Avant de traiter ce grand sujet parmi les sujets, je tiens à faire une mise au point.
Vous avez rappelé ma qualité de membre du Conseil consultatif
international de Rosatom. Or à ce sujet l’opinion se fonde sur des
informations fausses.
J’ai eu affaire à Rosatom en tant que président d’EDF puisque notre
interface naturelle, nos interlocuteurs et nos partenaires dans le
nucléaire c’étaient les Russes. Et Rosatom, avec 300 000 salariés, était
probablement le groupe russe le plus important en matière de haute
technologie dans le domaine du nucléaire civil et militaire. Rosatom est
une entreprise d’État. Tous les administrateurs de Rosatom sont des
représentants de l’État russe. J’ai eu des relations privilégiées avec
eux, j’ai des relations privilégiées et amicales avec Sergueï Kirienko, 62 ans, l’ancien Premier ministre devenu président non exécutif de
Rosatom, qui présida le gouvernement de la Fédération de Russie du 23
mars au 23 août I998. Cet homme absolument remarquable a complètement
redressé la filière russe après le désastre de Tchernobyl et en a fait
un joyau technologique et industriel. Dont acte. En tant que patron
d’EDF j’ai donc eu naturellement affaire à lui. Nous avions, — nous avons
toujours,— des coopérations. En effet, le nucléaire ne fait pas partie
des sanctions et les combustibles qui nourrissent nos centrales
nucléaires viennent en grande partie de Russie. Les Russes ont beaucoup
d’avance sur nous parce que, contrairement à nous, ils n’ont pas arrêté
d’investir dans la recherche, dans le développement et dans les
nouvelles technologies nucléaires.
À mon départ de la maison EDF, début 20I5, j’ai reçu deux appels
téléphoniques à quelques heures d’intervalle, l’un de J.R. Immelt, à
l’époque président de General Electric,— qui se trouvait à Paris pour
des raisons funestes, puisqu’il rachetait Alstom, — qui m’a proposé de
devenir son conseiller spécial en matière d’énergie et d’eau. Il m’avait
connu comme président de Veolia et comme président d’EDF. J’ai donc
accepté d’être conseiller spécial de Jeff Immelt pour l’eau et
l’énergie. Quelques heures plus tard j’ai reçu un appel de Kirienko qui
m’invitait à dîner avec lui à Moscou. Il souhaitait que nous continuions
à travailler ensemble et proposait de me prendre comme conseil. Restait
à déterminer sous quelle forme car Rosatom est une entreprise d’État.
Mes deux premiers contrats furent donc avec les Russes et les Américains.
J’ai arrêté de travailler avec les Américains en raison de problèmes logistiques, de décalage horaire, de déplacements.
Quant aux Russes ils avaient institué une espèce de comité
international de réflexion sur le nucléaire civil qui comprenait un
Italien, un Finlandais, un Espagnol, un Japonais et un Français, moi,
tous les autres étant des anciens patrons d’autorités de sûreté. Nous
nous voyions tous les trois ou quatre mois, avec une rémunération de
2.000 euros mensuels imposables. Tout cela a fonctionné jusqu’à ce
qu’intervienne la guerre en Ukraine. Bien que nous ne nous voyions plus,
je n’avais aucune raison d’annoncer ma démission pour complaire aux
médias. J’ai gardé des relations tout à fait amicales avec mes amis
russes, je ne vois pas pourquoi je leur ferais l’offense d’annoncer une
démission.
Merci de m’accueillir.
Dans votre invitation, vous me posiez deux questions. La première
était : comment expliquez-vous la destruction d’EDF ? La seconde portait
sur l’avenir du nucléaire français.
Je suis venu par respect pour chacune et chacun d’entre vous, par
respect pour Monsieur le ministre, pour qui j’ai une immense estime. Je
n’ai pas l’habitude de m’exprimer très souvent. J’ai refusé toutes les
interviews que l’on m’a proposées sur ces sujets. Je ne me suis exprimé
qu’à l’occasion d’une convocation de l’Assemblée nationale[I]
à laquelle je ne pouvais me soustraire. Je ne pratique pas trop la
langue de bois, je dis ce que je pense et j’en assume les conséquences,
aujourd’hui plus facilement qu’avant mais je l’ai toujours fait.
I- La destruction d’EDF, drame absolu, a été structurée, voulue et obtenue.
Je l’avais dit dans un colloque précédent sur la transition énergétique[2]
auquel m’avait convié Jean-Pierre Chevènement. Je me souviens avoir
exposé ma pensée à un moment où ce n’était pas complètement dans l’air
du temps : dans une transition, en principe, on sait d’où l’on vient et
où l’on veut aller. Là on savait d’où l’on venait, on ne savait pas où
on allait. Nous avions atteint nos objectifs, nous étions en train de
détruire ce que nous avions construit.
La France a voulu son indépendance énergétique, l’a construite et l’a
accompagnée à la fois industriellement et politiquement pendant
soixante-dix ans.
En I946 la France, dans un état difficile, pour ne pas dire plus,
était dotée d’un vrai gouvernement, — cela arrive de temps en temps par
les hasards de l’Histoire, — à l’époque gaulliste et communiste. Constat
fut fait que ce pays qui avait tellement de défis à remporter se devait
de mettre parmi les priorités le sujet de l’énergie. La France n’avait
pas beaucoup de ressources propres, pratiquement pas de gaz, pas de
pétrole, beaucoup moins de charbon que ses voisins. Elle était donc
presque complètement dépendante de ses importations, chose qui n’avait
pas échappé à la pertinence des politiques de l’époque. Si nous voulons
construire un avenir pour ce pays, lui donner un atout, il faut résoudre
ce problème, s’étaient-ils dit.
