TERRE DE FRANCE, TERRE DE BÉTON, OU L' ARTIFICIALISATION DES SOLS

  "...Le vent souffle, vif et rude à la peau, sous une ciel criblé d'étoiles, il fait bon s'attarder encore, debout sur la porte des Godoux, près du tas de fumier énorme que je contemple chaque matin, de ma fenêtre. Les poules dorment depuis longtemps, les poules bêtes et blanches, au matin, comme sur un tableau de Greuze*. Le fumier dépeuplé respire à l'aise, sous le vent vif. Je vais rentrer... Encore un peu... Le fumier des Godoux sent bon... "
  GENEVOIX Maurice, I890-I980, Ceux de I4, Les Éparges, Flammarion, I933.

GREUZE Jean-Baptiste, I725-I805, peintre et dessinateur français.

Les Œufs cassés, I756,GREUZE Jean-Baptiste, New York, Metropolitan Museum of Art.

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Le foncier agricole, au croisement des rapports de force

Nicolas Bonnefond*

  La question foncière pose la question agraire et réciproquement, en étant diversement appréhendée à travers les époques et les civilisations. Les différentes forces économiques utilisent et se défont de la propriété de la terre au gré des évolutions historiques. Les mutations en cours interrogent sur le devenir de l’agriculture.

*BONNEFOND Nicolas, est doctorant en économie au sein du laboratoire REGARDS, université de Reims Champagne-Ardenne.

UNE POLITIQUE FRANÇAISE
  La politique foncière française se veut être un socle pour le maintien de l’agriculture familiale. Elle comprend le statut du fermage, renforcé en I946 par le contrôle des structures et l’action des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural : SAFER. Ces dispositifs ont été mis en place après la Seconde Guerre mondiale avec pour objectif de moderniser l’agriculture tout en consolidant l’exploitation familiale moyenne. Le modèle économique s’articula autour du régime de productivité fordiste fondé sur une logique d’économie d’échelle et une demande où la croissance du pouvoir d’achat favorisait l’essor d’une consommation de masse.
  Confrontée à la mutation économique et institutionnelle du capitalisme financiarisé et mondialisé, cette politique foncière est désormais en difficulté. On assiste au basculement des exploitations agricoles de type familial vers des formes sociétaires ou de firmes, ouvertes à des capitaux extérieurs à la sphère agricole, non sans conséquence sur le contrôle présent et futur du foncier. Selon les recensements français, cette mutation s’accompagne d’une concentration importante du foncier au sein d’exploitations toujours moins nombreuses et de plus grande taille.
  Depuis I992, la politique agricole commune, PAC, de l’Union européenne s’inscrit dans une libéralisation progressive des marchés, avec des aides conditionnées à l’hectare. Ces aides ne sont pas en lien avec l’activité de production, sous prétexte d’un respect des signaux de marché. La politique de la France se combine avec l’évolution de la PAC, avec une double fonction : favoriser l’intégration de son agriculture et de l’agro-industrie dans les chaînes de valeurs mondiales et veiller à ce que cette dynamique économique ne perturbe pas les équilibres sociaux nationaux, afin que des contradictions ne surgissent au point d’entraver l’accumulation du capital[I].
  Par ailleurs, un phénomène est particulièrement préoccupant : d’année en année, l’artificialisation des sols réduit la superficie des terres cultivables ou dédiées à l’élevage. Elle est le point d’intersection entre la ville, son capital urbanisé, ses entreprises et la ruralité composée historiquement d’exploitations agricoles familiales et de l’activité économique associée.

BRÈVE HISTOIRE DU FONCIER AGRICOLE
  Dans une société à dominance rurale, avec une population en majorité paysanne et agraire, les contemporains de la fin de l’Ancien Régime ont mené une réflexion philosophique et économique sur la place de l’homme dans son environnement et sur le poids relatif de l’agriculture dans l’économie. « Tous les auteurs de l’époque, les utopistes, les huguenots de l’exil, les économistes […] ont valorisé la culture des terres[2]. » Pour Vauban et Boisguilbert [Pierre Le Pesant de Boisguilbert, I646-I7I4, économiste et écrivain] en particulier, « l’activité agricole possède une primauté historique, dans le développement de l’humanité et logique dans l’explication causale du processus productif[3] ». À la fin du XVIIe siècle, la valeur symbolique de la terre est hautement honorifique et sociale : elle ouvrait à la bourgeoisie l’accès à un titre de noblesse[4].

