L' AGONIE D'UNE ARMÉE, METZ I870, JOURNAL DE GUERRE D'UN PORTE-ÉTENDARD DE L' ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE V

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  Hélas ! dans cette journée sanglante du 6 août, nous étions loin de supposer ce qui se passait à Reichshoffen,[Alsace; ou bataille de Woerth, pour les Allemands ou de Frœschwiller et Morsbronn, par les Français; les pertes en vies humaines furent incroyables : on estime à plus de I0.000 morts, côté allemand comme côté français avec,en plus, environ 9.000 prisonniers français. "... Il y eut deux charges : celle sous les ordres du général Alexandre Ernest Michel, I8I7-I898, à Morsbronn aux environs de I3 h 30 et celle de Charles-Frédéric de Bonnemains à Elsasshausen, hameau de Froeschwiller, aux environs de I5 h 30, toutes deux face à la IIIe armée prussienne qui, avec ses cent trente mille hommes, avait un avantage numérique de trois contre un s'ajoutant à une supériorité du matériel. Le sacrifice de ces hommes ne changea pas le cours de la bataille mais permit de couvrir le retrait des troupes françaises. (...) Les survivants furent copieusement décorés. (...) Au sud, les Français doivent décrocher de Morsbronn pour se replier dans le bois de Niederwald. C'est alors qu'eut lieu la charge désastreuse de la cavalerie du général Michel dite « Charge de Reichshoffen ». (...) Autour de Morsbronn (...) Les 8e, 9e régiments de cuirassiers et deux escadrons du 6e régiment de lanciers de la brigade du général Michel furent désignés pour la dégager et se dirigèrent à vive allure vers Morsbronn. (...) Le feu allemand repoussa les cuirassiers du 8e régiment de cuirassiers qui pénétraient dans Morsbronn par le nord, essuyant un feu nourri venant des maisons où les Prussiens s'étaient retranchés. Continuant leur charge, ils arrivèrent à la bifurcation de la rue principale du village. Les uns se dirigèrent à gauche vers la route de Wœrth-Haguenau, la majorité des autres, trompés par la largeur de la rue, s'y engagèrent au grand galop. Se rétrécissant progressivement jusqu'à l'église, cette rue devint une souricière où les cavaliers s'entassèrent pêle-mêle et devinrent la cible facile des tireurs prussiens. Seuls I7 cavaliers s'échappèrent en direction du sud. Le 9e régiments de cuirassiers subit un sort analogue, il essuya le feu de la compagnie de pionniers et du 80e régiment allemand, l'escadron de tête du 9e cuirassiers se jeta dans un ravin ; les escadrons suivants, menés par le colonel François Henri Guiot de La Rochère, contournèrent l'obstacle. Les cuirassiers parvinrent à pénétrer Morsbronn et à le dégager malgré une forte résistance. Après s'être regroupés au sud du village, la cinquantaine de cavaliers survivants durent s'enfuir, réussissant à rejoindre les troupes françaises à Saverne. (...) Dans le secteur d' Elsasshausen, la brigade de cavalerie Bonnemains, constituée des quatre premiers régiments de cuirassiers, chargea des éléments de près de 11 régiments d'infanterie allemande, sur un terrain constitué de vignes et de houblonnières défavorable à une action de cavalerie. L'infanterie allemande qui resta en ligne de tirailleurs et l'artillerie allemande ouvrirent le feu sur les cavaliers. Les cuirassiers furent décimés et repoussés sans avoir pu atteindre les forces allemandes, ... "; sur le Web] et l'échec que le 2e corps aux prises avec l'ennemi subirait par suite de l'abandon du maréchal !
 
Charge du 3e régiment de cuirassiers français à Woerth. En tête le colonel Lafunsen de Lacarre qui vient de se faire tuer et dont le cheval continue de galoper; en réalité il n'a plus de tête puisqu'il a été décapité par un boulet prussien, I887; MOROT Aimé Nicolas, I850-I9I3. Versailles, musée de l' Histoire de France. 
 
