LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE XVII

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  Le roi d' Arrakan savait très bien ce qu'il faisait en ouvrant ses portes à ces hôtes indésirables. Comme il vivait dans une terreur perpétuelle de son puissant voisin mogol, surtout depuis l'avènement d' Aureng Zeb, il pensait avoir ainsi à bon compte, pour la garde de ses frontières, une sorte de milice dans ces aventuriers prêts à tout. Aussi leur accordait-il volontiers des concessions de terres, pour les fixer dans le pays; il leur permit même d'occuper Chittagong, position importante à l'embouchure de la Megna,[ou Meghna; de nos jours, fleuve du Bangladesh], sur le golfe du Bengale. Naturellement ces bandes sauvages ne s'apprivoisèrent pas pour si peu; mais elles continuèrent leurs rapines et leurs violences habituelles aux dépens du gouvernement. Montés sur des rapides galéasses, [italien galeazza, de galea, galère; navire à rames et à voiles des XVIe et XVIIe s., plus fort et plus lourd que la galère : les galéasses contribuèrent à la victoire des chrétiens à Lépante et figurèrent dans l'« Invincible Armada ». Larousse] les pirates partaient de leur base de Chittagong, écumaient la mer voisine, remontaient les nombreux bras du Gange, ravageaient les îles du bas Bengale, violant sans cesse le territoire placé sous l'autorité du Mogol. Les jours de marché, on les voyait surgir sur la place des villages, raflant les marchandises, et emmenant des populations entières; ils s'invitaient sans cérémonie aux mariages et aux fêtes de famille, prélevant plus que la dime sur des victuailles du festin ou sur les bijoux des femmes, brûlant tout ce qu'ils ne pouvaient pas emporter.


Carte montrant les principaux fleuves du Bangladesh, y compris la Meghna

   Certaines cartes du Bengale, encore au XVIIIe siècle, portent cette sinistre indication sur la plus grande partie du pays arrosé par les bouches du Gange : Région dévastée par les Muggs, — c'était le nom donné aux pirates de l' Arrakan, et qui semble emprunté à celui du souverain : on observa même que la déportation massive des populations ou leur exode volontaire devant une menace perpétuelle, avaient eu pour conséquence, avec l'abandon de certaines cultures, de modifier en quelques points le cours du fleuve. En fait, toutes les petites îles du delta, autrefois très peuplées, étaient peu à peu retournées à la jungle, dont les terribles fauves, tigres et panthères, avaient élu domicile dans les ruines des villages déserts.
  Bernier s'étend longuement sur les souffrances de ce peuple d'esclaves, laissé longtemps sans défense contre la cruauté des pirates. En somme, ce tableau de l' Arrakan avant la pacification entreprise par Shaista Khan, ressemble beaucoup à celui que nous avons fait de l' Assam. Mais ici la situation se complique des bienfaits, si l'on peut dire, de la civilisation occidentale, et c'est ce qui chagrine nos voyageurs européens. Bernier, en particulier, ne se console pas de voir des chrétiens, établis en terre d' Islam par la magnanimité d'un prince musulman, abuser si étrangement de cette hospitalité et donner aux fidèles de Mahomet un si détestable échantillon de leur religion et de leurs mœurs !
  C'est en effet, Djahanguir, le grand-père d' Aureng Zeb, moins fanatique défenseur des Croyants que son fils, et surtout que son petit-fils, qui avait favorisé l'établissement des Portugais dans l' Inde. Plus rigide observateur de la Loi que son père, Shah Jahan, par une sévérité mal inspirée, provoqua ces étrangers orgueilleux et les poussa ainsi à soutenir d'abord en sous-main, puis ouvertement, les pirates d' Arrakan. Cette résistance n'avait fait qu' exaspérer la brutale intolérance de l'empereur : il riposta en frappant les trafiquants européens de contributions énormes, et quand ils refusaient de les acquitter, il s'emparait de leurs villes, fermait leurs comptoirs, démolissait les églises, et déportait à Agra des familles entières. La persécution n’épargnait personne : femmes, vieillards et enfants, prêtres, moines et religieuses, tous subissaient également le joug du plus fort, et Bernier compare à la captivité de Babylone, [" déportation à Babylone de l'élite juive de Jérusalem et du royaume de Juda sous le règne de Nabuchodonosor II. Selon la Bible, cette déportation s'est faite en trois fois : après la défaite du royaume de Juda en 597 av. J.-C., après le siège de Jérusalem en 587/586 av. J.-C. et enfin en 582 av. J.-C. Elle s'est poursuivie jusqu'à la prise de Babylone par les Perses en 538 av. J.-C... "; sur le Web] non sans exagération, cette brutale transhumance d'une foule misérable arrachée de ses foyers et à son Dieu.
  Une telle situation et les réactions qui s'ensuivirent devaient aisément fournir à Aureng Zeb le prétexte d'une intervention énergique autant qu'efficace.

