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En cette fin de XVIIe siècle qui a vu, en Europe, l'apogée de la monarchie absolue, nous serions tentés de nous représenter le nouveau souverain mogol à travers l'idée que nous nous faisons du roi de France ou du roi d' Espagne, entouré de ministres, de fonctionnaires, de corps constitués, et n'exerçant le pouvoir, même quand il impose sa volonté, que par personnes interposés. Mais jamais les expressions consacrées par la tradition : " la royauté de droit divin ", " l'État, c'est moi ", n'ont eu plus de sens et plus de force que dans cette monarchie orientale. L'empereur a bien une sorte de premier ministre, un vizir, qu'il choisit lui-même, mais qui est plutôt un intermédiaire entre son peuple et lui que l'inspirateur et l'exécuteur responsable de sa politique. Ce n'est guère quand période de crise, quand une maladie ou un déplacement trop long le tient éloigné de sa capitale, qu'il se décharge sur lui du fardeau de l'empire.
En I663, lorsque Aureng Zeb entreprit son grand voyage au Cachemir, il avait désigné comme vizir Fazil Khan, dont le dévouement lui était connu et dont les conseils et l'habileté l'avaient beaucoup aidé dans la conquête du trône; Fazil Khan exerçait déjà les fonctions de Klansaman, — mot persan qui équivaut à celui de chambellan, — mais il mourut très peu de temps après son arrivée au pouvoir [il fut grand vizir de I658 à I663, année de sa mort] et l'empereur choisit pour le remplacer un grand seigneur allié par sa femme à la maison impériale, Jafar Khan, qui conserva sa charge jusqu'à sa mort en I670. [il avait déjà été précédemment vizir, I675-I658, avant de devenir, à la demande de l'empereur lui-même, gouverneur du Malwa] Avec son vizir, les relations du souverain étaient plutôt celles d'un parent, d'un allié, que d'un maître; l'observation a été faite par Bernier qui nous cite au moins un trait de cette intimité, dans lequel nous aurions bien de la peine à retrouver l'image des rapports d'un Louis XIV avec Colbert ou un Louvois. [François Michel Le Tellier, seigneur de Chaville, marquis de Louvois, I639-I69I, "... il reçoit en I654 la survivance du secrétariat d'État à la Guerre. Membre du Conseil des dépêches, I66I, il est associé à son père au secrétariat d'État : I662. Surintendant des Postes, I668, il devient membre du Conseil d'en haut et ministre d'État en I672. Dans le domaine militaire, son œuvre est inséparable de celle de son père, les deux ministres se partageant le travail surtout à partir de I666, le père dans les bureaux, le fils en campagne ou en inspection. Louvois organise avec son père une armée monarchique dépendante des bureaux de la guerre. Il développe le corps des commissaires des guerres, qui assurent la solde, l'entretien et la police des troupes. La discipline est restaurée et la désertion est sévèrement réprimée. L'avancement est régularisé, ordre du tableau, I675, et des compagnies de cadets assurent le recrutement des officiers. En outre, Louvois crée des magasins généraux pour les vivres et les munitions, des hôpitaux fixes et ambulants à la suite des armées, et contribue à la fondation de l'hôtel des Invalides, I670-I674, destiné à recueillir les militaires estropiés. Sur les conseils du marquis de Chamlay, il crée la milice en I688. (...) témoin du mariage du roi et de Mme de Maintenon, il est regardé par le roi comme son élève, vivant à la Cour, formé à la Cour, exclusivement préoccupé du prestige de la Couronne. (...) Il conseille les ambassadeurs, dicte aux généraux leur plan de bataille. Mais les revers militaires, perte de Mayence, I689, les difficultés financières et l'hostilité de Mme de Maintenon ruinent son crédit. Il meurt à la veille d'une disgrâce : I69I... " ; Larousse] Aureng Zeb avait rendu visite à Jafar Khan, sous prétexte de visiter une maison que celui-ci venait de faire bâtir; le ministre reconnut ce coûteux honneur en offrant à son royal visiteur une quantité de pièces d'or, évalué par le chroniqueur à cent mille couronnes, plus un lot de perles magnifiques et un rubis communément estimé quarante mille couronnes. Il est vrai que, selon Tavernier, qui se fait aussi l’écho de cette histoire, le précieux joyau ayant été soumis à Shah Jahan par son fils, le vieil empereur, plus fin connaisseur en la matière que le meilleur joaillier, rabaissa la valeur du rubis à moins de cinq cents couronnes, pour la plus grande confusion des experts officiels... Ce sont là jeux de princes, où l'on reconnaît guère l'attitude d'un monarque avec son premier ministre.
Louvois, homme d'État français. Peinture anonyme de la seconde moitié du XVIIe siècle : Musée national du château de Versailles. Ph. Guiley-Lagache © Archives Larbor
Une des principales difficultés du gouvernement mogol venait du morcellement du territoire en une infinité de petits États enclavés dans les provinces de l'empire, ou s'intercalant entre elles, et qui étaient aux mains de rajas. Le nombre et la puissance de ces petits souverains, leur insubordination, les rivalités qui les mettaient aux prises les uns avec les autres, imposaient à la politique de l'empereur une diplomatie très compliquée et très incertaine. Continuant la voie tracée par plusieurs de ses prédécesseurs et profitant de l'expérience qu'il avait acquise lui-même dans ses gouvernements du Dekkan et du Guzerat, Aureng Zeb appliqua dans ses rapports avec ces turbulents et parfois redoutables voisins deux principes essentiels : exploiter les mésintelligences et les jalousies des rajas, s'assurer la soumission des meilleurs, des plus ambitieux ou des plus dociles en les achetant à prix d'or ou en les attachant à ses intérêts par des charges considérables. Ceux-ci restaient tributaires du Mogol, mais le tribut qu'ils lui payaient était largement compensé par les revenus de leur emploi. La plupart furent, avec les troupes qu'ils fournissaient et qu'ils entretenaient, le plus ferme appui militaire d' Aureng Zeb, et c'est en grande partie à deux d'entre eux, Jai Singh et Jaswant Singh, qu'il dut son élévation au trône. Complètement assimilés à l'empire, ces puissants seigneurs devenaient gouverneurs des provinces où leurs ancêtres, et parfois eux-mêmes, avaient été souverains; mais comme ils exerçaient en général ce gouvernement à vie, et avec une autonomie presque totale, leur orgueil ni leurs intérêts n'avaient guère à souffrir de cette apparente déchéance.
