James Joyce, 1882-1941
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Relire l’histoire de l’IRA [1/2]
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | « Interview with Daniel Finn (1/2) », Rebel, 19 août 2021Crédit photo : DR.
Milieu des années 1960 : pour faire face aux persécutions et aux discriminations dont elle est l’objet, la population catholique nord-irlandaise met en place un mouvement des droits civiques directement inspiré des mobilisations étasuniennes. L’IRA — Armée républicaine irlandaise — se scinde en 1969 : naît l’IRA provisoire, la PIRA, et renaît la lutte armée contre le colonialisme britannique. L’IRA provisoire se donne pour objectif de défendre les ghettos catholiques, de faire face aux assauts de l’occupant monarchique et de chasser ce dernier une fois pour toutes. C’est bientôt la guérilla. Puis, en janvier 1972, le Blooday Sunday : l’armée britannique tue quatorze manifestants à Derry. Il faudra attendre 1998 pour qu’un accord de paix voie le jour en Irlande du Nord, et 2005 pour que l’IRA provisoire renonce définitivement aux armes. Le journaliste Daniel Finn a publié en 2019 l’ouvrage One Man’s Terrorist : une étude approfondie de la résistance irlandaise. Deux ans plus tard, l’auteur s’entretenait avec le média socialiste irlandais Rebel. Nous traduisons aujourd’hui leur discussion.
De nombreux ouvrages ont déjà été publiés sur l’IRA provisoire. Qu’est-ce qui distingue votre travail ?
Une grande partie de la littérature existante sur le mouvement républicain a été publiée il y a quinze ou vingt ans, au moment de l’Accord du Vendredi saint [le 10 avril 1998, ndlr] et de la transition de la lutte armée à la politique constitutionnelle sous la direction de Gerry Adams [leader historique du parti irlandais Sinn Féin, ndlr]. Beaucoup de ces livres ont été écrits par des journalistes comme Peter Taylor, Brendan O’Brien ou Ed Moloney, qui couvraient les « Troubles » depuis longtemps. Ils sont toujours essentiels mais, aujourd’hui, de nombreuses sources auxquelles les chercheurs n’avaient pas accès au début du siècle sont devenues disponibles : les documents officiels des gouvernements britannique et irlandais, jusqu’à la fin des années 1980 ; les mémoires de ceux qui ont participé aux événements comme Richard O’Rawe et Kieran Conway1. Il est également devenu de plus en plus facile d’écrire sur cette période en adoptant une démarche historienne. Jusqu’à récemment, bon nombre des principales personnalités politiques du nord de l’Irlande étaient déjà présentes sur la scène politique au début du conflit : John Hume, Ian Paisley, Gerry Adams, Martin McGuinness, etc. Alors que j’étais en train d’écrire ce livre, McGuinness est décédé et Adams a quitté la présidence du Sinn Féin, passant le relais à une nouvelle génération, celle de l’après cessez-le-feu. Ce passage de l’actualité à l’Histoire est encore inachevé — et il le restera peut-être toujours : il suffit pour ça de voir les débats en cours sur la guerre d’indépendance dans le Sud! Mais il est certainement plus facile aujourd’hui de voir le conflit dans depuis une perspective historique.
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La fin des années 1960 a été marquée par d’importants bouleversements politiques avec l’émergence du mouvement des droits civiques. Les choses ont fini par tourner au vinaigre, les actions armées prenant le pas sur les manifestations de masse. Certains historiens affirment que la responsabilité de la violence connue sous le nom de « Troubles » doit être principalement imputée à l’IRA. Mais l’IRA n’est pas sortie de rien : l’époque est celle d’une réaction violente de l’État à l’encontre les manifestants pour les droits civiques. C’est aussi la période l’affaire Burntollet2 et de ce qu’on appelle le retour de bâton des loyalistes. Quels sont, selon vous, les facteurs clés de ce passage des protestations du mouvement des droits civiques au développement de l’IRA provisoire ?
