IRLANDE DU NORD, 1969 : NAISSANCE DE L' ARMÉE RÉPUBLICAINE IRLANDAISE PROVISOIRE, LA PIRA ; Ière PARTIE

  " Ils ont vécu, aimé, ri et sont partis "
  James Joyce, 1882-1941

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Relire l’histoire de l’IRA [1/2]

Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | « Interview with Daniel Finn (1/2) », Rebel, 19 août 2021



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   Milieu des années 1960 : pour faire face aux persécutions et aux discriminations dont elle est l’objet, la population catholique nord-irlandaise met en place un mouvement des droits civiques directement inspiré des mobilisations étasuniennes. L’IRA — Armée républicaine irlandaise — se scinde en 1969 : naît l’IRA provisoire, la PIRA, et renaît la lutte armée contre le colonialisme britannique. L’IRA provisoire se donne pour objectif de défendre les ghettos catholiques, de faire face aux assauts de l’occupant monarchique et de chasser ce dernier une fois pour toutes. C’est bientôt la guérilla. Puis, en janvier 1972, le Blooday Sunday : l’armée britannique tue quatorze manifestants à Derry. Il faudra attendre 1998 pour qu’un accord de paix voie le jour en Irlande du Nord, et 2005 pour que l’IRA provisoire renonce définitivement aux armes. Le journaliste Daniel Finn a publié en 2019 l’ouvrage One Man’s Terrorist  : une étude approfondie de la résistance irlandaise. Deux ans plus tard, l’auteur s’entretenait avec le média socialiste irlandais Rebel. Nous traduisons aujourd’hui leur discussion.

De nombreux ouvrages ont déjà été publiés sur l’IRA provisoire. Qu’est-ce qui distingue votre travail ?
   Une grande partie de la littérature existante sur le mouvement républicain a été publiée il y a quinze ou vingt ans, au moment de l’Accord du Vendredi saint [le 10 avril 1998, ndlr] et de la transition de la lutte armée à la politique constitutionnelle sous la direction de Gerry Adams [leader historique du parti irlandais Sinn Féin, ndlr]. Beaucoup de ces livres ont été écrits par des journalistes comme Peter Taylor, Brendan O’Brien ou Ed Moloney, qui couvraient les « Troubles » depuis longtemps. Ils sont toujours essentiels mais, aujourd’hui, de nombreuses sources auxquelles les chercheurs n’avaient pas accès au début du siècle sont devenues disponibles : les documents officiels des gouvernements britannique et irlandais, jusqu’à la fin des années 1980 ; les mémoires de ceux qui ont participé aux événements comme Richard O’Rawe et Kieran Conway1. Il est également devenu de plus en plus facile d’écrire sur cette période en adoptant une démarche historienne. Jusqu’à récemment, bon nombre des principales personnalités politiques du nord de l’Irlande étaient déjà présentes sur la scène politique au début du conflit : John Hume, Ian Paisley, Gerry Adams, Martin McGuinness, etc. Alors que j’étais en train d’écrire ce livre, McGuinness est décédé et Adams a quitté la présidence du Sinn Féin, passant le relais à une nouvelle génération, celle de l’après cessez-le-feu. Ce passage de l’actualité à l’Histoire est encore inachevé — et il le restera peut-être toujours : il suffit pour ça de voir les débats en cours sur la guerre d’indépendance dans le Sud! Mais il est certainement plus facile aujourd’hui de voir le conflit dans depuis une perspective historique.

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   La fin des années 1960 a été marquée par d’importants bouleversements politiques avec l’émergence du mouvement des droits civiques. Les choses ont fini par tourner au vinaigre, les actions armées prenant le pas sur les manifestations de masse. Certains historiens affirment que la responsabilité de la violence connue sous le nom de « Troubles » doit être principalement imputée à l’IRA. Mais l’IRA n’est pas sortie de rien : l’époque est celle d’une réaction violente de l’État à l’encontre les manifestants pour les droits civiques. C’est aussi la période l’affaire Burntollet2 et de ce qu’on appelle le retour de bâton des loyalistes. Quels sont, selon vous, les facteurs clés de ce passage des protestations du mouvement des droits civiques au développement de l’IRA provisoire ?
   Il existe deux récits concurrents sur la période clé située entre 1968 et 1972. Le premier rejette la responsabilité du conflit sur les Provisionals [ou « Provos » : surnoms donnés aux membres de l’IRA provisoire , ndlr]. Dans sa forme la plus extrême, on trouve encore des politiciens unionistes Nelson McCausland, par exemple — qui affirment que le mouvement des droits civiques était une conspiration républicaine-communiste visant à renverser l’État, et que les événements d’août 1969 étaient une insurrection soigneusement planifiée par l’IRA. Le plus souvent, les politiciens, les journalistes et les historiens reconnaissent que les manifestants pour les droits civiques avaient des griefs légitimes mais affirment également que le gouvernement britannique était en train de répondre à ces doléances lorsque les Provos sont intervenus. Dans ce cadre, il leur est possible d’affirmer que l’ internment [politique d’emprisonnement sans charges ni procès des personnes soupçonnées de soutenir l’IRA, ndlr] a été une terrible erreur ou bien que le Bloody Sunday a été une atrocité contre des civils innocents, tout en affirmant que les actions du gouvernement britannique ont été une réponse — maladroite et stupide, peut-être — aux provocations de l’IRA.
   Ce récit passe sous silence la politique britannique menée durant les premières années des « Troubles ». Après août 1969, il était encore possible de réaliser des réformes qui auraient satisfait la plupart des personnes impliquées dans le mouvement des droits civiques. Mais les gouvernements Wilson3 et Heath4 ont perdu cette opportunité parce qu’ils étaient déterminés à préserver le système unioniste afin qu’il fasse tampon, les protégeant de toute implication directe. Une fois le choix fait de maintenir l’assemblée nord-irlandaise de Stormont [siège du parlement nord-irlandais jusqu’en 1972, aujourd’hui lieu où se réunit l’Assemblée d’Irlande du Nord, ndlr], une évidente logique politique a sapé toute possibilité de réforme : les dirigeants unionistes — d’abord James Chichester-Clark, puis Brian Faulkner — devaient conserver le soutien de leur propre parti, ce qui exigeait des politiques de « loi et d’ordre » intrinsèquement sectaires. Le commandant de l’armée Ian Freeland comprenait parfaitement ce que les politiciens unionistes entendaient par la loi et l’ordre : comme il le faisait remarquer en privé, il s’agissait de remettre à leur place les nationalistes.
   À Derry, Ballymurphy ou Lower Falls, l’action de plus en plus répressive de l’armée avait commencé à ostraciser les nationalistes, bien avant que les Provos ne commencent à attaquer les soldats britanniques. Dans ce contexte, il est clair que l’ internment était plus qu’une erreur politique : c’était une nécessité politique en termes de stratégie globale du gouvernement britannique. En rejetant la demande de Faulkner d’utiliser l’ internment, Heath aurait dû mettre fin aux activités du gouvernement nord-irlandais, ce qu’il a fini par faire, bien sûr, non sans avoir causé d’énormes dégâts entretemps. De la même manière, le Bloody Sunday a certainement été un crime, mais un crime qui provient du choix effectué par les politiciens britanniques après août 1969, choix maintenu par eux pendant plus de deux ans malgré les preuves croissantes qu’il s’avérerait désastreux. Si les Provos n’avaient jamais existé, les nationalistes auraient continué à exiger une réforme radicale — en particulier une réforme de l’appareil de sécurité et de son cocon législatif — qu’aucune administration située à Stormont n’était en mesure de fournir. Tant que la politique britannique consistait à maintenir l’assemblée de Stormont en place, une crise devait éclater. Voilà pour le premier récit.

 

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   Le deuxième récit est celui présenté par les Provisionals eux-mêmes. Ils affirment que la campagne de l’IRA était une réponse justifiée et inévitable à la répression de l’État. Pour évaluer cette affirmation, nous devons faire des distinctions prudentes : par exemple, entre les jeunes hommes et femmes — comme les sœurs Price — qui ont rejoint l’IRA provisoire après 1969, et les personnes situées au cœur du mouvement qui ont décidé de sa stratégie durant les premières années de l’organisation. Il ne fait aucun doute que le noyau dur des dirigeants de l’IRA provisoire s’est formé avec le projet de lancer une campagne de guérilla, en suivant le modèle établi pendant la guerre d’indépendance. Ils n’ont pas étudié assez attentivement la séquence des événements entre la marche de Derry en octobre 1968 et le Bloody Sunday, ni évalué différentes stratégies avant de se dire que la lutte armée était la voie à suivre. Ils ont toujours eu l’intention de prendre les armes contre la domination britannique. Dans de nombreux cas, leur idée du républicanisme était rigide et strictement militariste : ils rejetaient toute forme d’activité politique, les dénonçant comme une distraction, voire une trahison. L’ironie est que leur capacité à lancer une insurrection à grande échelle dépendait entièrement du travail de militants pour qui la « politique » n’était pas un gros mot. C’était notamment le cas des manifestations pour les droits civiques qui ont déstabilisé l’État unioniste en 1968–69. C’était également celui de la campagne de résistance civile qui a éclaté après la mise en place des détentions administratives en août 1971, avec plusieurs facettes : la grève des locataires des HLM, les zones interdites à Derry et à Belfast5, et la reprise des manifestations de rue à la fin de 1971, pendant la période précédant le Bloody Sunday.
   Il est remarquable de constater que la littérature sur les « Troubles » aborde souvent le Bloody Sunday sans poser cette question fondamentale : pourquoi vingt mille personnes ont-elles défilé dans les rues de Derry ce jour-là ? Il s’agissait d’un choix politique conscient de la part d’un panel d’acteurs politiques — le People’s Democracy6, PD, et le Northern Resistance Movement, NRM, les Officials et la Northern Ireland Civil Rights Association, NICRA — de retourner dans les rues à ce moment-là, dans l’espoir de donner un nouvel élan à la campagne de résistance civile. Les Provos ont participé au NRM, et certains de leurs dirigeants — Ruairí Ó Brádaigh par exemple — ont mené la campagne de résistance civile. La plupart, cependant, pensaient que la lutte armée suffirait à atteindre leur objectif : que les Britanniques s’engagent à se retirer du Nord. Bien entendu, le résultat du Bloody Sunday a été de leur donner un formidable coup de pouce, de nombreuses nouvelles recrues tirant la conclusion qu’il était essentiel de prendre les armes contre la domination britannique. Le rapport cynique et mensonger de Widgery7 a probablement contribué autant que le massacre lui-même à consolider leur pensée.
  Mais il y avait une manière très différente de regarder les événements dans les premiers mois de1972. Le Bloody Sunday a‑t-il vraiment sonné le glas des manifestations de rue ? En réalité, la marche de la NICRA à Newry, peu de temps après, a été la plus importante à ce jour, avec cinquante mille personnes bravant l’interdiction du gouvernement. La grève des loyers et des impôts locaux a tenu solidement, tout comme les zones interdites de Belfast Ouest et du Bogside. L’action de solidarité s’est étendue au Sud, avec une grève générale que le gouvernement de Jack Lynch a hâtivement rebaptisée « journée de deuil national » — Lynch s’est même engagé au Dáil [assemblée d’Irlande à Dublin, ndlr] à financer la désobéissance civile ! La position du gouvernement britannique n’a jamais été aussi minoritaire qu’au lendemain du Bloody Sunday, et la campagne de résistance civile a été un élément crucial de cette faiblesse.
  Les Provos n’ont pas vraiment saisi ça : ils pensaient que la chute de l’assemblée de Stormont, et l’invitation de William Whitelaw8 à des pourparlers directs, était exclusivement le produit de leur propre campagne, qui avait bien entendu largement contribué à rendre la région ingouvernable.   Lorsque leurs pourparlers avec Whitelaw ont pris fin, et ce, comme on pouvait s’y attendre, sans que les Britanniques s’engagent à se retirer d’Irlande, ils sont repartis en guerre, pensant qu’ils pourraient faire disparaître l’État britannique de l’île grâce à une campagne courte et percutante.   Mais l’état d’esprit de la population nationaliste avait changé : Heath et Whitelaw parlaient de réforme, et beaucoup de gens étaient prêts à leur donner une chance. Les Provos n’avaient pas d’organisation politique capable d’expliquer aux gens pourquoi il était nécessaire de continuer à se battre — et même s’ils avaient possédé une telle organisation, ils auraient nagé à contre-courant de l’opinion nationaliste. La reprise de leur campagne a rapidement conduit au désastre du Bloody Friday [série d’attentats à la bombe à Belfast en 1972, en représailles du Bloody Sunday, ndlr]. Ça a permis au gouvernement britannique de lancer l’opération Motorman, qui a détruit les zones interdites. La grève des loyers et des impôts s’est éteinte progressivement, le gouvernement de Dublin et le SDLP9 ont entamé des pourparlers avec Heath et Whitelaw, et les Provos se sont retrouvés isolés. Pour résumer : d’une part, c’est la politique du gouvernement britannique, décidée par des politiciens et des fonctionnaires très expérimentés, qui a permis aux dirigeants Provisionals de recruter beaucoup de jeunes et de les convaincre que la lutte armée était le seul moyen d’obtenir justice. D’autre part, ce message sur la nécessité — et la suffisance — de la lutte armée, les Provos l’ont porté dès le début. Ça n’a pas été une réponse élaborée face au déroulement des événements.


