" CE QUE PARIS A VU ; SOUVENIRS DU SIÈGE DE I870-7I ", ÉPISODE XIV ET FIN

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   Je n'ai aucun renseignement personnel à fournir sur ces différents évènements, auxquels je n'assistai pas et que j'ai appris comme presque tout le monde par la lecture des journaux. Mais ce que j'ai vu ensuite, je vais le dire.
  Raoul Rigault [Adolphe Georges, 1846-1871 ; "... Communard qui a été haï, sans aucunes limites, par le Parti de l’ordre, c’est bien Raoul Rigault : « bambin méchant », « fanfaron de perversité », « canaille », « aristocrate de la voyoucratie », et bien entendu « assassin ». Pourquoi tant de haine ? se demandera-t-on. Sans doute parce qu’au-delà de ses plaisanteries provocatrices, il avait déclaré avoir inventé une guillotine perfectionnée capable de couper trois cents têtes à l’heure - et de son athéisme militant - nous lui devons le baptême du boulevard Saint-Michel en « Boul’Mich ». Rigault était un de ces révolutionnaires qui, à la fin du Second Empire, s’étaient investis dans la lutte concrète contre l’État en s’intéressant particulièrement à la police secrète, c’est-à-dire aux agents de la brigade politique de Lagrange, que ce soit des policiers ou des mouchards. [...] Il se bat, en grand uniforme, au Quartier latin sur la barricade de la rue Soufflot. Il est fusillé sans procès, rue Gay-Lussac le 24 mai sur ordre d'un sergent versaillais qui le reconnait comme un officier communard lorsqu'il dit « Que me voulez vous ? Vive la Commune !... " ; source] mon ancien camarade de collège, nous avions été ensemble au lycée de Versailles, puis au lycée Saint-Louis, à Paris, commandait les insurgés qui tenaient le centre de la ville c'est-à-dire tous les postes et tous les monuments publics entre la rue Saint-Honoré, la rue Neuve-des-Capucines, la place de l' Opéra, le boulevard et la rue de Grammont.
  Il avait placé des sentinelles à l'entrée de la rue de la Paix. C'étaient des gardes nationaux mobilisés appartenant aux bataillons de Belleville, qui montaient la garde, farouches, et que considéraient avec un étonnement indigné, mais sans rien oser leur dire, ni leur faire, les Parisiens en promenade. Ils empêchaient qu'on pénétrât, à moins d'une autorisation particulière de Rigault, dans le quartier qui était déjà, à cette époque, et qui est redevenu aujourd'hui le plus commerçant et le plus luxueux de tous.

 

Portrait Raoul Rigault, 1846-1871, procureur et membre de la commune en 1871 par Carjat. © Musée Carnavalet – Histoire de Paris

  La rue était déserte, derrière ces factionnaires, et de loi, la place Vendôme paraissait vide, autant du moins, qu'on en pouvait juger, car une barricade basse coupait la voie et bornait la vue après la rue des Petits-Champs.

