L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXV

Précédemment
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  Cette décision a été prise sur le désir énergique des chefs de corps, sans que le maréchal osât émettre un avis contraire. N'eût-il pas agi en chef plus sage, plus honnête s'il avait dit franchement à ses lieutenants ce que l'on savait déjà depuis longtemps : que des pourparlers étaient engagés avec l' état-major allemand; qu'il attendait le retour de la mission Bourbaki; et que c'est pour ce motif qu'il avait pu préserver la ville d'un bombardementccxlix
  Une grande effervescence  régnait dans le camp depuis la veille. Le 7, de grand matin, les ordres furent rapidement transmis. Le bruit d'une sortie allait enfin se confirmer par cette dernière prise d' armes. C' est dans cette mémorable journée que devait se décider le sort de l' armée.
  L' espoir tant ébranlé renaissait, le vœu de I0.000 officiers tant de fois exprimé allait enfin se réaliser; car aucun de nous ne s'était arrêté à la pensée que le cercle ne serait pas rompu.
  Au milieu de cet enthousiasme qui jetait un baume sur le passé, tout à coup le bruit se répandit, avant la mise en mouvement de la division des voltigeurs de la garde désignés pour engager l'action à l'avant-garde, [c'est le bataillon des chasseurs de cette arme qui est désigné et qui va s'y illustrer le plus] que tous les corps ne seraient pas engagés. Cette rumeur circula dans les bivouacs; on prétendit que c' était pour faire des démonstrations sur d' autres points, pour diviser les forces de l' adversaire et le mettre dans l' incertitude sur le véritable point d' attaque.
  La direction de l' attaque fut confiée au maréchal Canrobert; le principal effort se porta sur les fermes des Tapes, [ou Tappes; " Au milieu de Saint-Remy, une route, — rue de l’Étang,— mène à La Maxe, et au barrage d' Argancy. Au bout de la ligne droite longeant les étangs, à la bifurcation Barrage d' Argancy/La Maxe, se situe l'ancienne ferme fortifiée des Grandes Tappes. Cette ferme a été formée par l'abbaye de Justemont sur un terrain acquis de Gervais de Lezzy vers 1170, auquel s'ajoutèrent 50 journaulz de terre donnés par Richolde, de l'abbaye de Saint-Clément. Par la suite, les grandes Tappes devinrent propriété de l'abbaye Saint-Vincent de Metz. Chroniques du Graoully n°19-2009, p. I5. ; sur le Web] obstacles fortifiés par l' ennemi dans la direction que devait suivre l' armée. Les troupes du 6corps et les voltigeurs de la garde se distinguèrent d' une telle façon, que ces obstacles furent enlevés au pas de course en un élan irrésistible.
 
Les Grandes Tappes, cadastre de I845. Source.
 