Captivité des Juifs à Babylone, I837; Cazes Romain, I808-I88I. Montauban, musée Ingres Bourdelle

  Les pirates de l' Arrakan s'étaient établis dans l'île Sandwip, au large de la côte de Chittagong, poste de choix pour commander les bouches du Gange. Là régnait en maître le fameux Fra Joan, moine Augustin, [religieux qui suit les directives spirituelles de saint Augustin, 354-430; Docteur de l'Église latine (...) la conversion d'Augustin va naturellement s'épanouir et porter fruit dans le renoncement total aux biens terrestres, dans la pratique des conseils évangéliques, bref dans ce qu'on est convenu d'appeler la vie religieuse; Augustin vend tout ce qu'il possède et en donne le prix aux pauvres ; ensuite, il se retire dans sa propriété de Tagaste, déjà aliénée, pour y vivre en commun dans la pauvreté, la prière et la méditation. (...) Les religieux augustins comprennent deux catégories : – Ordre de Saint-Augustin. Ce sont les Ermites de Saint-Augustin, I256, ordre mendiant exempt, à vœux solennels, dit encore ordre des Grands Augustins ; les Ermites récollets : I588 ; les Augustins déchaussés, XVIe s., dont la branche française, XVIIe s., était familièrement appelée « Petits Pères »; – Instituts s'inspirant de la règle dite de saint Augustin. Ils forment une quarantaine d'ordres ou de congrégations très divers comme les rédemptoristes et les assomptionnistes, ou Augustins de l'Assomption; une quarantaine de congrégations de chanoines réguliers; une quinzaine d'ordres militaires. Larousse] qui avait réussi, Dieu ou le Diable sait comment, à se débarrasser du gouverneur de l'île. Il tranchait du grand seigneur, menait un train de raja, et vivait comme un coq en pâte dans un pays pourvu de tout. En particulier, les matériaux nécessaires à la construction des navires y étaient en si grande abondance que, dès le XVIe siècle, le Sultan de Constantinople trouvait plus avantageux de faire équiper sa flotte à l'île de Sandwip que sur n'importe quel chantier d' Europe ou d' Asie.
  Ce sont les hommes de Fra Joan, ou des flibustiers de même origine et de même espèce, qui s'étaient rendus sur leurs galéasses à Dakka, pour y recueillir Shuja et le transporter en Arrakan, à l'époque où ce prince en déroute fuyait devant les troupes victorieuses d' Aureng Zeb. Ils trouvèrent moyen de lui subtiliser une partie des pierres précieuses qu'il avait dans ses coffres, et s'en débarrassèrent à bas prix. En raison de ces alertes perpétuelles, le Grand Mogol, depuis son arrivée au pouvoir, s'était vu dans la nécessité de garder les voies d'accès du Bengale, en tenant sur pied des troupes et une flotte importantes. Mais toutes ces précautions ne suffisaient pas à mettre le territoire à l'abri d'un coup de main : les pirates étaient si audacieux et si bien entraînés, qu'avaient quatre ou cinq galéasses, ils ne craignaient pas de s'attaquer à quarante ou cinquante navires et qu'ils réussissaient souvent à les capturer ou à les couler.
