L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXII

Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2024/01/l-agonie-d-une-armee-metz-i870-journal_14.html 
 
I0 septembre.

  Au camp, aucun changement; quelques coups de feu aux avant-postes, puis les canons des forts qui tirent sans interruption.
  Je suis allé en ville ce matin prendre des nouvelles de nos blessés et du colonel Nitot; je le trouve le pied toujours emmailloté, étendu sur une chaise longue, déplorant la situation présente. Je me lève à l'arrivée du colonel Junker [ou Yuncker], du I0e cuirassiers, accompagné de deux généraux que je ne connais pas du tout. Cela m'étonne un peu, car je croyais que dans nos promenades, le colonel Friant leur avait à tous rendu visite. Sans prendre aucunement part à leur conversation, je me tenais respectueusement à l'écart avec d'autres camarades, ce qui ne m'a pas empêché d'entendre des réflexions, des jugements irrités, de quoi remplir plusieurs pages. C'est ainsi que j'ai pu noter des impressions que je n'ai vu figurer dans aucun ouvrage, ce qui me permet de donner un aperçu de ce qui se passait dans les bivouacs. Je souhaite meilleure santé à mon colonel et je rentre au camp.
 
11 et I2 septembre.
 
  Malgré l'activité politique déployée par le maréchal, on affirmait dans les milieux bien renseignés, qu'il n'était pas sans inquiétude sur les effets de sa diplomatie; il savaitccxx que le nouveau gouvernement était résolu à pousser la guerre jusqu'au bout; qu'il créait de nouvelles armées, mais que les cadres faisaient défaut; que Gambetta était l'âme de la résistance. Si le maréchal n'avait pas eu d'autres préoccupations, c'était pour lui le moment propice de tenter de faire sortir une phalange d'élite, pour procurer aux troupes en formation des cadres dont l' armée du Rhin était abondamment pourvue.
 

Pour défendre la capitale, les Parisiens élèvent des barricades dans le désordre; pour rendre le mouvement plus efficace, la commission des barricades accompagne les Communards. Crédit photo : © Musée Carnavalet / Roger-Viollet
  
   Nous aurions tous sacrifiés notre vie pour tenter la sortie partielle. Sur cinquante kilomètres d'investissement cela paraissait très facile à certains chefs; il aurait suffi, selon eux, de payer grassement des espions à double action, pour prévenir l'ennemi qu'une attaque serait tentée sur tel point; puis alors, au moment opportun, employer une canonnade effroyable pour donner l'illusion d'une sortie. L' ennemi aurait porté ses troupes sur ce point, pendant que le détachement des cadres se serait dirigé sur un autre. telle était la ruse de guerre préconisée, vouée à une réussite d'autant plus certaine que l'ennemi savait le maréchal peu enclin à ce genre d'opérations.
  Dans ces conditions les cadres pouvaient être choisis, ou tirés au sort, car tous, officiers et sous-officiers, se seraient volontairement présentés. Et quels troupiers ! Sans parler des officiers, nous avions des sous-officiers et des caporaux tous admirablement dressés, capables de donner l'exemple et l' élan aux recrues.
  J'aime souvent à me rappeler ces fiers soldats de l'armée impériale couverts de médailles avec les agrafes de Crimée, d' Italie, du Mexique, portant sur les manches deux ou trois brisques [" Un élément sur la manche d’un soldat peut aussi donner une information intéressante : les brisques, ou chevrons; symbole en forme de « V » retourné, la brisque sur la manche gauche indique la durée de présence au front du soldat. La brisque sur la manche droite indique une blessure; ces brisques avaient pour effet de montrer l’expérience du feu d’un soldat. Plus il y avait de brisques, plus le soldat était expérimenté, il était alors un vieux briscard. (...) "; sur le Web] : ces lascars-là étaient de crânes hommes !
  Aucune troupe ne pouvait être comparée à nos beaux régiments de la garde, constitués avec les plus solides gaillards de tous les corps de l' armée française. Que n'aurait-on pas pu tenter avec eux ? Et dire que cette belle armée était fatalement réduite à l'inaction ! Quelle tristesse !
 