***


  Raoul Rigault, installé dans l' hôtel de l' État-major de la place donnait des ordres péremptoires, promptement obéis. C'était un garçon fort intelligent, issu d'une très bonne famille [fils d'un conseiller à la préfecture de la Seine], mais que les leçons de Blanqui avaient complètement gâté depuis quatre ou cinq ans.
  Renvoyé du lycée Saint-Louis, à la suite d'une révolte des élèves de mathématiques spéciales organisée par lui en haine d'un maître d'études, et à laquelle il avait pris une part active — défendant toute la nuit le dortoir où s'étaient barricadés les mutins, contre le personnel de l'établissement et même contre la troupe appelée à la rescousse, — il n'avait plus ensuite, été reçu nulle part. Toutes les maisons de l' Université lui étaient fermées. On le rencontra dès lors, dans le quartier latin, mal vêtu, minable, sale, le cou cravaté d'un morceau flamboyant d'étoffe rouge et les yeux ardents de colère.
  Il avait commencé naguère une Histoire des Orateurs de la Révolution, dont il nous avait lu, à mon frère et à moi, quelques fragments et qui nous avait semblé pleines d'idées éloquemment traduites...
  Un jour, en 1869, je l'avais arrêté, sur le boulevard Saint-Michel, pour lui demander ce que devenait son bouquin. Il m'avait répondu d'un air à la fois narquois et farouche :
  — " Finis, les livres!
   — " Alors, qu'est-ce que tu fais?
   — " Je mène un plan sécant à la tête de Badingue! " [pour " Badinguet ", surnom satirique donné à l'empereur Napoléon III]
  J'avais haussé les épaules et continué ma route. On était si loin, alors, de prévoir les tragédies cependant si prochaines!
   " Et maintenant, pensais-je, le 22 mars 1871, en apprenant que l'étudiant révolté de l'année précédente tenait une partie de la capitale sous son autorité, maintenant que " Badingue " est parti et que la France est ruinée, quels plans sécants est en train de mener ce malheureux? "
  Nous le sûmes le jour même. Un autre de nos camarades, que ne nous n'avions pas revu depuis quelques années et qui s'appelait Rouffiac [J. ; auteur de " Souvenirs historiques sur le siège de Paris et le commencement de la Commune, journées des 18, 19, 20 et 21 mars 1871. ; 1873], se promenait avec nous devant l'entrée interdite de la rue de la Paix.
   — Puisque Rigault est là, nous dit-il, je vais aller le trouver. Je tâcherai de le ramener. Il risque gros en faisant ce qu'il fait.
  Et le voilà parti. Aux sentinelles qui lui barrent le chemin, Rouffiac répond qu'il va voir son ami, " le citoyen commandant ". On le laisse passer. Il aborde la barricade, se nomme, insiste, et finalement un piquet le mène, fusils chargés, jusqu'à l'état-major.
  Mis en face de celui qu'il voulait voir, notre camarade se demande si c'est bien le même homme qu'il a connu enfant. La figure barbue, grasse et livide, l’œil dur et le geste impérieux, Rigault le regarde, le reconnaît et demande :
  — Qu'est-ce que tu veux?
  — Te voir, d'abord, répond l'autre.
  — Eh bien! Tu m'a vu! Après?...
  — Après?... Je voulais te demander de venir avec moi, de renoncer à ce que tu es en train de faire, de te mêler de nouveau à nos amis, les anciens du lycée, qui sont restés là-bas, à l'entrée de la rue de la Paix, et qui t'attendent...
  — Ah! ça, tu es fou? interrompt Rigault.
  — Non, je ne suis pas fou. J'ai toujours été un bon camarade pour toi, tu le sais, et...
  — Monsieur Rouffiac, rugit alors le futur procureur de la Commune, je ne sais pas quel rôle vous venez jouer ici ; mais en attendant que je sache, je vous f... au bloc!
  Et deux hommes armés, appelés aussitôt, saisissent notre ami et l'entraînent malgré sa résistance vers la poste, où il est gardé à vue et sous clef.

***


La mort de Raoul Rigault par Pilotell. Source

   Nous le revîmes que le soir, et il nous raconta son aventure. On ne l'avait relaxé qu'en le menaçant de le fusiller s'il reparaissait aux alentours de la Colonne!
   C'était le moment où les " Amis de l' Ordre " ["...Tous les Parisiens ne sont par ailleurs pas favorables à la Commune. Les plus hostiles d’entre eux.elles se regroupent sous la dénomination les Amis de l’Ordre et organisent, dès le 21 mars, une manifestation entre la Bourse et la Porte Saint-Denis. Le 22 mars, une nouvelle manifestation des Amis de l’Ordre place Vendôme dégénère en affrontement. Une fusillade fait plusieurs morts et blessés dans les deux camps. Une partie de la population de l’Ouest parisien choisit alors de quitter la ville, tandis que certains gradés de la Garde nationale déclarent leur allégeance au parti de l’ordre... " ; source] multipliaient les conciliabules — tandis qu'agissait le Comité central! — pour essayer d'organiser un peu la résistance. Sous la présidence de l'amiral Saisset [Jean-Marie Joseph Théodore, 1810-1879 ; "... Au début de la Commune de Paris, le 19 mars, la population veut nommer Saisset à la tête de la garde nationale. L'amiral est populaire dans Paris, pour sa défense de la capitale à la tête des marins. Saisset accepte le commandement sous condition de ratification par le pouvoir exécutif légal ; Thiers le nomme officiellement général en chef de la garde nationale de Paris et de Seine-et-Oise. [...] Le 23 mars, Saisset parvient à ébaucher un accord entre les élus de Paris et le gouvernement ; il élabore une proclamation pour faire afficher sur les murs de Paris le contenu des négociations avec le gouvernement. [...] À Versailles, une majorité de la Chambre désavoue les concessions faites par Saisset. Les tentatives de conciliation échouent pour ces raisons. Saisset démissionne alors de sa charge de commandant de la garde nationale. Il a eu pour seuls résultats tangibles la libération de plusieurs prisonniers dont le général Chanzy qui était menacé d'exécution, et l'absence d'effusion de sang pendant la semaine de son commandement, ce qui était une de ses principales préoccupations. Il revient à Versailles et y « déclare que Paris est dans un état épouvantable et qu'il faut s'attendre à avoir la guerre civile à Paris »... " ; source], ils avaient enrôlé de nombreux adhérents ; mais après chaque réunion ils rentraient invariablement chez eux, et les adhérents aussi.
  Un tailleur du boulevard des Capucines, nommé Bonne, de qui la boutique se trouvait entre le Vaudeville [théâtre] et la place de l' Opéra, eut l'idée de placarder sur les volets de sa devanture un avis manuscrit invitant les Parisiens que les prétentions du Comité central indignaient " et qui voulaient mettre un terme à l'insurrection à se réunir le lendemain matin à huit heures devant sa maison, pour délivrer les quartiers investis ".
  Enfin! On allait donc faire quelque chose! La nouvelle en courut comme une traînée de poudre dans Paris et nous résolûmes, mes amis et moi, d'être de l'affaire.