  L' Empereur, qui était à la préfecture de Metz reçut, dans la soirée, la nouvelle du combat de Wissembourg. Et le 6, également dans la soirée, on lui communiqua avec de grands ménagements la défaite de Spickeren-Forbach et la défaite du corps du maréchal Mac-Mahon.
  Le maréchal Lebœuf a avoué plus tard qu'en apprenant ces nouvelles, si graves, l' Empereur, déjà très souffrant, parut accablé, sans désespérer cependant.
  Le maréchal Bazaine avait reçut officiellement, à la date du 5 août, le commandement des 2e, 3e, et 4e corps3I; c'est après la bataille de Reichshoffen, que l' Empereur songea à lui confier le commandement suprême de toute l'armée du Rhin.
  L' état-major impérial était d'avis qu'il fallait sans retard prendre une offensive rigoureuse, avant la réunion des masses allemandes dont on connaissait la marche et les positions. Il était déjà un peu tard pour prendre cette détermination. L' Empereur approuvait ce plan et voulait porter toute l'armée en avant dès ce jour, atteindre les Prussiens qui avaient forcé la marche, en devancement hardiment le gros de l' armée allemande.
  Ce projet, si conforme au désir de notre armée, aurait pu venger nos défaites; il avait reçu un commencement d' exécution par l'engagement du 2e corps32, qui ne fut pas soutenu par le maréchal Bazaine. Ce dernier n'était pas de l'avis de l' Empereur. Ce sont ses conseils pris en considération qui ont fait échouer le plan impérial. Le maréchal aurait persuadé l' Empereur, qu'après la déroute de Mac-Mahon, on ne devait pas exposer cette unique armée " sans avoir la certitude de vaincre ". Le maréchal était-il sincère alors ? Est-ce pour ce motif qu'il n'a pas appuyé Frossard ?
  Notre division monta à cheval vers 8 heures, dans cette matinée du 6 août, après avoir remis de l'ordre dans ses escadrons. Les trompettes sonnèrent la marche; on oublia vite les intempéries de la veille, il ne restait de nos pénibles impressions que le désir de venger l’échec de Wissembourg. 
  Nous venions de traverser le village de Folschwiller,[Moselle, à environ 50 km de Metz] lorsqu'un écho de canonnade parvint à nos oreilles. On entendait le fracas des détonations qui nous arrivait, formidable et distinct, chassé vers nous par le vent. Les habitants, sur le seuil de leurs portes, étaient dans la consternation; nous autres, les soldats, dans le ravissement : nous allions donc enfin rencontrer l'ennemi, nous battre !...
  En sortant du village la division fit tête de colonne à droite et s'engagea dans une grande plaine où s'étalaient de magnifiques champs de blés mûrs, que détruisit le pas de nos chevaux. Que de réflexions parmi les fils de cultivateurs que nous comptions dans nos rangs ! Ils haussaient les épaules, grondaient de colère en voyant ce gâchis ! Hélas, c'était la guerre avec ses fléaux !
  Beaucoup d'entre nous entendaient le canon pour la première fois. On fit sonner aux officiers. Le général de Forton nous apprit que le 2e corps était aux prises avec l'ennemi, à quelques kilomètres de nous sur la frontière, et que nous avions la presque certitude d'être appelés à entrer en ligne33
  N'ayant plus mon étendard, je demandai au colonel Nitot, et j'obtins sa permission, dans le cas où le régiment viendrait à charger, de reprendre ma place devant mon ancien peloton, que commandait un sous-officier.
  Nous devions toucher à l' arsenal de Metz le complément de nos munitions, mais cet établissement était, paraît-il, dans l'impossibilité de répondre aux nombreuse demandes des corps. Après deux voyages inutiles que je fis de Pont-à-Mousson à l' arsenal, on me répondit que " l'on était obligé de me renvoyer au lendemain; qu'il n'y avait pas urgence immédiate à distribuer aux cuirassiers des cartouches de leurs pistolets; qu'ils pouvaient attendre, etc. " Enfin bref, nous partîmes sans avoir touché aucune munition !
  En entendant le canon, le général donna l'ordre aux régiments d'envoyer leur officier d'armement compléter les munitions de leur unité; c'était moi qui était chargé de ce service. Dès le début j'avais attiré l'attention de mes chefs sur ce fait que nous étions partis de Chartres avec seulement cinq cartouches par homme. On me répondit de " ne pas m’inquiéter; que l'arme du cuirassier était sa latte et que le pistolet n'était que secondaire ".
  Le sous-lieutenant Lamirant, du I0e cuirassiers, se trouvait dans le même cas que moi. On nous remit les bons pour toucher chacun I0 cartouches par homme, environ 5. 000 par régiment. Le général de Forton nous fit appeler, il nous expliqua lui-même que " nous devions passer par Saint-Avold [Alsace, Moselle; commune située à 22km de Sarrebrück] pour faire contre-signer nos bons par le général de Roche-Bouhet, [Gaétan de Grimaudet de la Rochebouët, I8I3-I899; éphémère Président du Conseil des ministres français et ministre de la Guerre, du 23 novembre au I3 décembre I877] commandant l'artillerie; puis que nous rencontrerions le parc de réserve aux environs de cette localité ".
  Nous devions nous adjoindre un peloton d'escorte. En ma qualité de plus ancien j'en pris le commandement.
   

