EDF : on n'est jamais mieux trahi que par les siens ou il était une fois l' ARENH, Accès régulé à l’électricité nucléaire historique

  " De l'esprit au bon sens, il y a plus loin qu'on ne pense "
  Napoléon Ier

  En politique aussi.
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Comment la mise en concurrence européenne et le système Arenh sont en train de détruire EDF

 Propos recueillis par Etienne Campion

  Aurélien Bernier, essayiste et journaliste, auteur de « Les voleurs d’énergie », Utopia, 2018, et « L’urgence de relocaliser », Utopia, 2021, explique méticuleusement en quoi le système de mise en concurrence européen a été catastrophique pour EDF, aujourd'hui obligé de vendre son énergie à perte à des fournisseurs privés.

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Marianne : Pour contrer l’augmentation des prix de l'électricité, l'État actionnaire d'EDF a augmenté la part que le groupe doit revendre à bas coût à ses concurrents. Par crainte pour EDF, mais aussi pour revendiquer des augmentations de salaires, les salariés se sont mis en grève. Comment en est-on arrivé là ?
  Aurélien Bernier : Les gouvernements français successifs ont mis en œuvre une politique de libéralisation de l’électricité et du gaz, qui consiste à introduire la concurrence sur la production et sur la commercialisation. Mais dans l’énergie de réseau, la concurrence « libre et non faussée » ne fonctionne pas. Les grands monopoles publics EDF et GDF étaient efficaces à la fois techniquement et financièrement, garantissant un prix aligné sur les coûts de production. La concurrence privée ne pouvait pas faire mieux, au contraire puisqu’elle doit verser des dividendes aux actionnaires. Les gouvernements ont donc entrepris de démanteler progressivement ces monopoles publics.
  GDF a été privatisée et même si l’État conserve une part de capital, il n’intervient plus dans les grandes orientations de l’entreprise. Pour EDF, la situation était plus compliquée à cause du nucléaire, qui doit rester public, et qui d’ailleurs n’intéresse pas le privé. Mais cela n’a pas empêché d’imaginer des « réformes » pour rendre les opérateurs privés artificiellement concurrentiels.
  La première réforme a été de subventionner le développement privé des énergies renouvelables grâce à un tarif de rachat garanti par l’État et financé par une taxe sur la facture d’électricité. Nous aurions pu développer des énergies renouvelables publiques en demandant aux opérateurs historiques EDF et GDF de le faire, avec des objectifs imposés. Mais on a préféré ouvrir la porte au privé, avec l’alibi de lutter contre le changement climatique.
  Bien sûr, ces énergies renouvelables électriques constituaient une brèche mais ne suffisent pas à concurrencer véritablement EDF. Donc, le législateur a inventé un autre système, tout à fait incroyable. Il a obligé EDF à vendre une partie de sa production à ses concurrents privés, à prix coûtant, pour développer la concurrence. Il faut bien mesurer l’aberration du principe. C’est comme si l’on demandait à Renault de vendre une partie de ses voitures à prix coûtant à Ford ou à Tesla pour que ces derniers nous les revendent ensuite et gagnent des parts de marché en France. Même pour des libéraux, cette idée ne devrait avoir aucun sens. Mais pour affaiblir le service public, ils ont osé. Ce dispositif a pris le nom d’ Arenh, pour « Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » et concernait environ un quart de la production nationale.

Au bénéfice des fournisseurs privés…
  Nous avons donc des fournisseurs privés qui ne produisent rien du tout, mais qui nous revendent de l’électricité à grand renfort de démarchage, parfois abusif. Ils peuvent s’approvisionner en électricité nucléaire auprès d’EDF à un prix d’un peu plus de 40 euros le mégawattheure, ou, si le prix sur la Bourse européenne de l’électricité est plus bas, acheter sur le marché.
  Le problème est qu’en 2021, les prix de marché ont considérablement augmenté à cause de la flambée du tarif du gaz. Avec l’ancien système de tarification d’EDF, au temps du véritable service public, cela n’aurait pas posé de problème insurmontable en France car les coûts du nucléaire et de l’hydraulique, eux, restent stables. Mais comme l’Union européenne a créé un marché européen de l’électricité sur lequel tous les producteurs des État membres vendent et tous les fournisseurs achètent, le prix se forme au niveau européen, où le gaz tient une place beaucoup plus importante qu’en France. Et il explose aujourd’hui, ce qui renchérit les approvisionnements des fournisseurs privés, qui perdent donc des parts de marché.
  Pour sauver les opérateurs privés, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’augmenter le volume d’ Arenh, c’est-à-dire d’obliger EDF à vendre encore plus d’électricité à bas prix à ses concurrents. Il s’agit même d’une vente à perte, qui menace fortement l’entreprise.
  Il faut aussi se rappeler que ce même gouvernement a voulu faire passer en 2019-2020 un plan de démantèlement d’EDF, qui aurait été scindé en trois : une entité pour le nucléaire, une entité pour les énergies renouvelables, thermiques et les services, et une entité pour l’hydraulique. Ce plan avait pour nom Hercule, et il a pu être provisoirement stoppé par la mobilisation des agents. Alors oui, les salariés ont mille fois raison de faire grève contre cette énième attaque qui vise l’énergie publique.