  Ils étaient défendus par des soldats de la landwehr polonaise, [" formée par un édit royal du I7 mars I8I3, appelant tous les hommes de dix-huit à quarante-cinq ans, capables de porter les armes, et non en poste dans l'armée régulière. Après la paix de I8I5 (...) Comme cela diminuait la valeur des unités de première ligne par la réorganisation de I859, on décida que les troupes de la Landwehr seraient reléguées en deuxième ligne... " ; sur le Web] cette force fait partie intégrante de l'armée prussienne, qui déguerpirent avec précipitation aux premiers coups de feu, ou rendirent les armes. Les prisonniers arrivèrent nombreux dans les camps; aucun d' eux ne parlaient français.
  Notre division de cavalerie, trop affaiblie, ne fut d' aucune utilité. On reçut l' ordre de se tenir prêt à monter à cheval sans casques ni cuirasses, pour suivre le mouvement. Pauvre cavalerie ! Déjà diminuée de près d'un tiers. Où étaient ces fières montures des débuts de la campagne, piaffant, hennissant et dressant l' oreille au son de la trompette ? Aujourd'hui, plus rien de semblable ! Des pauvres bêtes d' une maigreur chaque jour plus grande, se déplaçant péniblement, prêtes à s'écrouler sous le poids du cavalier. Nous tous regardions, le cœur serré, silencieux, ayant conscience de notre déchéanceccl.
  Le maréchal Canrobert était rayonnant en voyant ses soldats de Crimée et d' Italie si souvent conduits par lui à la victoire, " se battre toujours comme des lions ", d' après sa propre expression. La trouée semblait faite, rien ne pouvait résister à l' élan de nos troupes; toute l' armée croyait sortir et briser le cercle d' investissement qui nous étouffait depuis cinquante jours.
  Le maréchal Canrobert supposait sans doute que toute l' armée allait suivre l' avant-garde, laissant aux bivouacs que ce qu' elle ne pouvait emporter. Ce n' était qu' une illusion.
  On a prétendu que Bazaine suivait l' engagement à distanceccli; c' est possible. On a dit aussi que si le maréchal ne donnait pas suite aux sorties, c' est qu' il craignait la prise par l' ennemi, de son incomparable service en argent massif. Que ne disait-on pas ? 
  En plein milieu du succès, les Prussiens fuyant à l' approche de nos soldats, ne ripostèrent que timidement, se sentant vaincus, les troupes les plus avancées reçurent l' ordre de s' arrêter au ruisseau des Tapes, à côté des deux villages, Grande et Petite Maxe,[ou Grandes et- Petites-Tapes] incendiés quelques jours auparavant par l' ennemi. [" Pendant que les voltigeurs de la garde s'emparaient des Grandes et des Petites-Tapes, le bataillon des chasseurs à pied de la garde impériale, sur la gauche de la division Deligny, s'est emparé, avec le même admirable entrain, du hameau de Bellevue dans lequel les Prussiens étaient fortement retranchés. (...) D'après les ordres reçus, le bataillon des chasseurs à pied de la garde, devant s'emparer de Bellevue, ne pas le dépasser et s'y maintenir, pendant les opérations de la division de voltigeurs de la garde aux Grandes et- Petites-Tapes, le capitaine Langbein ramène ses chasseurs en arrière de Bellevue et les fait embusquer dans un fossé. À peine Bellevue a-t-il été évacué par les Allemands, qu'il a été aussitôt bombardé et est bientôt devenu la proie des flammes., ... "; extrait de " Français et Allemands ", DICK DE LONLAY]
  Ce fut un coup terrible pour l' armée !
  Que se passe-t-il encore ? Que le lecteur veuille bien réfléchir à cette situation. Nos troupes victorieuses sont encore une fois dans l' obligation de se retirer et de se replier sur leurs bivouacs; l' ordre vient d' arriver. Encore une retraite : la dernière !

    
TASSET Charles, I846-I870, lieutenant, mort au champ d' honneur " Au milieu du combat, le lieutenant Tasset tombe frappé mortellement; ses hommes le placent contre le revers d'un fossé. À cette vue, le capitaine Ropert, qui l'a eu dans sa compagnie comme sous-lieutenant et qui lui porte une vive affection, se penche sur lui pour l'embrasser. Au même instant, une balle ennemie le couche raide mort sur le corps de ce jeune lieutenant... " DICK DE LONLAY, Français et Allemands). Photo Mevius, Rennes.
 
