courcelles, dans son indignation, se révolta; le mari fut ligoté, la jeune femme dépouillée de ses vêtements, outragée sous les yeux du mari, puis tous deux furent lardés de coups de sabre; le mari succomba, la femme, laissée pour morte, a survécu à cs atrocités ! "
Le maréchal, un peu inquiet des bruits qui parvenaient jusqu'à lui, aurait enfin décidé une sortie générale sous peu de jours. L'impatience grandissait chaque jour et les rations diminuaient. Il fallait compter, tant pour la ville que pour les troupes, environ 230.000 bouches à nourrir.
Jusqu'alors les états-majors s'étaient approvisionnés facilement sur les marchés de Metz, pour les denrées que l'administration ne fournissait pas, ce qui provoquait une hausse sur tous les produits qui devenaient de plus en plus rarescxcii.
La population commençait à murmurer; elle ne partageait plus l'avis de ceux qui voyaient avec satisfaction toute l'armée autour de Metz au début de l'investissement; mais elle était étonnée de voir que le général en chef n'entreprenait rien contre l'ennemi qui emprisonnait la ville et l'isolait de la France.
30 août.
Notre colonel avait appris par le général Bourbaki que l'ordre de lever le camp allait paraître dans la journée. Effectivement, dans la soirée, toute l'armée fut prévenue que le départ était fixé pour le lendemain 3I août à la première heure; que des ordres de détail seraient communiqués au dernier moment pour éviter les indiscrétions; mais tout se savaitcxciii et l'ennemi en profitait pour se concentrer.
Les commandants de corps d'armée ne furent pas étrangers à cette décision tant désirée, et trop longtemps attendue. Elle fut en quelque sorte provoquée par l'un d'eux, a-t-on dit, par ses énergiques représentations, par l'expression indignée de ses protestations. On a cité à ce propos le nom du maréchal Lebœuf, ancien ami de Bazaine.
Était-ce une véritable sortie, telle qu'on espérait ou une nouvelle feinte pour augmenter la série des retraites si chères à note chef ?
Nous ne tarderons pas à le savoir.
XX
BATAILLE DE SERVIGNY-SAINTE-BARBE, NOISEVILLE
[en vérité, l'on parle bien des villages de Servigny-lès-Sainte-Barbe, commune située à ~I0 km au nord-est de Metz; 3I0 habitants en I87I, 472 en 202I et de Noisseville, située à ~I0 km au nord-est de Metz; 2I9 habitants en I87I, I 097 en 202I ! Erreur de l'auteur ou de l'imprimeur ?...]
3I août.
À suivre...
clxxx. Sur cette question des émissaires, voir JARRAS, loc. cit., I47-I53.
clxxxi. À comparer avec ce passage d'une dépêche de Bazaine au ministre de la Guerre, en date du 2I août : " L'état sanitaire de l'armée est satisfaisant, l'état moral est moins satisfaisant. " Dans une autre dépêche à l' Empereur, en date du 23 août : " L'état moral et sanitaire des troupes laisse moins à désirer. " Le général Frossard, dans une lettre du 2I août au maréchal Bazaine, n'est pas non plus optimiste. Voir pour l'état moral de l'armée, LEHAUTCOURT, op.cit., VII, I0-11.
clxxxii. Encore de ces ponts de bateaux l'un seulement, construit avec des matériaux neufs, offrait-il toutes les garanties de solidité requises et pouvait servir au passage de l'artillerie, l'autre n'était accessible qu'à l'infanterie, étant construit avec de vieux chevalets pour ménager le matériel neuf de l'armée, matériel qui sera remis intégralement aux Allemands lors de la capitulation. — D'après le lieutenant-colonel ROUSSET, Le 4e corps de l'armée de Metz, 28I, il y aurait deux ponts sur le grand bras, un de bateaux, un de chevalets, puis un pont de bateaux sur le petit bras. Voir au sujet des ponts : LEHAUTCOURT, loc, cit., VII, 76-77. — Colonel d' ANDLAU, loc. cit., I36. — DICK DE LONLAY, loc. cit., V, I08-I09.
clxxxiii. La place de Metz fourmillait d'espions allemands qui informaient l'ennemi de nos moindres mouvements. Voir à ce sujet l' Armée du Rhin, docteur Ferdinand QUESNOY, I03-I05. — DICK DE LONLAY, loc. cit., V, 24-25.
clxxxiv. Dès 8 heures du matin Bazaine " contremandait les mesures qui lui étaient personnelles, maintenant la garde de son quartier-général, faisait abandonner le chargement de ses bagages et annonçait à son entourage qu'il reviendrait au Ban-Saint-Martin. À 9 heures la fatale nouvelle transpirait déjà. " D' ANDLAU, loc. cit., I34.
