L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXVII

Précédemment
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  Toujours la pluie ! Les chevaux ne sont même plus conduits à l'abattoir, ils crèvent de faim et tombent à côté de leurs compagnons de longe, qui les flairent en hennissant faiblement. Nos soldats creusaient des trous profonds, un peu en arrière de chaque rangée, pour les enfouir; ils en profitaient pour exhausser leurs tentes avec des pierres qu'ils pouvaient extraire. Cette terre remuée, imprégnée de déjections, engendrait des maladies mortelles. Autant que possible on chargeait le plus grand nombre de chevaux morts sur les prolonges de l'artillerie, qui devaient les transporter sur un emplacement spécial; mais en raison du sol détrempé, cela représentait de grandes difficultés; et puis on n'en avait même plus le courage.
  Mon service journalier touchait à sa fin, je n'allais plus que rarement à l'arsenal, pour y verser nos armures. J'étais entraîné malgré moi dans la pièce où se trouvait déposés les étendards de la cavalerie. Il me vint à la pensée qu'il me serait facile, si on capitulait, de sauver l'étendard de notre régiment; je n'aurais pas eu grand mérite à cela. Les portes de cette salle assez isolée étaient toujours ouvertes, il suffisait de détacher la soie de sa hampe tout en laissant la gaine et l'aigle. Aucune surveillance n'était à redouter en choisissant l'heure du repas du matin. J'aurais pu trouver le concours du capitaine Bruley.
  Mais étant donnés les bruits de capitulation il fallait agir vite. Mon colonel que j'avais mis dans la confidence parut enthousiasmé; il approuva fort mon projet en me recommandant le secret. Peu de temps après cependant il me fit appeler, il avait réfléchi que je serais seul soupçonné; il voulait sous ce rapport que je n'eusse rien à redouter, et il avait décidé de me couvrir par un ordre écrit de sa main. Je fus très ému de cette bonté, qui pouvait le compromettre; mais l'action qu'il mettait facile de mener à bien sous sa responsabilité personnelle, j'hésitais maintenant à l'accomplir, sachant qu'elle exposait mon colonel; je me sentis ébranlé, je voulus réfléchir.
  Cette crainte m'arrêta. J'aurais dû procéder seul; mais porter la main sur l'étendard, le séparer de l'aigle, cela produisait en moi un effet extraordinaire; j'éprouvais un sentiment difficile à exprimer, qui me fit ajourner mon projet.
 
22 octobre.
 
  On ne s'entretient plus dans les bivouacs que du sort qui nous est réservé. Ce mot de capitulation agite tout le monde; on ne peut y croirecclxxiv
  L'avis unanime de tous les généraux, de tous les chefs jeunes et plein d'ardeur nous était connu. Ils répétaient unanimement que " les lieutenants du maréchal auraient dû réagir avec plus de fermeté, ne pas se laisser acculer ni intimider par sa froideur et ses airs cassants, quand ils se sont aperçus que, le I6 août, il avait commis un acte de trahison préméditée en abandonnant l' Empereur. Il était facile de voir, par le retard apporté dans le mouvement des troupes, que le maréchal n'agissait pas correctement. Ces écarts auraient dû les émouvoir; c'est alors qu'ils auraient dû se concerter pour faire sentir avec ensemble et fermeté, qu'ils ne pouvaient suivre le maréchal dans cette voie; ils ne l'osèrent pas et ce fut notre perte. "
  Le général Desvaux seul, imposé pour ainsi dire au maréchal pour succéder au général Bourbaki si le commandement de la garde devenait vacant, osa protester. Le maréchal redoutait sa grande énergie et son franc parler. Bien que le moins ancien en grade, il apportait dans les conseils une lucidité d'esprit et une fermeté qui firent impression. Beaucoup de ses collègues pensaient comme lui, mais n'osaient se prononcer d'une façon aussi nette et persuasive. Ce général, dont la grande valeur était reconnue par ses collègues, aurait pu trouver des imitateurs s'il avait eu sa place beaucoup plus tôt dans les premiers conseils de guerre.   