Avec les étrangers, que les richesses de l' Hindoustan attiraient de plus en plus nombreux aux frontières et jusque sur le territoire même de son empire, Aureng Zeb suivit une politique pleine de contradictions; mais derrière les caprices souvent déconcertants de cette politique, on retrouve toujours le même réalisme. D’instinct, en fanatique musulman, il était xénophobe, haïssant ou méprisant les infidèles. Mais il ne pouvait traiter, même du point de vue religieux, les Franguis, sujets des rois européens, avec l'implacable rigueur qui inspira ses persécutions contre les Hindous. Il n'hésitait pas à confier les plus importants commandements à des rajas, serviteurs des faux dieux, entretenant même avec eux les relations de la plus confiante amitié. À plus forte raison, quand il s'agit des Portugais, des Hollandais, des Anglais ou des Français, il sut toujours faire taire ses scrupules pour ménager ses intérêts.
Quand il est arrivé au pouvoir, l'empereur avait trouvé beaucoup de Franguis dans les services ou dans les ateliers de l' État, et particulièrement dans l'armée; la plupart des commandements importants dans l'artillerie étaient exercés par des Européens. Peu à peu, Aureng Zeb élimina les étrangers. " Le zèle que le Mogol a pour le Coran, écrit Manucci, l' a engagé à n'admettre plus à son service que des Mahométans. On ne voit plus guère de Franguis à la cour, que des médecins ou des orfèvres. Tout le reste à quitté un pays où la liberté de la religion n'est plus comme autrefois. L'empereur n'a que trop appris à se passer des canonniers, et généralement parlant de tous nos ouvriers d' Europe. "
Lorsque Tavernier débarque à Surate, en I662, il frappé par la magnificence des maisons où sont installés les comptoirs des Anglais et des Hollandais. Quand il s'informe, il apprend que ces immeubles ne sont pas propriétés des compagnies européennes, mais louées aux Musulmans, sujets de l'empereur, qui en sont propriétaires. " Le Mogol, dit-il, ne souffre pas qu'aucun Franc ait de maison en propre sur ses terres, tant il craint qu'on en puisse faire une forteresse. " Si un ordre religieux a réussi à faire bâtir une église ou un couvent, l'achat du terrain et les frais de construction n'ont pu être financés que par l'intermédiaire d'un homme de paille.
Aureng Zeb ne montra quelque tolérance, du moins pendant un certain temps, qu'avec les Portugais, à cause de l'importance de leur commerce et des profits considérables qu'il en tirait. Les droits de douane, les taxes, le visa des passeports constituaient un revenu suffisant pour entretenir la flotte et la garnison du Mogol dans les régions où les comptoirs étaient établis, et Tavernier se porte garant que le gouverneur de telle place occupée par les marchands européens faisaient fortune en trois ans.
Mieux inspiré que la plupart de ses prédécesseurs, Alamguir avait pressenti que si l'envahissement des étrangers était favorable au développement économique de son empire et enrichissait son trésor par l'apport d'un métal précieux qui ne sortait plus de l' Inde, une politique trop libérale serait funeste à la puissance mogole. Comment ces entreprenants Européens, derrière lesquels il y avait toute la force et toute l'ambition de plusieurs grandes nations, après avoir apprécié sur place les immenses richesses du pays, auraient-ils renoncé à se les approprier définitivement ? Aussi Aureng Zeb ne manqua-t-il jamais de prétextes pour se brouiller avec ses voisins portugais et pour les éliminer, par une guerre implacable, des points névralgiques de son empire.
Carte de l' Inde et du Sri Lanka, illustrant la localisation des colonies et comptoirs européens sur le subcontinent entre I50I et I739. Auteur : Kimdime69
La défiance et l'hostilité ouverte d' Alamguir contre les étrangers provenaient en grande partie de l'ardeur de sa foi musulmane. On peut dire en général qu'entre les mobiles de sa politique, le fanatisme religieux est l'un des plus puissants. S'il lui est arrivé de persécuter les chrétiens vivant sur le territoire de l'empire, et en particulier les Portugais, c'est parce que ceux-ci avaient enlevé deux esclaves de sa mère, Muntaz Mahal, converties au christianisme, pour les mettre à l'abri de représailles. C'était à vrai dire une vieille histoire, puisque Muntaz-Mahal, la femme bien-aimée de Shah Jahan, celle a qui fût élevé le célèbre Taj Mahal, était morte en I63I. Mais Aureng Zeb n'oubliait rien de ce qui touchait au prestige et aux intérêts du vrai Dieu et du grand Prophète, dont il se considérait comme le défenseur et le représentant.