clxxxv. Bazaine avait eu dans l'après-midi du 25 la visite des généraux Coffinières de Nordeck, commandant le génie et commandant supérieur de la place de Metz, et Soleille, commandant l'artillerie de l'armée, tous deux hostiles à l'abandon de la ville; le 26 au matin le général Coffinières revint trouver le maréchal et insista pour qu'il restât sous Metz. Bazaine se décide alors, pour se dérober à toute responsabilité, à réunir au château de Grimont un conseil de guerre auquel il convoquera les commandants des corps d'armée et les principaux chefs de service. Il exposa les motifs qu'il pouvait avoir de renoncer à son projet et après lui les généraux Coffinières et Soleille développèrent les opinions qu'ils avaient énoncées la veille. Les commandants de corps d'armée jugèrent alors que, dans les circonstances telles qu'on les leur présentait, il y avait lieu de renoncer à l'opération. Bourbaki, arrivé en retard et partisan d'une action immédiate, s'inclina devant l'opposition générale. On discuta ensuite pour savoir s'il y avait lieu de tenter un coup de main sur les positions ennemies, mais l'état de l'atmosphère et la continuité de la pluie furent regardés comme incompatibles avec toute action de guerre, et l'on décida de ramener les hommes au bivouac. Voir d' ANDLAU, loc. cit., I3I-I36. JARRAS, loc. cit., I57-I72. LEHAUTCOURT, loc. cit., 8I-87.
clxxxvi. C'est la fameuse question de la dépêche reçue par Bazaine le 23, suivant l'affirmation du colonel Lewal et lui annonçant la marche de Mac-Mahon vers Montmédy. Bazaine n'en dit pas un mot au conseil de guerre, ce qui eût évidemment changé la question du tout au tout. Voir au sujet de cette dépêche : JARRAS, loc. cit., I63-I65. — d' ANDLAU, loc. cit., II9-I22. — LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 59-63 et 85.
Le colonel Lewal a très postérieurement, il est vrai, à cette journée du 26 où le conseil fut tenu à la ferme de Grimont, déclaré qu'il avait vu dès le 23 entre les mains de Bazaine une dépêche de Mac-Mahon, l'informant qu'il marchait à sa rencontre à la tête d'une armée formée au camp de Châlons. — Le colonel Lewal n'en ayant pas informé le général Jarras, celui-ci qui assistait au conseil n'en put parler. Et le maréchal ne parla pas non plus de cette dépêche, qui eût pu modifier les décisions du conseil et faire triompher l'avis de Bourbaki. Il donna plus tard, comme raison de son silence, que la dépêche ne lui était parvenu que postérieurement au 26. En tout cas l'avis qu'il obtint de ses subordonnés parut répondre à ses secrètes espérances. Colonel FIX, loc. cit., II, 5I.
clxxxvii. Le moral de l'armée fut fâcheusement affecté de cette fausse sortie, le prestige du maréchal, déjà bien compromis depuis Saint-Privat, en eut encore à souffrir.
clxxxviii. Cette date du 28 août est intéressante. Ce n'est en effet qu'après le I0 septembre, suivant DICK DE LONLAY, loc. cit., VI, I38, citant LOUIS NOIR et SACRÉ, Histoire de l'invasion, que du blé est distribué en guise d'avoine pour les chevaux. Voir aussi LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 2I2.
clxxxix. " Si Bazaine n'est pas en droit de compter sur un secours extérieur, la résistance sur place, même la plus active, ne peut le mener qu'à une capitulation plus ou moins prompte. Au lieu de sacrifier une partie seulement de l'armée dans une sortie, il la perdra tout entière. La conclusion forcée est qu'il doit sortir de Metz. " LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 36.
cxc. Pour beaucoup c'est un homme plus dangereux qu'utile... Il existe un malaise évident dans les esprits et même une sorte de démoralisation dans plusieurs corps où les chefs ne sont pas à la hauteur de leur mission. Général MONTAUDON, [Jean Baptiste Alexandre, I8I8-I889, auteur de Souvenirs militaire, tomes I & 2, I898] cité par LEHAUTCOURT, VII, 45.
MONTAUDON Jean Baptiste, Alexandre. Photo : Appert, Paris.
cxci. D'autres officiers au contraire ont reproché à Bazaine de n'avoir pas su imposer sa volonté et de n'avoir pas exigé le strict accomplissement de ses ordres. Voir général FAY, [Charles Alexandre, I827-I903; durant la guerre, il est affecté à l' État-Major en tant que chef des renseignements, au grade de lieutenant-colonel] Journal d'un officier de l'armée du Rhin, II7.
FAY Charles Alexandre. Photo : Rostaing-Biechy, Grenoble.
Il, Bazaine, ne possédait en aucune manière l'énergie du commandement, il ne savait pas dire : " Je veux " et se faire obéir. Donner un ordre net et précis était de sa part une chose impossible. JARRAS, loc. cit., I32.
cxcii. Voir au sujet des approvisionnements, LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 208-2I8.
cxciii. " Par un phénomène étrange et qui me restait inexpliqué, des bruits précurseurs de ces mouvements préparés d'ordinaire dans le plus profond secret, couraient dans l'armée, avant qu'à l'état-major général nous eussions reçu le moindre avis à leur sujet. Dès le 28 on parlait ostensiblement de celui qui allait avoir lieu. Le 30 au soir, le colonel Lewal fut, comme le 25, appelé auprès du maréchal, et comme le 25, il en revint avec un ordre tout préparé dont le chef de l'état-major n'avait pas eu connaissance et dont la dictée commença aussitôt. " Colonel FIX, loc. cit., 52.
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 206-222.
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