Il existe deux récits concurrents sur la période clé située entre 1968 et 1972. Le premier rejette la responsabilité du conflit sur les Provisionals [ou « Provos » : surnoms donnés aux membres de l’IRA provisoire , ndlr]. Dans sa forme la plus extrême, on trouve encore des politiciens unionistes — Nelson McCausland, par exemple — qui affirment que le mouvement des droits civiques était une conspiration républicaine-communiste visant à renverser l’État, et que les événements d’août 1969 étaient une insurrection soigneusement planifiée par l’IRA. Le plus souvent, les politiciens, les journalistes et les historiens reconnaissent que les manifestants pour les droits civiques avaient des griefs légitimes mais affirment également que le gouvernement britannique était en train de répondre à ces doléances lorsque les Provos sont intervenus. Dans ce cadre, il leur est possible d’affirmer que l’ internment [politique d’emprisonnement sans charges ni procès des personnes soupçonnées de soutenir l’IRA, ndlr] a été une terrible erreur ou bien que le Bloody Sunday a été une atrocité contre des civils innocents, tout en affirmant que les actions du gouvernement britannique ont été une réponse — maladroite et stupide, peut-être — aux provocations de l’IRA.
Ce récit passe sous silence la politique britannique menée durant les premières années des « Troubles ». Après août 1969, il était encore possible de réaliser des réformes qui auraient satisfait la plupart des personnes impliquées dans le mouvement des droits civiques. Mais les gouvernements Wilson3 et Heath4 ont perdu cette opportunité parce qu’ils étaient déterminés à préserver le système unioniste afin qu’il fasse tampon, les protégeant de toute implication directe. Une fois le choix fait de maintenir l’assemblée nord-irlandaise de Stormont [siège du parlement nord-irlandais jusqu’en 1972, aujourd’hui lieu où se réunit l’Assemblée d’Irlande du Nord, ndlr], une évidente logique politique a sapé toute possibilité de réforme : les dirigeants unionistes — d’abord James Chichester-Clark, puis Brian Faulkner — devaient conserver le soutien de leur propre parti, ce qui exigeait des politiques de « loi et d’ordre » intrinsèquement sectaires. Le commandant de l’armée Ian Freeland comprenait parfaitement ce que les politiciens unionistes entendaient par la loi et l’ordre : comme il le faisait remarquer en privé, il s’agissait de remettre à leur place les nationalistes.
À Derry, Ballymurphy ou Lower Falls, l’action de plus en plus répressive de l’armée avait commencé à ostraciser les nationalistes, bien avant que les Provos ne commencent à attaquer les soldats britanniques. Dans ce contexte, il est clair que l’ internment était plus qu’une erreur politique : c’était une nécessité politique en termes de stratégie globale du gouvernement britannique. En rejetant la demande de Faulkner d’utiliser l’ internment, Heath aurait dû mettre fin aux activités du gouvernement nord-irlandais, ce qu’il a fini par faire, bien sûr, non sans avoir causé d’énormes dégâts entretemps. De la même manière, le Bloody Sunday a certainement été un crime, mais un crime qui provient du choix effectué par les politiciens britanniques après août 1969, choix maintenu par eux pendant plus de deux ans malgré les preuves croissantes qu’il s’avérerait désastreux. Si les Provos n’avaient jamais existé, les nationalistes auraient continué à exiger une réforme radicale — en particulier une réforme de l’appareil de sécurité et de son cocon législatif — qu’aucune administration située à Stormont n’était en mesure de fournir. Tant que la politique britannique consistait à maintenir l’assemblée de Stormont en place, une crise devait éclater. Voilà pour le premier récit.