Crédit photo : Cathal McNaughton | Reuters

Tommy McKearney — lui-même ancien membre de l’IRA et auteur d’un livre sur cette période — affirme que la campagne armée se divise en deux périodes. Il y a eu la phase initiale de ce qu’il appelle la période insurrectionnelle, puis la dernière étape, souvent décrite comme « la longue guerre », où les Provisionals ont tourné le dos aux perspectives de lutte de masse et se sont réorganisés en une structure cellulaire. La campagne s’est alors rapprochée de ce que l’anarchiste russe Bakounine appelait la « propagande par le fait ». Dans quelle mesure pensez-vous que cette évaluation soit exacte, et y avait-il des alternatives à cette stratégie de longue guerre ?
  Cette distinction se retrouve également dans l’histoire officielle de l’armée britannique sur le conflit : qu’ils ont appelé « Operation Banner ». Ils identifient l’été 1972 comme un tournant, lorsque les Provos sont passés de l’« insurrection » au « terrorisme ». Dans ce contexte, ils n’utilisent pas le mot « terrorisme » dans un sens moralisateur : il est plus proche de ce que des marxistes comme Léon Trotsky auraient voulu dire lorsqu’ils se sont élevés contre le « terrorisme individuel » — de petits groupes d’hommes et de femmes armés menant des attaques contre les forces de l’État sans aucun engagement populaire plus large dans leur lutte. Il a fallu plusieurs années aux nouveaux dirigeants Provisionals, regroupés autour de Gerry Adams, pour élaborer la stratégie de la longue guerre et l’articuler auprès de leurs partisans. Au début des années 1970, les Provos s’attendaient à gagner en peu de temps — deux ou trois ans tout au plus. Kieran Conway a déclaré dans ses mémoires qu’ils comptaient le nombre de soldats tués par l’IRA jusqu’à ce qu’il corresponde aux pertes de la contre-insurrection britannique à Aden : ils pensaient que ce serait le point de bascule pour le retrait. Après la rupture de la trêve de 1972, les Provos parlent encore de victoire dans un avenir proche, mais leur rhétorique manque de plus en plus de conviction. À la fin de l’année 1974, ils se battaient depuis bien plus longtemps que l’ancienne IRA pendant la guerre d’indépendance et avaient tué bien plus de gens — soldats et civils confondus — mais il n’y avait aucun signe de victoire militaire. C’est dans ce contexte qu’ Ó Brádaigh et le reste des dirigeants ont accepté la trêve de 1975 avec le gouvernement britannique.
  Comme Niall Ó Dochartaigh l’a fait valoir de manière convaincante dans son travail sur cet épisode, il n’est pas réaliste de suggérer qu’ Ó Brádaigh et ses camarades ont simplement été dupés par des fonctionnaires du gouvernement britannique. C’est devenu un argument crucial pour les jeunes Provos du Nord qui les ont remplacés après la rupture de la trêve, mais ça ne nous aide pas à comprendre ce qui se passait à l’époque. Ce n’est pas que la vieille garde pensait avoir remporté une victoire militaire à la fin de 1974. La trêve était un pari calculé. Ó Brádaigh espérait que le gouvernement britannique se lasserait de la situation inextricable dans le Nord et opterait pour le retrait, autant à cause de l’intransigeance des Unionistes — la véritable cause de l’échec de Sunningdale — qu’à cause de ce que faisaient les Provisionals. Le message que les fonctionnaires britanniques ont transmis aux dirigeants Provos, en parlant de « structures de désengagement » ou de « structures de retrait », était ambigu : il pouvait faire référence à l’idée d’une Irlande du Nord indépendante, à laquelle Harold Wilson avait pensé. Garret Fitzgerald était très inquiet des intentions de Wilson et a demandé à Henry Kissinger de le presser à ce sujet. Il n’était donc pas absurde pour Ó Brádaigh de penser la même chose.
  Pouvaient-ils résoudre la quadrature du cercle entre les appels unionistes à une Irlande du Nord indépendante — formulés par Vanguard et certains paramilitaires loyalistes, par exemple — et le projet Eire Nua Nouvelle Irlande » en gaélique, ndlr] d’une Irlande fédérale avec un parlement d’Ulster [une des quatre province historique qui recoupe le territoire de l’Irlande du Nord, ndlr] à neuf comtés ? Ó Brádaigh l’espérait et il a essayé de tendre la main aux unionistes, en public comme en privé. Mais en fin de compte, ces initiatives n’ont abouti à rien, et l’année de la trêve voit également les Provos s’engager dans une sordide violence sectaire, culminant avec le massacre de Kingsmill puis leur tentative ratée d’anéantir l’IRA officielle10. Lorsqu’ils reprennent la guerre au début de 1976, c’est à un moment d’extrême faiblesse. Lorsque Gerry Adams et ses alliés ont progressivement pris le contrôle du mouvement, ils ont élaboré une nouvelle stratégie pour remplacer celle qui avait clairement fait son temps. J’aborderai plus tard les aspects politiques de cette stratégie : ici, il est important de souligner son côté militaire. Le nouveau modèle de l’IRA de la fin des années 1970 était allégé, avec un nombre de membres actifs beaucoup plus faible qu’auparavant. Elle n’avait pas besoin d’un grand nombre de personnes impliquées, en tant que membres ou en tant que sympathisantes. Les attaques individuelles contre les forces de sécurité pouvaient être menées par de petits groupes de l’IRA, ou même par une seule personne — un tireur d’élite ou un poseur de bombe.
  À la fin de la décennie, dans un article pour le magazine d’investigation Magill, Mary Holland a suggéré que le soutien à la campagne des Provisionals dans les zones nationalistes était plus faible qu’il ne l’avait jamais été, mais que ça ne semblait pas avoir d’importance. Selon ses mots, les Provos semblaient avoir défié les lois de la guérilla puisque les poissons étaient toujours capables de nager sans qu’il n’y ait besoin de beaucoup d’eau. Vous avez demandé s’il existait une alternative à la stratégie de la guerre longue : je dirais que si les Provos voulaient poursuivre une campagne armée contre la domination britannique pendant encore dix ou quinze ans, comme ils l’ont dit. Une telle stratégie était inéluctable. C’était la seule façon de mener une guerre de cette durée avec les ressources — tant techniques que politiques — dont ils disposaient. D’un autre côté, si l’IRA amaigrie était plus difficile à battre, il était également très difficile d’imaginer un mouvement de ce type infligeant à l’État britannique une défaite à la vietnamienne. À partir de la fin des années 1970, il n’y avait plus d’horizon réaliste de victoire militaire pour les Provos. La seule façon pour eux d’atteindre leurs objectifs était de construire un mouvement politique capable de rendre la position britannique intenable. On pourrait dire qu’il n’y a jamais eu d’horizon réaliste pour une victoire militaire, même au début des années 1970. Mais ce qui est nouveau dans la stratégie de la guerre longue, c’est que les Provos l’ont reconnu eux-mêmes en public. Le discours de Jimmy Drumm à Bodenstown en 197711 a été très clair sur ce point. Dans la mesure où ils parlaient encore de la campagne de l’IRA pour forcer un retrait britannique, les Provos considéraient qu’il s’agissait d’user la volonté de leurs adversaires — ce qui était une question politique et non militaire, bien sûr.


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  Votre livre détaille de manière exhaustive les rebondissements politiques des Provisionals. Dans les années 1980, le mouvement était considéré comme une force de gauche radicale, peut-être même comme une force socialiste. Mais lorsque les Provisionals et les Officials se sont séparés en 1969, la plupart des gens ont vu les Provisionals comme l’aile droite du mouvement, et les Officials comme l’aile gauche, la section marxiste du républicanisme. Pouvez-vous nous parler du glissement progressif vers un langage plus à gauche au sein du mouvement Provisional ? Dans quelle mesure pensez-vous que des groupes de gauche comme People’s democracy ont eu une influence sur ce changement au sein du républicanisme ?
  Les Officials s’étaient engagés dans une certaine politique de gauche au moment de la scission, et leur adhésion au marxisme est devenue plus explicite au fil des années. Ça a conduit les gens à penser que si une partie de cette scission était la gauche, l’autre devait être la droite — et les Provos ont encouragé cette perception avec une part d’anticommunisme et de rhétorique maccarthyste qu’on peut trouver dans les premiers numéros d’An Phoblacht12. Mais il serait plus exact de dire que les Provisionals, au début de leur histoire, avaient un cadre idéologique hétérogène : ce n’étaient pas des socialistes purs et durs ni des conservateurs sur le plan économique. Le programme d’ Eire Nua est surtout connu pour son projet fédéral de république pour toute l’Irlande. Mais il s’articulait également autour d’une sorte de socialisme petit-bourgeois — petit-bourgeois non pas dans le sens d’insulte politique comme les marxistes l’utilisent souvent, mais dans un sens descriptif. Il s’agissait d’une forme de « socialisme » adaptée aux petits propriétaires — en particulier aux petits agriculteurs, qui constituaient bien entendu une part importante de la base républicaine. Les grandes industries et les banques devaient devenir la propriété de l’État, la taille des propriétés foncières devait être plafonnée, mais les petites exploitations ne devaient pas être touchées.
  Beaucoup de militants provos de l’époque n’ont sans doute pas lu ce programme, si tant est qu’ils aient été au courant de son existence. L’élément clé de l’idéologie des Provisionals à cette époque n’est pas qu’elle soit de gauche ou de droite, mais qu’elle était assez minimale : pour être un Provisional, vous deviez croire que la lutte armée était nécessaire pour obtenir une Irlande unie. Au-delà de ça, on pouvait avoir toute sorte de perspectives politiques différentes, des conservateurs catholiques comme Billy McKee aux radicaux de gauche comme Brian Keenan, en passant par ceux qui n’avaient tout simplement pas réfléchi à ces questions. Martin McGuinness a été très franc à ce sujet lorsqu’il a été interviewé au printemps 1972, alors qu’il avait encore une vingtaine d’années : il a dit qu’il n’était pas sûr que le socialisme puisse fonctionner mais que, de toute façon, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter tant que l’Irlande n’était pas unie. Si vous regardez le Republican News au début des années 1970, vous y verrez un article notoire dénonçant la contraception comme étant un complot britannique qui viserait à saper la fibre morale de la nation irlandaise. Naturellement, ça a contribué à ce qu’on perçoive les Provos comme la « brigade des chapelets ». Mais au même moment, dans le journal, vous aviez des articles de Bob Purdie, par exemple, un trotskyste écossais qui était membre de l’International Marxist Group. C’était un méli-mélo d’éléments différents et, de toute façon, la plupart des membres de l’IRA ne faisaient pas grand cas de ce qui était publié dans leur journal : ils étaient préoccupés par la lutte armée.
   Les choses ont commencé à changer avec la montée en puissance de la direction de Gerry Adams. C’est en partie dû à l’influence de People’s Democracy, PD, qui avait proposé un autre type de marxisme irlandais, bien plus acceptable pour les Provos. Il n’y avait pas que les idées, bien sûr, il y avait aussi les personnes qui les exprimaient : Michael Farrell était une figure très respectée dans les cercles provos, tout comme Bernadette McAliskey. Les Provos rejetaient souvent la gauche marxiste comme étant composée de révolutionnaires de salon, de hurleurs dans le vent, mais ils faisaient une exception pour des gens comme Farrell et McAliskey. Le livre de Farrell, The Orange State, a eu un grand impact lors de sa sortie à la fin des années 1970. Certaines des idées avancées par le PD ont alimenté la nouvelle stratégie des Provisionals, mais il s’agissait d’un processus très sélectif ; ils ont pris ce qu’ils pensaient être utile, sans adopter en bloc une quelconque idéologie marxiste. À l’époque, le PD soutenait que la campagne de l’IRA était une impasse et appelait à un retour à la résistance civile comme alternative à la lutte armée. Les Provos méprisaient totalement cet argument : ils disaient que c’était un défaitisme lâche. Pour eux, la lutte armée devait se poursuivre jusqu’à la victoire. L’action politique devait être un complément à la campagne de l’IRA, pas un substitut. La relation entre les Provos et les petits groupes de gauche comme le PD est probablement mieux résumée par un commentaire d’Adams dans ses Mémoires, Before The Dawn : « J’ai été frappé par le fait que tout le potentiel de mobilisation était à nous, alors que le PD avait la théorie. » Il situe ce commentaire au début de 1972 et à l’alliance entre le PD et les Provos dans le Northern Resistance Movement, mais je pense qu’il vaut mieux le lire comme une observation générale sur toute la période allant du début des années 1970 à 1981.