Vue satellitaire de l’agglomération de Toulouse et de ses alentours. En France, l’habitat représente environ 42 % des surfaces artificialisées estimées.

  Au XIXe siècle, durant la révolution industrielle, des économistes cherchent à expliciter l’origine et les mécanismes de la rente foncière. On peut citer les physiocrates [Doctrine présentant une théorie générale de la société et reposant sur deux conceptions essentielles, l'une de caractère philosophique, celle de l'« ordre naturel », l'autre de caractère économique, celle du « produit net »; Larousse] avec la notion de capital foncier de François Quesnay,[I694-I7I4, sujet français; médecin de Louis XV, protégé par Mme de Pompadour, chirurgien-chef de l'hôtel-Dieu de Mantes, il fréquenta les physiocrates et écrivit des articles pour l'Encyclopédie. Il publia en I758 son œuvre maîtresse, le Tableau économique, où il compare la circulation des biens et services à la circulation du sang dans le corps humain. Pour Quesnay, la terre est la source première de la richesse. Son apport essentiel est l'invention, avant la lettre, de la macroéconomie : découverte du « circuit ». Quesnay défend en économie le libre jeu des lois naturelles; Larousse] David Ricardo [I772-I823; sujet britannique,qui proclamait la prééminence du marché sur l’État, David Ricardo devint le chef de file de l’école classique anglaise. Sa réflexion le conduisit à formuler les lois qui régissent la répartition des revenus entre les classes sociales; Larousse] avec celle de rente foncière, ainsi que le néoclassique Alfred Marshall,[I842-I924; sujet britannique; Considéré comme le principal théoricien de l'école néoclassique et le premier représentant de l'école de Cambridge, il a tenté de concilier les différentes théories de la valeur, notamment celles de l'utilité marginale et des coûts de production : Principes d'économie politique, I890-I907; Larousse] en passant par le libéral Léon Walras [Léon Marie Esprit, I834-I9I0, sujet français; il obtint en I870 la chaire d'économie politique à l'université de Lausanne. Il créa l'économie mathématique, contribua à introduire le calcul à la marge, et est considéré, avec son successeur Pareto, comme le chef de l'école de Lausanne. On lui doit notamment : Éléments d'économie pure, I874-I877, Études d'économie sociale, I896, Études d'économie politique appliquée : I898. L'apport de Walras à la science économique de son temps fut considérable; Larousse]  qui prône pourtant le rachat des terres par l’État. Ce rapport à la terre sera également analysé par les marxistes. « Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol. […] si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison au processus social de production qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur.[5] »
  Marx s’est intéressé au mouvement des enclosures qui s’est développé entre I750 et I805 dans la société anglaise, où l’aristocratie et les grands propriétaires fonciers font de la terre une marchandise lucrative. L’agriculture anglaise est alors la possession de grands propriétaires fonciers qui louent leur terre à des exploitants capitalistes qui emploient des ouvriers agricoles. Le développement du capital et le rapport des forces à l’œuvre tout du long de cette période placeront la bourgeoisie comme puissance politique majeure pendant que les grands propriétaires tirent des revenus de la rente foncière pour investir dans l’industrie. En France, après la guerre de I9I4-I9I8, une part importante de grands propriétaires qui louaient leurs terres à des exploitants les leur vendent pour investir dans le développement de l’industrie. Cette particularité française orientera les politiques agricoles en faveur de l’agriculture familiale.