 
   On se trouve embarrassé pour signaler ce qui fut contraire au devoir le plus élémentaire, tellement les motifs de plainte sont nombreux. Nous avons dit que jamais le maréchal n'est allé voir un blessé : il n'a pas fait une seule visite aux ambulances, ni donné une parole de consolation à ses nombreuses victimes. Le général Jarras, sentant la dureté de ce procédé, lui demanda de faire des visites en son nom. Que penser d'une telle indifférence, d'une telle cruauté ? Toute l'armée en fut indignéeccxxi !

XXIII


PREMIERS CRIS D'ALARME


  La cavalerie est avertie que la ration des chevaux sera désormais réduite progressivement; qu'il y aura nécessité d'avoir recours aux feuilles des arbres et des vignes.
  Il est aussi question de sacrifier des chevaux pour la boucherie. C'est le commencement de la destruction de la cavalerie. La situation si tristement exceptionnelle de l' armée préoccupe tous les généraux.
 
I3 septembre.
 
  Les journaux prussiens jettent la consternation dans la ville et au camp. Ils représentent la France dans un état d'anarchie complète, qui, disaient-ils, inquiétait les Prussiens eux-mêmes, ajoutant que la révolution était partout entre les partisans de l'empire, les républicains et la démagogie, entre l'ordre et le désordre; qu'il n'existait plus d'organisation nulle part; que toute la nation était bouleverséeccxxii !  
  En présence de ces sinistres nouvelles, chacun pensait aux siens; à la France dont les correspondances ne parvenaient plus. Puisque ces articles n'étaient pas démentis par le quartier général, c'est qu'ils étaient vrais sans doute. Comment admettre le contraire ?
  On se méfiait cependant, on ne pouvait croire à tant d' exagération mais néanmoins les inquiétudes de l'armée augmentaient.
  On écoutait les commentaires; les plus pessimistes grossissaient le péril, les plus calmes n'en croyaient rien; ils ne pouvaient admettre que des Français se conduiraient ainsi en présence de l'ennemi. D'autres enfin, ne connaissant plus de limites à leur exaspération, étaient convaincus que c'était une entente entre le maréchal et l'ennemi pour amener l' armée à une convention militaire et rétablir l'empire avec le prince Impérial.
  Cependant nul ne s'abandonnait à des actes de désespoir; la discipline restait ferme, entourée d'honneur et de respect. Si les Prussiens lançaient des articles sensationnels dans l'espoir que l'armée se désagrégerait, ils se trompaient grossièrement. Notre armée resta unie toujours et compacte, n'ayant qu'un désir : combattre, briser le cercle, ne plus subir cette honte de l'inaction ! Les officiers partageaient les sentiments de leurs soldats, en entretenant leur zèle qui n'avait nul besoin d'être stimulé.
  Le maréchal s'est plaint de la discipline de cette armée, parce qu'il savait le mépris qu'elle avait pour lui, et qu'elle ne se pliait pas à ses fantaisies aveuglement et sans protester. 
  L'agitation était extrême : au camp, en ville, dans les cafés, des conférences s'organisèrent. Toutes ces récriminations n'amenaient pas une solution. La volonté inflexible du maréchal tenait l'armée en échec ! Essayerait-il de sauver la France de cette anarchie à laquelle il semblait ajouter foi ? Il a été prouvéccxxiii que des conciliabules furent tenus avec l'ennemi; il fallait sortir de cette impasse, agir promptement, étouffer dans l' œuf ce germe de décomposition, qui menaçait de se propager dans toute la France !


 Accompagnant la multiplication des correspondants de guerre et des agences de presse, la guerre de I870 fut le premier conflit à être suivi quotidiennement par les populations. Voir DUPUY Aimé, I870-I87I. La guerre, la commune et la presse, I959. 