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Le deuxième récit est celui présenté par les Provisionals eux-mêmes. Ils affirment que la campagne de l’IRA était une réponse justifiée et inévitable à la répression de l’État. Pour évaluer cette affirmation, nous devons faire des distinctions prudentes : par exemple, entre les jeunes hommes et femmes — comme les sœurs Price — qui ont rejoint l’IRA provisoire après 1969, et les personnes situées au cœur du mouvement qui ont décidé de sa stratégie durant les premières années de l’organisation. Il ne fait aucun doute que le noyau dur des dirigeants de l’IRA provisoire s’est formé avec le projet de lancer une campagne de guérilla, en suivant le modèle établi pendant la guerre d’indépendance. Ils n’ont pas étudié assez attentivement la séquence des événements entre la marche de Derry en octobre 1968 et le Bloody Sunday, ni évalué différentes stratégies avant de se dire que la lutte armée était la voie à suivre. Ils ont toujours eu l’intention de prendre les armes contre la domination britannique. Dans de nombreux cas, leur idée du républicanisme était rigide et strictement militariste : ils rejetaient toute forme d’activité politique, les dénonçant comme une distraction, voire une trahison. L’ironie est que leur capacité à lancer une insurrection à grande échelle dépendait entièrement du travail de militants pour qui la « politique » n’était pas un gros mot. C’était notamment le cas des manifestations pour les droits civiques qui ont déstabilisé l’État unioniste en 1968–69. C’était également celui de la campagne de résistance civile qui a éclaté après la mise en place des détentions administratives en août 1971, avec plusieurs facettes : la grève des locataires des HLM, les zones interdites à Derry et à Belfast5, et la reprise des manifestations de rue à la fin de 1971, pendant la période précédant le Bloody Sunday.
Il est remarquable de constater que la littérature sur les « Troubles » aborde souvent le Bloody Sunday sans poser cette question fondamentale : pourquoi vingt mille personnes ont-elles défilé dans les rues de Derry ce jour-là ? Il s’agissait d’un choix politique conscient de la part d’un panel d’acteurs politiques — le People’s Democracy6, PD, et le Northern Resistance Movement, NRM, les Officials et la Northern Ireland Civil Rights Association, NICRA — de retourner dans les rues à ce moment-là, dans l’espoir de donner un nouvel élan à la campagne de résistance civile. Les Provos ont participé au NRM, et certains de leurs dirigeants — Ruairí Ó Brádaigh par exemple — ont mené la campagne de résistance civile. La plupart, cependant, pensaient que la lutte armée suffirait à atteindre leur objectif : que les Britanniques s’engagent à se retirer du Nord. Bien entendu, le résultat du Bloody Sunday a été de leur donner un formidable coup de pouce, de nombreuses nouvelles recrues tirant la conclusion qu’il était essentiel de prendre les armes contre la domination britannique. Le rapport cynique et mensonger de Widgery7 a probablement contribué autant que le massacre lui-même à consolider leur pensée.
Mais il y avait une manière très différente de regarder les événements dans les premiers mois de1972. Le Bloody Sunday a‑t-il vraiment sonné le glas des manifestations de rue ? En réalité, la marche de la NICRA à Newry, peu de temps après, a été la plus importante à ce jour, avec cinquante mille personnes bravant l’interdiction du gouvernement. La grève des loyers et des impôts locaux a tenu solidement, tout comme les zones interdites de Belfast Ouest et du Bogside. L’action de solidarité s’est étendue au Sud, avec une grève générale que le gouvernement de Jack Lynch a hâtivement rebaptisée « journée de deuil national » — Lynch s’est même engagé au Dáil [assemblée d’Irlande à Dublin, ndlr] à financer la désobéissance civile ! La position du gouvernement britannique n’a jamais été aussi minoritaire qu’au lendemain du Bloody Sunday, et la campagne de résistance civile a été un élément crucial de cette faiblesse.