Pour témoigner de ce zèle aux yeux de son peuple, il avait donné un éclat tout particulier, malgré la simplicité de ses mœurs, aux manifestations publiques du culte qu'il rendait à ce Dieu. Tavernier décrit la parade, à laquelle il a assisté, du Mogol se rendant à la mosquée pour la prière rituelle. L'empereur était porté dans un magnifique palanquin. L'un de ses fils le suivait à cheval, tous les princes et les officiers de sa maison l'escortaient à pied. La foule, — du moins ses sujets musulmans, — l'attendait, rangée sur l'escalier de la mosquée, immobile et silencieuse. Quand l'empereur avait terminé ses dévotions, cette même foule le reconduisait cérémonieusement au palais, à travers les rues et les bazars qu'encombraient la masse énorme de huit éléphants somptueusement harnachés et d'un millier de soldats armés de piques ou de mousquets. si bien que cette manifestation d'humilité religieuse prenait l'apparence d'une véritable démonstration militaire.
On aurait pu voir là un avertissement. Car si l’intransigeant Mogol n'admettait pas que des étrangers, des infidèles, osassent se faire, parmi son peuple, les propagateurs et les défenseurs d'une foi nouvelle qu'il abhorrait, lui-même ne dédaignait pas, en vrai champion de l'Islam, d'employer la ruse ou la force, l'argent ou les armes pour amener au vrai Dieu de nouveaux serviteurs, sans se demander si une conversion pareillement achetée avait quelque valeur pour celui qui la subissait et pour la divinité qu'elle prétendait honorer.
Connaissait-il le vieux proverbe, qui avait cours dans toute l'Inde : " Je veux bien changer de croyance et de linge, pourvu que ce soit toi qui paies ! " En tout cas, il payait, parfois. Il lui arrivait de décrasser de leurs hérésies invétérées, au prix de quelques roupies, de pauvres diables faméliques, avec autant de désinvolture que, dans sa jeunesse, il avait dépouillé de leurs nippes sordides les derviches, pour s'emparer des aumônes dissimulées sous les haillons.
Et quand l'appât de l'or ne suffisait pas, la terreur et la persécution, voire le canon, ultima ratio regum,[locution latine : " [la force est] le dernier argument des rois "; cette formule était l'expression favorite du cardinal de Richelieu et même le roi Louis XIV, la fit approuver systématiquement sur ses canons] entraient en jeu. Par une curieuse coïncidence, à l'époque où, à l'autre extrémité de la planète, la politique religieuse d'un grand roi s'engageait dans la voie de l'intolérance et allait aboutir à cette faute essentielle, la Révocation de l' Édit de Nantes, [" ... Jusqu'en I679 Louis XIV favorise les conversions, en utilisant même les moyens financiers, caisse de conversions, I676, et s'en tient à l'application restrictive de l'édit de Nantes, tout ce qui n'est pas formellement permis par l'édit est interdit, ce qui conduit notamment à la démolition de nombreux temples, à l'obligation de procéder aux enterrements de nuit, à la réduction du nombre des écoles réformées. (...) Louis XIV révoque l'édit de Nantes par l'édit de Fontainebleau, I8 octobre I685, qui rétablit l'unité religieuse du royaume, ciment de l'unité politique. Cet édit, rédigé par le chancelier Michel Le Tellier, interdit le culte protestant, ordonne la démolition des temples, la fermeture des écoles réformées, l'obligation du baptême et du mariage catholique, l'expulsion des pasteurs qui refuseront de se convertir ; en revanche, il interdit aux laïcs protestants d'émigrer sous peine des galères... " ; Larousse] le fanatisme d' Aureng Zeb ne connaissant plus de bornes, mettait certaines régions de son empire à feu et à sang. Mais il y eut peut-être plus de logique, ou du moins plus de continuité, dans sa conduite, en pareille matière, que dans celle d'un Louis XIV.
Conséquence de la révocation de l'édit de Nantes signé par Louis XIV, un dragon fait signer sa conversion à un hérétique. Lithographie de G. Engelmann d'après un dessin de I686. Ph. Coll. Archives Larbor.
Toute sa vie, il avait donné lui-même l'exemple de la plus rigoureuse orthodoxie. N'oublions pas que son plus grand grief contre son père et contre ses frères, le prétexte qu'il invoqua pour justifier son implacable sévérité envers eux, était leur tiédeur religieuse, et c'est comme kafirs, c'est-à-dire comme hérétiques, qu'il les tint en captivité ou les livra au bourreau. La suite toute naturelle de ce fanatisme juvénile, si l'on peut dire, c'est la persécution qu'il exerçât, une fois maître absolu du pouvoir, contre tous ceux dont les croyances lui étaient suspectes, et notamment contre les amis de Dara, sceptiques ou éclectiques, curieux des religions ou des philosophies occidentales; l'exécution de Sarmad, [Sarmad Kashani, vers I590-I66I, mystique et poète arménien de langue persane. Juif à l'origine, il s'est vraisemblablement convertit à l'islam; mais le doute est permis puisqu'il a lui-même averti plus tard les Juifs de ne pas se convertir. Et, dans ses poèmes, il affirme qu'il n'est ni juif, ni musulman, ni hindou. (...) Aureng Zeb a fait arrêter Sarmad et il fut jugé pour hérésie. Sarmad est mis à mort par décapitation : I66I. Sa tombe se trouve près de la Jama Masjid à Delhi, en Inde] l'un de ces dilettantes, ne fut qu'un épisode sanglant de cette repression systématique. Ce puritain, ce derviche impitoyable pour lui-même, aimait la guerre; mais la plupart de ses campagnes ont pris l'apparence de guerres saintes, et en particulier celles du Dekkan, du Radjpoutana, du Pendjab, ou même des Mahrattes, que l'on peut considérer comme autant de démonstrations punitives contre les musulmans hérétiques, contre les sectaires ou les païens.