 De Grimaudet de la Rochebouët, Gaëtan, I8I3-I899. Photo Crémière, Paris.

  Notre mission était considérée comme difficile en raison des patrouilles des uhlans qui se montraient partout; cependant nous supposions ne pas en rencontrer sur les derrières de l'armée; c'était peu probable. Le général de Forton après nous avoir fait ses recommandations, nous donna l'ordre pénible de ne pas engager le combat en cas de rencontre avec l'ennemi, quelle que soit sa force34. En vérité cet ordre me parut extraordinaire, mais un ordre ne se discute pas. Cependant nous nous demandions, Lamirant et moi, si nous pourrions obéir, nous abstenir à l'occasion de faire des prisonniers, ou  d'enlever une patrouille, alors même que ce fût complètement en dehors de notre mission; il faudrait voir, en s'inspirant des circonstances.
  Notre divisionnaire nous avait dit : " Réussissez, soyez prudents, ménagez vos chevaux, ne vous laissez pas enlever, revenez avec vos munitions; je vous tiendrai compte de votre mission. " C'était un encouragement trop bienveillant et superflu qui nous fit néanmoins plaisir.
  Après avoir disposé notre service de sécurité, nous nous mîmes en route, peu contents de quitter nos régiments au moment où tonnait le canon. Il était 2 heures et demie de l'après-midi. Saint-Avold n'était pas très éloigné.
  En arrivant à la jonction des routes de Saint-Avold et de Château-Salins, [Moselle, commune située à environ 40km, au sud-est de Metz] qui se coupent à angle droit, nous aperçûmes, sur le bord d'un fossé à notre gauche, un général en képi et en bras de chemise, la croix de commandeur de la Légion d' honneur au cou. Plus en arrière, dans les champs, une brigade de cavalerie légère prête à monter à cheval. La tenue du général ne nous surprit pas, la chaleur était intense, nous nous sentions bouillir sous nos cuirasses35
  Je reconnus le général de Bruchard, [Jean Louis, I8II-I875] que j'avais vu jadis au camp de Châlons, alors qu'il était colonel de cuirassiers. Il nous demanda où nous allions. Je m'arrêtait avec mon collègue tout en laissant trotter le détachement dans la direction de Saint-Avold. Je mis le général au courant de notre mission, il me répondit : " N'allez pas là, le parc est passé ce matin de très bonne heure; vous lui tournez le dos. "
   Cette rencontre était heureuse. Si elle ne nous fixait pas, elle nous renseignait utilement. Je fis observer à mon général que je ne devais pas manquer de faire contre-signer nos pièces par le général de Roche-Bouhet; que c'était l'ordre du général de Forton.
  " Tout cela, me dit-il, ce sont des formalités de temps de paix; en guerre il ne faut pas trop y attacher d'importance. Tâchez de retrouver le parc, le commandant s'empressera de vous délivrer vos munitions, il fera régulariser les bons à la première occasion. "
  Nous profitâmes de cet avis, je fis sonner demi-tour par mon trompette et nous suivîmes les conseils du général de Bruchard.
  La route où nous venions de nous engager était encombrée de troupes. Il fallait nous arrêter à chaque instant; j'en profitais pour me renseigner auprès des officiers venant en sens inverse. Enfin on nous désigna un village à quelques mètres plus loin : le parc devait se trouver à proximité. C'est vers 5 heures du soir seulement que nous atteignîmes ce que nous cherchions. En arrivant je présentai mes bons au commandant, ils lui firent connaître l'objet de notre mission; son accueil fut très bienveillant. Tout semblait marcher à souhait. Lamirant se dirigeait avec nos hommes, qui avaient mis pied à terre, vers le magasin représenté par des caissons. Un maréchal des logis d' artillerie les accompagnait.
  Tout à coup une difficulté surgit : on venait de s'apercevoir que les bons n'étaient pas contre-signés; le commandant me dit aussitôt que " les ordres étaient rigoureux et formels; qu'ils ne pouvait me délivrer les cartouches sans cette formalité ".
  Que faire ? Nous ne pouvions cependant pas courir après cette signature, il était trop tard, et puis où trouver le commandant de l' artillerie ?