Les grèves de la faim ont évidemment eu un impact considérable sur la pensée des dirigeants Provisionals, en particulier après l’élection de Bobby Sands en tant que député. Pouvez-vous nous dire comment ça a influencé ceux qui, comme Gerry Adams, voulaient entrer dans l’arène électorale ?
  Il serait facile, avec le bénéfice du recul, de tracer une ligne droite entre la nouvelle pensée exposée dans le discours de Jimmy Drumm à Bodenstown en 1977 et la montée du Sinn Féin comme force politique au début des années 1980. Drumm avait parlé de mettre fin à la « politique du spectateur » et de construire un mouvement politique aux côtés de l’IRA, et c’est bien ce qui est arrivé. Mais ça ne rend pas justice à ce qui se passait alors. En fait, la nouvelle stratégie des Provisionals, résumée par ce discours et par d’autres à l’époque, n’a jamais été réalisée. Les Provos parlaient de construire un mouvement ouvrier militant dans le Sud qui soutiendrait la lutte contre la domination britannique. Ça ne s’est jamais produit. Dans la mesure où il y avait une lutte des classes dans le Sud à cette époque — les marches pour la justice fiscale, par exemple — ça n’avait rien à voir avec le soutien à l’IRA. Le Sinn Féin n’a construit une base politique significative au sud de la frontière qu’après le cessez-le-feu de l’IRA dans les années 1990. Entretemps, les dirigeants provisionals ont négligé la question qui allait réellement fournir au Sinn Féin une rampe de lancement. Ce sont des gens comme Bernadette McAliskey, le PD et l’ Irish Republican Socialist Party, IRSP, qui ont appelé à une vaste campagne de soutien aux prisonniers républicains qui refusaient de se conformer au nouveau régime après l’abolition du statut spécial des prisonniers paramilitaires [en 1976, ndlr].

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  Pendant plusieurs années, les Provisionals se sont montrés très hostiles à l’idée d’un mouvement ouvert aux personnes qui ne soutenaient pas sans réserve la campagne de l’IRA. Lorsque Bernadette McAliskey s’est présentée aux élections européennes de 1979 sur une plateforme soutenant les prisonniers, Gerry Adams et Martin McGuinness l’ont attaquée assez durement. McGuinness l’a même suivie dans Derry avec un mégaphone pour dire aux gens de boycotter l’élection ! En 1979, les Provos ont changé d’attitude et ont permis au mouvement anti-H-Block13 de prendre son envol.   C’était une condition préalable essentielle pour les manifestations de masse de 1980–81. Pendant la grève de la faim de 1981, Bernadette McAliskey a émis l’idée de se présenter à l’élection partielle de Fermanagh/South Tyrone, mais elle voulait surtout encourager les Provos à présenter un candidat de la prison. Les « groupes moustiques » de la gauche marxiste — comme An Phoblacht les a un jour appelés avec mépris — ont alors apporté une dernière contribution à l’évolution de la pensée des Provisionals pendant la grève de la faim. Le Sinn Féin ayant déjà décidé de boycotter les élections locales, le PD et l’ IRSP ont présenté des candidats à la place et ont remporté deux sièges chacun. Les Provos se sont alors dit que si ces campagnes limitées permettaient de gagner des sièges, ils auraient pu faire mieux s’ils s’étaient présentés. À la fin de la grève de la faim, ils étaient déterminés à entrer dans le domaine de la politique électorale, et ce dès que possible.

  FIN DE LA Ière PARTIE

1. Kieran Conway est un ancien membre de l’IRA provisoire. Il a été son chef du renseignement dans les années 1970. Après le cessez-le-feu décrété par l’organisation au début des années 1990, il est devenu avocat dans la ville de Dublin [ndlr].
2. Une marche du parti People’s Democracy est attaquée à coups de pierre, de barres de fer et de gourdins hérissés de pointes par des loyalistes de l’Ulster le 4 janvier 1969 alors qu’elle passe par Burntollet. On dénombre cent blessés. L’incident est parfois décrit comme l’étincelle qui a engendré les « Troubles » [ndlr].
3. Premier ministre du Royaume-Uni à deux reprises entre 1964 et 1970 puis entre 1974 et 1976 [ndlr].
4. Premier ministre du Royaume-Uni entre 1970 et 1974 [ndlr].
5. Zones où l’armée et la police britanniques ne pouvaient rentrer [ndlr].
6. Organisation de lutte pour les droits civiques nord-irlandaise d’extrême gauche. Elle est fondée par des étudiants de l’université Queen’s de Belfast, dont l’activiste trotskiste Michael Farrell qui en sera un des leaders jusqu’à la fin des années 1970 [ndlr].
7. Rapport sur le Bloody Sunday qui dédouane l’armée britannique de ses responsabilités dans le massacre pour en faire porter la faute aux manifestants [ndlr].
8. Vice-Premier ministre des gouvernements de Margaret Thatcher, de 1979 à 1988 [ndlr].
9. Parti social-démocrate et travailliste. Parti politique d’Irlande du Nord qui représente en général les intérêts du nationalisme irlandais et donc des catholiques d’Irlande du Nord. Il est membre du parti socialiste européen, PSE, et de l’Internationale socialiste [ndlr].
10 Suite à la trêve, des combats fratricides entre organisations républicaines font plusieurs morts [ndlr].
11. La nouvelle ligne politique du Sinn Féin fut habilement présentée dans un discours du vétéran Jimmy Drumm, à Bodenstown, en juin 1977, rédigé en grande partie par Gerry Adams [ndlr].
12. Journal du Sinn Féin [ndlr].
13. Anti H‑Block est une étiquette politique utilisée en 1981 par les partisans de la grève de la faim de la République irlandaise qui se présentent aux élections en Irlande du Nord et en République d’Irlande. « H‑Block » est une métonymie désignant la prison de Maze, dans laquelle se déroule la grève de la faim [ndlr].

   Sur le Web



FRANCE, TRANSITION ÉCOLOGIQUE : QUAND LE TOUJOURS PLUS D'ENR DEVIENT UNE ABSURDITÉ CLIMATIQUE ET ÉCONOMIQUE

  " Tout ce qui est contraire à la Nature est en effet contraire à la Raison ; et ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit en conséquence être rejeté. "
  Baruch Spinoza, 1632-1677

  BONNE LECTURE...QUAND MÊME!

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Pourquoi continuer d’augmenter les renouvelables en France ?

Vincent Bénard, économiste et ingénieur en aménagement du territoire. Il écrit régulièrement des articles remettant en cause la logique des politiques publiques. Spécialiste du logement, il a également consacré de nombreux textes à la problématique du changement climatique.

   Une étude montre qu’en l’état actuel des technologies, l’inclusion d’énergies renouvelables dans un pays fortement nucléarisé n’a aucun intérêt ni économique ni climatique, et un gouvernement sensé devrait dire « STOP ».
  Quels sont les avantages d’augmenter la part de l’éolien/solaire dans des pays comme la France, capables de développer et maîtriser un parc de centrales nucléaires de qualité ?
  Spoiler : aucun.
  Mais nos dirigeants vont quand même le faire.
  L’objectif de ce billet est de résumer brièvement de façon compréhensible les principales conclusions d’une étude remarquable mais très longue et technique, comparant le coût de diverses grilles électriques « compatibles avec le Net Zéro », mais avec un scénario de base principalement fondé sur le nucléaire et un peu d’hydroélectrique et plusieurs scénarios avec un taux de pénétration croissant des énergies renouvelables intermittentes : ENRi en français, VRE en anglais dans l’étude.
  Mon premier objectif était d’en faire un gros thread pédagogique, mais c’est mission impossible avec une étude aussi exhaustive. Il aurait fallu 200 tweets et deux semaines de travail !
  Ceux qui voudront en détailler les conclusions devront donc s’y plonger, désolé.

L’étude publiée par l’OCDE et la Nuclear Energy Agency
  L’étude est intitulée « The Costs of Decarbonisation : System Costs with High Shares of Nuclear and Renewables ». Elle est co-publiée par l’OCDE[Organisation de coopération et de développement économiques] et la Nuclear Energy Agency[NEA].
  Avant que certains ne crient à l’étude pro-lobby nucléaire, je rappelle que la NEA est une agence intergouvernementale destinée à favoriser la coopération entre pays nucléaires ou souhaitant le devenir et pas un syndicat de vendeurs de centrales. Et l’étude m’a parue très objective et plutôt conservatrice niveau chiffres.
  Vous entendez souvent les partisans de scénarios 100 % renouvelables dire que le coût du kWh éolien ou photovoltaïque est passé en dessous de celui du nucléaire et citer cette courbe, au demeurant globalement exacte, à l’appui : 
 





  Le coût ainsi calculé est un LCOE[Levelized Cost of Energy] : coût actualisé de l’électricité.
  C’est grosso modo le « coût moyen en sortie d’usine du kWh produit tout au long de la vie de l’usine ». Il est calculé en intégrant toutes les dépenses en capital, opérationnelles et de carburant, pendant la durée de vie de l’usine. Ce coût total de possession est divisé par la quantité d’énergie utile fournie à la grille.
  Le tableau ci-dessous résume les coûts pris en compte pour le nucléaire et l’éolien ; en vert la caractéristique la plus favorable : 



  La prise en compte de tous ces facteurs aboutit donc logiquement à un LCOE éolien nettement plus faible que celui du nucléaire.
  Mais le LCOE ne prend pas en compte les coûts dits systémiques imposés à la grille par l’intermittence du solaire et de l’éolien. C’est tout l’intérêt de l’étude OCDE-NEA d’expliquer avec force détails et calculs comment ces coûts varient avec la proportion d’ ENRi.
  L’étude parvient à la conclusion que les coûts globaux de distribution de l’électricité croissent avec l’inclusion d’une part croissante d’ ENRi dans la grille. Les scénarios comparés vont de 0 à 75 % d’ ENRi.



  Les pourcentages d’ ENRi sont à comprendre en pourcentage de l’électricité produite, pas de la puissance installée. Nous verrons combien ce point est essentiel.
  Dans le scénario de base, l’essentiel de la production est nucléaire. Dans le scénario 75 %, le nucléaire tombe à zéro.
  Notez que tous les scénarios… 
 


  … conservent une petite part d’électricité générée par du gaz mais dans des circonstances différentes qui n’engendrent pas les mêmes coûts. Nous le verrons plus tard.
  Le scénario « low cost VRE » correspond à une situation fictive où les coûts de l’éolien terrestre seraient encore divisés d’un tiers, ceux de l’éolien offshore de deux tiers, et où des mécanismes optimaux de marché alloueraient aux ENRI une « part de marché idéale », calculée à 35 %.
  Ce scénario « low cost VRE » semble très irréaliste : voir en fin du thread. Les coûts des autres scénarios sont établis à partir de technologies existantes. L’étude a modélisé un pays fictif aux caractéristiques très proches de la France, interconnecté avec des régions frontalières selon le schéma suivant : c’est donc certes une modélisation théorique mais comparable à une situation bien réelle, en l’occurrence la nôtre, et c’est bien pratique ! 
 