" Je crois qu'il est utile pour l'historiographie du Second Empire de signaler ici l'existence d'un gros manuscrit jusqu'ici négligé par les : les souvenirs du général Toussaint Desvaux. Ce général avait l'habitude de noter chaque soir ce qu'il avait vu et entendu dans la journée. Ses notes, accompagnées parfois de copies de documents, forment 2I reliés, actuellement conservés au Musée de l'Armée " Source.

  Le colonel Friant qui le connaissait bien en faisait grand cas. Il avait pour ce chef une véritable vénération. En parlant de lui, il disait souvent : " Voilà un grand caractère. "
  C'était avant qu'il fallait parler haut, il était trop tard à présent. Pour habituer les soldats à ce mot " capitulation ", on a fait courir le bruit que les conditions seraient honorables; que les soldats seraient renvoyés dans leurs foyers; qu'un armistice allait être signé et que la paix suivrait à bref délai; enfin que personne ne serait emmené en captivité.
  Dans quelques jours, quand on aura rendu les armes, quand l'ennemi n'aura plus à craindre les conséquences redoutables qui pourraient surgir à la suite de notre humiliation, on sera fixé sur la clémence du vainqueur.
  L'expression de Bismarck sera rigoureusement appliquée : Votre armée tombera en notre pouvoir comme celle de Sedan; elle subira le même sort. Le langage atténué tenu par le prince Frédéric-Charles au maréchal n'avait d'autre but que de gagner du temps. Il était bien fixé sur les projets de l'état-major allemand relatifs à la capitulation. D'ailleurs, personnellement, il ne fit aucune promesse.
 
23 octobre.
 
  Je suis allé à Metz dans la matinée, pour un petit service que le général de Gramont désirait que je lui rendisse; j'ai pu constater le désespoir de cette courageuse population depuis qu'elle sait qu'il est question de traiter avec l'ennemi. Elle est convaincue que les Prussiens exigeront la remise de la ville et des forts et qu'ils ne lâcheront plus leur proie; que ce pays si patriotique et si français restera sous le joug allemand. Les pauvres gens ne se faisaient aucune illusion.
  Rien ne peut calmer l'animosité des habitants contre l'armée déjà tant éprouvée et qu'ils accusent injustement d'être l'auteur de tous les maux. Tout le monde est descendu dans la rue et discute bruyamment, avec passion, pleurant sur les malheurs inévitables qui vont s'abattre sur la ville pour achever les souffrances de la population, qui ne redoute rien tant que de devenir prussienne.
  Dans la soirée de ce même jour, j'ai dû retourner en ville. Vers 4 heures, sur le parvis de la cathédrale, malgré une pluie diluvienne, la place était noire de monde; j'étais à pied, j'ai pu me mêler à la foule. Si le maréchal avait pu entendre comment il était traité, il aurait été édifié. S'il se fût trouvé sur cette place, on l'aurait lapidé et traîné dans la bouecclxxv
  On demandait sa tête. Des complots s'organisèrent pour marcher sur le Ban-Saint-Martin. Heureusement ils ne prirent pas corps, et ne réunirent qu'une infime minorité d'émeutiers. Personne ne pourrait affirmer que nos soldats auraient secouru ce chef indigne, tant était grande l'exaspération. Que l'on se représente une foule en démence, poussée à bout par tant de tortures morales, envahissant le camp, hurlant des clameurs. Qu'auraient fait nos soldats en un tel moment ? Aurions-nous pu retenir ce flot ? Cette pensée fait frémir ! Il ne serait resté au maréchal comme dernière ressource, que de se réfugier chez l'ennemi, s'il en avait eu le temps et si on ne lui avait pas coupé la retraite.
  Un grand malheur était à redouter, non pas au point de vue du maréchal : on se préoccupait peu de cette précieuse existence ! mais on ne songeait qu'à la réputation de l'armée, si belle jusqu'à ce jour. Heureusement le mouvement avorta. La mutinerie de ces quelques habitants fut promptement étouffée, et n'eut pas de retentissement dans nos bivouacs.
  Il se trouva cependant dans cette foule quelques personnes courageuses, qui tâchèrent de faire comprendre que l'armée était victime des agissements de son chef. Ce n'était pas facile de persuader ces malheureux habitants confondus dans une même douleur; c'était terrible ! Et le flot de la population montait toujours.
 