  Il n' existe pas d' expressions pour rendre la surprise que cet ordre provoqua ! Les Prussiens vont encore crier " Victoire ! ", proclamer que l' armée française s' avoue vaincue puisqu' elle se retire. 
  Hélas ! tout espoir doit disparaître; ce combat ne signifie rien aux yeux du maréchal, qui se trouve bien au Ban-Saint-Martin, et va s' y enfermer de nouveau; on ne le reverra plus, pas même à la capitulation qui prochainement sera son dernier fait d' armes.
  Les troupes reprirent la direction de leurs bivouacs, ramenant leurs nombreux blesséscclii. L' armée était de nouveau le jouet du maréchal ! Pourquoi avoir décidé le combat, s' il devait être encore suivi d' une retraite certaine ? Pourquoi ces victimes et ce sang répandu inutilement ? Tous sentiments humains avaient donc disparu du cœur de ce malheureux Bazaine réprouvé par tous.
  Ce fut une explosion de désespoir. Oui, à ce moment, il souffla par l' armée un vent de folie terrible, de révolte, qui fit germer dans la tête des plus exaltés l'idée de marcher sur le quartier général et d' en finir avec la maréchal.
  Les généraux auraient été impuissants à retenir leurs soldats, si cette pensée criminelle n' avait pas été étouffée. C' était la révolution déchaînée par en bas, brutale, inconsciente.
  C' est alors que l' on sentit l' influence exercée par les officiers sur leurs hommes. Les conseils de prudence, les raisons les plus persuasives furent employées; on leur parla de propositions d' amnistie, de suspension d'armes, même de paix. On se servait de tous les prétextes pour étouffer dans son germe cette révolte qui pouvait se propager et, poussant l' armée aux plus grandes calamités, ternir sa glorieuse réputation. Quel moment d' angoisse pour tous.
  On ne pouvait prévoir ce qui serait arrivé. Dans l' état d' exaltation intraduisible où se trouvait l' armée, tout était possible ! Il fallut, en tous cas, persuader à nos soldats qu' il y avait une raison majeure, pour qu'ils se résignassent encore à cette retraite désespérante !
  En rentrant dans les campements, quand on apprît que rien n' était changé depuis le départ du matin, que rien ne s' était passé, qu' aucune communication n' avait été faite pour justifier une telle mesure, oh ! alors, l' attitude des soldats dans certains corps devint menaçante, dangereuse; ils discutaient dans leur exaltation avec une animation extrême; rien ne pouvait les convaincre. Ils parlaient des grands chefs avec une violence de langage difficile à réprimer; leurs officiers qu' ils aimaient pourtant beaucoup eurent de la peine à les calmer.
 
8 octobre.
 
  Le combat de Ladonchamps avait été glorieux pour nos armes, et pourtant la réputation de l' armée française fut attaquée par certains journaux. Les fautes du chef rejaillissaient sur elle. Dans des articles entachés de mauvaise foi, ils donnèrent à entendre que l' armée, jusqu'à ce jour, n' avait pas osé attaquer. Qu' il avait fallu tous les cris de la ville pour la tirer de la torpeur où elle demeurait engourdie depuis plus d' un mois; qu' elle aurait préférée se retirer comme toujours, parce qu' elle ne se sentait plus de force à se mesurer avec les Prussiens, qui avaient toujours et partout battu les Français. Un tel jugement exaspérait les officiers. On voulut savoir le nom de l' auteur de cet article; on chercha et on finit par découvrir que le journal en question était à la solde des Prussiens.
  Combien l' argent fait commettre de bassesses ! car ces articles devaient être bien payés par l' adversaire. Si, à l' armée de Metz, on se contentait de les mépriser, ils franchirent le cercle et se répandirent en France. L' effet était produit, le but atteint; l' armée de Metz, malgré son courage et ses malheurs immérités, était déconsidérée.
  En voyant la tournure que prenaient les évènements, on remarqua un accueil plus froid de la part de certains Messins, on pourrait même dire malveillant. Les temps étaient bien changés : l' enthousiasme des premiers jours de blocus était oublié. Alors que les habitants se sentaient protégés par l' armée, tandis qu' aujourd'hui, depuis qu' on leur rognait leur ration de vivres pour la partager avec la troupe, ils nous supportaient à peine.
  Le conseil municipal se plaignait, à juste titre, que des soldats jetaient leur mauvais pain pour en acheter, souvent très cher, du plus ou moins blancccliii pour les états-majors, au préjudice de la population rationnée. C était du gaspillage que l' on ne pouvait approuver. Ces plaintes, souvent exagéréesccliv, furent le prélude d' un grand revirement dans l' autorité civile avec l' armée sans défense. Un conseiller municipal ne se contenta pas de s' adresser au général Coffinières de Nordeck, commandant de la place, il écrivit directement au maréchal pour réclamer son intervention, même pour des cas insignifiants. Le maréchal, a-t-on dit, ne daigna pas répondre et renvoya la lettre au commandant de la place.
  Cependant à Metz on ne pouvait jeter la pierre à l' armée; on savait que le maréchal était seul responsable. Dans les commencements, beaucoup de négociants ont tiré un parti fructueux de tout ce qui était dans leurs magasins; on peut dire que toute la solde de l' armée, dont le chiffre était considérable, est entré dans les coffres de la population commerçante qui en a profité en vendant les objets à des prix souvent fantastiques. Vers la fin, tout fut utilisé et ne se livrait qu' au poids de l' or; du reste, on ne trouvait plus rien. Nous devons ajouter, pour être juste, que la population a été admirable de dévouement pour nos blessés; beaucoup de ceux-ci furent soignés à domicile dans des familles aisées qui en réclamaient à la place.
 