 

 

 

 "... Le , Saisset parvient à ébaucher un accord entre les élus de Paris et le gouvernement ; il élabore une proclamation pour faire afficher sur les murs de Paris le contenu des négociations avec le gouvernement... "

 

21 mars 1871 : pétition des commandants et officiers de la garde nationale du 7e arrondissement affirmant leur dévouement aux institutions de la République et aux pouvoirs publics. Source

  Comme nous habitions fort loin les uns des autres, il fut convenu que nous passerions la nuit tous ensemble chez celui qui avait son logement le plus près du lieu de rendez-vous, et ce fut chez Charles Andrieu, un jeune et charmant artiste, 17, rue Caumartin, que nous nous rendîmes dans la soirée, tous en armes, pour attendre les évènements.
  Il y avait là :
  E. Meunier, le fils du propriétaire de la maison Lemardelay, rue de Richelieu ;
  E. Vuaflart, fils du directeur des Pompes funèbres ;
  G. Challamet, employé de la ville de Paris ;
  Gabriel Félix, enseigne de vaisseau, fils de la grande tragédienne Rachel [Élisabeth-Rachel Félix, dit, 1821-1858 ; "... D’origine juive, Rachel devint l’actrice la plus éblouissante de son temps. Elle s’illustra par ses interprétations du répertoire classique et suscita une ferveur inédite avant de s’éteindre prématurément, à la veille de ses trente-sept ans. [...] C’est du reste du comte Walewski, fils illégitime de Napoléon 1er, qu’elle avait eu un fils en 1844. Tragédienne exceptionnelle, actrice acclamée sur toutes les scènes de l’Europe, Rachel est toute puissante à la Comédie-Française, établissement qui lui offre des appointements exceptionnels et de longs congés mais avec lequel elle entretient des relations compliquées, ce qui la conduit à donner trois fois sa démission ! [...] Rachel entreprend à l’été 1855 une grande tournée en Amérique. Mais la maladie l’oblige à écourter son périple. Elle donne sa dernière représentation, en l’occurrence Adrienne Lecouvreur, en décembre 1855 à Charleston. Elle ne remontera plus sur scène. Revenue en France en février 1856, elle meurt en janvier 1858 d’une maladie de poitrine. " ; source]. Une balle ennemie l'avait récemment mutilé, lui emportant les os du nez et ne lui laissant rien au milieu du plus aimable visage, qu'un petit morceau de chair rouge qui aurait été comique... si cela n'avait donné envie de pleurer ;
  E. Chapon, inspecteur d'assurances ;
  Porel [Paul, 1843-1917] alors artiste dramatique à l' Odéon, aujourd'hui directeur du Vaudeville ;
  Mon frère, ingénieur, et moi, futur journaliste.
  Nous étions tous liés d’amitié, et de nous tous il ne reste que deux vivants. Je suis sûr que si ces lignes tombent sous les yeux de Porel, il se rappellera aussitôt, comme dans une flambée de souvenirs, tous les incidents de cette nuit... et ceux qui suivirent, le lendemain.