  Et donc voici comment évoluent, selon l’étude, les coûts globaux de génération de l’électricité entre un scénario de base très nucléaire et les scénarios avec davantage d’ ENRi : ils sont très nettement croissants : détail des chiffres un peu plus loin. 
 


  Nous avons avec l’Allemagne un exemple de pays avec 30 % d’ ENRi qui a vu ses coûts d’électricité fortement augmenter, de 50 % en nominal et de 28 % hors inflation depuis 2006. Même si le scénario de base allemand n’est pas du tout le même : plus de fossiles… 


 
 

  Cet exemple montre bien un phénomène d’accroissement des coûts corrélés avec la part des énergies renouvelables intermittentes et clairement identifiés comme tels.

Comment est-ce possible ?
  « Mais comment est-il possible que le coût global de la grille augmente en augmentant la part d’énergies au LCOE plus faible », vous demanderez-vous à juste raison.
  Le mérite de l’étude OCDE-NEA est d’expliquer clairement qu’au LCOE, chaque mode de production ajoute des coûts supportés par la grille et que les coûts de l’intermittence des énergies éolienne et solaire sont supportés par les autres modes.
  Ces coûts supplémentaires sont appelés « coûts d’intégration » par l’étude. Ils comportent des profile costs, que je traduirais par « coût de la surcapacité », les coûts d’équilibrage de la grille, balancing costs), les coûts de « densité » de la grille : grid costs. 
 


  Les « options de flexibilité » sont principalement le pilotage des réserves d’hydroélectricité et les possibilités offertes par l’interconnexion des grilles qui viennent réduire les surcoûts d’intégration, mais de très peu par rapport auxdits surcoûts.
  Voici comment ces coûts se décomposent dans les divers scénarios et influent sur le coût global de la distribution d’électricité dans le pays modèle, dont on rappelle qu’il ressemble beaucoup à la France. Les profile costs sont prépondérants à partir de 30 % d’ ENRi. 
 


  L’étude, en comptant 1,1 dollar/euro, estime donc à : environ 1,8 milliard d’euros le surcoût d’une grille à 10 % d’ ENRI : +5 %/scénario de base ; environ 7,3 milliards d’euros à 30 % d’ ENRi : +21 % ; environ 13,6 milliards d’euros à 50 % d’ ENRi : +42 % ; et environ 30 milliards d’euros à 75 % d’ ENRi : +95 %.




  L’étude a été publiée en 2019 sur la base de chiffres 2015 à 2017. En 2020, avec 70 % de nucléaire, donc très proche du cas étudié, et consommant à peu près la même quantité d’électricité, la France a dû débourser près de 6 milliards d’euros de soutien aux ENRi avec 9 % de pénétration.
  Ce chiffre est donc nettement supérieur au surcoût de 1,8 milliard chiffré par l’ OCDE-NEA à 10 % d’ ENRi. Je ne saurais dire quelle est la part de sous-estimation de l’étude, plutôt conservatrice dans ses hypothèses, et celle d’inefficacité négociatrice de l’État français, qui se fait peut-être gruger par le lobby ENRi, et pourrait avoir adopté un dispositif de soutien aux ENRi trop favorable par rapport aux surcoûts réels.

Les surcoûts
  Même s’ils sont peut être sous-estimés, ces surcoûts sont déjà énormes.
  Examinons-en la nature en commençant par le plus important d’entre eux, le profile cost ou coût de la surcapacité.
  Premier surcoût d’intégration : profile costs, coûts de la surcapacité.
  Un MW installé de nucléaire coûte peut être quatre fois plus cher en investissement que le MW installé en éolien mais son facteur de charge est potentiellement quatre fois plus élevé dans un pays européen : en pratique 3,5 fois.
  Voici donc toutes les capacités installées nécessaires pour satisfaire une demande électrique de 537 TWh dans les différents scénarios :



  Mais ce n’est pas tout : non seulement il faut bien payer pour cette capacité redondante mais la nature du courant électrique, non stockable à coût acceptable, et la nature non pilotable du solaire et très peu pilotable de l’éolien obligent à réduire la production des autres usines lorsqu’il faut laisser passer en priorité dans la grille une production excédentaire non pilotable des ENRi.
  Par conséquent, les autres usines voient leur facteur de charge réduit par les ENRi.
  Vous vous souvenez que le LCOE est égal à la somme des coûts fixes et variables divisés par la production. Si vous réduisez la production, malgré la réduction des coûts variables liés au carburant, vous augmentez mécaniquement le LCOE !
  Ce phénomène est déjà observé en Allemagne dont les centrales thermiques voient leur rentabilité chuter parce qu’elles doivent réduire leur production en faveur des ENRi. Mais ce surcoût serait bien pire avec des centrales nucléaires.
  En effet, nous avons vu que le LCOE du nucléaire est en grande partie composé de coûts en capital. Donc l’effet d’éviction de la production sur le LCOE sera bien plus important pour une centrale nucléaire qu’avec une centrale classique.
  En langage d’économiste, l’intermittence impose aux autres centrales non intermittentes une externalité négative que les mécanismes actuels de tarification des ENRi ne font pas porter aux producteurs desdites ENRi mais par des taxes sur les consommateurs finaux. En effet, les producteurs éoliens/PV sont payés au kWh produit, indépendamment que cette production survienne quand elle est utile ou quand elle ne l’est pas. Ce phénomène de profile cost est déjà expérimenté par la grille européenne de façon parfois caricaturale lorsque les gestionnaires de réseaux scandinaves doivent littéralement payer la grille allemande pour qu’elle accepte leur électricité excédentaire.
  Ce phénomène de « prix de gros négatif » de l’électricité était une rareté avant l’arrivée des ENRi. L’étude note une forte augmentation du phénomène avec le déploiement des ENRi, de 56 heures en 2012 à 146 heures en 2017.



  Pourquoi? Parce que à ce moment, la demande allemande n’est pas assez élevée pour absorber cette électricité et que la grille allemande doit donc faire en sorte que les fournisseurs d’énergie pilotable classique coupent leur production => prix très bas, voire négatifs.
  Enfin, quand il y a trop de capacité éolienne dans la grille, certaines éoliennes doivent être arrêtées lors des périodes de trop forte production, ce qui augmente là aussi mécaniquement leur LCOE.
  En Grande-Bretagne, les coûts directement payés aux centrales, qu’elles soient éoliennes ou gaz, pour réduire leur production sont actuellement de environ un milliard de livres, 1,1 milliard d’euros, et pourraient s’envoler à environ 2,6 milliards d’euros en 2026.
  Les « coûts de grille », grid costs, sont liés à la plus grande surface occupée par les éoliennes, donc l’augmentation du nombre de points de connexion, ainsi que des pertes par transport sur de plus longues distances lorsque le vent souffle seulement dans certaines régions.
  Les « coûts d’équilibrage de la grille », balancing costs, sont liés à la nécessité de conserver davantage de centrales gaz actives pour amortir les à-coups de production liés aux sautes de vent de l’éolien.  Les turbines gaz tournent au ralenti et conservent ainsi une énergie cinétique suffisante pour entrer en action à quelques secondes près en cas de variation brusque de la puissance envoyée dans le réseau par l’éolien.
  Une part de production par centrales gaz est conservée car en l’état actuel de la technologie, le nucléaire n’est pas un bon amortisseur de chocs, il ne peut pas faire varier sa puissance instantanément.
  Cette part est quasi identique dans tous les scénarios :



  Mais les auteurs notent que plus la pénétration des ENRi augmente, plus la capacité nécessaire de centrales gaz pour générer la même quantité d’énergie augmente : trois fois plus pour le scénario 75 % !
  Les auteurs notent d’ailleurs que malgré ce taux de fonctionnement plus faible, le nombre de cycles démarrage-arrêt-redémarrage des centrales de Back Up en augmentera les coûts de fonctionnement et les risques d’usure prématurée.
  Pire encore…
  Pour des raisons technico-économiques trop longues à développer, les centrales dites « à cycle ouvert » OCGT sont préférables aux centrales à cycle fermé, CCGT[Combined Cycle Gas Turbine], pour assurer cette fonction de Gaz Peaker [Gaz/centrales électriques de pointe] de l’éolien mais elles ont l’inconvénient d’émettre 52 % de CO2 de plus que les centrales CCGT par MWh produit.
  Ce qui m’amène à examiner l’intérêt CO2 des différents scénarios.
  Les accords de Paris impliquent de faire passer les émissions de CO2 par kWh d’électricité produite de 430g, moyenne OCDE actuelle, à 50g. Avec 70 à 80g selon les années, la France est déjà proche de l’objectif.
  Voici les émissions de CO2 par kWh et par source en France selon le site @electricityMaps : le nucléaire est le plus performant, les fossiles émettent de 125 à 200 fois plus.



  Hé oui, le nucléaire est plus performant que l’éolien ou le solaire. La raison en est simple : par MWh produit tout au long du cycle de vie, une centrale nucléaire utilise environ 15 fois moins de matériaux que l’éolien, matériaux qu’il faut miner, raffiner, usiner, etc.
  On en déduit que n’importe quel mix qui ne comprendrait aucune électricité fossile serait en dessous de 50 g/kWh, mais qu’inclure ne serait-ce qu’un peu de fossiles peut nous faire passer au-dessus.
  Illustration avec la France d’aujourd’hui …
  Les fossiles, principalement le gaz, représentent 7,1 % de la puissance demandée moyenne mais 83 % des émissions liées à la production électrique sur l’année 2021.



  Donc non seulement les ENRi sont un peu moins bonnes que les centrales nucléaires du point de vue du CO2 émis mais les scénarios à haut niveau d’ ENRi imposent une augmentation des émissions des centrales gaz de backup.
  Ajoutons que les grilles à « haut niveau d’ ENRi » sont moins protégées par une année de « cygne noir climatique »["...développée par le statisticien Nassim Taleb, la puissance de l'imprévisible, est une théorie selon laquelle on appelle cygne noir un certain événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler, appelé « événement rare » en théorie des probabilités, et qui, s'il se réalise, a des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle ; source] Si une période sans vent ni soleil plus élevée que ce que nous avons connu se matérialisait, les risques de blackout seraient plus nombreux ; et dans le scénario 75 % qui n’aurait plus de centrales nucléaires et des backups 100 % gaz, les émissions augmenteraient encore plus fortement.
  Dans une autre étude l’Agence internationale de l’Énergie[AIE] résume par cette excellente formule le problème posé par l’intégration massive d’ ENRi dans des grilles conventionnelles ou nucléaires :
  " La valeur systémique des énergies renouvelables intermittentes tel que l’éolien et le solaire décroît lorsque leur part dans la production électrique augmente. "
  Bref, l’étude OCDE-NEA, qui colle avec les « résultats expérimentaux » de la France et de l’Allemagne, montre qu’en l’état actuel des technologies, l’inclusion d’ ENRi dans un pays fortement nucléarisé n’a AUCUN intérêt ni économique ni climatique. Un gouvernement sensé devrait dire « STOP, nous n’avons pas besoin d’augmenter la part des ENRi, arrêtons tout nouveau contrat de rachat garantis aux producteurs solaires et éoliens et reconcentrons-nous sur le nucléaire qui fut notre force ces derniers 50 ans ! »
  Mais nos dirigeants sont en train de faire tout l’inverse et devraient voter le 10 janvier prochain la catastrophique loi d’accélération du déploiement des ENR.
  Les raisons de cet entêtement m’interrogent.
  Vous pourriez m’opposer les objections suivantes :
  • L’étude est basée sur des chiffres 2015-2017, mais les ENRi ne vont-elles pas encore voir leur prix baisser ?
  • L’étude est celle des technologies existantes, les progrès des ENRi ne vont-ils pas changer la donne ? 
  • Vous n’avez pas parlé du scénario low cost VRE de l’étude qui indique une baisse de coût de grille, pourquoi ? 
  • La filière nucléaire a aussi ses problèmes, son LCOE augmente (cf twitt #7), comment vont évoluer les LCOE comparés du nucléaire et de l’éolien ? 
  • Et le foisonnement, change-t-il la donne ? 
  • L’étude ne considère le stockage de l’énergie produite en période de « surplus météo » que de façon marginale, pourquoi ?
  Toutes ces questions, et d’autres, sont excellentes mais ce billet étant déjà trop long, elles feront l’objet d’une suite dans quelques jours !