Il avait devant lui un empire où les Mahométans étaient en minorité parmi quelques cent millions d'Hindous. Il ne pouvait songer à les convertir tous. Certains historiens sont même d'avis qu'il usa d'une certaine modération et que, suivant un axiome bien connu de la politique, c'était " le lapin qui avait commencé ", les violences ou les cruautés qu'on peut lui reprocher n'étant que de justes représailles contre les brahmanes qui exerçaient leur propagande parmi ses sujets musulmans. Malheureusement, les faits parlent, et ils sont d'une éloquence irréfutables.
À Bénarès, à la fin du siècle dernier, les touristes pouvaient contempler au bord du Gange la grande mosquée qu'Aureng Zeb avait fait élever sur les ruines d'un des plus fameux sanctuaires de Vichnou, [Vishnou ou Vishnu, l'une des plus grandes divinités de l'hindouisme actuel, constituant avec Brahma et Shiva la triade nommée « trimurti ». Son rôle est de préserver l'univers et, pour cela, il s'y manifeste par des avatara chaque fois que l'ordre universel, dharma, est troublé; Larousse] et des plus vénérés, rasé sur son ordre en septembre I669. Et Bénarès était, depuis la plus haute antiquité, la ville sainte, celle où la prière ne s'endormait jamais, l'une des plus vieilles villes de la terre, jour et nuit éveillée devant ses dieux, avec le scintillement des lampes et l'incessant murmure des prêtres dans les temples. Un long frisson d'horreur parcourut toute l'Inde devant cet irréparable profanation. D'un bout à l'autre de l'empire, à Madoura,[Madurai ou encore Madura, capitale culturelle de l'État du Tamil Nadu, sur le fleuve Vaigai, en Inde du Sud] à Allahabad, à Agra, de semblables destructions sacrilèges se répétèrent; elles s'accompagnaient de raffinements qui trahissaient la haine, la jouissance sadique de faire souffrir et de souiller. C'est ainsi que, par ordre de l'empereur, une vache avait été égorgée dans le temple d' Allahabad, et que les idoles de Madoura furent transportées à Agra et enterrées sous l'escalier de la mosquée de Jahanara, pour que les musulmans se rendant à la prière eussent la joie quotidienne de les fouler aux pieds. Ce sanctuaire de Madoura, détruit en janvier I670 et remplacé par une mosquée, était comme celui de Bénarès, un lieu saint entre tous; le raja de Burdela, Birsingh Der, [Vir Singh Deo ou Bir Singh Dev, chef Rajput Bundela et le souverain du royaume d' Orchha, l'actuel État du Madhya Pradesh; il a régné entre I605 et I626 ou I627] qui l'avait fait construire, avait englouti dans cette construction trente-trois laks [en numération indienne, un lakh correspond à I00 000] de roupies, environ cinq millions de livres françaises.
Statuette du XIIe siècle représentant Vishnou. Art indien : Government Museum and National Art Gallery, Madras. Ph. © Lauros / Giraudon
Partout, cette fureur d'iconoclaste se déchaînait avec une ardeur méthodique : pendant la guerre du Radjpoutanan en I679-I680, on comptera cent soixante-quinze temples détruits, rien que dans le Mervar, [ou Mârvar, connu aussi comme l'État de Jodhpur] parmi lesquels les vénérables édifices de Someshwar et d' Udaipur. Jusqu'aux points les plus éloignés du territoire, par exemple, à l’extrémité de la péninsule du Kathiawar, [Kâthiâwar ou aussi Saurashtra, fait partie de l'État du Gujarat] le sanctuaire de Somnath [ou Somnāth; " sur la côte ouest du Gujarat, dans le Prabhas Kshetra, près de Veraval dans le Saurashtra, est le plus sacré des douze Jyotirlingas, lieux de pèlerinage en l'honneur de Shiva. Somnāth signifie « Le Seigneur de la Lune » et est un des noms de Shiva. Le temple de Somnāth est connu comme le « Sanctuaire éternel », car bien qu'il ait été détruit six fois, il a toujours été reconstruit... "; sur le Web] fut démoli, et là, comme en d'autres endroits, pour éviter que le culte méprisé ne renaquît peu à peu de ses cendres, les offrandes des sacrifices furent à jamais interdites. D'ailleurs, ces destructions n'étaient pas l'effet d'un caprice ni des violences aveugles de la guerre, mais d'une politique calculée, puisque un décret impérial, dès avril I669, avait ordonné aux gouverneurs des provinces de supprimer non seulement les temples hindous, mais les écoles des brahmanes, et d'interdire rigoureusement à la fois les pratiques et l'enseignement religieux des infidèles.
Une autre forme de l' intolérance religieuse fut l'application de l'impôt spécial, le djézieh, à tous les sujets non musulmans, et les désastreux effets de cette politique financière ne s'étaient pas fait attendre; en même temps, les taxes douanières furent abolies pour les musulmans et doublées pour les Hindous. Aureng Zeb ne devait jamais s'arrêter dans cette voie dangereuse de l'intolérance, et poussant jusqu'à ses dernières conséquences sa fanatique ambition de régner sur un empire foncièrement islamique, il interdit en I695, à tous les Hindous, à l'exception des Radjpoutes, de porter les armes, de circuler en palanquin, de monter les éléphants, des chevaux arabes ou persans, de même qu'il rayait d'un trait de plume tous les fonctionnaires qui appartenait à la race impure.