  Le but constant de Shaista Khan, depuis son arrivée au Bengale, fut la destruction de ces nids de pirates; tant que les mers ne seraient pas purgées de leur redoutable brigandage, les côtes et même l' hinterland [arrière-pays] de la province ne connaîtraient pas de repos. En même temps, il avait un autre dessein : s'il attaquait le roi d' Arrakan, c'était pour le punir de la cruauté avec laquelle il avait traité le prince Shuja, qui s'était mis sous sa protection, en le faisant massacrer avec touts sa famille. On n'a pas oublié ce sanglant épisode de la guerre des quatre frères; mais l'on s'étonnera justement de voir Aureng Zeb si empressé de venger un frère que lui-même avait impitoyablement traqué. " Il voulait ainsi, affirme Bernier, faire un exemple éclatant pour instruire les souverains et les peuples voisins de son empire que les personnages de sang royal, dans toutes les situations et dans toutes les circonstances, devaient être traités avec respect et humanité... "
  Shaista Khan se montra aussi avisé diplomate qu'énergique tacticien dans la conduite des opérations. Comme il se rendait compte des difficultés insurmontables qu'il y aurait à faire passer une armée du Bengale en Arrakan, à cause de la multitude des rivières, des arroyos et des marécages qui défendent l'accès du pays, comme la supériorité navale des pirates rendait impossible toute surprise par mer, il résolut de s'assurer l'appui des Hollandais pour cette expédition. Il envoya un de ses officiers à Batavia, [ c'était le siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en Insulinde de I6I9 à I799, puis de la capitale des Indes néerlandaises, de I799 à I942: aujourd'hui, c'est Jakarta, capitale de la république d'Indonésie] chargé de négocier en son nom avec le gouverneur général de la colonie, en vue d'une occupation concertée du royaume d' Arrakan. Shaista Khan renouvelait ainsi, remarque Bernier, la tactique qui avait si bien réussi à Chah Abbas avec les Anglais, pour l'occupation d' Ormuz en I622. ["... expédition anglo-persane combinée qui a capturé avec succès la garnison de l'Empire portugais sur l'Île d'Ormuz après un siège de dix semaines, ouvrant ainsi le commerce de la Perse avec le Royaume d'Angleterre dans le Golfe Persique. (...) La flotte anglaise s'est d'abord rendue sur Qeshm, à quelques 24 km, pour y bombarder une position portugaise. Les Portugais présents se sont rapidement rendus, et les pertes anglaises étaient peu nombreuses, mais incluaient le célèbre explorateur William Baffin. La flotte anglo-persane a ensuite navigué vers Ormuz et les Perses ont débarqué pour capturer la ville. Les Anglais bombardèrent le château et coulèrent la flotte portugaise présente. Après une certaine résistance, les Portugais rendirent Ormuz le 4 mai I622. Les Portugais furent forcés de se retirer vers une autre base à Mascate... "; sur le Web]