  Un billet tiré initialement du Thread de Vincent Bénard.

  Sur le Web

INDRE-ET-LOIRE, REUGNY : NOBLESSE, STARTUPEURS, POLITIQUES, MONDAINS, PRESSE, IL Y A BAL AU CHÂTEAU DE LA VALLIÈRE...

  " Il faut faire des fêtes bruyantes aux populations, les sots aiment le bruit, et la multitude, c'est les sots "
  Honoré de Balzac, Napoléon et son époque, Au temps jadis, Édition Colbert, I943, p. 325.

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L’ancien monde, la start-up nation, le château et la Préfète

Joséphine Kalache

  Depuis deux semaines, la classe politique tourangelle bruisse de rumeurs au sujet du départ de la Préfète d’Indre-et-Loire, Mme Marie Lajus, arrivée il y a un peu plus de deux ans à Tours. Le Canard Enchaîné de la semaine dernière y allait même de ses révélations, affirmant que ce serait une fronde d’élus locaux auprès du ministre de l’Intérieur M. Gérald Darmanin qui aurait provoqué le limogeage de la Préfète, à cause d’un ambitieux projet d’incubateur de start-ups à Reugny qui était bloqué à la suite de l’avis défavorable de l’Architecte des Bâtiments de France, avis que la Préfète avait eu l’outrecuidance de suivre et de faire appliquer, le tout dans le somptueux parc classé du Château Louise de la Vallière et ses arbres remarquables.
  Drôle de séquence qui provoque pas mal de remous, la presse hormis la Nouvelle République, NR, ayant signalé le caractère choquant de ce départ précipité. La sénatrice de Charentes Nicole Bonnefoy a pris ouvertement la défense de Mme Lajus en demandant des explications à M. Darmanin, suivie localement par M. Franck Gagnaire, secrétaire du PS37. Une pétition en ligne était également déposée par une association d’éducation populaire en soutien envers la Préfète qui avait laissé de bons souvenirs lors de ses précédents postes, notamment en assumant un légalisme et une portée sociale pour son action de représentante de l’État.
  Difficile d’avoir une idée précise sur les véritables raisons du départ de Mme Lajus, tant les informations en off circulent, mais en tout cas le Canard Enchaîné aura eu le mérite de mettre la lumière sur le projet en cours à Reugny.

Le coup de foudre
  Le conte de fées commence en 2018, lorsque Mira Grebenstein visite le Château Louise de la Vallière, en vente pour 1,5 millions d’euros, et qu’elle dit de suite à son mari « ne cherchons plus, pas besoin de visiter les intérieurs, c’est lui que je veux (…) cette maison m’a choisie. Dès que je l’ai vue, j’ai su que j’allais y donner tout mon cœur, ma passion, que j’allais faire en sorte que ce lieu retrouve sa majesté et ses lettres de noblesse ». Après un tel coup de cœur couvert par la NR, tout va très vite et le couple acquiert donc le château de 941m² de surface avec ses plus de quarante pièces et son domaine de 19 ha qui comprend de nombreux arbres remarquables, des jardins à la française, une piscine, une orangerie et quelques autres menus plaisirs, dont un futur conservatoire de la figue, un peu à la façon du conservatoire de la tomate du château de la Bourdaisière, en Touraine également, un modèle sur le plan du marketing, visiblement.
  L’année suivante, en 2019, Mira Grebenstein annonce qu’elle va y créer un hôtel de luxe — « le rêve d’une vie » —, elle qui « est diplômée des plus grandes écoles de management hôtelier de Suisse », une référence. Et à l’automne 2022, le 25 octobre, le grand jour de l’inauguration arrive enfin après quatre harassantes années et plus de 13 millions d’euros dépensés, où chaque matin, Mme Grebenstein « est là à 9 h pour le briefing avec les artisans, tailleurs de pierre, charpentiers, couvreurs, électriciens, menuisiers (…) et l’après-midi, elle court les antiquaires, les salles de vente, elle achète absolument tout, les meubles, les tableaux, les bibelots, la vaisselle, chaque lampe a déjà sa place dans son esprit ».

Quelle soirée les amis !
  Tout le monde est là pour la soirée d’ouverture, même la presse mondaine parisienne par l’intermédiaire du média Say Who qui publie les photos de la formidable réception. On y retrouve François Sarkozy, le frère de, médecin passé par l’industrie pharmaceutique et Aventis pour finir dans le consulting, notamment chez Publicis dont la principale actionnaire est Elisabeth Badinter. Il y a Jean-Pascal Hesse, directeur de la communication de Pierre Cardin et élu Les Républicains à Paris, Frédéric Bouilleux, directeur général adjoint du Château de Chambord, Yves Mirande, consultant en communication et spécialiste du design, notamment dans la presse. N’oublions pas Fabien Vallérian, directeur des arts et de la culture chez Ruinart, la maison de champagne, Amin Jaffer, directeur international du département des arts asiatiques chez Christie’s et Marie-Christine Clément, spécialiste en gastronomie et membre du Conseil d’Administration, CA, de Relais et Châteaux qui répertorie les demeures de charme et la grande restauration, tout en éditant un guide annuel, assez couru par la visibilité qu’il donne aux établissements répertoriés. Côté artistes, on compte bien entendu le décorateur italien Nicola Pelucchi et surtout le cultissime Jacques Garcia, le « roi des décorateurs » qui se sont occupés du château de la Vallière, apportant leur notoriété au projet.

 Capture d’écran d’une des photos des convives prise par Michel Huard pour Say Who

La fondation Mansart et le château-business

  Jacques Garcia, visiblement très réputé et influent, est par ailleurs membre du CA de la Fondation Mansart, une association qui entend « préserver et faire vivre des patrimoines de grand intérêt, qu’ils soient historiques ou contemporains : sites naturels et paysagers, sites historiques ou architecturaux, collections et musées ». Bien entendu, « la première volonté de la fondation est de préserver le patrimoine de façon durable afin de transmettre aux générations futures des biens de qualité et conservés dans leur intégrité ». Sont justement invités à la soirée d’inauguration du château de la Vallière Alexis Robin, Directeur Général de la Fondation Mansart, mais aussi collaborateur du sénateur LR d’Eure-et-Loir Albéric de Montgolfier — de famille noble —. M. Robin est également adjoint au maire LR de Maintenon, en charge du patrimoine. Il y a aussi Audrey de Montgolfier, la fille de monsieur le sénateur. Elle travaille à la fondation et écrit des romans afin de faire vivre un peu plus la mémoire des vieux châteaux oubliés comme ceux de Bagatelle et de Maintenon. Notons d’ailleurs que depuis 2019 le président de la fondation Mansart n’est autre qu’Albéric de Montgolfier lui-même qui, en tant que châtelain dans le sud de la France, est depuis longtemps sensibilisé aux difficultés rencontrées par les amoureux du patrimoine.
  La présence en force d’autant de membres de la fondation Mansart n’est pas un hasard, c’est toute une conception de la sauvegarde du patrimoine qui est ainsi mise en avant. En 1983, les propriétaires du Château de Maintenon en Eure-et-Loir lèguent le bâtiment et les terrains à une association qu’ils créent et qui deviendra la fondation Mansart. Cette dernière cède en 2005 au Conseil Départemental d’Eure-et-Loir, CD28, la gestion, l’entretien, l’exploitation et l’animation du Château. À l’époque, le président du CD28 est d’ailleurs… Albéric de Montgolfier. À noter qu’un terrain de golf a été crée en 1988 dans une partie du parc de la propriété, revendu depuis 2019 à un investisseur chinois. Parallèlement, à partir de 2012, un projet d’hôtel quatre étoiles voit le jour dans une autre partie du parc, immédiatement accolée au château et tout proche du terrain de golf. C’est Jean-Marc de Margerie, passé par un école suisse d’hôtellerie, issu du groupe Taittinger et ancien gestionnaire de palaces parisiens, qui investit dans ce projet ambitieux qui mettra quelques années à se réaliser et fera couler pas mal d’encre, notamment à cause du recours à une boîte bulgare pour comprimer les dépenses du chantier, boîte indélicate qui n’honorait ni salaires ni locations de logement pour les ouvriers. Notons aussi que la rénovation des écuries du château qui sont intégrées en partie au projet hôtelier avait suscité l’émotion de l’architecte des Bâtiments de France, mais bon, tout était rentrée dans l’ordre rapidement, les affaires avant tout. Retenez bien ce schéma de fonctionnement mêlant conservation du patrimoine avec le soutien de la puissance publique et la diversification du business autour du château, cette fois par des acteurs du privé, c’est important pour la suite…

 Château de Maintenon à droite, Hôtel Castel Maintenon à gauche, face au golf

Le beau monde
  Revenons à notre sauterie et pour finir, comment ne pas parler de la comtesse Laurence Bizard-Hamilton, ancienne de Sciences Po Paris passée par Lagardère avant elle-même d’acheter en Touraine le Château de Champchévrier et d’en devenir directrice? Son mari, le comte Gustaf Hamilton, marchand d’art et de design suédois contemporain est là aussi, non loin du Baron Dominique de la Tournelle, issu de Sciences Po et passé par Oxbow, Christian Dior, Waterman, Newman, Yves Rocher et Thierry Mugler, tout en s’occupant d’un syndicat de patrons du textile. Une chambre de l’hôtel du Château Louise de la Vallière porte même le nom d’une de ses ancêtres. Émotion.
  Ah, et n’oublions pas les politiques. Sont présent à la soirée M. Vincent Morette, maire PS de Montlouis et président de la communauté de communes à laquelle appartient Reugny ainsi que le député de la circonscription d’Amboise, M. Daniel Labaronne. Ce dernier, cadre LREM assez influent et facilement réélu en 2022, avait une carrière politique plutôt en dents de scie du temps où il était étiqueté plus à gauche. Say Who nous confie qu’il « est venu célébrer l’importance de ce projet voyant le jour pour la mise-en-valeur du patrimoine culturel de la région ». Et en effet, le député mouille la chemise pour le projet, il apparaît même en costume d’époque récitant un texte dans la vidéo promotionnelle du château de la Vallière. Sympa.

 

 Le député Labaronne en costume, récitant un texte dans une vidéo promotionnelle du Château de La Vallière.

  En tout cas, tous les délicieux convives étaient là pour célébrer le Château, et « marcher dans les pas de Louise de la Vallière, flâner dans les allées du Château et se laisser transporter au temps des rois de France et de leurs favorites. ». Mieux, « à vivre une expérience à la fois sensorielle et temporelle, une véritable immersion au siècle de Louis XIV et de fait dans l’histoire de France, tant sur le plan culturel que patrimonial ». Car il est vrai que « cette maison d’exception trône au milieu d’une forêt ancienne de seize hectares qui abrite une réserve d’espèces animales protégées. Bercés par la nature environnante et les jardins d’agrément, il est infiniment doux de séjourner dans ce havre de paix de Touraine. Au restaurant gastronomique L’Amphitryon (…) le chef élabore le menu avec l’aide d’un historien de la gastronomie. Le temps d’un séjour romantique, les hôtes peuvent également s’offrir une dégustation inoubliable au bar à champagne Le Saint-Évremond ou se détendre dans la piscine extérieure, chauffée toute l’année ». Et ne passons pas à côté du « Spa « La Rosée » qui emprunte le surnom évocateur de Louise de La Vallière, incarnation de la beauté au XVIIème siècle, par sa grâce et la pureté de son teint. Détendez-vous en salle de soins, dans le jacuzzi, sous la douche sensorielle ». Et bien sûr, il y a les chambres, facturées entre 500 et 900 euros la nuit : « l’élégance du XVIIIème siècle qui se dévoile dans ce grand boudoir au nom de Madame du Barry, la favorite qui aimait Louis XV pour ses qualités d’homme et non pour sa couronne. Les teintes pastels et le mobilier d’époque Louis XV sont le reflet de la personnalité de cette femme, à la beauté sans pareille et aux goûts raffinés. L’intimité et le charme de la salle d’eau sont sublimés par le marbre de Carrare, le trumeau antique et les boiseries. Le boudoir de Madame du Barry s’ouvre sur la cour d’honneur et son rempart du XIIIème siècle ».
  Petit plus pour vivre le grand frisson de l’Ancien Régime, le personnel du Château est vêtu en costumes d’époque. En tout simplicité.