GÉOPOLITIQUE DU FONCIER
  Aujourd’hui, la Chine et les États- Unis se livrent à un conflit commercial, en rétablissant des barrières douanières. L’interférence des crises sanitaires dans les échanges de marchandises et la guerre en Ukraine renforcent l’importance de l’agriculture comme levier géostratégique central. Les crises d’instabilité des marchés, disponibilités aléatoires et prix fluctuants, et les conflictualités de nature protectionniste placent le foncier agricole au cœur des préoccupations nationales. Sa disponibilité et sa maîtrise sont des éléments essentiels de stabilité pour les nations, gage de sécurité alimentaire pour leurs habitants malgré la volatilité des échanges mondiaux.
  Dans ce contexte ressurgit le terme de « souveraineté alimentaire », concept développé par la Via Campesina ["...En I996, lors de la IIe Conférence internationale de La Vía Campesina, LVC, le mouvement paysan questionne les violations systématiques à l’égard de la paysannerie familiale à travers le monde, en exprimant sa préoccupation quant à l’absence de mécanismes et normes juridiques les protégeant et leur permettant d’accéder à la justice. C’est à partir de ce constat qu’est née l’idée de se saisir du droit international pour codifier leurs droits... "; sur le Web] lors du sommet de l’alimentation organisé par l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, FAO, à Rome en I996. On retrouve cette terminologie jusqu’au sein de l’appellation ministérielle française : depuis 2022, nous avons un ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. En fait, par-delà les postures politiques de circonstance, l’Europe s’inscrit sur la même ligne que l’Organisation mondiale du commerce, cette dernière semblant cependant à bout de souffle du fait de son échec à promouvoir le multilatéralisme commercial depuis le lancement du cycle de Doha, en novembre 200I. Aussi l’Europe cherche-t-elle à contourner l’impasse dans laquelle se trouve le multilatéralisme, et ce en signant des accords bilatéraux.
  La souveraineté alimentaire est plus ou moins galvaudée, à l’avantage des grandes puissances économiques. C’est d’autant plus net pour l’accaparement des terres, on utilise souvent le terme anglais land grabbing, notamment avec l’acquisition légale de grandes étendues de terrains agricoles par des entreprises transnationales ou gouvernementales, par location, achat de terres ou prise de parts de sociétés[6]. L’accaparement des terres peut revêtir d’autres formes, dont l’occupation forcée, comme c’est le cas encore dans de nombreuses régions de l’hémisphère sud et comme ce fut le cas lors de la conquête coloniale par l’appropriation privée du foncier au détriment des populations locales. La société états-unienne Unit Fruit Company possédait au XXe siècle près du quart des terres cultivables du Honduras.
  Tenons-nous-en à la première définition du caractère plus ou moins légal d’accaparement du foncier. Le phénomène touche pour moitié l’Afrique, pour 30 % la zone Europe- Asie centrale et l’Amérique latine, pour 20 % la région Pacifique-Asie de l’Est. Les finalités des « accapareurs » sont diverses : certains États qui se trouvent dans un contexte de raréfaction, réelle ou supposée, des terres arables, cherchent ainsi à garantir la couverture des besoins alimentaires de leur population; pour leur part, les grandes entreprises s’internationalisent et investissent dans une agriculture destinée aux exportations. En quelque sorte, les stratégies des États-nations et des compagnies privées se conjuguent. Par exemple, l’Arabie saoudite dispose de ressources en eau insuffisantes à une agriculture capable de nourrir sa population, avec seulement 2 % du territoire cultivable. La quasi-totalité des denrées nécessaires à l’alimentation de ses 3I millions d’habitants est importée, et le pays projette d’arrêter définitivement de produire des céréales. Aussi une compagnie publique, New Saudi for Agricultural Investment, a été créée pour faciliter l’acquisition de terres à l’étranger, et un consortium d’entreprises privées se charge d’investir dans la production alimentaire en Afrique.  
  Avec la crise alimentaire mondiale de 2007-2008, la croissance des investissements de capitaux étrangers dans l’achat de terres cultivables s’est intensifiée. Selon Jacques Diouf, l’ancien directeur général de la FAO, un nouveau « néocolonialisme agraire » risque d’advenir[7].

L’ARTIFICIALISATION DES SOLS
  La dimension économique et géopolitique de l’exploitation agricole du foncier s’articule avec une autre, d’ordre plus territorial et environnemental, à savoir la progression de l’artificialisation des sols. Concept relativement neuf, l’artificialisation consiste en la transformation des sols naturels, agricoles ou forestiers, afin de les allouer notamment à des fonctions urbaines, industrielles ou de transport : habitat, activités, commerces... L’artificialisation des sols réduit la superficie globale des terres agricoles du pays et contribue à la perte de biodiversité. En 2011, la Commission européenne officialise l’objectif d’arrêter d’ici à 2050 toute augmentation nette de la surface de terre occupée. Le gouvernement français fixe un objectif de « zéro artificialisation nette à terme » dans son plan Biodiversité, daté de 20I8.

Image satellitaire de terrains agricoles dans le bassin de Wadi As-Sirhan, en Arabie saoudite. La quasi-totalité des denrées nécessaires à l’alimentation des 3I millions d’habitants de ce pays est importée. Aussi, une compagnie publique, New Saudi for Agricultural Investment, a été créée pour faciliter l’acquisition de terres à l’étranger.