9 octobre.
 
  On apprend d' une façon à peu près certaine que la mission du général Bourbaki avait pour but d' amener l' impératrice à intervenir dans les affaires de la France.
  Quant au maréchal, il affirma aux commandants des corps d' armée que, malgré tous ses efforts pour se mettre en communication avec le gouvernement de la Défense nationale, il n' y était pas parvenu; et qu'il n' avait reçu de ce dernier aucune notification officielle de son avènement au pouvoircclv
  Que conclure ? Cela paraît bien invraisemblable.
   
Les membres du gouvernement de la Défense nationale, 4 septembre I870 - I9 février I97I. De haut en bas et de gauche à droite : Jules Favre, le général Trochu, Léon Gambetta, Emmanuel Arago, Adolphe Crémieux, Henri Rochefort, Ernest Picard, Alexandre Glais-Bizoin, Jules Simon, Louis Garnier-Pagès, Jules Ferry, Camille Pelletan. Imprimerie Lemercier,. 
 
  Il ajouta que tout ce qu' il avait su de la révolution du 4 septembre, c' est aux journaux qu' il le devait. Faute d' autres preuves, on est bien obligé de le croire. [" ... Le général Boyer est parti, allant inévitablement et tristement chez le vainqueur, chargé de plaider la cause de l’ordre public, et demandant une convention honorable, sans laquelle rien ne pouvait être accepté. Il est arrivé à Versailles; il y a vu M. de Bismark. (...) Et le général Boyer reprend : « Je n’ai pas qualité pour engager de semblables négociations. » — « Mais vous avez donc reconnu le gouvernement de la défense nationale ! » - « Non, puisque nous n’avons jamais pu nous mettre en rapport avec lui. Mais, nous avons fait un serment à l’empereur, et nous attendrons, pour en être relevés, que le pays se soit prononcé sur la forme du gouvernement. », ... "; extrait du Procès fait au maréchal Bazaine, 7 - I0 décembre I873] Ce qu' il n' ajoutait pas, c' est qu' il était en relation avec le prince Frédéric-Charles, depuis plus d'un moiscclvi. On le savait bien à son état-major puisque c' est par le prince prussien que le maréchal apprit la révolution accomplie en France et la déchéance de l' Empire.
  Au milieu de nos souffrances, nous étions heureux de constater que le moral de nos soldats, malgré le désespoir de la journée du 7, n' était pas atteint. Leur courage n' était nullement abattu. Ils venaient encore de le prouver héroïquement dans ce combat de Ladonchamps.
  Combien cette armée était belle d' ardeur ! C' était fête pour elle quand on lui annonçait une bataille pour le lendemain; tout le camp était dans la joie. Que d' amertume de sentir son courage impuissant et son sang versé inutilement !
 
I0 octobre.
 
  Les régiments sont réinstallés dans leurs bivouacs détrempés par une pluie incessante.
  Pendant cette journée, des manifestations politiques ont lieu en ville, en faveur de la République. L' agitation a pris des proportions inquiétantes; le maréchal a été conspué. Les journaux, prenant la nouvelle voie, devinrent influentscclvii et s' exprimaient en toute liberté usant d' expressions, pour nous, aussi pénibles à lire qu' à entendre, malgré l' aversion que nous éprouvions pour notre chef méprisé.
  Au milieu de cette effervescence, sur la place publique, aucune voix ne s' est élevée pour protester en faveur du maréchal. Il n' eût pas trouvé un défenseur, même parmi ceux qui le flattaient au début.
  Nous suivions avec passion tout cela; c' était l' objet quotidien de nos conversations. Nous pouvons affirmer que, dans ces journées si troublées, jamais la politique ne s' est introduite dans nos réunions, ni au régiment, ni dans le corps de troupe, on ne l' eût pas souffert. Ce brandon de discorde [personne ou chose qui est cause de troubles, de querelles; Larousse] a été toujours écarté, on ne songeait qu' à la Patrie.