Les Provos n’ont pas vraiment saisi ça : ils pensaient que la chute de l’assemblée de Stormont, et l’invitation de William Whitelaw8 à des pourparlers directs, était exclusivement le produit de leur propre campagne, qui avait bien entendu largement contribué à rendre la région ingouvernable. Lorsque leurs pourparlers avec Whitelaw ont pris fin, et ce, comme on pouvait s’y attendre, sans que les Britanniques s’engagent à se retirer d’Irlande, ils sont repartis en guerre, pensant qu’ils pourraient faire disparaître l’État britannique de l’île grâce à une campagne courte et percutante. Mais l’état d’esprit de la population nationaliste avait changé : Heath et Whitelaw parlaient de réforme, et beaucoup de gens étaient prêts à leur donner une chance. Les Provos n’avaient pas d’organisation politique capable d’expliquer aux gens pourquoi il était nécessaire de continuer à se battre — et même s’ils avaient possédé une telle organisation, ils auraient nagé à contre-courant de l’opinion nationaliste. La reprise de leur campagne a rapidement conduit au désastre du Bloody Friday [série d’attentats à la bombe à Belfast en 1972, en représailles du Bloody Sunday, ndlr]. Ça a permis au gouvernement britannique de lancer l’opération Motorman, qui a détruit les zones interdites. La grève des loyers et des impôts s’est éteinte progressivement, le gouvernement de Dublin et le SDLP9 ont entamé des pourparlers avec Heath et Whitelaw, et les Provos se sont retrouvés isolés. Pour résumer : d’une part, c’est la politique du gouvernement britannique, décidée par des politiciens et des fonctionnaires très expérimentés, qui a permis aux dirigeants Provisionals de recruter beaucoup de jeunes et de les convaincre que la lutte armée était le seul moyen d’obtenir justice. D’autre part, ce message sur la nécessité — et la suffisance — de la lutte armée, les Provos l’ont porté dès le début. Ça n’a pas été une réponse élaborée face au déroulement des événements.
Crédit photo : Cathal McNaughton | Reuters
Tommy McKearney — lui-même ancien membre de l’IRA et auteur d’un livre sur cette période — affirme que la campagne armée se divise en deux périodes. Il y a eu la phase initiale de ce qu’il appelle la période insurrectionnelle, puis la dernière étape, souvent décrite comme « la longue guerre », où les Provisionals ont tourné le dos aux perspectives de lutte de masse et se sont réorganisés en une structure cellulaire. La campagne s’est alors rapprochée de ce que l’anarchiste russe Bakounine appelait la « propagande par le fait ». Dans quelle mesure pensez-vous que cette évaluation soit exacte, et y avait-il des alternatives à cette stratégie de longue guerre ?
Cette distinction se retrouve également dans l’histoire officielle de l’armée britannique sur le conflit : qu’ils ont appelé « Operation Banner ». Ils identifient l’été 1972 comme un tournant, lorsque les Provos sont passés de l’« insurrection » au « terrorisme ». Dans ce contexte, ils n’utilisent pas le mot « terrorisme » dans un sens moralisateur : il est plus proche de ce que des marxistes comme Léon Trotsky auraient voulu dire lorsqu’ils se sont élevés contre le « terrorisme individuel » — de petits groupes d’hommes et de femmes armés menant des attaques contre les forces de l’État sans aucun engagement populaire plus large dans leur lutte. Il a fallu plusieurs années aux nouveaux dirigeants Provisionals, regroupés autour de Gerry Adams, pour élaborer la stratégie de la longue guerre et l’articuler auprès de leurs partisans. Au début des années 1970, les Provos s’attendaient à gagner en peu de temps — deux ou trois ans tout au plus. Kieran Conway a déclaré dans ses mémoires qu’ils comptaient le nombre de soldats tués par l’IRA jusqu’à ce qu’il corresponde aux pertes de la contre-insurrection britannique à Aden : ils pensaient que ce serait le point de bascule pour le retrait. Après la rupture de la trêve de 1972, les Provos parlent encore de victoire dans un avenir proche, mais leur rhétorique manque de plus en plus de conviction. À la fin de l’année 1974, ils se battaient depuis bien plus longtemps que l’ancienne IRA pendant la guerre d’indépendance et avaient tué bien plus de gens — soldats et civils confondus — mais il n’y avait aucun signe de victoire militaire. C’est dans ce contexte qu’ Ó Brádaigh et le reste des dirigeants ont accepté la trêve de 1975 avec le gouvernement britannique.