  Je cherchai sans succès à persuader le commandant du parc; il maintint son refus. Je lui répétai les paroles du général de Bruchard. Rien ne put le faire changer d'avis. Tout fut inutile. " Cela pourrait se faire à la rigueur, s'il ne s'agissait que de quelques paquets de cartouches, mais pour I0.000 c'est absolument impossible. " Pendant qu'il parlait avec calme, je me montais la tête et sentais la colère m'envahir.
  J'étais exaspéré de voir, qu'après tant de difficultés vaincues, notre mission allait échouer. Je me sentais devenir indiscipliné; je représentai avec véhémence la situation de nos deux régiments de cuirassiers manquant de munitions en pleine guerre; la responsabilité du directeur du parc, etc... Ce dernier me répondit qu'il était couvert en observant les règlements36. Cette scène ne pouvait se prolonger : j'exprimai mes regrets d'avoir élever la voix; je jurai au commandant que je rentrerai à la brigade avec mes munitions, ou que je ne reparaîtrai jamais, dussé-je mettre le feu aux poudres; il ne releva pas cette parole insensée, provoquée par une grande colère. Rien ne put modifier son refus.
  Alors, je pris une détermination subite, compromettante, je priai le commandant de me donner une plume. Il fallait à tout prix sortir de cette impasse ! La sueur au front, j'écrivis sur les deux bons : Pour le général Roche-Bouhet, puis je signai au-dessous très lisiblement mon nom et mentionnai mon grade. Que n'aurais-je pas signé dans un pareil cas ?
  Ma colère était violente, je versais des larmes de rage. Toujours calme, le directeur du parc me regarda faire. Quand je lui tendis les bons, il me dit : " Eh bien, lieutenant, vous avez de l'audace ! vous venez de commettre un faux, qui relève du conseil de guerre. " Je lui répondis sèchement : " Soit ! portez plainte, je me défendrai et nous verrons quel est le plus coupable de nous deux !
  Je n'en pouvais plus, c'était la fin; il se passait dans ma tête des choses étranges que je ne puis exprimer ! 
  Le commandant appela son officier d'administration, échangea avec lui quelques paroles, puis il revint vers nous et me dit, sans faire allusion à ce qui venait de se passer : " On va vous remettre vos cartouches. " Quel soulagement pour moi !
  Notre colonel était certain que nous rapporterions nos munitions; il l'avait dit au général : la confiance de mon colonel était justifiée.
  On nous avait dit : " Réussissez ", donc les formalités ne devaient plus être prises au sérieux devant l'ennemi; tel était mon sentiment.
  Tout n fut pas terminé. Quand je demandai un caisson pour transporter nos munitions, la réponse ne se fit pas attendre, ce fut un refus catégorique. Je compris qu'il était inutile d'insister, de rouvrir la discussion. Ce nouvel embarras fut de courte durée.
  J'appelai le maréchal des logis Garnier; je rédigeai un ordre de réquisition pour le maire d'un village que nous apercevions à peu de distance, Tenteling, [Moselle, commune située au sud, de Forbach, ~ 9km et de Sarrebrück : 70km] je crois; je lui donnai huit hommes pour l'accompagner avec l'ordre de ramener de gré ou de force une voiture avec deux chevaux, s'il trouvait encore un attelage dans cette localité : Garnier est actuellement receveur des postes à Méry-sur-Seine. [ Aube]  
  Le commandant du parc me regardait faire; je ne cherchai pas à deviner ses réflexions.
  Mon sous-officier revint peu de temps après avec un attelage qu'il obtint sans difficultés du maire. Un brave cultivateur qui passait par juste à ce moment-là conduisant deux chevaux les lui livra sans hésiter. On chargea les munitions, ce fut proprement fait. Il faisait encore un peu jour.
  Comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé, le commandant eut l'obligeance de nous offrir du pain et de la bière. Je m'excusai de mon attitude peu correcte; il me répondit simplement : " N'en parlons plus. "
  Nos cuirassiers cassèrent une croûte avaient ce qu'ils avaient dans leur bissac; [sac à deux poches et ouverture centrale; synonyme : besace; Le Robert] les chevaux mangèrent l'avoine, furent soignés; puis nous nous remîmes en route pour le retour, sans savoir où nous retrouverions nos régiments qui certainement devaient avoir bougé de place.