On a essayé de justifier du point de vue religieux certaines de ces mesures. On rappelle notamment que le Grand Mogol ne fut pas le premier à imposer aux infidèles vivant sous sa loi une contribution spéciale que prescrivait formellement le Coran; longtemps avant lui, elle était en usage dans les différents khalifats, et, sous un autre nom, on retrouve le djézieh dans tout l'empire ottoman. Il n'en est pas moins vrai que cette politique oppressive et nettement impopulaire provoqua de graves rebellions qui mirent souvent en péril l'équilibre et jusqu'à l'existence de la puissance mogole.
Le plus important de ces mouvements fut la révolte des Satnamis, en I672. Sur la frontière du Pendjab et du Radjpoutana, dans le district de Narnaul, [ville du district de Mahendragarh dans l'Haryana] les paysans se soulevèrent, ["... tout a commencé par une petite querelle. Un jeune Satnami, qui cultivait son champ, s'est battu avec un groupe de nobles moghols et a été tué par un pyada ou un fantassin moghol. En représailles, le fantassin a été tué par la communauté satnami. Cela s'est passé dans l'actuel district de Mahendragarh, dans l'Haryana. Après les deux meurtres, le fonctionnaire moghol local a envoyé une troupe de soldats pour arrêter ceux qui avaient tué le fantassin. Mais la communauté les a chassés. Enhardis, les Satnamis ont attaqué Narnaul, la principale ville de la région, et ont détruit la garnison moghole. Ils ont même mis en place leur propre administration... "; sur le Web] à l'instigation d'agitateurs fanatiques, et prirent le nom de Fakirs Satnamis, les Saints de Dieu. Ils n'étaient d'abord qu'une poignée d'hommes hardis et prêts à tout, mais leur exemple entraîna bientôt jusqu'à trente mille rebelles bien armés, et soutenus secrètement par les Mahrattes et les Radjpoutes, qui eux-mêmes en guerre avec le Mogol, voyaient dans ce soulèvement une diversion favorable à leur propre cause. La lutte, qui n'avait été primitivement qu'une série de razzias et de coups de main, occasion favorable au pillage et aux vengeances personnelles, prit insensiblement le caractère d'une véritable guerre sainte. Aureng Zeb dut se mettre lui-même à la tête de la répression. Son armée était démoralisée par un adversaire insaisissable et qui, d'après la tradition enregistrée par les historiens locaux, usait de charmes et de sortilèges pour déconcerter l'ennemi. Un chroniqueur persan du temps a parlé avec mépris de ces " sanguinaires et misérables rebelles, orfèvres, charpentiers, balayeurs, tanneurs et autres êtres ignobles, braillards et fous de toute sorte "; mais il reconnaît qu'ils se battaient avec courage. La légende s'empara bientôt de cette sanglante épopée, dont l'horreur avait frappé les imaginations. Ne prétendait-on pas qu'on voyait voler à la tête des insurgés des chevaux mécaniques en bois, animés de loin par les conjurations des sorciers, et sur lesquels étaient montées des femmes intrépides ? On affirmait aussi que sur ces démoniaques adversaires les épées et les flèches n'avaient pas de prise et que les balles ou les boulets ne parvenaient jamais au but, neutralisés par une force mystérieuse, tandis que leurs armes et leurs projectiles faisaient dans les rangs mogols de véritables hécatombes. Pour relever le moral de ses troupes, l'empereur voulut à son tour recourir à une influence mystique. L'habile et scrupuleux copiste du Coran qu'il avait toujours été, écrivit de sa propre main des prières et des sentences du livre saint que l'on broda sur les drapeaux. L'ennemi, qui déjà était aux portes de Delhi, recula devant ce puissant talisman et l'empire fut sauvé par la parole souveraine du Prophète.
S'il n'avait été aveuglé par son propre fanatisme, l'empereur, aurait mieux compris la gravité d'un pareil mouvement et il aurait été sensible aux avertissements qui lui venaient de toutes part. Le moins significatif ne fut pas la lettre insolente que son vieil ennemi Sivaji lui écrivit, en I679, pour protester contre le rétablissement du djézieh, preuve évidente que ses adversaires guettaient attentivement ses erreurs et ses faiblesses, tout prêts à en profiter. En outre, l'exemple des Satnamis risquaient de s'étendre à d'autres parties de l'empire : leur révolte avait eu un grand retentissement; la légende avait popularisé certains épisodes qui se répétaient de bouche en bouche, excitant partout la pitié ou l'horreur; les poètes célébraient dans des chants de guerre cette fameuse journée des éléphants, le Mahabharat,[à l'origine, il relate l'histoire d'une guerre entre les Pandava, les fils du roi Pandu, et les Kaurava, les fils du roi Dhritarashtra, le frère aîné et aveugle de Pandu, tous de la caste des guerriers, les Kshatriya, dans la région de Delhi; il est aussi un recueil de mythes hérités de la tradition védique; il est composé des dix-huit parva : chapitres ou livres] où un immense charnier des bêtes monstrueuses avait recouvert le champ de bataille.
Des troubles sérieux, qui avaient la même cause et qui prirent le même caractère, éclatèrent successivement dans le Mathura, dans le Pendjab, dans le Radjpoutana. Les sujets hindous massacraient les fonctionnaires mogols. Un chef des Jats [peuple nomade du Pakistan et de l'Inde du Nord peut-être apparenté aux Tsiganes, estimé à environ 13 millions de membres. Ils sont nomades, et considérés comme " impurs "; Larousse] fut mis à mort après un atroce supplice, pour l'exemple, et toute sa famille convertie de force à l'islamisme.