Portrait de Rachel Félix jouant Phèdre de Racine, 1906, « Mc Clure’s Magazine »

   Nous nous arrangeâmes de notre mieux dans ce modeste et coquet appartement de garçon, pour souper ensemble et, si nous le pouvions, pour dormir ensuite.
  Mais les nuits sont encore longues, au mois de mars! Avant que le jour parût, il s'écoula bien des heures, pendant lesquelles nous n'eûmes d'autre ressource que nous redire les uns aux autres ce que nous avions vu de la guerre. ce fut une sorte de veillée des armes, où des jeunes gens à peine entrés dans la vie, le plus âgé de nous avait à peine vingt-quatre ans, pouvaient déjà se rapporter de bien grandes et de bien cruelles choses!...
  L'aube se fit enfin, et quand ses premières clartés apparurent, chacun se prépara, tristement, mais résolument à ce qu'il considérait comme un impérieux devoir : offrir toutes ses forces et tout son dévouement pour relever le drapeau tricolore dans la cité, en abattant le drapeau rouge.
  Nous descendîmes les cinq étages d' Andrieu.
  Dans la rue encore presque déserte, notre groupe armé, silencieux, mais tout de même un peu bruyant, grâce aux capucines des fusils et aux fourreaux métalliques des sabres ou des baïonnettes, évoquait le souvenir encore tout récent des matins de siège.
  Au boulevard, peu de passants. de l'autre côté de la chaussée, les sentinelles du Comité central, montant la garde.
  Devant la boutique du tailleur Bonne, quelques hommes en tenue militaire ou civile, qui semblaient lire et relire l'avis affiché aux volets.
  Nous nous approchâmes à notre tour, et voici ce que nous vîmes, au-dessous du texte manuscrit de la veille :
   " RECOMMANDATION : Venir sans armes! "
  Sans armes!... Alors, qu'est-ce que l'on projetait?
  Encore une de ces " manifestations pacifiques " dont l'inanité nous avait été tant de fois démontrée, attendu qu'elles se heurtaient toujours à la résolution farouche d'adversaires implacables et qui voulaient demeurer sans conteste les maîtres de la Ville!...
  Nous le savions bien, que les insurgés obéissaient aveuglément à des chefs qui croyaient le moment venu de prendre leur revanche du 31 octobre! [ "... Le lundi 31 octobre 1870, répondant à l’appel de Charles Delescluze, une large foule marche sur l’Hôtel de Ville pour manifester son opposition au général Trochu. Alerté, ce dernier convoque ses ministres à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement, pour un conseil exceptionnel ayant pour objet l’organisation rapide d’élections municipales à Paris. La quasi-totalité des ministres est donc réunie dans la salle du gouvernement lorsque la foule envahit l’Hôtel de Ville. Elle ne demande plus seulement des élections, elle exige la Commune. Pour autant, des discussions pacifiques s’engagent ; plusieurs ministres s’adressent aux manifestants et le général Trochu les assure qu’il ne capitulera pas. Dans l’après-midi, aux alentours de 16h, les événements prennent une autre tournure lorsque Gustave Flourens, alors chef élu d’un bataillon de la garde nationale de Belleville, pénètre dans l’Hôtel de Ville : c’est l’insurrection. Rapidement rejoint par Auguste Blanqui, Jean-Baptiste Millière, Édouard Vaillant et Delescluze, Flourens proclame la chute du gouvernement et nomme les membres d’un comité de salut public mis en place jusqu’aux élections. Les ministres seront retenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils consentent à présenter leur démission. Trochu et Ferry parviennent à s’échapper et organisent, depuis le Louvre, la marche conjointe sur l’Hôtel de Ville de plusieurs bataillons dits fidèles. Leur arrivée, en nombre, disperse la foule. Vers 3h du matin, après que Jules Favre ait promis des élections et Edmond Adam, préfet de Police, ait assuré aux insurgés qu’il n’y aurait pas de poursuites, le comité de salut public se disperse. Bien que cette première sédition ne dure pas et se déroule sans violence, elle renverse cependant un équilibre déjà précaire. Si la Commune n’a, cette fois-ci, vécu que quelques heures, son idée, elle, perdure et ne cesse de grandir... " ; source] Nous le savions bien, qu'ils voulaient garder leur trente sous par jour! Nous le savions bien, qu'on leur avait fait croire qu'ils défendaient la République menacée par l' Assemblée nationale et par Thiers, son complice! Nous le savions bien, qu'il n'y avait pas d'autre moyen pour arrêter promptement la guerre civile, en face de l'ennemi qui nous narguait encore, que de bousculer, à tous risques, les premières troupes de l'émeute, de reprendre les canons qu'elles avaient enlevés de la butte, et, puisque le gouvernement avait fui, de faire nous-mêmes la police de la Capitale!
  " Sans armes " : ces deux mots n'irritaient plus seulement notre petit groupe, mais tous les volontaires — et ils étaient nombreux — qui survenaient à chaque instant.
  La plupart s'en retournaient chez eux, en haussant les épaules. Six d'entre nous firent de même. Il n'y eut qu' Andrieu et Gabriel Félix pour en juger autrement. Ils retournèrent déposer rue Caumartin, qui son fusil de garde national, qui son épée d'enseigne de vaisseau, et revinrent ensuite prendre part à la " manifestation ".