   Le bissac de cavalerie, 1864. DUGUÉ MAC CARTHY Marcel, I9I0-I989; La cavalerie française et son harnachement, Édition Paris Maloine, I984, p. 35. 
 
  Nous prîmes congé de ce chef rigide. Il nous sera les mains, à Lamirant et à moi, en me disant : " Au revoir, lieutenant, au revoir, débrouillard. Bon retour ! Ne vous laissez pas enlever par un parti quelconque, car il paraît que Frossard vient de se faire battre !
  Il n'ajouta pas un mot, pas un commentaire attristé; nous sentîmes notre cœur se serrer.
  Les munitions obtenues, c'était tout ce que nous demandions; j'étais redevenu calme, sans aucune perplexité ni soucie de savoir comment mes chefs jugeraient ma conduite. 
  Notre absence, vers I0 heures du soir, inquiéta fort notre divisionnaire, il nous croyait capturés. Il donna l'ordre d'envoyer quelques gendarmes de la prévôté à notre recherche.
  En passant à Valmont, [Moselle, commune située à 4 km, au sud, de Saint-Avold] nous fîmes halte pour rafraîchir et reposer nos chevaux dont la fatigue me préoccupait. Là, nous rencontrâmes deux gendarmes qui avaient fini par nous joindre à force de courir dans toutes les directions; ils nous guidèrent vers notre division.
  Vers minuit et demi, en arrivant à Dibling, [ou Diebling, Moselle; la commune est située à l'est de Saint-Avold, à ~ 23km] une patrouille de dragons nous apprit que nos régiments bivouaquaient dans une direction où se voyait de la lumière. Quel soulagement en apercevant nos vedettes [sentinelles] après une journée pleine d'émotions !
  L'escorte renvoyée aux escadrons, j'ai pris un peu de repos, j'étais brisé de fatigue et d'émotion. Enveloppé dans mon manteau, je m'étendis à terre, à côté du poste. Avant le réveil général, je me rendis chez mon colonel pour lui rendre compte en détail de ce qui s'était passé. Il m'approuva hautement, en tonnant contre la paperasse, me disant qu'à ma place il en aurait fait tout autant, si toutefois l'idée lui en était venue.
  Cette première approbation de mon chef fut pour moi une joie, un grand soulagement. Il me conseilla de faire un rapport écrit qu'il transmettrait par la voie hiérarchique au général de division, me recommandant de ne rien omettre, de relater les principaux faits, dans un double but : pour me couvrir de ma signature irrégulière et pour me faire obtenir une citation, qu'il demanderait en appuyant mon rapport, si le général oubliait sa promesse de " nous tenir compte de notre mission en cas de réussite ".
  Je pris une tasse de café avec mon colonel, puis je me mis de suite à la besogne dans sa chambre, pour qu'il eût mon rapport aussi promptement que possible.