Chez les Sikhs,[adepte du sikhisme; " l'une des quatre grandes religions de l'Inde fondée, à la fin du XVe siècle, au Pendjab par Guru Nanak. Le canon du sikhisme, l' Adi Granth, repose sur le principe de l'existence d'un seul Dieu créateur, sans forme et au-delà de la compréhension humaine. Cette religion est née d'une fusion des aspects mystiques de l'islam, soufisme, et du vishnouisme : bhakti. Mais la composante hindoue domine.(...) Les sikhs ont atténué le système des castes hindoues. Ils reconnaissent trois groupes : les agriculteurs, les non-agriculteurs et les intouchables. Le rite principal est celui de l'admission parmi les Khalsa, fraternité des « purs », généralement célébré lors de la puberté. Du temps de Govind Singh, les Khalsa s'organisent militairement et prennent le surnom de Singh : « lion ». Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils arrachent divers territoires aux Afghans et aux Pathans. Leur chef, Ranjit Singh, étend sa domination jusqu'à la passe de Khaybar et sur tout le Cachemire. Sa succession est marquée par de nombreuses luttes de clans, qui facilitent l'instauration de l'administration britannique en I849... " ; Larousse] au Pendjab, la même tragédie se répéta, mais l'exécution du chef Tegh Bahadour,[I62I-I675; " ... neuvième des dix Gurus du sikhisme. Il devint gourou le I6 avril I664. (...) En mai I675, Guru Tegh Bahadur Ji a été approché par des pandits hindous de la région du Cachemire, lui demandant d'intervenir contre les conversions forcées d'hindous à l'islam par le souverain moghol de l'Inde. Pour avoir soutenu les pandits hindous en résistant à ces conversions forcées, et pour avoir lui-même refusé de se convertir à l'islam, Guru Tegh Bahadur Ji a été exécuté publiquement par décapitation dans la capitale impériale de Delhi, sur ordre de l'empereur Aureng Zeb. Aujourd'hui, le Gurdwara Sis Ganj Sahib et le Gurdwara Rakab Ganj Sahib se trouvent sur les sites de la décapitation et de la crémation du corps de Guru Ji. Outre Guru Teg Bahadur Ji, trois autres sikhs, Bhai Mati Das, Bhai Sati Das et Bhai Dyal Das, ont également été exécutés... " ; sur le Web] provoqua une véritable insurrection. Ces Sikhs formaient une secte particulière, fondée à la fin du XVe siècle par une sorte prophète, Nanak, dont ses adorateurs avaient fait un saint. La doctrine qu'il professait était une tentative de conciliation entre le brahmanisme et l'islamisme. Rien ne pouvait être plus suspect à Aureng Zeb et il avait les Sikhs en particulière abomination. Peu à peu, ce mouvement, d'abord religieux, était devenu politique et ne tendait à rien de moins qu'à l'autonomie du Pendjab, dont la population, malgré la diversité des races et des religions n'aurait plus formé qu'une seule nation indépendante. Les successeurs de Nanak s'appelaient gourous, les maîtres : le chef supplicié, Tegh Bahadour, était un gourou. Son fils, Har Govind,[Guru Gobind Singh Ji, né " Gobind Rai ", I667-I708; dixième et dernier des Gurus de forme humaine du sikhisme. Il devint officiellement gourou en mars I676. (...) Messager divin, guerrier, poète et philosophe, Guru Gobind Singh Ji a donné à la religion sikhe sa forme actuelle, avec l'institution de la fraternité Khalsa et l'achèvement des écritures sacrées, le Guru Granth Sahib Ji, sous la forme définitive que nous connaissons aujourd'hui. Avant de quitter son corps mortel en I708, Guru Gobind Singh a décrété que le Guru Granth Sahib Ji serait le prochain et perpétuel gourou des Sikhs... " ; sur le Web] entreprit de le venger et de continuer son œuvre, en détruisant l'empire mogol. ["... Guru Gobind Singh a déclaré dans un couplet persan de son Zafarnamah, " l'épître de la victoire ", en vers persans, adressée à l'empereur Aureng Zeb, qui est un réquisitoire sévère contre l'empereur et ses commandants qui ont rompu leur serment, : " Lorsque tous les autres moyens ont échoué, il ne faut pas hésiter à recourir à la force : " Lorsque tous les autres moyens ont échoué, il est licite de recourir à l'épée : verset 22... " ; sur le Web] Il était le dixième chef, à la fois religieux et militaire, d'un peuple fanatisé auquel il persuada peu à peu que les maximes pacifiques de son premier législateur le livraient sans défense à ses ennemis et à qui il fut jurer une haine éternelle aux musulmans. Organisés en fédération, les Sikhs obéissaient au Khalsa, esprit d'un gouvernement invisible, principe sacré devant lequel tous s'inclinaient. Aureng Zeb ayant entrepris de briser l'autonomie de cette fédération, Har Govind se dressa contre lui et tint des années les armées mogoles jusqu'à la mort de l'empereur. ["... Le gourou a réprimandé les rajas des collines, y compris Raja Bhim Chand, pour avoir donné leurs filles aux Moghols en guise de tribut pour avoir occupé leurs postes. Ses efforts pour gagner leur soutien contre Aureng Zeb n'ont pas porté leurs fruits. Au contraire, les Rajas des collines ont conspiré avec les armées mogholes pour mettre fin au pouvoir de Guru Gobind Singh. Ils ont cependant essuyé plusieurs défaites face à l'armée sikh, comparativement peu nombreuse. (...) Ils se sont