  Deux choses l'une : ou combattre  l'anarchie, ou combattre l'ennemi, qui ne cessait malgré cette espèce de trêve, d'augmenter ses effectifs et ses ouvrages défensifs, tandis que nos soldats étaient immobilisés ! Des personnages haut placés ont affirmé que le maréchal a été un instant " maître des destinées de la France "; qu'il aurait pu facilement rétablir le régime impérial, se faisant fort de réprimer la guerre civile; qu'il y avait entente avec l'ennemi pour un projet de convention, mais que le maréchal, qui ne pensait qu'à ses propres intérêts personnels, avant toute considération avait imposé une clause que le roi de Prusse ne voulut pas accepter malgré les conseils du comte de Bismarck. [Otto von Bismarck, I8I5-I898, ministre prussien des Affaires étrangères, I862-I890; ministre-président du royaume de Prusse, I873-I890, Chancelier confédéral de la Confédération de l'Allemagne du Nord, I867-I871; premier Chancelier impérial du nouvel Empire allemand, Deutsches Reich, I87I-I890; à la mort de Guillaume Ier , I888, et après l’éphémère règne de quelques mois de Frédéric III, I83I-I888, Guillaume II, I859-I94I, monte sur le trône la même année : règne de I888 à I9I8; la collaboration entre les deux hommes s'avère électrique et, Guillaume II renvoie ce puissant chancelier trop encombrant !...]
  Qu'y a-t-il de vrai ? Et quelle était cette exigence ?
  Ce bruit se répandit rapidement, on attendait une solution car il était inadmissible que plus de I40.000 soldats restassent inactifs pendant un laps de temps aussi prolongé : il fallait une issue à cette situation.
  Nous l'avons dit et on ne peut nier qu'à cette époque, sans faire de politique, les partisans d'une restauration impériale étaient en grande majorité. Beaucoup d'officiers des troupes de ligne avaient fait partie de la garde impériale. Ceux qui avaient des opinions avancées se tenaient sur la réserve pour ne pas avoir la réputation de pactiser avec l'émeute. En général, les officiers blâmaient la révolution du 4 septembre et ne voyaient pas sans regret que ceux qui s'étaient emparés du Gouvernement sans mandat, étaient précisément ceux qui avaient refusé au maréchal Niel les crédits pour augmenter les défenses de la patrie. Qu'avaient-ils fait qui leur permît d'accaparer le pouvoir ?
  Toutes les suppositions se donnaient libre cours. Si la guerre civile avait réellement tout désorganisé, le roi de Prusse ne pouvait traiter de la paix avec un gouvernement sans crédit. C'est alors que le chancelier fit faire des propositions au maréchal qui se croyait maître de la situation, bien qu'en réalité il n'eût aucun mandat pour entrer en pourparlers avec l'ennemi; il se mettait dans un cas exceptionnellement grave, proscrit par les règlementsccxxiv.      

VON BISMARCK OTTO, portrait, I870-I87I ?, anonyme © Europeana.eu / National Library of the Netherlands - Koninklijke Bibliotheek / Spaarnestad Photo
 
  Nous étions dans une inquiétude nerveuse, ignorant tout ce qui se passait en France. On ne savait rien de l'élan patriotique, on ignorait que de nouvelles armées s'organisaient à la suite des proclamations enflammées de Gambetta. Dans de telles conditions, il était permis de croire aux nouvelles sinistres répandues à dessein : mais on se gardait bien de nous entretenir des nouvelles formations, ni de l'esprit de résistance qui se propageait avec enthousiasme par toute la France.
  Je cherche à me maintenir dans la note exacte de ce qui se passait alors à l'armée du Rhin. Malgré la chute de la dynastie, la garde impériale conserva son titre, ses aigles et sa solde privilégiée jusqu'à la fin du blocus. C'est une nouvelle preuve que l'armée était restée complètement étrangère à la politique; son chef seul, s'écartait du chemin de l'honneur en abandonnant son armée.
 
I4 septembre.
 