La Nouvelle Porte, Nieuwepoort, l'entrée sud de Batavia, vue du centre-ville. La structure au centre est le bastion Hollandia : I682. Weduwe van Jacob van Meurs, Atlas du patrimoine mutuel.

Les ruines du château portugais sur l'Île d'Ormuz : 2007. Crédit photo : Fariborz

Mais de notre côté, nous pouvons constater que ces appels successifs des souverains locaux à la collaboration des Européens, constituaient un dangereux précédent pour l' indépendance de l' Inde.
  On comprend sans peine que le gouverneur de Batavia accueillit avec empressement la proposition du général mogol. Il y voyait une occasion inespérée de contrecarrer l'influence portugaise dans la péninsule et dans les îles de la Sonde, et la perspective d'obtenir pour la Hollande de substantiels avantages dans un pays qui, jusqu'à présent, ne lui était pas suffisamment ouvert. Il envoya aussitôt deux navires de guerre dans les eaux du Bengale pour faciliter le transport à Chittagong des troupes de Shaista Khan. Celui-ci, de son côté, avait rassemblé un grand nombre de galéasses et de vaisseaux d'assez grand tonnage avant d'adresser aux chefs des pirates un véritable ultimatum : qu'ils fassent leur soumission immédiate à l'empereur mogol; Aureng Zeb se disposait à infliger au roi d' Arrakan un châtiment exemplaire et l'invincible flotte hollandaise était à sa disposition; s'ils se montrent dociles, eux-mêmes et leurs familles ne courront aucun risque; qu'ils abandonnent le service du roi d' Arrakan pour entrer au service d' Aureng Zeb; ils trouveront au Bengale autant de terres fertiles qu'ils le jugeront nécessaire pour assurer leur subsistance et qui leur seront concédées gratuitement; en outre, ils recevront un salaire double de celui qu'ils touchent de leur maître actuel.
  Ce marchandage est assez curieux et ne manque pas d'un certain cynisme; en termes clairs, Shaista Khan proposait aux pirates, de la part d' Aureng Zeb, de payer grassement les rapines et les excès de toute sorte, pour lesquels ils affectaient l'un et l'autre une vertueuse horreur, s'ils consentaient à les commettre désormais au profit des Mogols.
  La manœuvre réussit au-delà de toute espérance. Les pirates se trouvaient précisément en difficulté avec le roi d' Arrakan, dont ils avaient assassiné l'un des principaux officiers. Poussés par la terreur des représailles, non moins qu'alléchés par les offres séduisantes qui leur étaient faites, ils s'embarquèrent dans une cinquantaine de galéasses pour rallier les ports du Bengale, en proie à une telle panique que, dans leur précipitation, ils prient à peine le temps d'emmener leurs familles et d'emporter leurs biens.
  Mais le prudent Shaista Khan n'accueillit ces extraordinaires visiteurs qu'avec les plus grandes précautions. Pour bien les convaincre de sa force, il déploya devant eux tout l'appareil de sa puissance militaire. Après cette imposante parade, quand il fut bien persuadé de leur bonne volonté, puisant à pleines mains dans son trésor de guerre, il leur donna force roupies, puis installa confortablement leurs femmes et leurs enfants dans une petite ville située à douze milles [~20 km] de Dacca, Feringhee Bazar, [de nos jours, situé dans le district de Chittagong et dans le quartier municipal de Jamal Khan, à Chittagong] où quelques descendants de ces aventuriers subsistent encore aujourd'hui.
  Le général mogol gagna par ces procédés la confiance des pirates qui montrèrent un grand empressement à joindre leurs efforts aux siens. En peu de temps, grâce à leur connaissance des lieux, l'île Sandwip, qui était retombée au povoir du roi d' Arrakan, fur reprise et la flotte indienne, grossie des effectifs portugais, put gagner Chittagong. Au même moment, deux navires de guerre hollandais faisaient leur apparition dans le golfe du Bengale. Mais Shaista Khan, qui n'avait plus besoin de leurs services, se borna à les remercier courtoisement de leur excellente intention.
  Bernier, à qui nous empruntons la plupart des éléments de cette histoire, a vu les vaisseaux hollandais au Bengale, où il voyageait à cette époque en compagnie de Tavernier. Il a recueilli le témoignage des officiers qui ne cachaient pas leur mécontentement; les remerciements de Shaista Khan, tout enrubannés qu'ils fussent de l'onctueuse politesse orientale, ne leur paraissaient pas une compensation suffisante à la violation de ses engagements.
  Tavernier, qui partage l'estime de son compatriote pour Shaista Khan, nous a laissé aussi dans ses Voyages quelques détails intéressants sur cette expédition. Tavernier a rendu visite au gouverneur du Bengale à Dacca, au moment où celui-ci était tout occupé de sa grande expédition. Il donne des chiffres exacts sur les forces engagées de part et d'autre. Il admire la souplesse des galéasses portugaises qui, profitant de la marée, remontent le Gange avec une surprenante rapidité; quelques-unes de ces embarcations sont si longues qu'elles ont jusqu'à cinquante rames de chaque côté, mais il n'y a que deux hommes à chaque rame; malgré la rude épreuve à laquelle elles sont mises et le funeste emploi qu'en font les pirates, elles sont souvent luxueusement parées, leur bois incrusté d'or, d'argent et lapis lazuli. [luxueuse pierre bleue aux inclusions dorées; elle est considérée comme la pierre des dieux] On se demande si notre voyageur n'a pas confondu ces galères de combat avec les canots de parade des rajas de la contrée. En tout cas, il nous rapporte un trait qui nous laisse perplexes quant à la prétention des Hollandais de faire la police et de rétablir l'ordre dans les mers du Sud; ces farouches redresseurs de torts ne dédaignaient pas de recourir pour leur compte aux services des pirates, dont ils louaient les bateaux pour le transport de leurs marchandises.