11 octobre.

  La situation de l' armée s' aggrave de plus en plus; la pluie inonde les bivouacs et ne cesse de tomber nuit et jour. Les provisions des réserves s' épuisent et le pain est mauvais. Le soldat n' a plus sa ration de sel; nous sommes sensibles à cette privationcclviii.
  Les chevaux commencent à tomber de faiblesse; ils grelottent comme des fiévreux sous leurs couvertures mouillées et souillées de boue. Ils n' ont plus d' autre nourriture que des branches d' arbres; les feuilles sont épuisées. Quelle pitié ! J' ai pu trouver en ville quelques menus grains pour ma jument. La maigreur de mon mecklembourgeois lui enlève son bel aspect d' antan, mais il résiste toujours.
  Les promenades si intéressantes avec mon colonel ont cessé; la faute en est à cette maudite pluie, qui défonce tout. Le camp devient un véritable cloaque. Mon cheval fait encore mon service en ville et à l' arsenal; les harnais des chevaux morts sont versés dans un magasin à part, c' est là ma besogne journalière. Les réunions des généraux chez notre colonel se multiplient; le prince Murat est navré.
  On sent que l' armée est en péril. L' espoir si vivace qui la soutient toujours, fait place à la crainte de ne plus pouvoir combattre en rase campagne. N' est-elle point désormais sans cavalerie, sans chevaux solides pour traîner ses canonsccliv ! Les moyens d' action s' affaiblissent, disparaissent. 
  Les visites, malgré le mauvais temps, sont notre seule occupation; nous échangeons des idées, nous nous savons perdus si une prompte réaction ne vient pas à bref délai nous sortir de cette position !
  À quoi songent donc nos chefs ? Les commandants de corps d' armée ne peuvent donc pas intervenir ? Tel est le cri général et quotidien.
  On comprend qu' il faudrait un autre chef pour réaliser ce désir; qu' il n' y a plus rien à espérer du maréchal. Ce sacrifice suprême doit être tenté pour la Patrie, avant l' anéantissement complet de nos forces, car les maladies deviennent nombreuses dans toutes les unités avec le régime débilitantcclv, la pluie et le froid qui commence à se faire sentir.
  Le maréchal n' ignorait rien; il savait que des armées nouvelles combattaient pendant qu' il maintenait la sienne dans une inaction énervante et destructrice, sans plus s'en préoccuper.
 
I2 octobre.
 