 

 Listes des membres proposés pour former un gouvernement. Source

***


  On sait à peine, aujourd'hui, ce que fut cette promenade à la mort. Nous en entendîmes, hélas!, de tout près les échos! De toutes parts on se précipita pour secourir les victimes ; mais l'aventure fut sinistre, et son résultat déplorable.
  Cinq cent hommes environ, de toutes les classes sociales, la plupart en tenue civile, d'autre gardant encore les vieux uniformes du siège, se présentèrent à l'entrée de la rue de la Paix.
  Aucun d'eux ne portait d'arme à feux ni d'arme blanche.
  En les voyant se grouper devant elles, les sentinelles insurgées s'étaient repliées, reculant pas à pas, le fusil en arrêt, vers la barricade qui allait du coin de la rue des Petits-Champs au coin de la rue des Capucines.
  Devant les manifestants, la chaussée demeurait déserte et libre.
  Ils avancèrent.
  On entendit alors un remue-ménage au loin, sur la place Vendôme. On vit les fédérés prendre des postes de défense, derrière les pavés et le long des murs. Aucun avertissement, toutefois. Aucune sommation.
  Les partisans de l'ordre, rangés en ligne, des deux côtés d'un drapeau, et formant derrière les trois couleurs une masse profonde et silencieuse, parcoururent la moitié du chemin, s'arrêtèrent, semblèrent se consulter sur ce qu'il y avait à faire. L'un deux, enfin, dont j'ignore le nom, dressa au-dessus de sa tête une canne où il avait noué son mouchoir, en guise de drapeau blanc, et la marche reprit vers la barricade.
  On en était plus qu'à trente pas, quand les insurgés tirèrent. Il y eut quelques gémissements, des cris de colère, et tout de suite ce fut la débandade.


"... vers la barricade qui allait du coin de la rue des Petits-Champs au coin de la rue des Capucines... ", dans le rectangle rouge. Plan de Paris avec indication exacte des Maisons et Monuments incendiées [sic], des Batteries et Barricades construites en Mai 1871 et numérotage des Bastions ; Carcireux, A., éditeur. Source