Ils s’étaient lancé trois défis : le défi de l’indépendance du pays
en matière d’électricité, le défi de la compétitivité du territoire et
le défi, — communiste, — de la construction d’un service public de
l’électricité fondé sur des principes simples : l’accès de tous à ce
service public, quels que soient la classe sociale et le lieu de
résidence, au même prix et avec la même qualité de service.
Le réchauffement climatique n’était pas encore une préoccupation à l’époque.
Un peu plus de cinquante ans plus tard, au début du XXIème siècle,
la France était exportatrice d’électricité, l’électricité française
était deux fois moins chère que l’électricité allemande, et environ deux
fois moins chère que la moyenne européenne, et le contrat de service
public français faisait figure de réussite exemplaire dans le monde
entier.
Enfin nous avions remporté un défi auquel nous n’étions pas
confrontés au début de la période, celui des émissions de gaz à effet de
serre. Si la France est vertueuse dans ce domaine, c’est parce qu’elle
produit de l’électricité pratiquement sans émissions. Cela grâce au pari
pris à l’époque qui reposait sur le choix technologique de
l’hydraulique et du nucléaire. La France avait osé se lancer dans cette
voie, avec les difficultés considérables que cela représentait,
notamment des investissements colossaux réalisés sur une longue durée
car ces installations, barrages, réseaux, s’amortissent sur près d’un
siècle. Et nous constatons aujourd’hui que les centrales elles-mêmes
peuvent dépasser les trente ans d’origine et les quarante ans actuels.
Ces choix avaient été compliqués.
En matière d’hydraulique il avait fallu faire des investissements
lourds, à l’époque sans trop de difficultés, mais aussi surmonter les
embûches liées à la nécessité d’engloutir des villages entiers. Tout
avait été transféré, y compris les cimetières, mais il subsistait
évidemment des réticences et la nostalgie des personnes qui voyaient
disparaître leurs souvenirs de jeunesse. Toutefois les « écolos »
étaient moins puissants à l’époque qu’aujourd’hui.
À partir du moment où le choix du nucléaire a été fait il a fallu
choisir la technologie nucléaire. On parlait alors du graphite-gaz, de
l’eau pressurisée … Il y a eu des hésitations, des demi-tours. On les a
oubliés parce que la réussite efface les difficultés mais ce fut
difficile. Il faut rendre hommage à tous les grands ingénieurs de cette
tradition industrielle d’avoir réussi ce défi et aux politiques de
l’avoir accompagné sans faillir, au-delà de toutes les turbulences du
monde politique et de toutes les fluctuations des élections. On
rappellera quand même que François Mitterrand qui, lors de sa campagne
électorale de I98I, s’était engagé à arrêter le nucléaire, a construit
sur ses deux mandats plus de centrales qu’il ne s’en est construit avant
et même après. L’équipement a été continu, rendons-lui cet hommage.
Ces choix ont été réalisés. Donc au début du XXIème siècle
la France a un atout considérable. Mais le monde qui nous entoure
bouge. C’est à cette époque que l’on commence à parler de « tournant
énergétique », que l’Allemagne se met à zigzaguer et aspire à une Energiewende.
Les Allemands avaient en effet de quoi se préoccuper car leur
électricité était essentiellement à base de charbon et surtout de
lignite, qui est bien pire que le charbon : et auquel ils retournent
actuellement d’ailleurs. En matière d’émissions de gaz à effet de
serre, il n’y a pas mieux ! L’Allemagne a donc engagé des sommes
gigantesques dans le renouvelable. À ce jour l’Allemagne a investi 600
milliards d’euros dans le renouvelable sur les I000 milliards d’euros
investis par l’ensemble des pays européens. 600 milliards d’euros qui ne
servent à rien, qui ont fait exploser les deux grands électriciens :
E.ON dans le Nord et RWE dans la région de la Ruhr. Au bord du dépôt de
bilan des deux électriciens ont été sauvés par la République fédérale.
Prenant conscience de cette grave difficulté et conscients du fait que
depuis le début de la République fédérale l’Allemagne avait choisi
l’industrie comme vecteur de sa croissance économique, les Allemands ne
pouvaient pas supporter l’idée de garder à leur porte un pays, un
concurrent, qui disposait d’un atout compétitif tel qu’EDF. Depuis
vingt-cinq ou trente ans, l’obsession allemande est de détruire EDF. Ils
y ont réussi.
Je n’en veux pas aux Allemands, ils ont défendu les intérêts
allemands. J’en veux plus aux Français de ne pas avoir défendu la
France.
Voilà le constat : nous étions à l’optimum et nous avons aujourd’hui
plus qu’abîmé, détruit l’un des atouts majeurs que gardait notre pays
dans le domaine de l’industrie et celui du service public.
Revenons en arrière. La création d’EDF a été l’élément fondamental
des outils industriels créés par le gouvernement français pour réussir
ses paris : nationalisation des opérateurs électriques, création de
l’entreprise électricité de France à qui mission a été donnée de
coordonner l’action et d’être l’interlocuteur de l’industrie dans ce
domaine. À ce titre, EDF est devenue à la fois l’opérateur d’un service
public essentiel et le bras armé du pays dans le développement du
système électrique, un système optimisé intégrant la production
hydraulique et nucléaire, intégrant les réseaux, intégrant évidemment le
stockage, l’hydraulique a beaucoup plus de capacités de stockage que de
capacités de production, intégrant par ailleurs le rôle d’architecte
ensemblier de l’outil industriel que constitue le nucléaire, avec comme
bras armé le CEA qui était chargé de toute la partie amont, des études,
des réflexions stratégiques et technologiques, avec les industriels,
Framatome et Cogema, l’un spécialisé dans l’outil lourd de production,
l’autre dans le retraitement et la gestion du combustible. Le tout était
assez cohérent. Et quand j’ai pris les rênes d’EDF en 2009 tout le
monde considérait, à juste titre, qu’EDF était le chef de file du
nucléaire français.