L’ancien monde rencontre la start-up nation

  Plus qu’une célébration du bon goût et du patrimoine, cette soirée du 25 octobre célèbre avant-tout le couple de propriétaires installés en Suisse : Miroslava Grebenstein — dite en toute simplicité Mira —, directrice d’une boîte grossiste en mode de luxe et Xavier Aubry, titulaire d’un prestigieux MBA à la Harvard Business School après des études de vétérinaire, désormais reconverti dans les start-up.
  Après ses études, M. Aubry s’oriente rapidement vers le consulting spécialisé dans l’innovation, le management et l’ingénierie de projets. Il est membre du CA d’une association-lobby à Bruxelles qui regroupe les consultants du secteur et il a fondé Zaz Ventures en Suisse, boîte réputée dans l’accompagnement, la coordination et la prise en charge de la rédaction des dossiers de demandes de subvention de labos ou de consortiums public-privé qui développent des projets de recherche en robotique, intelligence artificielle, big data, nanotechnologies, thérapies géniques et technologies issues du quantique. Les deux époux sont au CA de Zaz Ventures, mais c’est Xavier Aubry qui dirige le cabinet, du reste visiblement en bonne santé : plus de 900 millions d’euros de subventions et investissements publics levés depuis 2014 pour les projets accompagnés, avec en général 10% de l’enveloppe qui va à la rémunération du cabinet, soit probablement un chiffre d’affaires dépassant les 10 millions d’euros par an.
  En fait, l’implantation du couple en Touraine ne se résume pas à la vie de château et depuis peu, une autre dimension business est apparue. L’esprit hyper-actif des premiers de cordée, que voulez-vous.


  En 2021, Zaz Ventures monte une sorte de succursale française qui répond au nom de Da Vinci Labs dont la direction est donnée à Xavier Aubry. La première année, la petite boîte n’a pas d’activité, mais en 2022, elle change d’adresse et occupe les locaux d’une jolie bâtisse que le couple semble également posséder ou du moins louer à Nazelles-Négron, commune toute proche de Reugny. Da Vinci Labs se consacre, selon les statuts que j’ai pu me procurer, à faire de la « recherche et du support aux entreprises dans les secteurs de hautes technologies ; conseil en formation, recrutement, marketing, communication, et financement de l’innovation ; communication et gestion de projets scientifiques ; location de bureaux et de matériel de recherche ; investissements dans les startups de hautes technologies ; organisation d’événements et d’escape games; production vidéos et artistiques; mécénat artistique, scientifique et culturel ». Depuis septembre dernier, la boîte a également intégré la cité de l’innovation Mame, incubateur géré par Tours Métropole et présidé par M. Thibault Coulon, par ailleurs vice-président de la métropole, passionné de numérique… et de catholicisme conservateur. En 2022 donc, Da Vinci Labs a accompagné un consortium spécialisé dans les technologie de la thérapie génique — PAT4CGT— qui a obtenu des subventions européennes et suisses à hauteur de presque 4 millions d’euros, faisant entrer 300 000 euros dans les caisses de la petite entreprise gérée par M. Aubry. Du reste, Da Vinci Labs entend monter en puissance, la boîte est très présente sur les réseaux sociaux, notamment grâce à l’embauche d’un spécialiste de la communication, elle édite un magazine semestriel en ligne et organise des concours autour de « l’art quantique ».

Le château 2.0
  Là où les choses deviennent vraiment intéressantes et follement avant-gardistes, c’est que Xavier Aubry a une idée beaucoup plus ambitieuse en tête, celle de fonder un incubateur pour les deeptech, à savoir l’Intelligence Artificielle, les ordinateurs quantiques et la biologie de synthèse. Mieux, ce futur incubateur devrait voir le jour dans… le parc du Château de la Vallière, oui oui, celui « au milieu d’une forêt ancienne de seize hectares qui abrite une réserve d’espèces animales protégées », celui qui suscite l’admiration de la Fondation Mansart , celle qui entend « préserver et faire vivre des patrimoines de grand intérêt (…) les sites naturels et paysagers ».
  Attention, on ne parle pas d’une idée en l’air, ce n’est pas le style de Xavier Aubry. Le projet est avancé, le bâtiment est déjà dessiné et il participe même à un concours donnant lieu à des financements de l’Union Européenne — on ne se refait pas — grâce à ses caractéristiques écologiques présentées comme hors du commun, et il est soutenu par la fine fleur de la classe politique locale.

Plan du projet de bâtiment Da Vinci Labs

  Le maire de Reugny, M. Nicolas Toker, on l’imagine, peut être aux anges : pensez à la manne sous forme de taxes et de dépenses des futurs pensionnaires de l’incubateur : NDLR : depuis, la municipalité a démenti toute pression dans cette affaire. Le patron de la communauté de communes, M. Vincent Morette, membre du PS — pas de sa branche la plus gauchiste — voit clignoter en grand les mots magiques : développement du territoire. Le Conseil Départemental est aussi de la partie— avec par exemple une subvention de 50 000 euros votée il y a quelques mois —, notamment par l’intermédiaire de son président M. Jean-Gérard Paumier, très influent notable de la droite locale, proche de M. Labaronne, et que l’on donne candidat aux prochaines sénatoriales de 2023. On comprend alors que le projet et ses retombées positives dans nombre de petites communes rurales du coin, ça pourrait se traduire en votes de grands électeurs. Enfin, M. François Bonneau, président PS de la Région Centre depuis un bon moment, et là non-plus, pas le plus bolchévique, très distant par rapport à la Nupes, aux convictions écologiques tout en nuances et visiblement fasciné par le développement économique sauce high-tech, quitte aussi à soutenir l’ancien monde, par exemple en aidant fortement le maintien sous perfusion de l’aéroport de Tours. C’est le programme d’investissement public régional Dev’Up — dont Thibault Coulon est l’un des administrateurs — qui accompagne le projet d’incubateur. On retrouve même des articles à ce sujet dans la NR, mais sous la forme de contenus publi-rédactionnels, c’est à dire que Dev’Up a acheté au journal des espaces pour faire de la communication institutionnelle. On apprend donc que « ce lieu unique de 4000 m² mettra véritablement les technologies quantiques, l’intelligence artificielle et la biologie synthétique au service de la planète. L’enjeu de cette structure de recherche et d’incubation sera en effet de permettre aux startups de répondre de manière compétitive aux défis écologiques de demain, et de faire émerger les futurs champions de nos filières d’excellence (…) Sa concrétisation aura un formidable impact sur l’écosystème local d’innovation. Elle complétera l’offre d’accompagnement régional des Deeptech et sera aussi un nouvel élément d’attractivité du territoire ! ». De quoi avoir des étoiles dans les yeux et un petit goût de Silicon Valley[" vallée du silicium ", désigne le pôle des industries de pointe situé dans la partie sud-est de la région de la baie de San Francisco, Californie, USA] arrosée de Montlouis demi-sec.

Photo des élus cités ci-dessus réunis aux côtés du Da Vinci Labs : Morette, Labaronne, Aubry, Bonneau, Toker, Paumier et Coulon. Selon mes informations, il ne s’agit pas d’une réunion en non-mixité, rassurez-vous.

Les premiers de cordée

  Mais Xavier Aubry, il a aussi des amis dans le business, voyez plutôt. Pour 2023, Da Vinci Labs annonce accompagner deux projets, Swiftt et Equality, autour de l’intelligence artificielle. Mais ce qui aiguise l’appétit de nouveau monde de nos élus, ce sont les partenaires affichés du projet d’incubateur. D’un côté, Pasqal, boîte de recherche en informatique quantique — le grand fantasme actuel — crée en 2019 par M. Alain Aspect, devenu prix Nobel de physique en 2022 et M. Christophe Jurczac. De l’autre, Qubit Pharmaceuticals, créé par Robert Marino et dont Christophe Jurczac est administrateur. Le point commun entre ces deux boîtes porteuses d’espoirs d’innovation et de déferlement de cash-flow est d’être en partie financées par un fonds nommé Quantonation, dirigé par Charles Beigbeder et… Christophe Jurczac. Ce dernier est passé par Polytechnique, Normale Sup, l’ ESCP[École supérieure de commerce de Paris] puis la Stanford School of Economics avant d’intégrer des postes importants dans des ministères puis de partir pour Poweo, boîte créée par Charles Beigbeder pour tailler dans les croupières d’EDF après l’ouverture à la concurrence du secteur. Ensuite, il a été ou est encore administrateur d’une petite vingtaine de start-up partout dans le monde avant d’intégrer la direction de Quantonation en 2018. Charles Beigbeder, lui, est le frère de l’écrivain. Il a fait l’école Centrale avant de bosser pour Matra et de s’orienter vers l’activité bancaire chez BNP puis le Crédit Suisse. Il monte et revend des boîtes à toute vitesse et il est actuellement à la tête du fonds d’investissement Audacia, tout en mettant des billes aussi dans les start-up de l’aérien et dans les voitures autonomes. Cultivant plusieurs talents, Charles Beigbeder mène en parallèle une carrière politique. Il tente de prendre la tête du Medef sans succès et il se présente sous l’étiquette UMP à Paris, mais il se fait exclure du parti à cause d’une trahison. Depuis, il milite ouvertement aux côtés de Charles Millon pour l’union des droites, assumant vouloir nouer des alliances avec le RN et se faisant remarquer par ses rencontres sans complexes avec Éric Zemmour il y a quelques années, avec Marion Maréchal et Robert Ménard plus récemment.  D’ailleurs, il investit dans des médias et détient des parts des très réactionnaires l’Incorrect et Atlantico. Catholique très pratiquant et membre du Rotary Club, il se dit membre de l’Opus Dei, groupe très conservateur, longtemps compromis avec la dictature Franquiste en Espagne et avec Pinochet au Chili et lié à de nombreux scandales de corruption. Bref, les réseaux de Xavier Aubry sont puissants et influents, on l’aura compris.

Un grain de sable dans la mécanique quantique

  Petit bémol à ce projet mené de main de maître, c’est l’avis défavorable de l’architecte des bâtiments de France qui s’oppose à ce chantier qui détruirait et dénaturerait fatalement le site naturel du parc du Château de la Vallière. L’avis a donc été suivie par la Préfète d’Indre-et-Loire, Mme Marie Lajus, d’autant plus que le gouvernement d’Emmanuel Macron multipliait les discours à teneur écologique et portait une nouvelle législation sur le sujet.
  La nouvelle a douché les espoirs de pas mal d’élus engagés sur le dossier et c’est selon le Canard Enchaîné la raison pour laquelle nombre de notables locaux de la politique ont décroché leur téléphone pour alerter M. Gérald Darmanin du danger de cette Préfète par trop regardante et procédurière, et ce alors qu’il y a eu pas mal de tensions depuis 18 mois, les pratiques de pas mal d’élus locaux étant peu compatibles avec l’approche rigoureuse de Mme Lajus. D’ailleurs, un communiqué de presse du Da Vinci Labs du 25 novembre dernier citait le député Labaronne qui prenait ouvertement parti : « Ce projet ambitieux est conditionné à la modification du plan local d’urbanisme et l’obtention du permis de construire, qui font actuellement l’objet de procédures avec les services compétents. DEV’UP a joué un rôle prépondérant dans ces échanges et nous avons hâte que les discussions aboutissent. Le temps est compté, pour répondre à ces défis planétaires. Et il enfonce le clou auprès de la NR le 2 décembre : « il y a un décalage entre la perception de la préfecture avec l’écosystème qui soutient Xavier Aubry. Depuis le début, la DDT (direction départementale des territoires) et la préfecture ne croient pas dans le projet. Est-ce qu’on a peur que la France réussisse ? Chaque mois de perdu est un mois de perdu pour l’industrie française. Quand il y a un projet d’intérêt général, il existe des dérogations ».