Galéasse " la Royale ", Louis XIV; restaurée dans les ateliers du Musee de Marine. Crédit photo : : Georges Clerc-Rampal : I870–I958; ouvrage : Mer : la Mer Dans la Nature, la Mer et l'Homme, I9I3, Paris : Librairie Larousse, p. I46.

  Tavernier, pendant son séjour à Dacca, entretint personnellement les meilleurs rapports avec Shaista Khan, auquel il décerne le titre de nabab. Il échange avec lui des présents, une couverture en broderie d'or, une écharpe lamée d'or et d'argent, une bague d'émeraude, contre " des grenades, des oranges de la Chine, deux melons de Perse et trois sortes de pommes ". Il offre aussi au fils du prince une montre à boîte d'or émaillée, une paire de petits pistolets et une longue-vue. Le tout, bakchich du père et bakchich du fils, n'allait pas à moins de cinq mille livres. Mis en goût par les cadeaux, le " nabab " voulut voir les marchandises; il fit son choix et régla ses achats par une lettre de change... que le Français aura bien du mal à se faire payer. Mais Shaista Khan avait bien autre chose à faire, à cette époque, que d'acheter des bijoux, ou du moins de les payer !
  Après sa victoire, plutôt diplomatique que militaire, il lui restait à liquider les compromettants alliés qu'il avait été obligé de subir. Selon le mot de Bernier, il les traita " non comme il aurait dû, mais certainement comme ils le méritaient ". Il les avait fait sortir de Chittagong; eux et leurs familles étaient à sa merci et il n'avait plus besoin de leurs services. Aussi jugea-t-il tout à fait inopportun de tenir les promesse qu'il leur avait faites pour les rallier à sa cause. Il laissait s'écouler les mois sans leur donner la solde convenue et faisait la sourde oreille à leurs réclamations, déclarant hautement que les pirates étaient des traîtres en qui on ne pouvait sans folie mettre sa confiance, puisque ces misérables n'avaient pas hésité à trahir honteusement le prince qui les avait nourris pendant de nombreuses années. Mais au fait, qui donc avait provoqué leur trahison ?
  Ce réglement de comptes, passablement cyniques, ne dément pas le jugement de Tavernier qui admire dans Shaista Khan " la meilleure tête qui fût dans les États du Grand Mogol ".
  La conquête de Chittagong n'eut pas pour seul conséquence de mettre les frontières et les côtes de l'empire à l'abri des incursions des pirates; elle marque le succès complet de l'expédition d' Arrakan, et ce royaume fut définitivement annexé à la province du Bengale.
  En I663, à la mort de Mir Jumla, quelques bons esprits avaient formulé ce jugement prophétique :" C'est maintenant seulement qu' Aureng Zeb peut se dire roi du Bengale. " Mais en I666, après la victoire de Shaista Khan en Arrakan, le Mogol n'allait-il pas se trouver dessaisi d'une part au moins de cette souveraineté au profit du prestigieux vainqueur dont la personnalité était assez forte pour se passer d'un maître ? En fait, pendant plus de vingt ans, de I667 à I688, l'oncle de l'empereur exerça au Bengale une véritable vice-royauté avec tout ce que ce titre et ces fonctions comportaient de privilèges et de responsabilités. Les étrangers qui se sont trouvés en rapport avec lui pendant cette période en ont bien eu le sentiment et en ont rendu témoignage. C'est avec lui qu'ils traitaient; c'est de lui qu'ils tenaient leurs concessions et leurs monopoles.