Comme Niall Ó Dochartaigh l’a fait valoir de manière convaincante dans son travail sur cet épisode, il n’est pas réaliste de suggérer qu’ Ó Brádaigh et ses camarades ont simplement été dupés par des fonctionnaires du gouvernement britannique. C’est devenu un argument crucial pour les jeunes Provos du Nord qui les ont remplacés après la rupture de la trêve, mais ça ne nous aide pas à comprendre ce qui se passait à l’époque. Ce n’est pas que la vieille garde pensait avoir remporté une victoire militaire à la fin de 1974. La trêve était un pari calculé. Ó Brádaigh espérait que le gouvernement britannique se lasserait de la situation inextricable dans le Nord et opterait pour le retrait, autant à cause de l’intransigeance des Unionistes — la véritable cause de l’échec de Sunningdale — qu’à cause de ce que faisaient les Provisionals. Le message que les fonctionnaires britanniques ont transmis aux dirigeants Provos, en parlant de « structures de désengagement » ou de « structures de retrait », était ambigu : il pouvait faire référence à l’idée d’une Irlande du Nord indépendante, à laquelle Harold Wilson avait pensé. Garret Fitzgerald était très inquiet des intentions de Wilson et a demandé à Henry Kissinger de le presser à ce sujet. Il n’était donc pas absurde pour Ó Brádaigh de penser la même chose.
Pouvaient-ils résoudre la quadrature du cercle entre les appels unionistes à une Irlande du Nord indépendante — formulés par Vanguard et certains paramilitaires loyalistes, par exemple — et le projet Eire Nua [« Nouvelle Irlande » en gaélique, ndlr] d’une Irlande fédérale avec un parlement d’Ulster [une des quatre province historique qui recoupe le territoire de l’Irlande du Nord, ndlr] à neuf comtés ? Ó Brádaigh l’espérait et il a essayé de tendre la main aux unionistes, en public comme en privé. Mais en fin de compte, ces initiatives n’ont abouti à rien, et l’année de la trêve voit également les Provos s’engager dans une sordide violence sectaire, culminant avec le massacre de Kingsmill puis leur tentative ratée d’anéantir l’IRA officielle10. Lorsqu’ils reprennent la guerre au début de 1976, c’est à un moment d’extrême faiblesse. Lorsque Gerry Adams et ses alliés ont progressivement pris le contrôle du mouvement, ils ont élaboré une nouvelle stratégie pour remplacer celle qui avait clairement fait son temps. J’aborderai plus tard les aspects politiques de cette stratégie : ici, il est important de souligner son côté militaire. Le nouveau modèle de l’IRA de la fin des années 1970 était allégé, avec un nombre de membres actifs beaucoup plus faible qu’auparavant. Elle n’avait pas besoin d’un grand nombre de personnes impliquées, en tant que membres ou en tant que sympathisantes. Les attaques individuelles contre les forces de sécurité pouvaient être menées par de petits groupes de l’IRA, ou même par une seule personne — un tireur d’élite ou un poseur de bombe.
À la fin de la décennie, dans un article pour le magazine d’investigation Magill, Mary Holland a suggéré que le soutien à la campagne des Provisionals dans les zones nationalistes était plus faible qu’il ne l’avait jamais été, mais que ça ne semblait pas avoir d’importance. Selon ses mots, les Provos semblaient avoir défié les lois de la guérilla puisque les poissons étaient toujours capables de nager sans qu’il n’y ait besoin de beaucoup d’eau. Vous avez demandé s’il existait une alternative à la stratégie de la guerre longue : je dirais que si les Provos voulaient poursuivre une campagne armée contre la domination britannique pendant encore dix ou quinze ans, comme ils l’ont dit. Une telle stratégie était inéluctable. C’était la seule façon de mener une guerre de cette durée avec les ressources — tant techniques que politiques — dont ils disposaient. D’un autre côté, si l’IRA amaigrie était plus difficile à battre, il était également très difficile d’imaginer un mouvement de ce type infligeant à l’État britannique une défaite à la vietnamienne. À partir de la fin des années 1970, il n’y avait plus d’horizon réaliste de victoire militaire pour les Provos. La seule façon pour eux d’atteindre leurs objectifs était de construire un mouvement politique capable de rendre la position britannique intenable. On pourrait dire qu’il n’y a jamais eu d’horizon réaliste pour une victoire militaire, même au début des années 1970. Mais ce qui est nouveau dans la stratégie de la guerre longue, c’est que les Provos l’ont reconnu eux-mêmes en public. Le discours de Jimmy Drumm à Bodenstown en 197711 a été très clair sur ce point. Dans la mesure où ils parlaient encore de la campagne de l’IRA pour forcer un retrait britannique, les Provos considéraient qu’il s’agissait d’user la volonté de leurs adversaires — ce qui était une question politique et non militaire, bien sûr.