L’incubateur du Da Vinci Labs en images de synthèse pour les Echos

  Quelques jours plus tard, le 7 décembre, au congrès de l’association des maires d’Indre-et-Loire, Jean-Gérard Paumier prenait la parole et tenait des propos interprétés comme une critique directe de la Préfète, considérant que la confiance entre les élus locaux et la représentante de l’État n’était pas au rendez-vous, et que cela ralentissait la Touraine, propos rapportés par la NR le 10 décembre dans un drôle d’article qui reprenait essentiellement les éléments de langage des élus de la droite et de la ruralité. En fait, à ce même moment à Paris, en conseil des Ministres, Gérald Darmanin démissionnait la Préfète Lajus. Chronologie que des élus de gauche et le Canard Enchaîné n’imputent pas au plus grand des hasards.
  À la place est nommé M. Patrice Latron, 61 ans, issu de la formation militaire de Saint Cyr, il devient d’ailleurs chef de groupe puis gravit les échelons chez les chasseurs parachutistes. Dans les années 90 il travaille auprès de Balladur puis Juppé et devient préfet. Il alterne ensuite avec des postes dans les ministères, et prend du galon sous Macron, devenant coordinateur du déploiement du SNU[Service national universel] puis est nommé directeur de cabinet de la ministre en charge des anciens combattants. Des militants de gauche dans des départements où il a exercé le qualifient de totalement déconnecté des sujets sociaux et plutôt porté sur le sécuritaire. Vu le contexte de crise et les enjeux politiques ces prochains mois, son profil inquiète pas mal les acteurs de la solidarité et de l’aide aux migrants qui appréciaient travailler avec Mme Lajus et ses services, notamment après les mauvais souvenirs laissés par la précédente Préfète — Mme Corinne Orzechowski — et sa gestion des flux migratoire et des manifs des Gilets Jaune.

Drôle de coin, la Touraine
  Voilà, ainsi va la Touraine, enchaînant les hommages permanents à Balzac et à ses histoires de notables ventripotents, mettant en scène la fusion des intérêts politiques et économiques, individuels et claniques, publics et privés, aristocratiques et bourgeois — version high-tech —, avec l’assentiment de certains élus, dans un entre-soi qui ne se dissimule même plus, le tout rendu encore plus explicite avec un décor d’Ancien Régime.
  Des hommes d’affaire suisses, un château, des élus, un prix Nobel, des investisseurs, des aristocrates, des subventions, des réseaux, des familles connues, des artistes renommés et l’espoir d’une jolie plus-value. On passe de Balzac aux Pinçon-Charlot tout à coup.

  Sur le Web

GALICE : HOMMAGE À CES EXILÉS INCONNUS QUI LIBÉRÈRENT PARIS EN PREMIER LE 24 AOÛT 1944

  " Les morts se transforment en même temps que les vivants parce que ce sont eux qui les font revivre. "
  Régis Debray, Un été avec Paul Valéry, Éditions des Équateurs, 2019, p. 171.

 

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Les Galiciens qui ont vaincu les nazis

Eric Sionneau

   ... Traduction, d’un article d’Arturo Losada dans Luzes/Publico paru le 20 décembre 2022.
Il retrace, entre autres, la vie d’ Ángel Rodriguez Leira, surnommé « Cariño Lopez »...

  Víctor Lantes, fils d’aubergistes de La Corogne, a utilisé un mortier dans les forêts de France contre les chars Panzer de l’armée allemande. Ángel Rodríguez Leira, surnommé « Cariño López », a participé à la libération de Paris et à l’assaut de la résidence du Führer. Ils ont mené une guerre de neuf ans contre le fascisme. Ils ont combattu Franco et Hitler. Ils ont perdu à domicile et gagné à l’extérieur. Plus jamais ils ne retourneront au sud des Pyrénées.

 Víctor Lantes, assis, avec quelques collègues. Photo cédée par Evelyne Mesquida

 
  Ángel Rodríguez Leira est né à Cariño, La Corogne, en 1914.
  Il a travaillé comme pêcheur de pouces-pieds [espèce de crustacés cirripèdes marins à pédoncule charnu et court, qui vit fixé aux rochers battus par les vagues] et marin, était un militant CNT [Confédération nationale du travail], s’est marié et a eu deux enfants, Ángel et Marina. Et puis la guerre civile a éclaté. Il a été recruté de force par les rebelles et contraint de porter leur uniforme. Mais ce fut pour une courte période, puisqu’il déserta dès qu’il le put pour se battre avec le côté loyaliste avec un autre habitant de Cariño, Antonio Yáñez, ou Gharepo.
   En mars 1939, ils se retrouvent piégés à Alicante, l’une des dernières provinces à tomber. Avec cinq autres compagnons, ils ont quitté Guardamar del Segura dans un petit bateau qui était « une embarcation de fortune », selon l’un des petits-fils d’ Ángel, Andrés Alonso. Ils l’ont rempli d’oranges et ont traversé la Méditerranée en quatorze jours, jusqu’à Beni Saf, en Algérie française. Comme beaucoup d’autres exilés républicains à cette époque, ils sont considérés comme dangereux par les autorités et sont internés au pénitencier de Suzzoni.
   Selon Alicia Alted dans le livre « La voix des vaincus », Suzzoni était une ancienne forteresse transformée en prison, dépourvue d’hygiène, où quelque 300 républicains étaient détenus. L’un d’eux, l’aviateur Joaquín Tarazaga, se souvient : « Le régime alimentaire était très spartiate, ils ne nous donnaient qu’un morceau de pain pour quatre, des lentilles et du rutabaga, une sorte de navet. Lorsque j’ai été hospitalisé, en avril 1939, je pesais 67 kilos, et en décembre, quand je me suis évadé, seulement 35 ″.
  Les deux amis galiciens ont également tenté de s’échapper de cet enfer à deux reprises, sans succès. L’opportunité n’arriva qu’en 1942, lorsqu’ils furent recrutés, à nouveau de force, dans le Corps Francs d’Afrique.
   L’armée américaine venait de débarquer au Maroc et en Algérie et les colonies françaises s’étaient dépêchés de vider les camps de prisonniers pour former ce bataillon avec lequel affronter la Deutsches Afrikakorps de Rommel.

Cariño López 

  La France connaît alors une schizophrénie, entre la soumission collaborationniste au régime de Vichy et la résistance de la France libre des partisans de De Gaulle en exil. L’arrivée des Américains fit que personne ne voulait être pris pour un Vichyste. Cependant, ces Corps Francs furent immédiatement dissous, après quelques combats en Tunisie. Ángel et Antonio choisirent alors de s’enrôler avec le général Leclerc, qui venait de se battre dans toute l’Afrique sous la bannière de la France libre. En raison de son prestige acquis au combat, il fut choisi pour commander la 2e division blindée, une unité nouvellement créée au sein de l’armée du général Patton. Elle était composée de 14 000 hommes de 32 nationalités, dont quelque 2 000 étaient des républicains espagnols. Les deux fugitifs du village de Cariño se sont ainsi retrouvés dans la 9e compagnie, La Nueve, presque entièrement composée de vétérans de la guerre civile.
  Ángel Rodríguez Leira a décidé d’utiliser le nom de Cariño López, pour cacher son identité et laisser ainsi son lieu d’origine indiqué. C’était une pratique courante parmi les soldats, et même dans le commandement. Leclerc lui-même a caché son vrai nom, Philippe de Hauteclocque [dit Leclerc, 1902-1947 ; Maréchal de France ; ...En juin 1944, il débarque, à la tête de la 2e division blindée, en Normandie et entre dans Paris où il reçoit la reddition de Choltitz : 24 août. Après s'être emparé de Saverne, 23 novembre 1944, il libère Strasbourg et entre à Berchtesgaden. Commandant supérieur des troupes en Indochine, 1945,, il signe, pour la France, l'acte de capitulation du Japon. Inspecteur des troupes d'Afrique du Nord en 1946, il sera élevé au maréchalat à titre posthume : 1952 ; Larousse] pour épargner à sa famille d’éventuelles représailles de la part des vichystes.
  La 2e division blindée s’installa en Écosse, avant de débarquer en Normandie début août 1944, deux mois après le jour J, la zone étant déjà sécurisée pour permettre le passage des blindés. La 9e compagnie, composée d’hommes ayant l’expérience du combat, était toujours à l’avant-garde. C’était une unité motorisée, transportant des armes antichars sur des half-tracks tout-terrain rapides. Les soldats y avaient peint le drapeau de la République espagnole et les baptisèrent avec des noms de batailles de la guerre civile, comme Madrid, Ebro, Guadalajara ou Brunete. Cariño López pilotait le Guernica, et il ne lui aura pas fallu longtemps pour se faire un nom avec son adresse au tir avec le canon 57.
  C’est ainsi que le raconte le capitaine Raymond Dronne, l’officier français commandant cette compagnie d’exilés. Dans ses mémoires, « Carnets de route d’un croisé de la France Libre », il met en exergue le rôle des républicains espagnols dans la lutte pour la libération de la France, « animés d’un énorme désir de revanche et de victoire ». Il y loue la capacité de Cariño López à détruire les véhicules blindés allemands et le définit comme « un homme de grand sang-froid ». Il a dû le prouver très tôt. Le 19 août, La Nueve contenait toute une division SS dans la ville d’ Écouché, dans une bataille acharnée. Cariño López a passé 24 heures sans s’éloigner de son canon, sur lequel « il inscrivait une croix gammée pour chaque char détruit » , selon son petit-fils Andrés.
  Dans la nuit du 24 août, cette unité sera la première à entrer dans Paris et à atteindre l’Hôtel de Ville. Là, de façon surprenante, un lieutenant valencien, Amado Granell, rencontre le chef de la résistance, Georges Bidault, et la photo de la rencontre fit la une du journal Libération. En deux jours, la capitale fut libérée, dans une victoire qui marqua le début de la fin de la guerre. Ces half-tracks aux noms étranges occupèrent une place prépondérante dans le défilé triomphal sur les Champs-Élysées.
  Dans les semaines qui suivirent, la compagnie paya un lourd tribut en vies humaines pour contenir les Allemands sur les rives de la Moselle, couvrant l’avancée du reste de la division. Le caporal Cariño López de nouveau joua un rôle de premier plan : il détruisit cinq Panzers en cinq coups. Le 26 septembre 1944, il fut décoré à Nancy avec le sous-lieutenant Miguel Campos et le sergent Fermín Pujol, par Charles De Gaulle lui-même. Le même De Gaulle qui affirmera plus tard que seuls des Français ont participé à la libération de Paris. La récompense a dû être amère pour le Galicien : quatre jours plus tard, il verra mourir son ami Antonio Yáñez, dans une attaque contre la ville alsacienne de Vacqueville, avec deux autres compagnons.
  Le pêcheur de pouces-pieds devint sergent et participa à la libération de Strasbourg, où le froid était un ennemi aussi dangereux que les Allemands. Il restait peu d’hommes parmi ceux qui s’étaient enrôlés en Algérie. Raymond Dronne explique qu’après chaque combat, les vides étaient comblés par de jeunes Français, presque tous dépourvus de formation militaire.  « Les anciens combattants prenaient sous leur aile ces recrues inexpérimentées, les entraînaient et les protégeaient ; ils se comportaient en parents inquiets »  . À la fin de la guerre, seuls 16 des 156 de La Nueve sont revenus vivants à la maison.

 

 L'agenda du général Leclerc après la libération de Strasbourg

   Sa dernière étape dans ce périple guerrier fut au Nid d’Aigle, le refuge de hauts fonctionnaires nazis. Il était situé dans le village alpin de Berchtesgaden au sud de Salzbourg, et défendu par les dernières troupes SS. Beaucoup d’entre eux n’étaient guère plus que des adolescents fanatiques, mais la bataille n’en fut pas moins rude. Les Américains atteignirent la ville les premiers, mais ce sont les hommes de Leclerc qui prirent le Nid d’Aigle, et y firent flotter le drapeau français le 5 mai 1945. L’artilleur de Cariño était présent, et en ressortit avec une montre en or qui est toujours dans la maison d’une de ses filles aujourd’hui.
  Ángel a gagné sa grande guerre contre le fascisme en Europe, mais il dû rester chez lui. Il n’est jamais revenu en Espagne, sachant qu’un peloton d’exécution ou une balle dans la nuque l’attendait ici. Il séjourna en France, où il se maria et aura deux autres filles avant de mourir à Paris en 1979. Depuis 2010, une plaque à Cariño, Galice, commémore ce vétéran du combat pour la liberté. Ses enfants galiciens et certains de ses petits-enfants vivent toujours dans cette ville.