  Un fort lot de chevaux quitte le régiment pour la boucherie, ce sont les mêmes scènes : d' ailleurs il est préférable de voir disparaître ces pauvres bêtes, car leur aspect est navrant ! Il faut s' y résigner, puisqu' à part quelques-uns, ils ne peuvent plus être d' aucune utilité. Chaque jour au réveil on en voit se débattre dans la boue, pendant que d' autres expirent à côté d' eux.
  N' ayant même plus de branches à leur donner, on a songé à les nourrir avec la chair de ceux qui tombaient à la corde; on découpait cette viande en petits dés et on leur donnait après l' abreuvoir dans une musette-mangeoire. Nos pauvres bêtes acceptèrent cette nourriture d'un nouveau genre; ils s' en montrèrent même friandscclvi.  
  D' autre part, on avait découvert les fossés d' une vieille tannerie, où il y avait un amas assez considérable d' eau croupissante qui paraissait un peu salée. Les régiments organisèrent des corvées, pour se procurer cette eau avec laquelle on faisait cuire le quartier de cheval coriace, seule ration distribuée à tout le monde, presque sans pain, ni légumes, ni condiments. Les corvées rentraient de la distribution avec quinze ou vingt pains pour cent hommes.
  J' ai dû sacrifier mon alezan prussien pour n' avoir à m' occuper que de ma bonne Biche, c' est le nom de ma jument, qui résiste encore à force de soins, soutenue par quelques débris de grains innommables que mon ordonnance s' ingénie à trouver à n' importe quel prix. Pauvre bête, elle fait encore mon service de place, mais je sens sa vigueur s' éteindre.
  Je veux qu' elle se régale de la chair de mon cheval prussien. Je devrais avoir honte de faire l' aveu de ce que j' éprouve, je n' hésite cependant pas. Le mauvais sentiment que je ressentais contre cet animal, aussi inconscient qu' inoffensif, ne peut s' expliquer que parce qu' il provenait de l' ennemi. Ah ! je lui en ai fait faire des courses insensés ! Sa résistance me déconcertait. Faut-il que l' on soit aigri pour agir ainsi sciemment ! Depuis que mon colonel avait cessé ses promenades peu agréables par cette pluie torrentielle, il me priait, lui ou le prince Murat, de porter quelques lettres dans le camp. J' étais relativement heureux d' enfourcher mon " Prussien "; c' était pour moi un sentiment diabolique de pousser cette bête à l' extrême limite de son énergie, qui était remarquable d' ailleurs. Or, loin de me satisfaire, cette faculté de résistance m' indisposait contre elle, par comparaison avec nos chevaux à nous qui, depuis les privations du siège, manquaient de fond.
  Pauvre cavalerie ! On ne peut chasser de sa mémoire la triste vision de ces compagnons de campagne, réduits à une telle fin. Ils étaient dans le cloaque, sous cette pluie froide, groupés, se serrant les uns contre les autres comme pour se réchauffer, léchant cette eau âcrement salée qui ruisselait sur leur corps, se rongeant mutuellement les poils et les crins, ce qui les faisait apparaître comme rasés. Ils avaient l' aspect de squelettes sur lesquels on aurait jeté une peau. On pouvait passer les mains dans les interstices des côtés; les jambes étaient étiques, les tronçons de la queue collé entre les fesses décharnées, les oreilles tombantes comme celles des porcs !
    Et nos soldats ! Que dirais-je de leur endurance, de leur énergie, de leurs souffrances ? Trempés jusqu' aux os, les vêtements en lambeaux, manteaux et couvertures mouillés comme si on les eût plongés dans la rivière, souillés de boue, manquant de vivres, sauf cette exécrable viande de cheval... et ils résistaient, désireux de lutter encore, et plein de vigueurs toujours.  
 
Ban Saint-Martin, résidence du maréchal Bazaine. Photographie des frères Prillot.
 
I3 octobre.
 
  À date de ce jour, les corps sont prévenus que la manutention militaire ne peut plus fournir de pain aux troupes. Les distributions se feront avec les réserves de la villecclvii. Les habitants, malgré leurs vives réclamations, auront, comme les troupes, ration réduite. Par contre, la ration de viande est augmentée, cette viande filandreuse, cuite à l' eau de la tanneriecclviii. La santé des troupes se ressentit vivement de cette alimentation. Les médecins redoutaient des maladies graves, par suite d' anémie et d' appauvrissement du sang; leurs rapports sur l' état sanitaire se multipliaient, sans que le maréchal parût se douter de la gravité de la situation. 
  Nos derniers chevaux continuent de tomber pour ne plus se relever; ceux qui résistent encore nous regardent avec leurs bons yeux sans éclat, ce qui arrache des larmes à leurs cavaliers.
  Hélas ! on s' habitue à toutes les misères; les nerfs sont émoussés, le sommeil a disparu, les nuits sont interminables; on reste indifférent à tout ce qui n' est pas le choc avec l' ennemi. Les effets sont trempés, on ne peut plus les faire sécher; on est là, les pieds dans la boue, la tête vide, résignés. Que faire ? On ne cesse de maudire notre chef indigne !
  Pendant que nous étions dans cette situation, le teint décoloré, terreux, les yeux enfoncés par l' insomnie, on voyait passer des officiers d' état-major, tout pimpants, bien vêtus, avec des chevaux lustrés, en bon état. Cela faisait peine. On les sentait étrangers à nos souffrances, comme s' ils eussent appartenu à une autre armée. L' âme était aigrie par tant de malheurs que le contraste avec les camarades trop heureux rendaient plus amers encore. D' un côté, les officiers d' état-major dont beaucoup de très jeunes, tous, le ruban rouge à la boutonnière, vêtus de pelisses fourrées, pour la plupart frais, roses, bien logés sans doute, certainement bien nourris. De l' autre, leurs camarades mouillés, couverts de boue, sabots aux pieds, pataugent dans la fange jusqu' aux chevilles, n' ayant pour toute subsistance qu' un morceau de viande de cheval. Quel spectacle déprimantcclix
 