  Les vivres diminuent chaque jour; on puise dans les réserves et on ne peut combler les vides. Il est urgent de prendre une décision; la sortie s'impose, c'est la seule solution honorable; le maréchal plongé dans ses conceptions, oublie complètement ses devoirs.
  Le temps passe, les têtes s'échauffent, il faut s'attendre à une révolution militaire, ou à d'autres évènements graves.
  On voulait sortir de l'état où l'on se trouvait, on cherchait un autre chef ! Tel était le désir de tous. Le maréchal serait resté seul avec ses rares fidèles ou les " froussards " s'il en avait trouvé; car toute l'armée aurait suivi celui qui aurait voulu se mettre à sa tête, au risque de périr sous les baïonnettes prussiennes dans une tentative de trouée héroïque.
  Que l'on ne se méprenne pas sur le mot " révolution militaire ", que l'on aille pas croire qu'il y avait désaccord, désagrégation dans l' armée. Jamais chefs et soldats ne s'étaient mieux compris. Ces velléités de soulèvement en étaient la preuve. Le maréchal seul était visé. Il s'agissait de l'obliger à céder son commandement à plus digne que lui; et le nom du général Ladmirault était alors dans toutes les bouches.
  L' Indépendant de la Moselle publie une lettre attribuée au colonel Lewal qui rend bien la pensée de tous les officiers. En voici un fragment :
  Mon cher ami,
  (...) " L'incapacité et l'entêtement de cet homme va jeter notre malheureux pays dans la plus triste situation. Vous rappelez-vous notre conversation sur le maréchal ? Et c'est ce que je prévoyais déjà en face des imbécilités et des faiblesses dont j'avais le triste spectacle; Mac-Mahon vient de succomber par la faute du commandant de l'armée de Metz qui a préféré dans son fol orgueil agir seul. Que va devenir l'armée dans les mains d'un chef aussi incapable ? Combien a-t-on pu se tromper à ce point en lui confiant le commandement de cette belle armée ? Que va devenir la France ? etc. etc... "
  Le journal fut confisqué, mais trop tard. La presse ne se gênait plus pour reproduire ce qui se disait tout haut.
 
I5 septembre.
  
  Le pharmacien en chef de l'armée soumet au maréchal un projet de ballons légers qui pourraient emporter à tout hasard une correspondance de convention sur papier à cigarette, santé et signature, puis l' adresse, mais rien concernant l'armée.
  Ce projet est adopté. ces petits ballons étaient lancés dans les airs à l'heure où le vent était favorable. Un nombre restreint de ces papiers arrivèrent à destination. C'était peu, mais rassurant pour les familles privées de nouvelles depuis l'investissementccxxv.
  Les journaux inspirés par l'ennemi sont à la série noire. Ils insistent sur l'anarchie à laquelle la France serait en proie; la révolution marcherait à pas de géant; où l'ennemi ne se trouve pas, le sang coulerait partout ! Le drapeau rouge serait arboré dans les grandes villes : à Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, Toulouse, etc... L'inquiétude était ainsi entretenue à jet continu; naturellement aucune allusion n'est faite aux créations d'armées nouvelles. Toutes ces informations étaient bien propres à jeter la démoralisation dans l' armée.
  Que se passe-t-il donc ? Le général Murat vient de rentrer chez lui accompagné de nombreux képis dorés. Notre colonel est resté avec lui une partie de la matinée, il m'a fait dire que notre promenade n'aurait pas lieu; je n'ai rien pu recueillir aujourd'hui. On a supposé que ces réunions étaient causées par les graves nouvelles colportées par les feuilles prussiennes.
  Voici l'heure de rentrer. Allons nous étendre sur la peau de mouton; les alertes ne sont pas à craindre, le réveil nous sortira sans doute de ce cauchemar.
 
I6 septembre.
 