 La carte de réfugié de Cariño López. Photo avec l'aimable autorisation d' Andrés Alonso.

Deux fois exilé, trois fois prisonnier

  Víctor Lantes est né à La Corogne en 1919 et mort en 2007 à Paris. Dans les dernières années de sa vie, il a été interviewé par l’historienne Evelyn Mesquida, pour son livre « La NUEVE, ces Espagnols qui ont libéré Paris ». Il a raconté que ses parents avaient « une auberge » près de la gare de San Cristóbal, où il a passé « les années heureuses de la petite enfance ». Cependant, déjà en 1923, il a dû fuir avec sa famille. À cette époque, la ville connut une dure grève générale, convoquée par les anarchistes, qui fut brutalement réprimée par la dictature de Miguel Primo de Rivera [Miguel Primo de Rivera y Orbaneja, 1870-1930 ; Général et homme politique ; Capitaine général de Catalogne, 1921, il s'empare du pouvoir le 13 septembre 1923 à la suite d'un coup d'État militaire entériné par le roi. Chef du gouvernement, il forme un directoire militaire qui supprime les libertés démocratiques. Au Maroc, avec l'aide de la France, il met fin à la rébellion d'Abd el-Krim, 1925, puis abolit la loi martiale : 1927. Face à l'opposition grandissante de l'armée et de l'université, il ne peut rétablir la situation économique et doit démissionner le 28 janvier 1930 ; Larousse]. Les parents de Lantes, aubergistes, avaient hébergé et aider plusieurs dirigeants syndicaux, c’est pourquoi ils ont été forcés de s’enfuir.
  Le petit Víctor Lantes a grandi à Bayonne, France, avec sa grand-mère et quelques oncles. Les parents ont suivi la voie ouverte par tant d’autres Galiciens et sont allés à Cuba pour gagner de l’argent. « Ma mère est revenue cinq ans plus tard. Elle a eu deux autres enfants, un garçon et une fille. Peu de temps après nous sommes partis pour Alger. Mon père est parti pour New York, et de là il envoyait de l’argent de temps en temps. Puis il est revenu avec nous. Ma mère avait déjà une épicerie et ils travaillaient ensemble », dit-il dans le livre de Mesquida.
   Lorsque l’armée s’est soulevée contre la République, Víctor Lantes, 17 ans, travaillait dans une usine comme monteur et était membre des Jeunesses communistes. Au début de 1937, Víctor Lantes est mobilisé et entre dans l’artillerie, mais il pense avoir passé assez de temps dans l’armée espagnole et déserte. Il arrive par bateau au Maroc, où il est arrêté dès qu’il a mis le pied à terre.
  Il se retrouve en prison, au pénitencier d’ Oujda, contrôlé par des sympathisants du régime de Vichy. Au bout de quelques semaines, ils lui font une offre : soit s’enrôler dans la Légion étrangère, soit retourner en Espagne. Il choisit la première option et fut envoyé pour contenir l’avancée des Anglais et des Américains. Il a passé trois mois ainsi avant d’avoir l’opportunité de déserter.
  En août 1943, sous le surnom de Vedrune, Lantes s’engage dans la 2e division blindée du général Leclerc, « un homme extraordinaire ». Il conduisait un half-track américain, le Catapulte, qu’il pris à Casablanca et dont il ne descendit qu’à la Libération. Il rejoint la compagnie de soutien au Troisième Bataillon, où un tiers des soldats étaient espagnols.
   Après avoir débarqué en Europe, son unité se confronte aux Allemands à Laval et à Argentan, près de la Normandie, et surtout dans les batailles d’ Écouché et de la forêt d’ Écouves : « Là j’ai vu comment un garçon qui voulait sortir d’un char en feu et ne le pouvait pas. Il criait et hurlait, et le char était en feu, et nous ne pûmes rien faire pour lui », se souvient Victor Lantes. Ils sortirent vainqueurs de ces batailles, et parcoururent 270 kilomètres en deux jours pour atteindre Anthony, dans la banlieue de Paris, où ils surprirent les forces allemandes et les dispersèrent à coups de mortier. Ce jour-là, l’homme de La Corogne a tiré plus de vingt obus. Ils ont ainsi contribué à ouvrir la voie à La Nueve pour entrer dans la capitale française et s’emparer de l’hôtel de ville le soir même.
 « Peur ? Non, honnêtement, je n’avais pas peur. J’ai vécu des moments très difficiles, mais j’ai toujours cru que j’aurais de la chance  », a assuré Víctor Lantes à Evelyn Mesquida, quelques années avant de mourir chez lui, avec sa famille. Il s’est marié en France et a eu deux enfants, qui vivent aujourd’hui à Toulon, en Provence. Il n’est jamais retourné dans sa Corogne natale, où personne ne connaît son nom, mais où jusqu’à récemment il y avait une rue pour la « division azul » [Division Bleue ; "... surnom donné à la 250e division d'infanterie de la Wehrmacht, officiellement dénommée División Española de Voluntarios, Spanische Freiwilligendivision en allemand, qui était un corps de 17 692 volontaires espagnols créé à la fin du mois de juin 1941 par le général Francisco Franco et mis à disposition de la Wehrmacht de l’Allemagne nazie, celle-ci devant les équiper avec des uniformes allemands, pour combattre sur le front de l’Est... " ; source] et une avenue pour le général Sanjurjo [José, 1872-1936 ; après avoir été haut-commissaire au Maroc, 1925, et avoir réprimé la sédition de Valence, 1929, il se rallie au régime républicain : 1931. Il dirige une insurrection à Séville, 1932, est arrêté, condamné, puis gracié : 1934. Il se réfugie au Portugal, d'où il prépare, en liaison avec le général Franco, le soulèvement de 1936. Mais l'avion qui le ramène en Espagne, s'écrase au sol au départ ; Larousse].

 Víctor Lantes en 2005.  Photo cédée par Evelyne Mesquida


Quelques rares cas en exil galicien
  La plupart des Galiciens qui ont fui pendant la guerre civile ont regardé de l’autre côté de l’Atlantique. « Après tout, Buenos Aires, La Havane, Montevideo ou New York pouvaient paraître plus proches que la France ou l’Algérie pour un paysan ou un marin galicien, en raison des réseaux microsociaux tissés par l’émigration au XIXe siècle », explique le professeur Xosé Manoel Núñez Seixas, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Santiago et auteur avec Pilar Cagiao du livre Itinéraires de l’exil. Il était plus facile de demander l’aide d’un oncle, d’un cousin ou d’un parent aux Amériques que de tenter sa chance de l’autre côté des Pyrénées ou en Afrique du Nord. Surtout si l’on tient compte du fait que la Galice est tombée aux mains des rebelles en l’espace de dix jours.
   Cependant, il existe plusieurs cas de Galiciens qui ont réussi à fuir ou qui se trouvaient dans la zone loyaliste au moment du soulèvement militaire, raison pour laquelle ils ont fait la guerre avec le camp républicain. Il y avait même un bataillon de milices populaires galiciennes, composé de paysans qui faisaient la moisson en Castille, et qui joua un rôle important dans la défense de Madrid. « Ceux qui ont survécu au conflit ont été contraints de suivre le sort des exilés. Ils ont franchi la frontière française dans les premiers mois de 1939. Ceux qui ne pouvaient s’embarquer pour l’Amérique n’avaient d’autre choix que de survivre à Vichy en France ou de participer à la Résistance », dit Núñez Seixas.
  Entre janvier et avril seulement, plus d’un demi-million de personnes ont traversé les Pyrénées pour fuir le régime de terreur des vainqueurs, selon le chiffre qui semble faire le plus consensus parmi les historiens. Le Gouvernement français ne leur a pas réservé un très bon accueil. Tous ceux qui avaient des antécédents de combattants ou de militants politiques étaient enfermés dans des prisons et des camps de concentration, où ils souffraient de la faim, du froid et des mauvais traitements. Beaucoup sont morts à l’intérieur de ces clôtures, certains se sont échappés, d’autres ont été réclamés par des proches. Beaucoup d’entre eux se sont vus obligés de s’enrôler dans l’armée française. Hitler pratiquait le blitzkrieg, guerre éclair, et il n’était pas question de gaspiller des vétérans.
   Geneviève Dreyfus-Armand [Historienne, Docteur en histoire, Conservateur général des bibliothèques ;  Cofondatrice du CERMI, Centre d'études et de recherches sur les migrations ibériques, en 1996 ; présidente et directrice de publication de la revue Exils et migrations ibériques au XXe siècle de 2011 à 2018. Présidente d'honneur du CERMI depuis cette date et, Vice-présidente de l'association Présence de Manuel Azaña et présidente d'honneur de Caminar : Coordination nationale des descendants et amis des exilés de l'Espagne républicaine ; source] calcule qu’en juin 1939 il y avait 170 000 détenus dans les camps, mais qu’en novembre il y en avait encore 53 000. Le Répertoire bibliographique de l’exil galicien a identifié 1 320 Galiciens dans cette situation. « Leur nombre est peut-être sous-estimé, mais ils ne représentent, en tout cas, pas plus de 6 % du groupe des exilés républicains en France fin 1939 », calcule Núñez Seixas.
  L’un d’eux était José Romero, un pêcheur et militant anarchiste de Boiro, La Corogne, que le coup d’État de 1936 a surpris en train de travailler dans le port de Pasaia, à Guipúzcoa. Il a fait la guerre sur le front nord jusqu’à ce que fuir avait plus de sens que de se battre. Il était dans le camp de réfugiés du Barcarès en France, dont il a réussi à sortir en 1940, lors de l’invasion nazie. Après la défaite rapide de l’armée française, il rejoint les maquis qui résistent aux Allemands et reste dans leurs rangs jusqu’en 1945. Au fil du temps, il écrit de Marseille à sa sœur émigrée en Argentine pour lui demander son aide et il arrive à Buenos Aires en 1950. Son nom figure au répertoire, ainsi que celui de bien d’autres Galiciens qui furent dans les camps d’ Argelès sur Mer, Béziers, Sepfonds, Tarn-et-Garonne, Le Vernet…
  Il faut aussi se souvenir d’un certain Gayoso. Il a combattu en Norvège et a été décoré pour sa bravoure. Il fait partie de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, postée en Scandinavie en mai 1940 pour contenir l’attaque allemande. Il a combattu dans la bataille de Narvik, un village de pêcheurs stratégiquement important. Les journaux de campagne relatent l’exploit de 40 hommes, qui se sont vu confier la mission suicide d’expulser les nazis de la ligne de front 220, un col de montagne d’où ils dominaient le champ de bataille. Ils traversèrent un torrent d’eau et de glace, sautèrent de pierre en pierre et sous le feu de quatre armes automatiques, et ensuite gravir la pente. Avec des grenades, ils ont réussi à déloger trois des nids de mitrailleuses, mais le quatrième a nécessité un assaut frontal.
  Erwan Bergot explique dans le livre La Légion au combat, que « les uns après les autres, les hommes tombèrent sous le feu allemand. La dernière tentative fut faite par trois légionnaires espagnols —Málaga, Pepe et Gayoso—, les deux premiers tombèrent bientôt dans un ravin en contrebas , et furent fauchés par les tirs de la quatrième mitrailleuse, mais le troisième réussit à poser le pied sur le rebord, à renverser la mitrailleuse et à abattre l’officier allemand d’un coup de crosse . Ainsi fut conquise la ligne de front 220 » . Gayoso a reçu la médaille militaire de la bravoure, et on sait peu de choses sur lui. La 13e demi-brigade était l’un des corps militaires qui suivirent De Gaulle dans l’exil anglais, pour combattre pour la France libre.
   Je crois qu’il y a bien d’autres d’histoires similaires, mais il est difficile de reconstruire les pistes.  Nous avons déjà vu que dans leur enchaînement d’évasions, de désertions et de passages de frontière, les exilés changeaient de nom pour éviter les représailles. Ajoutez à cela le fait que les Français avaient tendance à s’empêtrer dans cette manie ibérique d’avoir deux noms de famille, et nous verrons pourquoi les registres officiels prêtent à confusion. Certains, comme Víctor Lantes et Cariño López, ont survécu pour raconter l’histoire. Beaucoup d’autres ont été laissés pour compte, sans que personne n’ait la possibilité de savoir qui ils étaient, où ils étaient nés ou pourquoi ils se battaient.

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