  Voici François Martin,[I634-I706, "... il embarque dans la première expédition avec François Caron en I665. Il passe par Fort Dauphin, l'Île Bourbon, Surate puis est envoyé à Golconde et à Masulipatnam. Ce premier comptoir français sur la Côte de Coromandel avait été cédé à la Compagnie par le sultan de Golconde par l'entremise de l'agent arménien Marcara. À Masulipatnam, François Martin supplante Marcara, non sans difficultés ; ce dernier est mis aux arrêts et évacué pour rendre compte de sa gestion en France... "; sur le Web] ce Parisien, garçon épicier dans le quartier des Halles, d'abord simple collaborateur de Caron, puis directeur de la factorerie [autrefois, comptoir ou agence d'un établissement commercial ou industriel à l'étranger, et plus spécialement dans les anciennes colonies africaines. Larousse] de Mazulipatam [ou Machilipatnam, Bandar, Masulipatnam, Masulipatam, Masulipatan et Masula, situé sur la côte de Coromandel, l'embouchure du fleuve Krishna], qui fonda Pondichéry [ville du sud-est de l'Inde; elle fut la capitale de l'Inde française; " Martin et la plupart de ses hommes quittent le comptoir de Masulipatnam en I674, avant qu'il ne soit détruit et pillé ; l'agent français Malfosse est massacré par les troupes du roi de Golconde en représailles à la prise de St Thomé par la flotte française. Martin assiste ensuite au siège de St Thomé qu'il quitte sur ordre de l'amiral Blanquet de la Haye, peu avant la reddition d'août I674. Arrivé en janvier I674 à Pudducherry dans ce qui n'était encore qu'un simple village de pêcheurs, François Martin succède à Louis-Auguste Bellanger de l' Espinay. Il prend en charge le comptoir du futur Pondichéry, et s'emploie d'abord à envoyer des vivres et des fonds aux Français assiégés dans St Thomé. Après la chute de St Thomé, il fortifie Pondichéry en I68I. (...) Le site est médiocre pour la navigation, car la côte est basse, sableuse, avec des lagunes et une barre de vagues brisantes. Les navires doivent stationner au large en utilisant des embarcations locales, les chelingues,[bateau à fond plat, de 8 à I2 mètres de long et propulsé par une douzaine d'avirons] pour le transbordement des marchandises, mais la zone est favorable pour le commerce car la proche embouchure d'une rivière permet de pénétrer aisément à l'intérieur du pays et les tisserands sont nombreux dans la région "; sur le Web] en I764. Dans les importants Mémoires qu'il nous a laissés, et qui ont la forme d'un véritable journal, il rapporte que c'est Shaista Khan, et non Aureng Zeb, qui avait accordé à un gentilhomme, Duplessis, " les firmans nécessaires pour la fondation des comptoirs de la Compagnie française à Dacca, Cassimbazar, Ougly et Balassor ", point de départ de nos établissements dans l' Inde orientale.