Cela malgré les aboiements à la porte de ce qu’était devenue Areva.
Areva a résulté du rapprochement entre les deux bouts de la chaîne,
l’industrie et le retraitement. Et par ambition, folie ou vanité, elle
est venue concurrencer EDF dans la maîtrise du système. Tout a à peu
près tenu jusqu’à quelques événements qui ont progressivement acté la
destruction du système, commencée au moment du gouvernement Jospin avec
l’arrêt du Superphénix et l’hystérie de Mme Voynet. En effet les
« roses » avaient besoin pour gouverner de l’appui d’un groupuscule qui
n’avait comme vecteur de réflexion que l’anti-nucléaire. Et peu à peu on
a multiplié les systèmes qui ont progressivement cassé la logique. Je
cite simplement la contribution au service public de l’électricité, CSPE, mise en place dès 2003, une taxe énergétique ajoutée directement
sur les factures d’électricité des consommateurs d’électricité français.
Je me suis battu pour me faire rembourser la CSPE par le gouvernement
français. Destinée en principe à la modernisation de l’outil, la CSPE
sert en réalité à subventionner les énergies renouvelables[3] :
aujourd’hui, 80 % à 90 % de la CSPE part à destination des subventions
pour le renouvelable. Le montant, environ 2 milliards par an collectés
par EDF sur les factures des abonnés au titre de la CSPE, était ensuite
reversé par EDF à l’État qui le distribuait aux heureux bénéficiaires.
Et l’État oubliait de rembourser EDF. Je me souviens avoir eu à ce titre
plusieurs fonds de roulement augmentés de 2 milliards par an. Quand
cela a atteint 6 milliards j’ai décidé d’arrêter de payer l’État. Ce fut
un combat acharné qui détournait évidemment des sujets essentiels.
En 20I0, sous la pression de Bruxelles, inspirée par qui on sait, la
loi NOME, Nouvelle organisation du marché de l’électricité, a été votée
alors que la droite était au gouvernement. La doctrine européenne repose
sur un dieu, un veau d’or : la concurrence, le bonheur des peuples par
la concurrence. « La liberté par le travail », proclamait-on en des
temps tragiques, aujourd’hui, c’est le bonheur par la concurrence … tant
il est évident que le monopole fait le malheur des populations ! Des rapports ont été rédigés par des gens très intelligents, tel M. Champsaur[4]
qui recommandait de traduire en même temps la réglementation européenne
et la loi NOME, laquelle consiste à imposer à EDF de vendre 25 % de sa
capacité électronucléaire à ses concurrents[5]
sans aucune contrepartie, sans aucune obligation de production. Ces
« fournisseurs alternatifs » n’existaient pas mais ils se sont créés.
Des traders se sont constitués, Direct énergie, etc., pour l’essentiel rachetés par Total qui s’est ainsi « verdi ».
J’ai assisté à ce spectacle, je me suis débattu, j’ai fait part de
mon indignation au gouvernement. « La concurrence ! La concurrence ! »
fut la seule réponse que j’obtins. De concurrence il n’y en a pas, il
n’y a que nous qui produisons. Les autres vendent notre production à nos
clients. « La concurrence va faire baisser les prix ! ». Non, cela ne
va pas faire baisser les prix.
Nous avons donc vendu à nos concurrents. On voulait m’imposer 36
euros le mégawatt/heure. Au bout d’un combat homérique j’ai arraché 42
euros, sous les hurlements des concurrents qui n’existaient pas. Le prix
de revient, coût complet, y compris les provisions pour démantèlement,
renouvellement, etc., tourne aujourd’hui avec le parc nucléaire existant
autour de 60 ou 65 euros. Pourquoi les 36 euros ? C’était le coût sec,
le coût direct de production sans aucune prise en compte des provisions
pour démantèlement, renouvellement, etc. En obtenant 42 euros j’ai gagné
une médaille en chocolat mais personne n’y croyait. « Tu vas dans le
mur », m’avait dit mon prédécesseur. Pour obtenir ce prix j’avais été
obligé de lâcher le combat sur la réglementation thermique de 20I2, RT20I2[6]),
dont personne ne se souvient,— sauf quelques initiés, — qui a privilégié
à I00 % le gaz dans toutes les nouvelles constructions. Le tout
électrique était balayé, il fallait absolument passer au gaz. On a vu le
formidable résultat. Entre temps, évidemment, on a offert Gaz de France, GDF, aux groupes privés de manière afin de les faire bénéficier des
atouts de cette soi-disant concurrence. Ils sont morts. Alléluia !
Quand vous assistez à tout ça il y a des moments où vous vous posez
des questions en tant que patriote et en tant que citoyen mais vous vous
battez quand même. C’est une drogue. S’ajoutaient à cela les attaques
de l’ex-Areva. Ils avaient fait faillite entre-temps après avoir pourri
le système. Mais pour éviter d’annoncer la faillite on avait fait
acheter par EDF un outil industriel qu’elle ne sait pas gérer parce que
ce n’est pas son métier. Ainsi va le monde.
Ça c’est pour le nucléaire.
Le summum n’était pas encore atteint.
En 20I2, parmi les candidats à la candidature socialistes figure mon
ami Strauss Kahn, finalement empêché pour des raisons non
professionnelles. Un certain François est alors choisi comme candidat PS
et envoie l’incomparable Michel Sapin pour négocier l’accord PS-EELV.