I4 octobre.
 
  On annonce pour demain la convocation au quartier général des chefs de corps et de services. Que va-t-il se passer ? On commente à l' avance les vives discussions qui ne peuvent manquer de se produire; la coupe est pleine, elle déborde. Le maréchal a mis de côté sa froideur calculée à l' égard de ses lieutenants, dont quelques-uns ne peuvent plus se contenir.
  Il est trop tard pour que l' espoir renaisse; l' armée est atteinte dans ses forces les plus vives, sa situation apparaît nettement désespérée !
 

XXIX

 

ENTRÉE EN POURPARLERS. AVIS DES GÉNÉRAUX COMMANDANTS DE CORPS

 
I5 octobre.
 
  Depuis un mois et demi nous avions la preuve que le maréchal était en relations avec le prince Frédéric-Charles. Très inquiet de ne plus voir revenir le général Bourbaki, il prit la résolution de réunir ses commandants de corps d' armée pour leur faire sans doute partager la responsabilité écrasante qu' il a assumée.  
  Le conseil de guerre annoncée a eu lieu aujourd'hui. Une détermination de la plus haute gravité a été prise : il est décidé que le maréchal engagera des pourparlers avec l' état-major allemandcclx.
 
   À suivre...
 
ccxlix. Cette menace de bombardement semble ne reposer sur aucun fondement sérieux; c'est probablement un des nombreux bruits qui circulaient alors dans le camp et dans l' armée.
 
ccl. Abritée derrière le village de Thury,[Moselle, ancienne commune : " La commune de La Maxe, séparée de Woippy, est créée en I867. Elle réunit sur 755 ha les fermes châteaux de La Grange-aux-Dames, la Grange-d’Envie, Thury, la Grande Maxe et la Petite Maxe... " sur le Web] incendié il y a une dizaine de jours environ, se trouve la division de cavalerie de Forton. Les quelques pelotons de cuirassiers et de dragons qui restent encore montés de ces brillants sabreurs de Rezonville ont pris part à la sortie et appuient sans se mêler à la lutte les efforts de l' infanterie; en même temps ils essaient de récolter quelques herbes pour remplacer le fourrage absent depuis longtemps. Quelques obus tombent à côté de cette division mais sans faire aucun mal. DICK DE LONLAY, loc. cit., VI,530.
 
ccli. Bazaine est présent sur le front du 6corps à 3 heures. Voir LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 335.
 
cclii. Soixante-quatre officiers et I. I93 hommes. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 539. 
 
ccliii. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 2I0.
 
ccliv. Ces plaintes avaient commencé dès le milieu de septembre, le général Coffinières s' en fit alors l' echo auprès du maréchal qui prit quelques mesures pour améliorer la situation : l' accès de la ville fut interdit à tout homme de troupe isolé. On recommanda aux officiers d'y aller le moins possible, et surtout de ne faire que les achats strictement nécessaires. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 2I3-2I4.
 
cclv. Vers le 2I octobre, Bazaine adresse au gouvernement de la Défense nationale la dépêche suivante, confiée à six émissaires différents : " À plusieurs reprises j' ai envoyé des hommes de bonne volonté pour donner des nouvelles de l' armée de Metz. Depuis, notre situation n' a fait qu' empirer et je n' ai jamais reçu la moindre communication de Paris ni de Tours. Il est cependant urgent de savoir ce qui se passe dans l' intérieur de la France et dans la capitale, car, sous peu, la famine me forcera de prendre un parti dans l' intérêt de la France et de cette armée. " LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 449-450.
 