  L'inquiétude est toujours aussi grande, aussi déprimante. Les forts, nuit et jour, font entendre leur grosse voix dont l'ennemi semble fort peu se soucier, sachant que nos projectiles, ne l'atteindront pas. Il commence à répondre avec des pièces de siège en place maintenant sur tous les points de la circonférenceccxxvi.
  En ville, dans les réunions d'officiers l'agitation est extrême; de jeunes orateurs ne craignent pas de s'exposer à passer en conseil de guerre, pour exprimer tout haut ce que toute l'armée répète tout bas. Les applaudissements ne leur sont pas ménagés; le secret de leur nom sera-t-il bien gardé ? Tous les grades de l'armée sont confondus, il y a unité de vues. L'indispensable est de trouver un chef qui voudra prendre le commandement de nos héroïques phalanges.
  Le général Changarnier fut pressenti par quelques grands chefs qui lui exposèrent la situation. Il déclara " qu'il était sans mandat; qu'il déplorait ce qui se passait; que nous touchions peut-être à une solution; qu'il n'était pas facile de pénétrer le secret du maréchal, mais qu'il avait traité d'infamie l'acte inouï du 4 septembre ". — " Il serait infâme, proclamait-il, de faire une révolution militaire devant l'ennemi. Périsse plutôt l'armée que le sentiment de l'honneur et du devoirccxxvii ! "
  Ce langage dans la bouche du vétéran glaça un peu les timides, mais ne convainquit personne. Non ! ce n'était pas une infamie de tâcher de mettre un autre chef à notre tête.
  Dans une action aussi héroïque, nous n'avions à redouter ni le jugement de l'histoire, ni celui de nos concitoyens. Peut-être l'insuccès de la révolution projetée fut-il dû aux paroles du général Changarnier ? 
 

XXIV

 

DÉCHÉANCE DE L'EMPIRE

 

I7 septembre.
 
  C'est toujours par l'ennemi que le maréchal est renseignéccxxviii. Dans la matinée du I7, le général Coffinières, commandant de la place de Metz, communique par ordre aux journaux une feuille allemande faisant reconnaître sans plus la chute officielle de l'empire et l'avènement du gouvernement de la Défense nationale.
  C'est alors que le maréchal réunit les commandants de corps pour leur annoncer cette nouvelle qui lui était parvenue par l'ennemi, sans attendre que le nouveau Gouvernement la lui confirmât. Cette communication fut faite à toute l'armée par la voie de l'ordreccxxix.
  La garde impériale fut navrée, ainsi que ceux qui aimaient la dynastie. L'armée ne fait pas de politique, elle sert la France; il n'y avait plus qu'à s'incliner. Les opinions d'ailleurs sont respectables, on ne peut blâmer ceux qui éprouvent de vifs regrets pour la famille impériale déchue, soit par reconnaissance ou par conviction. Ils donnèrent promptement l'assurance que notre chère patrie passait avant tout dans leurs préoccupations, quels que soient les hommes au pouvoir.
  C'est sans doute à cette nouvelle situation politique, que le maréchal devait la rupture de ses négociationsccxxx. La déchéance de l' Empire fit réfléchir l'état-major allemand avant de s'engager plus en avant avec le maréchal Bazaine. Quel coup de massue pour ce dernier ! C'est alors qu'il dut s'apercevoir  que ses lenteurs si préjudiciables à l'armée se retournaient contre lui. Il était encore temps d'agir, qu'attendait-il ?
  Le contre-coup des évènements se fit sentir en ville. On accablait le maréchal de toutes sortes d'épithètes. On réclamait à présent l'éloignement de l'armée. Les passions aveugles se déchaînaient contre elle, on accusait hautement son inaction prolongée. Les plus agités faisaient chorus avec les Prussiens, disant que nous avions peur de les aborder ! Comme si nous étions cause des évènements ! Ce jugement inique était bien cruel pour notre brave armée.
  Les habitants étaient rationnés, des perquisitions s'exerçaient chez eux. Ils ne pouvaient s'y résigner et se sentaient humiliés; tous témoignaient bruyamment leur mécontentement. L' agitation prenait des proportions inquiétantes pour l'armée, si adulée quelques jours auparavant. Quand on voyait des soldats ordonnances sur le marché ou dans les magasins de comestibles, où les denrées atteignaient des prix fantastiquesccxxxi, deux francs une cuillerée de sel, on leur aurait fait un mauvais parti.
   
 
 

" Les habitants étaient rationnés ... "; éditions des I3 et I6 septembre I870. Source.
 