Carte de l'Inde avec tous les comptoirs européens vers 1740, permettant de situer Pondichéry par rapport aux comptoirs rivaux.

  En mars I677, François Martin est lui-même à Dacca : il se fait présenter au vice-roi du Bengale, " homme de poids et d'un mérite singulier ", que, depuis longtemps il avait le plus grand désir de connaître. L'entrevue fut des plus cordiales. Shaista Khan, qui n'avait pas pour les Franguis l'ombrageuse défiance de son neveu, et qui comprenait mieux que lui ce que l'on pouvait attendre de ces entreprenants étrangers, se montra très curieux de tout ce qui concernait le Français et ses compagnons. Non seulement il se fit informer " d'où ils étaient et des aventures qu'ils avaient eues ", mais il leur demanda s'ils voulaient entrer à son service. " Ils s'en excusèrent et ils furent congédiés avec la liberté de se retirer où ils trouveraient à propos. "
  Le même informateur ne tarit pas sur la magnificence du vice-roi, sur les marques de sa puissance et de sa richesse. En I678, il note que Shaista Khan fait à Aureng Zeb un présent de trente millions de roupies, somme qui paraît fabuleuse au regard des modestes budgets dont devaient se contenter à cette époque nos établissements de l' Inde.
  Cependant, il est un point du moins sur lequel l'oncle et le neveu, le vice-roi et l'empereur, paraissent avoir suivi exactement la même politique, le premier appliquant docilement les principes et les directives du second. En I687, alors que les persécutions religieuses d' Aureng Zeb semblaient se ralentir dans les provinces les plus anciennes de l'empire, elles reprirent avec une intensité nouvelle dans les régions plus récemment réunies à la couronne. Sous prétexte de régler un différend avec les Anglais, Shaista Khan avait délégué à Hughli un de ses officiers, Abdul Samet, " un endiablé, au jugement de François Martin, un homme féroce et d'une cruauté de tigre. " Ce missionnaire d'un nouveau genre commença par faire pendre par les pieds une bonne douzaine de chrétiens portugais et les laissa dans cette dangereuse position pendant deux jours, jusqu'à ce qu'ils eussent reniés leur foi. Puis, par manière de jeu, ou d'exemple, il arrêta un Espagnol au service du raja de la contrée; " sans aucune forme de procès ni procédure, il le fit mettre à la bouche d'un canon et envoyer au vent... " Abdul Samet agissait-il de son propre mouvement, ou bien, comme l'insinuaient les étrangers, témoins et victimes de ces violences, obéissait-il à des ordres secrets pour intimider les chrétiens ? Cette dernière hypothèse n'a rien d'invraisemblable. En tout cas, ces actes de fanatisme obtinrent, dans les territoires administrés par Shaista Khan, les mêmes résultats que les persécutions d' Aureng Zeb contre les Satnamis et les Sikhs. Le raja dont dépendait l'Espagnol si cruellement traité arma, pour le venger, quinze mille homme, avec lesquels il battit la campagne, entretenant le désordre pendant plusieurs mois dans tout un district.
  Peut-être, après plus de vingt-cinq ans passés au Bengale, Shaista Khan commençait-il à se lasser de sa vice-royauté. En tout cas, il était temps pour sa gloire qu'il fît une retraite honorable. Quelques mois après les évènements que nous venons de relater, en avril I668, Badour Khan était nommé gouverneur du Bengale, et Shaista Khan rentrait à Agra, accompagné d'un train magnifique.

***

  Par une heureuse coïncidence, peu de temps après avoir assuré à l'Est la sécurité de son empire par la décisive conquête de Shaista Khan, Aureng Zeb apprenait la disparition de son vieil ennemi, le roi de Perse, Chah Abbas II, mort le 22 août I666, qui le libérait d'un danger perpétuel sur sa frontière occidentale. L'empereur en reçut la nouvelle à Agra le I2 décembre. Quatre mois auparavant, il avait dû envoyé une armée au Pandjab, pour arrêter la menace d'une invasion persane. À la fin de cette année faste, et malgré tant d'incertitude qui subsistait encore sur la situation au Dekkan, la monarchie de Delhi, ayant atteint l'apogée de sa puissance, semblait assurée d'une longue période de prospérité. C'est pourtant le moment où la fortune va prendre pour elle une face nouvelle et où l'équilibre de la balance va se renverser à son détriment.

CHAPITRE III

 

SIVAJI, LE " RAT DE MONTAGNE "

 

  " Au tournant d'un faubourg d' Haiderabad, on lit cette inscription sur un vieux mur : Chemin de Golconde. Et autant il eût valu écrire : Chemin des ruines et du silence. " Sur la route poudreuse, le voyageur s'avance à travers les petites mosquées abandonnées, les minarets croulants au milieu d'une steppe brûlée, couleur de cendre, et parsemée de blocs de granitiques; et soudain, il découvre, au bord d'un lac desséché, un grand fantôme de ville, du même gris sinistre que le sol de la plaine, " et c'est là Golconde, qui fut pendant trois siècles une des merveilles de l' Asie ".
   Le lendemain du jour où il avait relevé cette inscription dérisoire, Loti [Louis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti, I850-I923; écrivain français; Loti fut d'abord le nom du personnage chargé de le représenter avant de devenir son nom d'écrivain, Larousse] visitait dans la cité fantôme la citadelle cyclopéenne des sultans de Golconde et s'étonnait qu'avant l'invention des canons modernes, ils aient pu être chassés d'un tel repaire.


Pierre Loti, écrivain français. Ph. Dornac Coll. Archives Larbor

   À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 206-2I7.
 
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