Ce grand homme, n’oubliez jamais son nom !, et Jean-Vincent Placé, le
conseiller politique de la secrétaire nationale, se réunissent
nuitamment, comme c’est la coutume. à 2 heures du matin Placé appelle en
catastrophe Cécile Duflot : « Nous voulions demander l’arrêt de deux
réacteurs nucléaires, les socialistes nous en proposent 24 ! » Il n’en
revenait pas. Et, au petit matin blême sort le programme commun où
figure l’arrêt de 24 réacteurs nucléaires. Quand vous êtes patron d’EDF
vous n’avez pas le droit d’intervenir dans une campagne politique mais
vous avez derrière vous 200 000 personnes qui attendent au moins une
réaction de votre part. à défaut de pouvoir intervenir, j’accepte une
interview du quotidien Le Parisien. C’était la seule
information du jour. « Ce n’est pas possible, on ne peut pas tuer le
nucléaire, un atout formidable de la France, un million d’emplois :
250 000 emplois directs, 230 000 chez les sous-traitants et 500 000 chez
les « électro-intensifs », ces entreprises qui ont choisi la France
parce que nous avons l’électricité la plus compétitive ! ». Hurlements
du candidat qui déclare dans une interview au Point : « Si je suis élu,
les deux premiers dont je couperai la tête seront Squarcini[7]
et Proglio » : Squarcini est passé à la trappe, je suis resté.
Réalisant quand même qu’il était allé trop loin, il appelle un de ses
amis : « 24 c’est peut-être un peu beaucoup. Nous allons rectifier le
tir. Quelle est la plus vieille centrale ? ». Fessenheim, lui répond son
interlocuteur après avoir consulté internet. « Eh bien nous allons
fermer Fessenheim ! ». Mais celui qui vient de consulter internet ne
sait pas que l’on vient d’investir 1,5 milliard pour rénover Fessenheim,
la centrale considérée comme la plus sûre et la plus moderne par l’ASN.
Là on arrive à un point de sidération.
Sans véritable débat, il est décidé, au doigt mouillé, comme l’ai dit
à l’Assemblée nationale, – que la part du nucléaire doit baisser à 50 %.
Nous étions alors à 73 % ou 75 % … 50 % c’était un chiffre rond. La
part du nucléaire fixée à 50 % vient de là. Évidemment la question de la
provenance des autres 50 % n’a effleuré personne.
Dès ce moment-là le nucléaire a été condamné. Comment recruter dans
ces conditions EDF est une entreprise publique dont les rémunérations
sont relativement modestes par rapport au privé, même des entreprises
privées de service public. EDF employait 300 000 personnes,
essentiellement des cadres et des agents de maîtrise, sauf dans les
réseaux. Mais les rémunérations d’EDF sont un cran en-dessous des
rémunérations de l’industrie, cinq crans en-dessous des rémunérations de
la finance, dix-huit crans en-dessous des rémunérations du trading : je le dis parce que nous avions une grosse activité de trading.
« Je souhaite que nous passions en revue les cadres du groupe, j’ai
cette habitude, en fin d’année, période des mutations, des promotions,
et cela me permettra de connaître les gens. Nous allons faire plancher
chaque patron des services », dis-je à ma DRH en arrivant à EDF en
novembre 2009. « Vous n’y pensez pas, Monsieur », protesta-t-elle. Nous
l’avons fait. Je vous donne un seul chiffre : le patron du parc
nucléaire français, 58 réacteurs, qui n’était pas le moins intelligent,
le moins responsable, le moins compétent, touchait 280 000 euros bruts,
annuels, tout compris ! Une belle rémunération pour un Français, me
dira-t-on mais très éloignée de la rémunération propre à attirer un
cadre de ce niveau et de cette responsabilité ! Je suggérai alors de
doubler au moins sa rémunération. « Vous n’y pensez pas… ». Je l’ai
fait.
Malgré cela je peux vous dire que les rémunérations d’EDF ne sont pas
extravagantes et n’attirent pas les gens pour l’argent. Or pour
recruter de très bons ingénieurs, de très bons professionnels, il faut
leur donner une ambition, si possible une récompense, en tout cas un
avenir. Ressasser à longueur de journée que le secteur du nucléaire n’a
pas d’avenir et qu’aujourd’hui il faut savoir vivre sans nucléaire n’est
pas de nature à faciliter les recrutements. D’autant plus que ces gens
qui n’osent plus dire dans quel métier ils travaillent sont mal payés ! : pour paraphraser un publicitaire bien connu : « Ne dites pas à ma mère
que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel ».
Franchement, ce n’est pas attrayant. On en paie aujourd’hui les
conséquences. Car entre temps les anciennes équipes ont vieilli. Les
très bons ingénieurs qui ont construit ce formidable outil partent, — ou
sont partis,— à la retraite. Et nous souffrons d’une formidable carence
de recrutement. Voilà la situation dans laquelle se trouve le nucléaire
aujourd’hui.
Je ne vous parle pas du renouvelable, une industrie de la subvention
purement financière. Il y a eu un gigantesque enrichissement sans cause
dans le renouvelable, en Europe surtout mais aussi en France. Songez que
Direct énergie a été vendue 2,9 milliards d’euros ! Je connaissais les
deux promoteurs, ils ont fait une fortune. « Ce n’est pas sans un petit
pincement au cœur que je me retire de Direct énergie », m’écrivit l’un
des deux, le jour de la vente. « Il y a des chèques qui compensent »,
lui avais-je répondu. Mais quand en plus l’acheteur a l’audace de faire
des campagnes de « com » en prétendant vendre, — à nos clients, —de
l’énergie verte, alors que c’est la nôtre ! …
Ce n’est pas tout.
Quand j’arrive dans cette maison, fin 2009, mes équipes sont
déstabilisées par la mise en concurrence des barrages. Une loi
traduisant une directive européenne impose la mise en appel d’offres des
barrages … qui appartiennent à l’État et sont gérés par EDF !