  On réclamait violemment la proclamation de la République sans tenir compte que cette nouvelle était de provenance allemande. Les personnes plus calmes, estimaient que le maréchal avait manqué de jugement en agissant comme il l'avait fait; son devoir lui commandait d'attendre la notification officielle, et lui interdisait tout contact et toutes relations avec l'ennemiccxxxii.  Du reste, si on l'avait encensé au début, il était maintenant estimé à se triste valeur par les Lorrains comme par ses soldats ! Le maréchal resta insensible aux articles de journaux, indifférents à tout et à tous.
  Comment se fait-il qu'en ville on obtenait des renseignements de l'extérieur ? Était-ce par des espions prussiens qui pullulaient à Metz ou par des hommes courageux qui parvenaient à sortir de la place et à y rentrer ? C'est par eux que l'on apprit et les mensonges propagés sur la guerre civile et la création de nouvelles armées.
 

XXV

 

COMMENCEMENT DE LA FIN. NOS CHEVAUX À L'ABATTOIR

 
I8 septembre.
 
  La cavalerie apprend avec une profonde consternation que le moment du plus grand sacrifice est arrivée.
  À partir de ce jour, chaque régiment doit envoyer à tour de rôle à l'abattoir le nombre de chevaux désigné pour suppléer à la viande de boucherie que l'on ne peut plus se procurer. Des scènes pénibles se produisent au moment de la séparation du cavalier et de sa monture. Pour comprendre cela il faut savoir qu'en campagne, le cheval est plus qu'en tout autre temps l'ami du cavalier, un ami entouré de soins et de tendresse. Beaucoup de cavaliers ont été sauvés par la vivacité et la souplesse de leurs chevaux. Quand nos cavaliers quittaient, pour ne plus les revoir, leurs pauvres bêtes vouées à l'abattoir, c'était des scènes déchirantes ou des désespoirs muets profondément poignants. 
  
   À suivre...
 
ccxx. Rien ne prouve que Bazaine fût aussi bien informé.

ccxxi. " Le maréchal m'entretenant des blessés exprima le regret de ne pouvoir pas, à cause de ses occupations, aller les voir dans les hôpitaux. Je lui fis remarquer alors qu'il pouvait me déléguer pour cette visite que je ferais en son nom, mais il n’accueillit pas ma proposition. " JARRAS, loc. cit., I42.

ccxxii. On ne peut se lasser d'admirer avec quelle perfidie habile les Allemands laissaient s'entr'ouvrir le cercle rigoureux dans lequel ils nous enserraient pour y introduire des bruits, vrais ou faux, capables d'influencer le moral des assiégés, et comment ils s'y prenaient pour agir tantôt sur le soldat, tantôt sur Bazaine. Colonel FIX, loc. cit., II, 55.
  Les bruits les plus effrayants circulèrent dans les camps, venant on ne sait de quelle source; ils y prirent une grande consistance et s'y accréditèrent peu à peu. Colonel D' ANDLAU, loc. cit., I98. Voir docteur Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I29.

ccxxiii. La preuve officielle n'en a jamais été faite. C'est à partir du I4 septembre que des relations ouvertes vont s'établir entre le maréchal et le prince Frédéric-Charles : " Les communications seront très fréquentes. D'après le rapport Rivière [Raymond Adolphe Séré de Rivières, I8I5-I895; il a donné son nom à un système complet de fortifications construit après la guerre franco-allemande : on le surnomme alors le " Vauban du XIXe siècle "] Procès Bazaine, 35, treize dépêches furent supprimées entre le maréchal et le prince. Il n'en subsiste aucune trace sur le registre de l'état-major général et dans les documents communiqués par la défense. Le général Boyer [Napoléon, I820-I888; baron, premier aide de camp du maréchal Bazaine] recommanda de brûler la plupart de ces pièces lors de son départ pour l' Angleterre. En outre des lettres échangées, il y eut des allées et venues constantes entre les deux quartiers généraux. les avant-postes allemands tolérèrent même jusqu'au 6 octobre l'envoi de lettres privées " : Procès Bazaine, 378, déposition Jarras. Voir LEHAUTCOURT, VII, loc. cit., 246, note 2.
 