  Le chef d'escadrons de semaine, commandant Rollin, [chef d'escadron d'état-major; officier d'ordonnance de Napoléon III, en I859; mort en I879] avait libéré le voiturier après l'avoir généreusement rétribué; je ne l'ai pas revu pour le remercier de son patriotisme.
  La transmission du rapport fut faite rapidement, le général de Forton, me fit appeler vers 8 heures; il fut très satisfait, me disant de ne pas me tourmenter, qu'il " trancherait la question de la signature avec Roche-Bouhet ".
  En remontant à cheval, en sortant de chez le général, je rencontrai son officier d'ordonnance le capitaine Lafouge, [Émile Hercule, I83I-I899], charmant camarade, très serviable : aujourd'hui général de division. [nommé en général de brigade en I887] Je lui parlai de ma mission et du rapport que je venais de remettre; il me serra les mains. Je partis en n'entendit plus parler de rien dans la suite.
  Mon colonel voulut intervenir plus tard, je l'en dissuadais. J'avais simplement rempli mon devoir, j'en était heureux; j'étais satisfait d'être rentré avec nos munitions sans avoir encouru de blâme.

V

 

COMBAT DE SPICKEREN-FORBACH



    Dans cette journée une question de la plus haute importance a parcouru les rangs de l'armée : " Le maréchal Bazaine, investi d'un grand commandement, pouvait-il et devait-il intervenir ? — Oui, répondirent sans hésitation tous nos généraux. Il est même invraisemblable de poser une question de ce genre. "
  La canonnade, que toute l'armée entendit dans la matinée, était provoquée par une attaque des premières troupes de Steinmetz [Karl Friedrich von Steinmetz, I796-I877, général feld-maréchal prussien; " ... À la tête de la Ière armée allemande, il remporta, le 6 août I870, au début de la guerre franco-allemande de I870, la bataille de Forbach-Spicheren, dans la Moselle, sur le général Frossard. Le I4 août I870, il livra à Borny une bataille sanglante et indécise au général Decaen, sous les ordres du maréchal Bazaine. Le I8 août I870, à Saint-Privat-la-Montagne, près de Metz, les Ière et IIe armées prussiennes vainquirent l’armée de Bazaine qui dut se replier dans Metz. Malgré sa victoire, Steinmetz fut relevé de ses fonctions le I5 septembre I870. Il devint ensuite gouverneur de Posnanie et de Silésie, ... "; sur le Web] contre le 2e corps. Quoique peu éloignée, notre division ne prit pas part à l'action. Il était dans la nature de notre général d'attendre toujours les ordres sans prendre aucune initiative pour les provoquer. Avait-il des instructions en conséquence37 ? C'est bien possible, nous l'ignorions, et il n'avait pas à les communiquer du reste.
  Le général Frossard, qui déjeunait chez le maire de Forbach, fut prévenu de l'approche de l'ennemi; aux premiers coups de feu il monta à cheval et prit ses dispositions de combat, puis la lutte continua38.