Ce système – celui de l’ Arenh – est donc lié à la mise en concurrence européenne ?
  Tout à fait. Depuis 25 ans, la Commission européenne veut imposer la concurrence dans l’électricité et le gaz, et tous les moyens sont bons. Deux directives ont été adoptées dans le milieu des années 1990, suivies par de nombreuses autres et par différents règlements. Le droit européen a imposé un certain nombre de dispositions, comme la libre circulation de l’énergie, l’obligation d’ouverture progressive des marchés au secteur privé, d’abord les entreprises, puis les particuliers, les Bourses européennes du gaz et de l’électricité…
  L’ Arenh ne provient pourtant pas directement du droit européen mais de négociations entre Paris et Bruxelles. Avec une production très majoritairement nucléaire et hydraulique, la situation française était particulière. Il a donc fallu imaginer un système particulier, et l’ Arenh a été acceptée par l’Union européenne comme une première étape pour régler le problème du nucléaire : puisqu’on ne pouvait pas privatiser les centrales, on a partagé la production nucléaire entre EDF et ses concurrents.
  Mais Bruxelles veut aller plus loin. Elle réclame depuis des années la mise en concurrence des concessions des barrages, pour privatiser la production hydroélectrique. Elle pousse à la « séparation patrimoniale », c’est-à-dire au morcellement d’EDF, et le plan Hercule faisait l’objet, là encore, de négociations opaques entre Paris et Bruxelles. L’idée est de privatiser au moins partiellement tout ce qui n’est pas nucléaire.
  Elle organise aussi discrètement « l’Europe de l’énergie », c’est-à-dire le libre-échange du gaz et de l’électricité, en finançant le développement des interconnexions aux frontières. Comme la concurrence n’avance pas assez vite à leur goût au niveau de chaque État membre, l’idée est de mettre les producteurs nationaux en concurrence en « ouvrant les frontières » plus largement.

Si un jour un gouvernement le souhaite, comment pourrait-on sortir de ce système ?
  Il faudrait bien sûr élire en France une majorité politique qui ne soit pas convertie au libéralisme. Or, la droite et la social-démocratie ont montré qu’ils étaient tout à fait favorables à cette ouverture à la concurrence. Ils ne sortiront jamais de ce système qu’ils ont eux-mêmes créé.
  Mais ce n’est pas suffisant. La principale difficulté est que la concurrence s’impose en droit à la France à cause de la législation européenne. Rappelons que le respect du droit européen n’est pas une option : il a été constitutionnalisé et les tribunaux administratifs français s’assurent de cette conformité du droit national.
  La question est donc de savoir comment sortir des directives et des règlements qui imposent la libéralisation. Et donc de sortir de tous les dispositifs qui en émanent, notamment les Bourses européennes. Dans l’électricité, la France dispose d’un levier puissant : si elle décidait de retirer de la vente la part d’électricité nucléaire qu’elle exporte, le marché européen s’effondrerait. On peut imaginer un ultimatum : soit Bruxelles accepte que nous n’appliquions plus la politique européenne de l’énergie pour revenir à un vrai service public, soit nous stoppons les exportations et mettons le feu à tout l’édifice. Je pense que cette stratégie est jouable.
  Pourtant, elle ne règle pas tout, loin de là. Dans l’énergie, la délocalisation sévit aussi. Ce n’est pas une délocalisation des moyens de production, mais c’est une délocalisation des capitaux. Placés dans cette stratégie de concurrence, les anciens monopoles EDF et Engie préfèrent investir à l’étranger pour gagner en rentabilité plutôt que de rénover les réseaux en France ou y développer des énergies renouvelables. Nous avons besoin de relocaliser les capitaux et la dérégulation européenne nous en empêche puisqu’elle en impose la libre circulation. C’est la raison pour laquelle il faut restaurer la primauté du droit national sur le droit européen, sans quoi nous n’arriverons jamais à reconstruire un grand pôle public de l’énergie ni, plus globalement, à démondialiser l’économie.

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