L’utilité des barrages est un stockage d’électricité efficace et
compétitif, le seul qui existe. Or les acquéreurs potentiels souhaitent
les acheter pour la production d’électricité, pas pour la valeur
d’optimisation du système d’électricité. Ce qui est fou ! Nous avons
donc désobéi, préférant payer une amende. Quand on fait un excès de
vitesse on paye une amende, on se fait retirer des points mais on ne
laisse pas la voiture ! Empêcher que soit détruite cette optimisation
relève de la désobéissance patriotique ! J’ai eu bien sûr droit à des
remontrances et même plus que ça. Ce n’est toujours pas réglé, on ne
sait pas comment se sortir de cette loi toujours en vigueur.
Mais il fallait un peu plus étrangler la bête.
Il est décidé qu’EDF n’a plus le droit de gérer les réseaux qui lui
appartiennent. RTE, le transporteur mais aussi un système
d’optimisation, devient indépendant. Or qui dit indépendant dit
déboussolé. Ce n’est pas une autorité, c’est une mission qui fait partie
intégrante d’un système. RTE étant devenue indépendante EDF doit
reconstituer sa capacité d’optimisation du système électrique hors RTE.
Comme la gangrène, cela s’est étendu aux réseaux de distribution. EDF
n’a plus le droit de gérer les réseaux de distribution donc n’a plus
accès aux clients. On a fait d’EDF un fournisseur indépendant d’énergie
comme on en trouve dans les pays libéraux.
Ma fascination pour l’application scientifique de cette destruction
massive n’a pas cessé. On a fracassé ce qui était le système de
référence.
Mais on se réjouit : nous allons construire des éoliennes en mer,
c’est formidable ! De plus en plus loin des côtes pour qu’on ne les voie
pas. Aujourd’hui c’est I2 kilomètres, bientôt ce sera 32 et dans
quelques temps, quand les pêcheurs auront protesté, ce sera 50
kilomètres. Il faudra donc qu’elles soient flottantes car on ne pourra
plus les ancrer. Cela devient totalement ruineux, sans parler des
risques de tempêtes. Les éoliennes terrestres coûtent moins cher mais on
a compris que les gens n’en veulent plus. Ils les saboteront s’il le
faut, comme les portiques sur les autoroutes … je n’ai pas trop de
craintes pour les éoliennes terrestres, le peuple s’en chargera. On
arrive encore à acheter quelques paysans qui vendent leurs terres pour
pouvoir avoir quelques revenus. Mais les voisins vont saboter.
Nous sommes dans un système devenu fou !
Quant au photovoltaïque, c’est merveilleux ! Les rois du
photovoltaïque sont les Allemands. Car l’Allemagne, comme chacun sait,
est un pays écrasé de soleil. Des champs photovoltaïques sont installés
sur la Mer du Nord, du côté de Hambourg. Mais l’Europe ne manque pas de
génie et l’on compense le manque de soleil par le surplus de
subventions. Moins il y a de soleil, plus il y a de subventions !
Les plus verts des Verts sont quand même les pays d’Europe du Nord.
Mais avec six mois de nuit les Finlandais et les Islandais n’ont pas
cédé à la tentation du voltaïque.
Les Allemands ont construit de l’éolien en Mer du Nord mais il n’y a
pas de réseau de transport pour amener l’électricité là où sont les
besoins. Très souvent ils font tourner les éoliennes à vide, ils
débranchent, pour limiter la production d’électricité, pour que le pays
ne tombe pas dans un trou noir comme ce fut le cas pendant deux ou trois
jours il y a une dizaine d’années.
Ce paysage est hallucinant. Dans une fiction ou une bande dessinée on le trouverait trop peu crédible. Et pourtant …
J’ai subi quelques-unes de ces offensives : attaques contre le
nucléaire, loi NOME, CSPE, etc. Quand j’ai quitté la maison fin novembre
20I4, je n’ai pas arrêté les comptes, c’est mon successeur qui l’a fait
au 3I décembre : et je ne connais pas un successeur qui ne profite pas
de son arrivée pour faire des provisions. Il se trouve qu’EDF a clôturé
son meilleur exercice de tous les temps en 20I4, avec 4,5 milliards de
résultat net, I8,5 milliards d’ EBITDA[8] et
une dette sur EBITDA inférieure à 3, sachant que c’est EDF qui a payé
le parc nucléaire français, ce n’est pas l’État, ne l’oublions jamais.
Cela signifie que le nucléaire a été rentable, que l’on a construit ce
phénoménal atout compétitif industriel qu’était EDF sans qu’il en coûte
rien au contribuable. Il a coûté à l’abonné mais comme celui-ci
bénéficiait d’un prix beaucoup plus compétitif que dans le reste de
l’Europe démonstration était faite.
On ne peut pas parler d’avenir si on ne regarde pas le passé et si on
ne diagnostique pas les erreurs. Cela m’a conduit, comme vous le voyez,
à un constat assez agressif mais de bonne foi. J’ai eu le privilège de
diriger cette maison, je rends hommage aux formidables compétences
qu’elle recélait, — et recèle encore, — et à l’esprit de service public
qui l’animait. Le contrat de service public n’existe plus. Le nucléaire
est à l’agonie. L’indépendance énergétique du pays a été largement
remise en cause. Et tout a été fait pour qu’EDF ne soit plus un système
électrique intégré donc optimisé. On l’a « dispersée façon puzzle ».