cclvi. Au moins depuis le I4 septembre.
 
cclvii. Les journaux de la ville qui continuaient à paraître et étaient lus avidement dans les camps, incomplètement contenus par l' état de siège, exprimaient hautement leur prédilection pour le régime républicain et se montraient plus impatients que jamais de le voir proclamer. JARRAS, loc. cit., 24I.
 
cclviii. Le sel n' avait pas tardé à fait défaut. On s' efforça de suppléer autant que possible au manque de cet indispensable condiment par l' usage pour la cuisine de l' eau provenant des deux sources salées de Belle-Croix,[quartier de la ville de Metz situé sur une colline boisée, séparé du centre-ville par la Seille; "...Un seul fait laisserait présumer, peut-être, une salure dans le Keuper, vraisemblablement localisée et de faible importance. Encore y a-t-il des obscurités à ce propos. Selon Jacquot, près du pont de St-Julien, à Metz, au Fort de Belle-Croix, une galerie montrait à l'époque une source salée. Pour l'auteur, celle-ci paraît emprunter sa salure aux « Marnes irisées >. Aucune analyse de cette eau n'est connue, pas plus que des détails plus nombreux. C'est donc un fait isolé et problématique. Toutefois, l'explication de Jacquot n'est pas invraisemblable, car la grande faille de Metz, obliquant sur St - Julien, rase le Fort de Belle-Croix. Précisément, le Rhétien affleure déjà au fond de la vallée de Vallières. De l'eau prenant ses principes minéraux dans le Keuper n' aurait pas grand trajet à faire pour sourdre là où on la voit, selon Jacquot.  mais cet expédient ne fut qu' un palliatif bien faible., ... ";  Sur le Web] Docteur Ferdinand QUESNOY, loc. cit., I43-I44. — LEHAUCOURT, loc. cit., VII, 211. — Général JARRAS, loc. cit., 243.
 
ccliv. Le I8, on évalue à 20.000 le nombre de chevaux dont dispose l' armée. Un millier disparaissent chaque jour, morts de misère ou livrés à la boucherie... Dès les premiers jours d' octobre les régiments de cavalerie n'ont plus qu' un nombre de montures fort restreint. Dans l' artillerie leur disparition est moins rapide. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 442-443.
 
cclv. L' état sanitaire laisse en effet fort à désirer à cette date. Voir LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 367.
 
cclvi. L' auteur de Trois mois à l' armée de Metz, par un officier du génie, 270, prétend au contraire que les chevaux refusèrent cette nourriture. 
 
cclvii. À cette date le général Coffinières de Nordeck, commandant supérieur de la place de Metz, requiert le maire de mettre en commun les vivres des Messins et de l' armée.
 
cclviii. Faute de sel, on y ajoute parfois quelques cuillerées d' une solution de salpêtre et d' alun [" La poudre d’alun est issue de la pierre d’alun, un cristal de roche reconnu pour ses propriétés astringentes et purifiantes qui permettent notamment de réguler la transpiration. (...) La pierre d’alun est utilisée depuis l’Antiquité pour améliorer la qualité de la teinture des tissus : c’ est un révélateur de certaines couleurs; (...) " ; sur le Web] provenant des fosses des tanneurs et que l' on vend 0 fr. 50 le litre. Le bouillon provenant de ce mélange est rougeâtre, sa fadeur écœurante. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 409.  
 
cclix. Tous les officiers d' état-major n' étaient pas confortablement installés. Voir à ce sujet : Col. FIX, II, 6I. Toutefois, il y  avait des exceptions : " Je constaterai avec plaisir que plusieurs officiers de l' état-major avaient su arriver au siège du quartier général assez à temps pour y trouver de quoi se mettre, eux et leurs chevaux, à l' abri de ces petites misères. " Id., 6I.
 
cclx. C' est dans un conseil de guerre tenu le I0 octobre que cette détermination fut prise. JARRAS, loc. cit., 24I-256. D' ANDLAU, loc. cit., 292-300.             
 
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 283-298.

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