Karl Friedrich von Steinmetz, I796-I877, général feld-maréchal prussien, imprimé ancien I870. The Illustrated London News
 
   À suivre...
 
 
3I. Bazaine était en effet chargé, à la date du 5 août, du commandement des 2e, 3e, et 4e corps et de la garde. Sa situation était évidemment fausse; l' Empereur se réservant la direction générale des opérations, il y avait en réalité dualité de commandement, d'où indécision. 
 
32. Le commandant Farinet semble dire ici que l'engagement du 2e corps à Forbach pouvait être considéré comme le commencement d'exécution d'un projet d'offensive... Cependant à ce moment l'état-major français s'attend à une attaque plutôt qu'il n'en prépare une. À la nouvelle de la défaite de Wissembourg l' Empereur revient à la défensive. — Mais les corps d'armée restent trop éloignés pour se prêter un mutuel appui, il semble qu'on veuille faire face à tous les débouchés possibles. Quant à Frossard, se jugeant trop en flèche à Sarrebrück, il a demandé l'autorisation, qui lui a été accordée aussitôt, de se replier sur les plateaux de Forbach à Sarreguemines; il lui est prescrit en même temps d'établir, dès le lendemain matin, son quartier général à Forbach. L'idée en cas d'attaque d'un mouvement rétrograde du 2e corps à Saint-Avold se trouve formulée dans des télégrammes du major général à Frossard, le 4 et le 5. Par contre le 6 au matin, le général Lebœuf annonce simplement au commandant du 2e corps de se tenir prêt à une attaque sérieuse sans lui parler de retraite, ce qui à la rigueur pouvait passer pour un avis d'accepter la bataille. Frossard pouvait croire qu'il serait soutenu par le 3e corps dont il connaissait les positions. Voir lieutenant-colonel PICARD, La Guerre en Lorraine, I, 7-I2.
 
33. La division de Forton se porte à deux kilomètres en avant de Folschwiller et s'établit en bataille par régiment en masse. Il est 9 heures, on entend distinctement la canonnade dans la direction de Forbach. Les quatre régiments attendent toute la journée, la bride au bras, mais on ne reçoit aucun ordre. À la nuit tombante, la division bivouaque sur le terrain où elle se trouve. DICK DE LONLAY, Français et Allemands, II, 395. 
 
34. L'ordre peut se justifier dans ces circonstances particulières, mais ce n'en est pas moins un nouvel exemple de l'esprit dont sont animés quelques-uns des grands chefs de la cavalerie.
 
35. Cette tenue pourrait au contraire surprendre. Le relâchement était une autre caractéristique de l' armée impériale. Voir à ce sujet l'opinion de LEHAUTCOURT, II, 111.
 
36. Voilà bien l'esprit formaliste et le manque d' initiative qui nous ont fait tant de mal dans cette malheureuse guerre : rester couvert à tout prix et éviter les responsabilités peu passer pour la règle de conduite qui suivent tous les gradés du haut en bas de l' échelle.  
 
37. Toujours le manque d' initiative, la passivité. Voir lieutenant colonel PICARD, I870, loc. cit., I, I06-I07.
 
38. Le commandant du 2e corps semble s'être rendu compte très tardivement de l'importance de l'attaque. Il reste à son quartier général à Forbach jusqu'à 5 heures du soir environ, et c'est à ce moment seulement qu'il se décide à se rendre sur le champ de bataille. Les divisionnaires sont donc abandonnés à eux-mêmes pendant toute cette période de la lutte. Lieutenant-colonel PICARD, loc.cit., I, 34-35.

 
 
 
 COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l' Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 35-46.
 
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