Mesurons le gigantesque écart entre ce que ça a été et ce que c’est
devenu. Pardon d’être peut-être un peu provocateur. On va me dire que je
suis un homme du passé, que je vis sur des souvenirs. Mais ces
souvenirs ne sont pas si vieux et le système intégré avait beaucoup de
vertus d’optimisation. Pourquoi effacer ce qui a existé ? Pourquoi ne
pas envisager l’hypothèse, certes assez absurde aujourd’hui, de
reconstituer une entreprise intégrée, comme en ont nos concurrents ? Nos
pays compétiteurs, les autres pays européens, souvent des pays fédéraux, Allemagne, Italie, Espagne, ont des entreprises intégrées au niveau
des régions. Cette pseudo-concurrence, en réalité une répartition
géographique, les autorisait à s’indigner du monopole pratiqué en
France, un des rares pays non fédéral dans l’Union européenne. Cette
donnée ne doit pas être oubliée.
II- Parlons maintenant de l’avenir du nucléaire français.
Même si on rétablissait le nucléaire de France, même si on arrivait à
surmonter tous les handicaps dont j’ai brossé une petite partie, il
restera quand même un sujet majeur : comment la France va-t-elle
retrouver la compétitivité qu’elle a eue en matière de production et
d’indépendance énergétique ?
Comme Louis Gallois je suis convaincu que 70 % de nucléaire et 20 % d’hydraulique sont souhaitables. Il est possible de « booster »
l’hydraulique qui représente aujourd’hui à peu près I4,5 %, non pas en
créant de nouveaux barrages, c’est trop compliqué, mais en renforçant un
peu les barrages existants et en faisant quelques ajouts, notamment
dans mon pays natal, les Alpes maritimes ; où les chutes d’eau sont
nombreuses. Un peu d’ hydro-intelligent permettrait de gagner 3 %, 4 % ou
5 % de production d’hydroélectricité en France. En tout cas il faudrait
avoir cette ambition.
Si nous avions 70 % de nucléaire et 20 % d’hydraulique, pour le reste
nous pourrions accepter un peu de renouvelables, outre le principal
renouvelable qu’est évidemment l’hydraulique.
Je crois beaucoup à l’énergie marine même si on n’a pas encore réussi
techniquement à la gérer. J’ai essayé, ce fut un échec. Mais j’y crois
quand même. L’usine marémotrice de la Rance, dans laquelle nous avons
investi 200 millions pour la moderniser, est un bel exemple. Aujourd’hui
elle est compétitive mais il a fallu longtemps pour qu’elle le devienne : ce sont des infrastructures qui s’amortissent sur un siècle. En tout
cas je pense aux énergies marines, je pense aussi à la géothermie, etc.
Mais il ne faut surtout pas exiger du nucléaire la flexibilité qu’on
lui impose aujourd’hui. Demander au nucléaire de s’effacer quand les
énergies renouvelables,— intermittentes et non-programmables,— arrivent
représente un surcoût gigantesque. Des équipes entières d’ingénieurs
d’EDF se sont consacrées à la flexibilisation de la production
nucléaire. Le nucléaire est une énergie de base, donc plus on est
linéaire et plus l’efficacité et la compétitivité sont importantes. Plus
on fait varier la production, plus c’est difficile et coûteux. Or
aujourd’hui priorité d’accès est donnée au renouvelable et le nucléaire
doit s’adapter. Encore une idée géniale !
De mon temps, – c’est très loin ! — la direction générale de l’Énergie
et du Climat, DGEC, — à qui je voue une reconnaissance éternelle et une
admiration sans limite !— professait une doctrine selon laquelle les
besoins en électricité allaient baisser. Il fallait donc limiter la
production d’électricité. 50 % leur paraissait déjà très ambitieux, ils
eussent préféré 40 % mais ils avaient accepté de couronner la folie
ambiante.
Je pense que si l’on devait se donner une priorité ce serait de
définir un optimum de production nucléaire auquel on se tienne et
d’obtenir une optimisation du système hydro, le reste étant géré comme
un complément.
Sur le nucléaire, j’ai prôné, prêché, essayé de convertir mes
interlocuteurs à l’idée que rien ne vaut l’extension de la durée de vie
du parc existant si on veut que la France continue à bénéficier de cet
investissement fabuleux qui a été fait. On sait que les centrales
peuvent vivre soixante ans. Les cycles sont de trente ans parce que les
composants internes, générateur de vapeur, moteur nucléaire, doivent
faire l’objet d’un « échange standard », par comparaison avec le moteur
d’une voiture, au bout de trente ans. Les infrastructures, c’est-à-dire
le béton, le radier et la cuve, au-delà du fait qu’on ne sait plus faire
des cuves, peuvent vivre facilement soixante ans, deux fois trente ans
étant l’optimum. Tous les experts arrivent aujourd’hui à cette
conclusion qu’on peut arriver à soixante ans. Les Américains en sont à
quatre-vingts ans. Je ne prétends pas qu’il faille passer à
quatre-vingts ans, d’abord parce que c’est un chiffre baroque car les
cycles sont de trente ans. D’autre part si on veut étendre la durée de
vie du parc il faut réaliser des travaux de modernisation, baptisés
« grand carénage », qui demandent environ 55 milliards d’investissement.
Si on les amortit sur les quelques années qui restent de durée de vie
légale, actuellement quarante ans, on fait exploser le coût de revient.
C’est absurde. La réglementation doit donc permettre à l’opérateur EDF
d’amortir sur vingt ou trente ans les travaux de modernisation, donc les
50 ou 60 milliards qu’il faut investir. Et là on aura à coup sûr, en
matière de production, l’énergie la plus compétitive d’Europe.
Mais il faut prévoir l’avenir et le nouveau nucléaire. C’est un autre sujet.
Avons-nous l’argent ? Avons-nous les hommes ? Telles sont aujourd’hui les deux questions qui se posent.