Procès du maréchal BAZAINE / rapport complet de DE RIVIÈRE, général. Source.
 
ccxxiv. En accord avec l'opinion de M. Lehautcourt; voir LEHAUTCOURT, VII, 246.
 
ccxxv. Voir à ce sujet : JARRAS, loc. cit., I52-I53. On avait prétendu que les petits ballons qu'on finit par lancer éclateraient avant d'être sortis des lignes ennemies; je possède cependant encore une lettre expédiée par moi de cette façon et arrivée à son adresse. Colonel FIX, loc. cit., II, 62.
 
ccxxvi. Les Allemands ont fait venir cinquante pièces de gros calibre qui sont établies en des points dominants autour de Metz, leur installation a lieu à partir du début septembre. Voir LEHAUTCOURT, VII, 23I.
 
ccxxvii. Le 28 octobre, le général CHANGARNIER aurait tenu à peu près le même langage au général CLINCHANT [Justin, I820-I88I; avril I87I, il reçoit le commandement du 5e corps d'armée, chargé de réprimer la Commune de Paris," Semaine sanglante " du 2I au 28 Mai, sous le commandement du Maréchal Mac Mahon. En I880, il est nommé gouverneur militaire de Paris, poste qu'il occupe jusqu'à sa mort, l'année suivante] qui voulait se mettre à la tête d'une sortie désespérée d'une fraction de l'armée après la signature de la capitulation. : " Je n'aime pas les braillards, entendez-vous, général, j'aime mieux que l'armée périsse que de la voir se sauver par l'indiscipline. " D' ANDLAU, loc. cit., 396.
 
 CLINCHANT Justin, général de division. Photo Berthaud, Paris.
 
ccxxviii. On le pouvait supposer informé de tout ce qui se passait en France par les communications extérieures qu'il devait avoir conservées... mais là était l'erreur. " Notre service d'espionnage était si mal organisé que nous n'avions que de rares nouvelles du dehors, tandis que les agents prussiens fourmillaient encore à Metz et dans nos camps. Metz, campagne et négociations, loc. cit., 2I2-2I3.
 
ccxxix. Un ordre général à l'armée, en date du I6 septembre, quoique conçu d'une forme dubitative, ne laisse en effet guère de doute : Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I34-I35. Voir également LEHAUTCOURT, VII, 25I-252. Dès le I3 septembre avait paru à Metz une proclamation signée du général Coffinières, du préfet de l' Empire et du maire faisant connaître aux habitants les évènements survenus au dehors. Voir LEHAUTCOURT, VII, 250-25I.
 
ccxxx. Le commandant Farinet suppose que Bazaine, à cette date, est depuis un certain temps déjà en communication avec les Allemands, c'est là encore un des bruits qui ont couru mais dont nulle preuve a été faite.
 
ccxxxi. Voir à ce sujet le prix que donne en appendice de son ouvrage le docteur Ferdinand QUESNOY : Armée du Rhin, loc. cit.; Voir général JARRAS, loc. cit., 2I8-2I9.
 
ccxxxii. Le I4 septembre Bazaine écrit au prince Frédéric-Charles pour lui exprimer son ignorance des derniers évènements de Sedan et de Paris, de la situation qui en résulte pour la France ainsi que son désir d'être mis au courant de faits qui devaient l'intéresser lui et son armée. Il priait de plus le prince de vouloir bien donner audience à son premier aide de camp [colonel Boyer] pour entendre les communications qu'il le chargeait de lui faire. Le I5, le prince répond et donne les renseignements demandés, regrettant de ne pouvoir autoriser le colonel Boyer à se rendre auprès de lui, mais promettant de donner au Maréchal tous les renseignements qu'il désirerait et de répondre aux communications qu'il voudrait bien lui faire par écrit. D' ANDLAU, Metz, campagne et négociations, 209-211. C'est sur la foi des communications de Frédéric-Charles que Bazaine se décide à faire paraître l'ordre du I6.
 

 COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 246-259.
 
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