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Quantifier la réponse du système climatique aux émissions de gaz à effet de serre
Jonathan Chenal, géodésien et climatologue
La compréhension du changement climatique et la réalisation de projections climatiques fiables requièrent de comprendre la relation entre dioxyde de carbone, CO2, et température. La grandeur qui mesure la réponse de la Terre aux émissions de CO2 est appelée sensibilité climatique. Métrique fondamentale du changement climatique, elle demeure cependant encore très mal connue et stimule d’intenses efforts de recherche.
En 1896, le physicien suédois Svante August Arrhenius calcula, avec des arguments physiques, la variation de température consécutive à un doublement de la quantité de CO2 dans l’atmosphère. Dans les années 1960, d’autres études, conduites notamment par le Japonais Syukuro Manabe, ont également abordé cette question, à l’aide des premiers modèles de climat1. En 1979, le rapport du météorologue états-unien Jules Gregory Charney établit la plage de valeurs possibles pour une variation de température de 1,5 à 4,5 °C. De nos jours, on appelle « sensibilité climatique d’équilibre », souvent désignée par le sigle anglais ECS, la variation de la température moyenne de surface de la Terre consécutive au doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère par rapport à sa concentration préindustrielle : environ 280 parties par millions [ppm], contre 418 ppm actuellement. Cette définition relève donc d’une expérience de pensée sur l’évolution climatique. Le temps caractéristique de stabilisation de la température dans un tel scénario est cependant de plusieurs milliers d’années, compte tenu du temps long associé à la stabilisation de l’océan.
Syukuro Manabe, lauréat du prix Nobel de physique 2021, est un scientifique de réputation mondiale dans le domaine de la modélisation et du changement climatique.
Figure 1. – En haut à gauche : distribution de probabilité de la sensibilité climatique d’équilibre; en haut à droite : projections de hausse de température à différents horizons temporels (en abscisse) associée à trois gammes de valeurs de l’ECS, pour différents scénarios socioéconomiques : du moins émetteur de CO2, en bas, au plus émetteur, en haut.
Au milieu et en bas : projections de l’indice régional d’avertissement de chaleur, en semaines ou mois par an, et projections de variation des extrêmes, en pourcentage de jours par an, pour trois niveaux de réchauffement global : 1,5 °C à gauche, 2 °C au milieu, 4 °C à droite.
Or ces évolutions dans le monde réel sont bien différentes selon que l’ECS est à 1,5 °C ou à 4,5 °C. La connaissance de la sensibilité climatique est donc cruciale pour connaître la réponse de la Terre aux politiques d’atténuation du changement climatique, la limitation des émissions de gaz à effet de serre, et pour en anticiper les conséquences, c’est-à-dire pour préparer et proposer les politiques d’adaptation au changement climatique.
Détermination de la sensibilité climatique
Les modèles de climat sont des outils informatiques dans lesquels on implémente les lois physiques qui régissent le système climatique, et auxquels on impose les conditions aux limites de son évolution, les continents, les émissions de gaz à effet de serre, l’éclairement solaire, les éruptions volcaniques, etc., en simulant l’évolution des grandeurs physiques en réponse à ces conditions. On peut par exemple reproduire l’évolution climatique réelle depuis 1850, faire des projections d’ici à la fin du siècle ou encore simuler toute autre évolution, comme celle de la définition de l’ECS, ce qui permet de l’estimer au regard de sa définition canonique. Les valeurs obtenues avec les modèles récents dits « CMIP6 » se situent en moyenne situées autour de 3,5 °C, voire parfois supérieures ; ainsi, les deux modèles français ont une ECS de 4,56 °C pour celui de l’Institut Pierre-Simon-Laplace, et de 4,90 °C pour celui de Météo-France.
Une autre approche consiste à utiliser des observations historiques du système climatique pour en déduire une estimation de la sensibilité climatique. Pour ce faire, il faut disposer de plusieurs grandeurs physiques.
La première est le déséquilibre radiatif planétaire : N : il s’agit de la différence entre le rayonnement solaire incident au sommet de l’atmosphère de la Terre et le rayonnement infrarouge émis par la Terre. En état d’équilibre, ces deux grandeurs sont égales ; les émissions de gaz à effet de serre créent une différence entre elles, puisque la Terre émet alors moins d’infrarouge vers l’espace. Cette grandeur correspond aussi à la quantité d’énergie stockée par le système climatique. Exprimée par unité de surface, elle vaut actuellement environ 0,8 Wm–2, ce qui correspond à 5 à 6 fois la bombe d’Hiroshima chaque seconde. Plus de 90 % de cette quantité est absorbée par l’océan, qui joue donc un rôle fondamental de régulateur thermique du climat.
La deuxième grandeur physique à connaître est la contribution des différentes espèces chimiques introduites dans l’atmosphère par l’humanité dans le déséquilibre radiatif, appelée forçage radiatif : F. Les gaz à effet de serre ont une contribution positive au déséquilibre, mais les aérosols, autrement dit la pollution de l’air, ont une contribution négative, en renvoyant vers l’espace le rayonnement solaire ou en aidant à la formation de nuages. Le forçage radiatif anthropique total vaut actuellement environ 2,8 Wm–2.