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Votre livre détaille de manière exhaustive les rebondissements politiques des Provisionals. Dans les années 1980, le mouvement était considéré comme une force de gauche radicale, peut-être même comme une force socialiste. Mais lorsque les Provisionals et les Officials se sont séparés en 1969, la plupart des gens ont vu les Provisionals comme l’aile droite du mouvement, et les Officials comme l’aile gauche, la section marxiste du républicanisme. Pouvez-vous nous parler du glissement progressif vers un langage plus à gauche au sein du mouvement Provisional ? Dans quelle mesure pensez-vous que des groupes de gauche comme People’s democracy ont eu une influence sur ce changement au sein du républicanisme ?
Les Officials s’étaient engagés dans une certaine politique de gauche au moment de la scission, et leur adhésion au marxisme est devenue plus explicite au fil des années. Ça a conduit les gens à penser que si une partie de cette scission était la gauche, l’autre devait être la droite — et les Provos ont encouragé cette perception avec une part d’anticommunisme et de rhétorique maccarthyste qu’on peut trouver dans les premiers numéros d’An Phoblacht12. Mais il serait plus exact de dire que les Provisionals, au début de leur histoire, avaient un cadre idéologique hétérogène : ce n’étaient pas des socialistes purs et durs ni des conservateurs sur le plan économique. Le programme d’ Eire Nua est surtout connu pour son projet fédéral de république pour toute l’Irlande. Mais il s’articulait également autour d’une sorte de socialisme petit-bourgeois — petit-bourgeois non pas dans le sens d’insulte politique comme les marxistes l’utilisent souvent, mais dans un sens descriptif. Il s’agissait d’une forme de « socialisme » adaptée aux petits propriétaires — en particulier aux petits agriculteurs, qui constituaient bien entendu une part importante de la base républicaine. Les grandes industries et les banques devaient devenir la propriété de l’État, la taille des propriétés foncières devait être plafonnée, mais les petites exploitations ne devaient pas être touchées.
Beaucoup de militants provos de l’époque n’ont sans doute pas lu ce programme, si tant est qu’ils aient été au courant de son existence. L’élément clé de l’idéologie des Provisionals à cette époque n’est pas qu’elle soit de gauche ou de droite, mais qu’elle était assez minimale : pour être un Provisional, vous deviez croire que la lutte armée était nécessaire pour obtenir une Irlande unie. Au-delà de ça, on pouvait avoir toute sorte de perspectives politiques différentes, des conservateurs catholiques comme Billy McKee aux radicaux de gauche comme Brian Keenan, en passant par ceux qui n’avaient tout simplement pas réfléchi à ces questions. Martin McGuinness a été très franc à ce sujet lorsqu’il a été interviewé au printemps 1972, alors qu’il avait encore une vingtaine d’années : il a dit qu’il n’était pas sûr que le socialisme puisse fonctionner mais que, de toute façon, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter tant que l’Irlande n’était pas unie. Si vous regardez le Republican News au début des années 1970, vous y verrez un article notoire dénonçant la contraception comme étant un complot britannique qui viserait à saper la fibre morale de la nation irlandaise. Naturellement, ça a contribué à ce qu’on perçoive les Provos comme la « brigade des chapelets ». Mais au même moment, dans le journal, vous aviez des articles de Bob Purdie, par exemple, un trotskyste écossais qui était membre de l’International Marxist Group. C’était un méli-mélo d’éléments différents et, de toute façon, la plupart des membres de l’IRA ne faisaient pas grand cas de ce qui était publié dans leur journal : ils étaient préoccupés par la lutte armée.