L’argent on le trouve. Les hommes c’est beaucoup plus difficile. Nous
ne les avons pas. Nous n’avons plus les équipes. Et nous avons perdu le
savoir-faire, le tour de main. Non pas l’opérateur, non pas
l’architecte ensemblier mais l’ensemble de la filière, — tous les
génie-civilistes, tous les industriels qui travaillent autour du noyau
EDF à la réalisation des centrales,— a aujourd’hui beaucoup perdu du
fait que nous n’avons plus construit de centrales depuis vingt ans.
Le « grand carénage » ne suffira pas à nourrir la filière
industrielle, disais-je à l’époque. C’est beaucoup d’argent mais c’est
trop peu. Et si nous voulons donner vie à une filière nucléaire
ambitieuse qui soit capable d’exporter son savoir-faire, nous devons
faire ce qu’ont fait nos prédécesseurs. Sans doute avons-nous aussi
besoin de nouveaux partenaires dans la construction du nouveau nucléaire
dans les nouveaux pays d’accès au nucléaire ou de développement du
nucléaire : la Turquie, l’Égypte, l’Inde, les pays d’Amérique latine,
l’Arabie saoudite ont choisi l’option nucléaire, vont construire des
centrales. Certains l’ont déjà fait, tels les Émirats arabes unis : j’entends encore parler de l’échec des émirats[9],
sujet sur lequel je serais intarissable. Mais nous n’avons pas
aujourd’hui la capacité de le faire, à moins de nous associer à ceux qui
vont construire ces centrales, j’ai nommé les Chinois et les Russes.
À l’époque j’avais pensé que nous pourrions construire une
coopération franco-chinoise dans le domaine du nucléaire. Nous étions
d’autant mieux placés que la France avait été à l’origine de la
construction du parc nucléaire chinois : Baie de Daya, Ling Ao, etc.
Tous les patrons de l’industrie nucléaire chinoise, formés dans nos
centrales, parlent français. Je me souviens d’un accord-cadre qui avait
été négocié avec la Chine pour la conception et le développement d’un I000 mégawatts franco-chinois. « Je me réjouis du renforcement de la
coopération franco-chinoise dans le domaine du nucléaire civil et du
projet de construction d’un nouveau réacteur de moyenne puissance
destiné au marché chinois et international » déclarait le président
chinois Hu Jintao en visite d’État en France en novembre 20I0. J’étais à
l’Élysée dans la réception officielle. Je pensais que c’était un beau
jour pour la France.
En 20I2, lors des changements de majorité politique, j’ai eu droit à
des attaques hallucinantes sur « la trahison, les contrats secrets … ».
Lesdits contrats, annoncés à Paris par le président chinois lui-même,
avaient été signés à Pékin avec Mme Lagarde, ministre des Finances et M.
Borloo, ministre d’État, ministre de l’Écologie, de l’énergie, du
Développement et de l’Aménagement durables. On fait mieux en matière de
secret ! à ma stupéfaction cette espèce de désinformation circule encore
aujourd’hui. Cela relève même de la diffamation lorsqu’on va jusqu’à
échafauder que j’aurais fait agresser une personne dont je ne
connaissais même pas l’existence … à cause de l’intonation mafieuse de
mon patronyme ? Ils me prennent pour un « parrain » !
Tout cela a fait un contexte.
Aujourd’hui, nos « expats » à Taishan, lieu d’implantation des deux
EPR chinois, n’ont plus accès au site. Les Chinois nous ont fermé les
portes du nucléaire. Ils ont annoncé la création d’un nouveau réacteur,
le « Hualong », Dragon en mandarin, qui équipera le futur parc nucléaire
chinois, ils en construisent neuf ou dix par an. La Chine, terminé pour
nous !
Restait la Russie.
Les Russes, qui n’ont pas comme les Chinois un marché intérieur qui
leur permette de développer leur système, ont besoin de l’international.
Les Russes nous ont tendu la main. Pouvons-nous même évoquer le sujet
aujourd’hui ?
Qu’allons-nous faire de notre filière nucléaire pendant les dix ou quinze ans qui viennent ?
Sujet angoissant.
Nous pouvons gagner vingt ans en étendant la durée de vie du parc.
Nous ne voulons pas construire de nouveaux EPR avant d’en avoir besoin.
D’abord j’aimerais que l’EPR2 soit validé. Nous avons eu tous les
malheurs de la terre avec l’ EPR. L’EPR2 finira-t-il par tirer les
conséquences de tout ce qui a été mal fait sur l’ EPR ?
Mais comment concevoir la France isolée dans le monde aujourd’hui ?
J’éprouve une certaine angoisse au seul exposé de ce sujet. Je ne sais
pas comment nous allons y arriver. Certes on peut claironner : Nous
allons construire 8, I2, 24 … 36 centrales ! Ceux qui s’en prévalent ne
seront plus en poste quand on coulera le premier béton. Ils peignent les
murs en rose ! Le sujet n’est pas là. Le sujet c’est d’avoir des gens
qui assument la durée, qui assument des plans dans cette industrie de
cycle très long. Ce sont des investissements très lourds Mais on
trouvera l’argent à condition de pouvoir convaincre les investisseurs de
la pertinence de notre démarche.
J’ai signé avec les Britanniques le contrat d’ Hinkley Point. Mon prédécesseur ayant pris le contrôle de British Energy
dont nous avions acheté tous les sites, huit centrales nucléaires et
une centrale au charbon, il était assez normal que le pouvoir public
britannique se retourne vers nous pour construire une nouvelle centrale
nucléaire : près de Bridgwater, sur la côte du Somerset. J’ai négocié
personnellement avec M. David Cameron ce contrat qui reposait sur trois
pieds : un prix garanti sur 35 ans que j’avais négocié à 92,50 livres [~I07€]
alors que le prix de marché était à 39, une garantie de l’État
britannique sur la dette et la participation d’EDF à pas plus de 45 %.