Enfin, la troisième grandeur physique à connaître est la variation de température globale, T, d’environ 1 °C.
Les trois grandeurs observées, N, F et T, permettent d’estimer la sensibilité climatique, et les études qui les ont utilisées ont conclu à des valeurs très basses pour l’ECS, souvent entre 1,5 et 2 °C.
Incohérences entre estimations de la sensibilité climatique
Entre les modèles qui permettent de rendre compte fidèlement de l’expérience de pensée dont émane la notion de sensibilité climatique, qui donnent des valeurs hautes à cette métrique, et le monde réel, le seul qui vaille en dernier ressort, qui en donne des valeurs basses, où se situe la valeur la plus vraisemblable ? Cette question anime la communauté climatologique depuis longtemps, puisque le 5e rapport du GIEC, en 2013, fournissait la même plage de valeurs probables que le rapport Charney, voir fig. 2, constatant de fait une incompréhension fondamentale dans la réponse de la Terre aux émissions de CO2.
Figure 2. – Évolution des plages de valeurs de l' ECS dans les rapports du GIEC
Source : 6e rapport d’évaluation du GIEC : résumé technique
La clé de la réponse se trouve dans le fait que la sensibilité climatique varie dans le temps. Cette variabilité dépend de nombreux facteurs, mais un mécanisme en particulier semble jouer un rôle important dans la variabilité de la sensibilité, qui est liée aux structures spatiales du réchauffement : par contraste avec le réchauffement en moyenne globale. Ainsi, lorsque l’océan Pacifique Ouest se réchauffe plus que l’Est, il apparaît des nuages bas à l’est de cet immense océan. Ces nuages bas jouent un rôle dans la variabilité de la sensibilité climatique en contribuant à la réflexion vers l’espace du rayonnement solaire. Or la structure spatiale du réchauffement dépend aussi des espèces chimiques dans l’atmosphère et de leur évolution temporelle ; ainsi, entre le climat réel d’une part, qui mélange toutes les émissions anthropiques d’espèces chimiques atmosphériques, chacune avec des évolutions qui leur sont propres, et le climat fictif de la définition de la sensibilité climatique d’autre part, où le CO2 seul varie en une seule fois, les structures spatiales du réchauffement sont diverses et amènent à des variations temporelles de la sensibilité climatique qui s’expriment différemment. Dans le climat réel, ces évolutions dissimulent le réchauffement que le taux réel de CO2, actuellement environ 418 ppm, devrait générer. Par conséquent, la sensibilité climatique estimée par les observations relève d’une autre signification que celle de sa définition canonique, et il faut invoquer une fonction de transfert entre sensibilité climatique observationnelle et ECS pour fournir une estimation observationnelle de l’ECS. Les modèles de climat peuvent fournir une modélisation efficace de la différence entre sensibilité climatique observationnelle et ECS. Tenant compte de ces effets, le 6e rapport du GIEC a donné une plage de valeurs probables allant de 2,5 à 4 °C pour l’ECS.
Vers des systèmes d’observation des variations de la sensibilité climatique
Il apparaît ainsi que l’ECS a perdu son statut de Graal des sciences du climat : ce n’est pas une constante absolue et fondamentale du système climatique. La notion de sensibilité climatique n’est toutefois pas désuète, en ce sens qu’il demeure fondamental de l’observer afin de comprendre, et donc d’anticiper, la réponse, variable dans le temps, du système climatique aux émissions anthropiques de gaz à effet de serre.
Pour ce faire, des systèmes d’observations robustes, pérennes, globaux et redondants sont nécessaires. Il est notamment important de mieux maîtriser la physique des nuages, qui sont une des grandes sources d’incertitude, ainsi que celle des aérosols, et bien sûr de leurs interactions. Le suivi du déséquilibre radiatif planétaire est également de la première importance. Il peut être observé directement, mais difficilement, depuis l’espace, ou encore déduit de la quantité de chaleur absorbée par l’océan, qui se traduit par son réchauffement. La mesure fine de la hausse du niveau de la mer et de ses causes, le réchauffement de l’eau de mer et la fonte des calottes polaires et des glaciers, est aussi une piste prometteuse dans cette voie. Elle ouvre en outre la piste à l’étude des interactions entre le changement climatique et les déformations de la terre solide.
Répondre à l'enjeu climatique
L’étude du changement climatique a ceci d’important qu’elle est une des meilleures illustrations du besoin d’une discipline scientifique où une recherche très fondamentale est requise pour répondre aux attentes de la société, car l’évolution des conditions climatiques forme une contrainte physique sur les conditions d’existence de l’humanité et, à terme, de la simple possibilité de sa présence dans certaines régions du monde. Pour y faire face, d’importants efforts de recherche, de formation à tous les niveaux d’études, de vulgarisation à tous les publics sont indispensables.
1. Arrhenius et Manabe ont tous les deux reçu le prix Nobel, le premier en chimie en 1903, le second en physique en 2021.
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