Les choses ont commencé à changer avec la montée en puissance de la direction de Gerry Adams. C’est en partie dû à l’influence de People’s Democracy, PD, qui avait proposé un autre type de marxisme irlandais, bien plus acceptable pour les Provos. Il n’y avait pas que les idées, bien sûr, il y avait aussi les personnes qui les exprimaient : Michael Farrell était une figure très respectée dans les cercles provos, tout comme Bernadette McAliskey. Les Provos rejetaient souvent la gauche marxiste comme étant composée de révolutionnaires de salon, de hurleurs dans le vent, mais ils faisaient une exception pour des gens comme Farrell et McAliskey. Le livre de Farrell, The Orange State, a eu un grand impact lors de sa sortie à la fin des années 1970. Certaines des idées avancées par le PD ont alimenté la nouvelle stratégie des Provisionals, mais il s’agissait d’un processus très sélectif ; ils ont pris ce qu’ils pensaient être utile, sans adopter en bloc une quelconque idéologie marxiste. À l’époque, le PD soutenait que la campagne de l’IRA était une impasse et appelait à un retour à la résistance civile comme alternative à la lutte armée. Les Provos méprisaient totalement cet argument : ils disaient que c’était un défaitisme lâche. Pour eux, la lutte armée devait se poursuivre jusqu’à la victoire. L’action politique devait être un complément à la campagne de l’IRA, pas un substitut. La relation entre les Provos et les petits groupes de gauche comme le PD est probablement mieux résumée par un commentaire d’Adams dans ses Mémoires, Before The Dawn : « J’ai été frappé par le fait que tout le potentiel de mobilisation était à nous, alors que le PD avait la théorie. » Il situe ce commentaire au début de 1972 et à l’alliance entre le PD et les Provos dans le Northern Resistance Movement, mais je pense qu’il vaut mieux le lire comme une observation générale sur toute la période allant du début des années 1970 à 1981.
Les grèves de la faim ont évidemment eu un impact considérable sur la pensée des dirigeants Provisionals, en particulier après l’élection de Bobby Sands en tant que député. Pouvez-vous nous dire comment ça a influencé ceux qui, comme Gerry Adams, voulaient entrer dans l’arène électorale ?
Il serait facile, avec le bénéfice du recul, de tracer une ligne droite entre la nouvelle pensée exposée dans le discours de Jimmy Drumm à Bodenstown en 1977 et la montée du Sinn Féin comme force politique au début des années 1980. Drumm avait parlé de mettre fin à la « politique du spectateur » et de construire un mouvement politique aux côtés de l’IRA, et c’est bien ce qui est arrivé. Mais ça ne rend pas justice à ce qui se passait alors. En fait, la nouvelle stratégie des Provisionals, résumée par ce discours et par d’autres à l’époque, n’a jamais été réalisée. Les Provos parlaient de construire un mouvement ouvrier militant dans le Sud qui soutiendrait la lutte contre la domination britannique. Ça ne s’est jamais produit. Dans la mesure où il y avait une lutte des classes dans le Sud à cette époque — les marches pour la justice fiscale, par exemple — ça n’avait rien à voir avec le soutien à l’IRA. Le Sinn Féin n’a construit une base politique significative au sud de la frontière qu’après le cessez-le-feu de l’IRA dans les années 1990. Entretemps, les dirigeants provisionals ont négligé la question qui allait réellement fournir au Sinn Féin une rampe de lancement. Ce sont des gens comme Bernadette McAliskey, le PD et l’ Irish Republican Socialist Party, IRSP, qui ont appelé à une vaste campagne de soutien aux prisonniers républicains qui refusaient de se conformer au nouveau régime après l’abolition du statut spécial des prisonniers paramilitaires [en 1976, ndlr].