En effet, je considérais qu’il ne fallait pas consolider intégralement
cet investissement. Il y avait trop de risques et la taille même de
l’investissement dépassait les capacités d’EDF. Nous avons donc signé
dans ces conditions-là le projet de contrat. J’ai même été attaqué à
Bruxelles parce que la Commission européenne considérait que le prix
obtenu ressortait de l’aide d’État. Nous avons obtenu satisfaction avant
mon départ, nous avons gagné ce procès. Luc Oursel était alors
président d’Areva. Je lui avais demandé de prendre I0 % car je ne
pouvais pas prendre le contrôle tout seul, la consolidation risquant de
nous étouffer. Le capital d’origine était estimé à 7 milliards de
livres,[+8mds€] je donnais à Areva une avance de I0 % sur les commandes, soit
700 millions de livres,[+8mns€] sachant qu’Areva serait destinataire d’une
grosse partie des commandes. Cela me permettait de limiter le risque.
Nous nous étions quittés sur cet engagement. Il a été rappelé et, entre
temps, mon successeur a pris le contrôle de Framatome. De ce fait cet
arrangement est tombé en lambeaux, il a donc été décidé que, tant pis,
EDF consoliderait. Tragique ! Nous avons perdu la garantie de l’État
britannique sur la dette. Les deux piliers principaux n’existaient plus.
Le trépied reposait sur un seul pied. J’ai souvent négocié en
Grande-Bretagne des contrats de gestion de délégués de service public
dans les domaines que j’ai occupés avant : l’eau, les déchets, etc.. Je
sais l’habitude des Britanniques de remettre en cause les contrats une
fois qu’ils sont signés. Je sais que le prix sera rediscuté, qu’il ne
sera jamais appliqué. J’avais donc cherché une astuce pour contrer toute
velléité de renégocier le prix. La garantie était faite pour ça en
rendant les Britanniques solidaires de l’équilibre économique. Tout cela
a disparu. Aujourd’hui je dois vous dire que j’ai des craintes immenses
sur les economics du contrat britannique.
J’étais allé tirer les sonnettes des Chinois et des Saoudiens. Avoir
les Chinois avec nous eût été la garantie que nous continuerions à leur
être associés dans le développement de leur nucléaire. Les Saoudiens
parce qu’ils avaient lancé leur projet nucléaire. Le roi d’Arabie
saoudite avait à l’époque désigné un groupe privé, le Groupe Bin Laden,
pour être nos interlocuteurs. Je me souviens de la tête de Cameron quand
je lui ai annoncé ma venue avec le Saoudien Bin Laden. Se préparant à
des élections générales un an plus tard, il était peu enclin à
introduire Bin Laden dans le nucléaire en Grande-Bretagne. Il a perdu
les élections.
Bin Laden a disparu. Entre temps le roi a changé, aujourd’hui
c’est un autre groupe qui a hérité du projet. Quant aux Chinois, leur
émission était au départ de 45 %, je souhaitais qu’elle ne dépasse pas
30 %. Ils sont passés à 25 %, puis à 20 % et je suis convaincu qu’ils
sortiront complètement. Et nos relations avec eux ne sont plus telles
qu’on puisse aujourd’hui imaginer qu’ils soient à nos côtés. Voilà ce
que je pense.
—–
[I]
Mardi I3 décembre 2022, la commission d’enquête visant à établir les
raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la
France a auditionné Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du
climat au ministère de la transition écologique et de la cohésion des
territoires, et Henri Proglio, président d’honneur d’électricité de
France : EDF.
[2] Défis énergétiques et politique européenne, Colloque organisé par la Fondation Res Publica, le I8 juin 20I9.
[3]
La CSPE, destinée à couvrir les coûts représentés par l’acheminement de
l’électricité jusqu’au consommateur final, couvre en réalité
essentiellement les surcoûts des obligations d’achat de l’électricité
d’origine renouvelable et provenant de la cogénération et les surcoûts
engendrés par les politiques de soutien et de développement des énergies
renouvelables.
[4] Rapport de la commission sur l’organisation du marché de l’électricité,
auteur : Paul Champsaur, auteurs moraux : ministère de l’Économie, de
l’Industrie et de l’Emploi, ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du
Développement durable et de l’Aménagement du territoire, remis le 24
avril 2009.
[5]
La loi n°20I0-1488 du 7 décembre 20I0 sur la Nouvelle Organisation du
Marché de l’Électricité dite « loi NOME » a pour objectif de permettre
une ouverture effective du marché de l’électricité en France et
d’assurer aux fournisseurs alternatifs un droit d’accès régulé à
l’électricité à des conditions équivalentes à celles dont bénéficie le
fournisseur historique EDF.
[6]
Conséquence de la Loi Grenelle de l’Environnement, la Réglementation
Thermique 20I2, RT 20I2, s’inscrit dans la lignée des réglementations
thermiques 2000 et 2005. Applicable en France, elle établit qu’un
logement ne doit pas consommer plus de 50kWh par m² et par an, corrigé
du climat, d’énergie primaire.
[7] Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur depuis le 2 juillet 2008, sera remplacé le 30 mai 20I2.
[8] L’ EBITDA, Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization,
est le revenu issu de l’activité opérationnelle d’une entreprise
indépendamment de ses décisions non opérationnelles telles que les
conditions de financements, coût de la dette, les décisions
d’investissement, les charges non décaissées comme les amortissements,
les incidences fiscales : taxes et impôts sur les bénéfices.
[9]
Le sud-coréen Kepco avait été préféré aux Français pour la construction
de la première centrale nucléaire du monde arabe à Abu Dhabi.
Sur le Web
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