donc ralliés sous la direction du Raja de Bilaspur, sur le territoire duquel se trouvait Anandpur, pour expulser par la force Guru Gobind Singh de sa citadelle vallonnée. Leurs expéditions répétées au cours des années I700-I704 se sont toutefois révélées infructueuses. Les forces khalsa étaient trop puissantes pour que les Rajas des collines puissent les affronter. Ils demandèrent enfin l'aide de l'empereur Aureng Zeb. De concert avec les contingents envoyés sur ordre impérial par le gouverneur de Lahore et ceux du faujdar de Sirhind, ils marchèrent sur Anandpur et mirent le siège devant le fort en mai I705. Au fil des mois, le gourou et ses sikhs résistèrent fermement à leurs assauts successifs, malgré les quantités insuffisantes de nourriture résultant du blocus prolongé. Alors que les assiégés, les Sikhs, étaient réduits à une situation désespérée, les assiégeants, le gouverneur de Lahore, étaient eux aussi épuisés par le courage des Sikhs. À ce stade, les assiégeants ont offert, sur la base d'un serment, promesse, du Coran, une sortie sûre aux sikhs s'ils quittaient Anandpur. Finalement, la ville fut évacuée au cours d'une nuit de décembre I705. Mais lorsque le gourou et ses sikhs sortirent, les monarques des collines et leurs alliés moghols les attaquèrent avec fureur. Dans la confusion qui s'ensuivit, de nombreux sikhs furent tués et tous les bagages du gourou, y compris la plupart des précieux manuscrits, furent perdus. Le gourou lui-même réussit à se rendre à Chamkaur, à 40 km au sud-ouest d' Anandpur, avec à peine 40 sikhs et ses deux fils aînés. Là, l'armée impériale, qui le suivait de près, le rattrapa. Ses deux fils, Ajit Singh, né en I687, et Jujhar Singh, né en I69I, ainsi que tous les sikhs, sauf cinq, tombèrent lors de l'action qui eut lieu le 7 décembre I705. Les cinq sikhs survivants ont ordonné au gourou de se sauver afin de reconstituer le Khalsa. Guru Gobind Singh et trois de ses sikhs s'enfuirent dans la région sauvage de Malva, aidés par deux de ses fidèles musulmans, Gani Khan et Nabi Khan, au péril de leur vie. Les deux fils cadets de Guru Gobind Singh, Zorawar Singh, né en I696, Fateh Singh, né en I699, et sa mère, Mata Gujari Ji, ont également évacué Anandpur, mais ils ont été trahis par leur vieux serviteur et escorte, Gangu, au faujdar de Sirhind, qui a fait exécuter les jeunes enfants le I3 décembre I705. Leur grand-mère mourut le même jour... " ; sur le Web] Il ne lui survécut que quelques années; [" Guru Gobind Singh envoya au secours de l'aîné des prétendants, le prince libéral Muazzam, un contingent symbolique de Sikhs qui participa à la bataille de Jajau, 8 juin I707, remportée de manière décisive par le prince qui monta sur le trône avec le titre de Bahadur Shah. Le nouvel empereur invite Guru Gobind Singh à une rencontre qui a lieu à Agra le 23 juillet I707. Le Nawab Wazir Khan de Sirhind s'était inquiété du traitement conciliant de l'empereur à l'égard de Guru Gobind Singh. Leur marche commune vers le sud l'a rendu jaloux et il a ordonné à deux de ses hommes de confiance d'assassiner le gourou avant que son amitié croissante avec l'empereur ne lui porte préjudice. Ces deux pathans, Jamshed Khan et Wasil Beg, dont les noms figurent dans le Guru Kian Sakhian, poursuivirent secrètement le gourou et l'atteignirent à Nanded où, selon Sri Gur Sobha de Senapati, un auteur contemporain, l'un d'entre eux poignarda le gourou dans le côté gauche, sous le cœur, alors qu'il se reposait un soir dans sa chambre après la prière du Rahras. Avant qu'il ne puisse porter un autre coup, Guru Gobind Singh l'abattit de son sabre, tandis que son compagnon en fuite tombait sous les coups de sabre des sikhs qui s'étaient précipités en entendant le bruit. Lorsque la nouvelle parvint au camp de Bahadar Shah, celui-ci envoya des chirurgiens experts pour soigner le gourou. (...) La blessure du gourou est immédiatement recousue par le chirurgien européen de l'empereur et quelques jours plus tard, elle semble guérie. La blessure avait été contenue et le gourou s'était bien rétabli. Cependant, quelques jours plus tard, lorsque le gourou a tiré sur un arc solide et dur, la plaie imparfaitement cicatrisée s'est ouverte et a provoqué une hémorragie abondante. Elle fut à nouveau soignée, mais il était désormais clair pour le gourou que l'appel du Père céleste était arrivé : 2I octobre I708... " ; sur le Web] mais la paix ne fut jamais complètement rétablie au Pendjab et les descendants du Mogol connaîtront, avec les descendants du gourou, les mêmes difficultés. Les Sikhs qui, au XVIe siècle, étaient répandus sur un vaste territoire, du Petit-Tibet à l'Inde, de la Chine au Belouchistan,[ou Baloutchistan, ou Baluchistan; région montagneuse de l'Asie sud-occidentale, s'étendant sur l'Iran sud-oriental, ville principale Zahedan, et le Pakistan occidental, dont elle constitue une province, au Nord de la mer d'Oman; Larousse] se dispersèrent dans les montagnes où ils continuèrent une guerre de partisans; beaucoup allèrent grossir les tribus rebelles de l' Afghanistan, auxquelles les unissait une haine commune contre le souverain de Delhi.