Pendant plusieurs années, les Provisionals se sont montrés très hostiles à l’idée d’un mouvement ouvert aux personnes qui ne soutenaient pas sans réserve la campagne de l’IRA. Lorsque Bernadette McAliskey s’est présentée aux élections européennes de 1979 sur une plateforme soutenant les prisonniers, Gerry Adams et Martin McGuinness l’ont attaquée assez durement. McGuinness l’a même suivie dans Derry avec un mégaphone pour dire aux gens de boycotter l’élection ! En 1979, les Provos ont changé d’attitude et ont permis au mouvement anti-H-Block13 de prendre son envol. C’était une condition préalable essentielle pour les manifestations de masse de 1980–81. Pendant la grève de la faim de 1981, Bernadette McAliskey a émis l’idée de se présenter à l’élection partielle de Fermanagh/South Tyrone, mais elle voulait surtout encourager les Provos à présenter un candidat de la prison. Les « groupes moustiques » de la gauche marxiste — comme An Phoblacht les a un jour appelés avec mépris — ont alors apporté une dernière contribution à l’évolution de la pensée des Provisionals pendant la grève de la faim. Le Sinn Féin ayant déjà décidé de boycotter les élections locales, le PD et l’ IRSP ont présenté des candidats à la place et ont remporté deux sièges chacun. Les Provos se sont alors dit que si ces campagnes limitées permettaient de gagner des sièges, ils auraient pu faire mieux s’ils s’étaient présentés. À la fin de la grève de la faim, ils étaient déterminés à entrer dans le domaine de la politique électorale, et ce dès que possible.
FIN DE LA Ière PARTIE
1. Kieran Conway est un ancien membre de l’IRA provisoire. Il a été son chef du renseignement dans les années 1970. Après le cessez-le-feu décrété par l’organisation au début des années 1990, il est devenu avocat dans la ville de Dublin [ndlr].
2. Une marche du parti People’s Democracy est attaquée à coups de pierre, de barres de fer et de gourdins hérissés de pointes par des loyalistes de l’Ulster le 4 janvier 1969 alors qu’elle passe par Burntollet. On dénombre cent blessés. L’incident est parfois décrit comme l’étincelle qui a engendré les « Troubles » [ndlr].
3. Premier ministre du Royaume-Uni à deux reprises entre 1964 et 1970 puis entre 1974 et 1976 [ndlr].
4. Premier ministre du Royaume-Uni entre 1970 et 1974 [ndlr].
5. Zones où l’armée et la police britanniques ne pouvaient rentrer [ndlr].
6. Organisation de lutte pour les droits civiques nord-irlandaise d’extrême gauche. Elle est fondée par des étudiants de l’université Queen’s de Belfast, dont l’activiste trotskiste Michael Farrell qui en sera un des leaders jusqu’à la fin des années 1970 [ndlr].
7. Rapport sur le Bloody Sunday qui dédouane l’armée britannique de ses responsabilités dans le massacre pour en faire porter la faute aux manifestants [ndlr].
8. Vice-Premier ministre des gouvernements de Margaret Thatcher, de 1979 à 1988 [ndlr].
9. Parti social-démocrate et travailliste. Parti politique d’Irlande du Nord qui représente en général les intérêts du nationalisme irlandais et donc des catholiques d’Irlande du Nord. Il est membre du parti socialiste européen, PSE, et de l’Internationale socialiste [ndlr].
10 Suite à la trêve, des combats fratricides entre organisations républicaines font plusieurs morts [ndlr].
11. La nouvelle ligne politique du Sinn Féin fut habilement présentée dans un discours du vétéran Jimmy Drumm, à Bodenstown, en juin 1977, rédigé en grande partie par Gerry Adams [ndlr].
12. Journal du Sinn Féin [ndlr].
13. Anti H‑Block est une étiquette politique utilisée en 1981 par les partisans de la grève de la faim de la République irlandaise qui se présentent aux élections en Irlande du Nord et en République d’Irlande. « H‑Block » est une métonymie désignant la prison de Maze, dans laquelle se déroule la grève de la faim [ndlr].
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