  Tandis que l'indignation jetait, en avant quelques braves gens qui se flattaient d'emporter, les mains vides de toutes armes, la forteresse d'où l'on crachait sur eux la mort, d'autres, plus timides ou plus sages, s'enfuyaient du côté du boulevard. Gabriel Félix était seul demeuré immobile, à la place où la décharge l'avais surpris. Il soutenait d'un de ses bras un vieillard dont les deux joues étaient traversées par une balle qui lui avait arraché en passant un morceau de la langue. Le blessé gesticulait en versant des flots de sang, et notre ami, montrant de la main restée libre son propre visage, mutilé par une balle prussienne, lui prodiguait les encouragements, les consolations, lui disant :
  — " Ce n'est rien!... Voyez mon nez, monsieur : on en revient!... "
  Autour d'eux, quelques corps étaient couchés, sur le pavé que tout à l'heure ils foulaient, confiants. Un jeune homme bien mis était assis dans un coin d'une porte cochère accoté comme pour dormir. Seulement, sa tête penchait en avant et un filet de sang coulait de son front dans sa main ouverte sur sa cuisse. Il était mort.
  Les quelques hommes résolus qui s'étaient groupés pour assaillir la barricade avaient été dispersés par une nouvelle décharge. Andrieu, atteint au pied par le ricochet d'une balle, chancela, sans tomber. Il fit retraite sans se retourner. Nul autre coup ne l'atteignit, quoique pendant une minute au moins il servit de cible à peine mouvante aux méchants drôles — mais mauvais tireurs — abrités derrière leurs fortifications de pavés.
  Henry de Pêne [1830-1888], directeur de Paris-Journal, avait été, lui aussi, de ceux qui avaient marché crânement à l'adversaire. Se trouvant presque seul debout en face des meurtriers, qui continuaient à poursuivre de leurs balles tous les fuyards, il se résigna enfin à battre en retraite. Il fit cela comme il faisait toujours : avec une dédaigneuse crânerie.
  Le monocle à l’œil, la canne sous le bras, il ne retourna point en arrière : il prit par la rue des Capucines, essuyant sans se hâter les coups de feu que des misérables, agenouillés derrière leur abri, lui adressaient en vain. Il les observait, tout en marchant le plus souvent à reculons, et se bornait à faire de légers déplacements de corps, à droite ou à gauche, quand il jugeait que le coup allait partir.
  Il réussit, de la sorte, à faire la moitié du chemin sans être atteint.
  Mais il vint un moment où sa manœuvre aida peut-être la maladresse des bandits, et deux balles le touchèrent à la fois, dont une, le frappant à l'aine, mit longtemps sa vie en danger.
  Quand il fut à terre, on continua de le fusiller ; mais on ne réussit pas à l'achever, et quelques braves gens, témoins de cet assassinat, s'élancèrent, au mépris des coups, pour le relever et l'emporter de la fournaise.
  Peu à peu, la fusillade cessa, quand les fédérés, las de s'amuser à pourchasser les derniers manifestants, se furent enfin résignés à ne plus chercher de nouvelles victimes.

***

  Ils pouvaient être satisfaits! Eux qui avaient ensanglanté la place de l' Hôtel-de-Ville, quatre mois et demi plus tôt ; eux qui n'avaient pas tenu, à Buzenval, contre le retour offensif des Allemands ; eux qui avaient formé pendant la guerre les bataillons les plus bruyants mais les moins solides et les plus indisciplinés de l'armée de Paris, ils venaient de prendre leur revanche enfin, — sur des Français!
  Le soir même, tous les jeunes Parisiens qui avaient fait de leur mieux la guerre et qui ne voulaient pas servir l'émeute devant l'ennemi, quittèrent la capitale.
  Ce ne fut pas sans peine que nous pûmes prendre, à la gare du nord, un des derniers trains où ne s’exerça pas le contrôle des fédérés. On prenait son billet sous la surveillance d'un piquet de gardes nationaux qui arrêtaient impitoyablement et revoyait chez eux tous les voyageurs français en âge de servir. Les bagages étaient visités au départ avec une rigueur que jamais les douaniers n’exercèrent à l'arrivée.
  Nous ne réussîmes à quitter Paris que sans valise et sans billets, grâce à la complicité d'un sous-chef de gare, nommé Martin.
  Deux heures après, le train libérateur s'arrêtait à Amiens, que nous trouvions encore occupé par les Allemands.
  Une vingtaine d'officiers, vêtus de longues tuniques bleu clair et coiffé de hautes casquettes à petite visière, trainaient leur sabre sur les quais de la gare. D'autres étaient attablés au buffet, tenant les meilleures places et se gardant bien de les abandonner aux voyageuses.
  Nous n'y tînmes pas : au plus fort de leurs rires, mon frère et moi nous passâmes la main au-dessus de leurs épaules pour prendre sur leur table deux couteaux dont nous avions besoin pour couper notre pain.
  Ils nous regardèrent et ne firent rien. — Ils se turent.
  Un instant après, un jeune homme qui nous avait vu faire, nous aborda sur le quai en nous disant tout haut :
  — Dire que parmi tous ces colosses bleus, il n'y en a pas un qui soit fichu d'accepter une affaire d'honneur.
  Il avait raison.

FIN


   Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 238-253

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