  Quand on rapporte la surface artificialisée à la densité de population, la France apparaît plus artificialisée que les principaux États membres de l’Union européenne. Les données de l’enquête Teruti-Lucas permettent une analyse de l’artificialisation sur longue période. En effet, cette enquête rend compte de l’occupation et de l’usage des sols depuis I982. Depuis, l’augmentation des terres artificialisées est en moyenne de l’ordre de 60 000 ha/an, — soit un peu plus d’un millième du territoire,— sans tendance identifiée. Les terres artificialisées seraient ainsi passées de 3 millions d’hectares à 5,I millions, ce qui représente une croissance de 70 %, nettement supérieure à celle de la population, +I9 %, sur la période.

ÉVOLUTION DES SUPERFICIES SELON LE TYPE D’OCCUPATION DU SOL : FRANCE MÉTROPOLITAINE. Les sols artificialisés augmentent de 72 % depuis I982.

  En termes d’utilisation, l’habitat, volumes construits et sols artificialisés associés, représente environ 42 % des surfaces artificialisées estimées, devant les infrastructures de transport, 28 %, et le foncier de services, I6 %, qui inclut notamment les surfaces commerciales, économiques et industrielles : I4 %. L’artificialisation des terres et les dynamiques de construction sont favorisées par les différentiels de prix des terres. Les propriétaires d’espaces agricoles et forestiers jouent un rôle prédominant, puisqu’ils peuvent ou non vendre leurs parcelles pour des usages non agricoles. La différence de prix entre les terres agricoles et les terres urbanisables ainsi que la difficulté de transmission des terres au sein du secteur agricole constituent des facteurs déterminants de cette artificialisation. Ce différentiel attire des investisseurs qui réalisent une plus-value importante du fait de leur gestion sectorielle et spéculative.
 Le prix de l’hectare agricole en France est parmi les plus bas d’Europe occidentale, ce qui s’explique notamment par l’encadrement réglementaire du fermage. Il est d’environ 6 000 € aujourd’hui, fluctuant en fonction des régions, alors qu’il se situe entre I0 000 et 20 000 € en Italie, en Angleterre, au Danemark et en Allemagne, et qu’il atteint plus de 60 000 € aux Pays-Bas. L’accès peu coûteux au foncier a été le fer de lance des logiques d’accaparement des terres dans les pays du Sud, le développement des résidences secondaires constituant un élément aggravant. En Suisse, depuis le Ier janvier 20I6, il est interdit de construire des résidences secondaires dans les communes où elles représentent plus de 20 % des logements : disposition de rang constitutionnel. En France, aucune législation en la matière n’existe. Au sud-ouest de la Nouvelle Atlantique, le taux de résidences secondaires sur la côte est de 4I % à Biarritz, de 47 % à Saint-Jean-de-Luz et de 48 % à Guéthary. L’artificialisation peut causer une perte irréversible de matière,— par érosion ou par excavation, — et également une perte des propriétés des sols, notamment une perte de la fertilité indispensable au support de la végétation et à l’agriculture. La tendance actuelle conduirait à artificialiser d’ici à 2030 environ 288 000 ha de plus qu’en 20I6, au titre du seul bâti[8].

[I] . Thierry Pouch, Essai sur l’histoire des rapports entre l’agriculture et le capitalisme, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », Paris, 2023.

[2] Jean-Pierre Perrot, cité par Yves Charbit in « L’échec politique d’une théorie économique : la physiocratie », in Institut national d’études démographiques Population, vol. 57, p. 849-878, 2002.

[3] Jean-Pierre Perrot cité par Yves Charbit, ibid.

[4] Yves Charbit, « L’échec politique d’une théorie économique : la physiocratie », in Institut national d’études démographiques Population, vol. 57, p. 849-878, 2002.

[5] Karl Marx, le Capital, Livre I, chap. XV, « La machinerie et la grande industrie », I867, Éditions sociales, coll. « Les essentielles », Paris, 20I6.

[6] Charles Gendron et Yves Granger, « Foncier agricole : accaparement ou investissement ? La nécessaire évolution des outils de régulation », rapport public, ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, 20I7.

[7] Thierry Pouch, « L’appropriation des terres agricoles, nouvelle étape de la mondialisation », in l’Économie politique, n° 78, p. I9-29,, avr.-juin 20I8.

[8] Julien Fosse, « Objectif “ zéro artificialisation nette ” : quels leviers pour protéger les sols ? », rapport au ministre de la Transition écologique et solidaire, au ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales et au ministre chargé de la ville et du logement, France Stratégie, juillet 20I9.

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