Il est difficile de faire la part des responsabilités dans ce conflit entre deux adversaires également intolérants et illuminés. Mais il paraît certain qu'en se heurtant aux Sikhs, peut-être même en les provoquant, Aureng Zeb avait commis une grave erreur politique, préjudiciable à la sécurité et à la prospérité de son empire. Non seulement ce peuple de robustes guerriers, habitués dès l'enfance à une vie rude et frugale, pouvait fournir à l'Inde ses meilleurs soldats et en particulier les cavaliers infatigables dont elle avait besoin, mais encore ils étaient très laborieux et industrieux; dans les répits que leur laissait la guerre, ils cultivaient un sol fertile et élevaient des troupeaux, fabriquaient des armes et du drap.
On voit par de tels épisodes quelle inquiétante faiblesse rongeait secrètement la charpente d'une monarchie absolue, en apparence si puissamment constituée, et quelle misère réelle était l'envers du décor somptueux au milieu duquel le Grand Mogol affectait le détachement d'un ascète. Les voyageurs du temps nous ont décrit le sort précaire de ces paysans, parmi lesquels les Satnamis avaient recruté leurs bandes illuminés; ils nous montrent ces campagnes incultes, où la cruelle tyrannie des gouverneurs a fait le vide et dont les habitants, par milliers, se font fakirs pour demander la charité la subsistance qu'ils ne peuvent plus gagner par le travail de leurs mains.
L'austérité affichée par Aureng Zeb faisait un étrange contraste avec la splendeur traditionnelle d'une cour où les plaisirs mêmes étaient une image de la guerre, et dont tout le luxe s'inspirait à la fois d'une parade militaire et d'une fonction religieuse. Nous avons évoqué la pompe avec laquelle l'empereur accomplissait ses devoirs à la mosquée. S'il avait banni de sa capitale la musique et les danses, s'il exerçait sur les mœurs de son entourage et de ses sujets un contrôle sévère, il condescendait à se laisser voir de son peuple dans toutes les occasions qui pouvaient rehausser son prestige ou donner la mesure de sa force; ses distractions préférées étaient de passer en revue sa puissante armée de cavaliers richement équipés, de présider de féroces combats de grands fauves et d'organiser ces chasses royales où les rabatteurs amenaient à sa portée tigres, lions, cerfs ou gazelles, qu'il abattait avec un mousquet du haut de son éléphant.
Il veillait avec un soin jaloux sur les femmes qui peuplaient son harem, épouses, favorites, filles et sœurs. Aucune ne pouvait sortir ni rendre de visites sans sa permission; portées par des palanquins aux rideaux strictement fermés, les princesses étaient accompagnées par quatre eunuques et douze esclaves qui ne les perdaient pas de vue. Les visites avaient lieu aux premières heurs du jour et sur le passage des litières royales le vide se faisait dans les rues, par les ordres d'une police implacable.
Avec la mosquée, l'arsenal était pour Aureng Zeb l'objet privilégié de sa sollicitude. Il avait remis de l'ordre dans ces vastes ateliers de l' État où, avant lui, les armes de toute provenance, de toute époque et de toute espèce s'entassaient au hasard, dans un pittoresque mais coupable abandon. Il avait aussi son arsenal particulier, dont Manucci nous peint la magnificence, et dans lequel ses javelines, ses arcs, ses carquois, ses masses et ses sabres étaient rangés avec soin et entretenus avec amour. Chacune de ses armes portait un nom : on se rappelle le cimeterre où étaient gravées les syllabes magiques, ALAMGUIR; un autre s'appelait FATE-ALAM, le Vainqueur du monde. L'empereur passait de longues heures à les contempler, à méditer seul devant les instruments redoutables de sa puissance. Tous les vendredis, le matin, c'est au milieux d'eux qu'il faisait la première prière du jour. Image symbolique : Aureng Zeb demandant à Dieu qu'avec ses flèches et ses sabres, il puisse remporter des victoires et faire respecter le nom de l' Éternel à ses ennemis... Il n'y a pas de préambule mieux adapté à l'histoire de la longue et dramatique épopée militaire qu'il nous reste à conter.
CHAPITRE II
AFGHANISTAN. ASSAM. ARRAKAN
Le conflit entre Hindous et Musulmans est un mal séculaire que la domination anglaise n'a pas réussi à extirper de l'Inde, et dont Aureng Zeb avait semé les premiers germes. Aujourd'hui encore, certaines fêtes des Mahométans, par exemple le Mohurrum,[ou Muharram; premier mois de l'année lunaire musulmane, au cours duquel les chiites commémorent le martyre de Hasan et de Husayn; Larousse] le grand jour de deuil, sont l'occasion de manifestations et de querelles tragiques qui ensanglantent périodiquement les grandes villes, comme Bénarès ou Allahabad, où les deux races, aussi batailleuses et fanatiques l'une que l'autre, se trouvent en proportions sensiblement égales. À la fin du XVIIIe siècle, Tavernier comptait " 800.000 fakirs mahométans contre I.200.000 d’idolâtres "; si ces chiffres sont exacts, on peut se représenter la brutalité de ces conflits au temps du Mogol, quand, au roulement des tambours, aux lamentations, aux cris qui accompagnaient la procession funèbre des martyrs Hassan [ou Hasan, vers 624-669; second imam des chiites; fils de Ali et de Fatima, Hasan ibn Ali ibn Abi Talib renonça au califat au profit de Muawiya : 66I; Larousse] et Hussain,[ou al-Husayn ou al-Hussein, 626-680; deuxième fils de Ali, troisième imam, saint et martyr des chiites; Larousse] les héros du Mohurrum, répondait dans les rues étroites et pleines d'une foule fiévreuse, grouillant à la lueur des torches, le fier chant de guerre des Mahrattes :
Avec eux lutta ce franc cavalier
Au sabre, au turban rouge,
Le jeune guerrier qui gagna sa solde
Au péril de sa tête...
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. I66-I80.
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