La cathédrale de Metz avant I870, protégée par les fortifications qui seront arasées une trentaine d'années plus tard. Photographie Malardot - Photo Collection Christian Fauvel. Source
 
  Je rentrai au camp, très ému de ce que je venais de voir et d'entendre; j'en fis le récit à mes camarades, ils me répondirent : " Nous lirons cela demain dans le journal. " Il n'en fut plus question : le service de la place, qui avait la haute main sur la censure, a sans doute craint d'exciter nos soldats déjà trop disposés à l'exaltation; aucun article ne parut.
  Ces scènes se renouvelèrent chaque jour, jusqu'à la fin, dans un quartier ou dans un autre; les Messins ne pouvaient se faire à l'idée d'être séparés de cette patrie française qu'ils aimaient tant. Les uns prétendaient que jamais les Prussiens n'oseraient porter la main sur leur liberté. D'autres disaient que c'était le but réel de la guerre; que tout était à redouter; que les exemples récents d'annexions étaient nombreux. [" Metz capitule le 28 octobre I870; les troupes allemandes pénètrent dans la ville le lendemain. Abandonnée par la majorité des députés français, y compris les députés lorrains de la Meurthe, qui ont voté à la quasi-unanimité sa cession, « la plus forte citadelle de la France » est rattachée au nouvel Empire allemand le I0 mai I87I, conformément au traité de Francfort. Metz devient le chef-lieu du Bezirk Lothringen ou « District de Lorraine », intégré au nouveau Reichsland Elsaß-Lothringen et le reste jusqu’en... I9I8. (...) La germanisation de la ville et de ses habitants, inexorable du fait du renouvellement des générations et de l’installation d’immigrés allemands, se fait progressivement. Ces derniers deviennent majoritaires à Metz, dès les années I890. (...) Metz se transforme sous l’action des autorités allemandes qui décident de faire de son urbanisme une vitrine de l’empire wilhelmien. Une école de guerre est ouverte en I872. De nombreuses casernes voient le jour après I875. En I898, le baron von Kramer, maire de Metz, demande à l’empereur Guillaume II la permission d’étendre la ville, au détriment des terrains militaires. "; sur le Web
 
24 octobre.
 
  Tout le camp est sur pied nuit et jour; tous, officiers et soldats, s'entretiennent de notre futur destinée. On entend de simples troupiers dire qu'ils ne rendront jamais leurs armes; qu'ils préfèrent se faire tuer en tâchant de s'évader; ils feront payer cher leur vie aux Prussiens, s'ils ne sont pas couchés par terre par une balle. Les projets partiels de sortie s'organisent entre eux, assez vite abandonnés d'ailleurs. Il faut attendre et voir ce qui va se passer. On a promis aux soldats qu'ils rentreraient dans leurs foyers, cette assurance jette l'indécision parmi euxcclxxvi
  De grands évènements approchent-ils ? Il y a dans l'air un je ne sais quoi qui oppresse les poitrines; on ne se serre plus les mains que les larmes aux yeux. Tous les grades sont confondus; l'immense malheur qui nous menace fait disparaître la hiérarchie pour nous mêler tous en une douleur commune.
  La mission du général Boyer n'a pas abouticclxxvii
  On annonce pour demain dans la matinée un nouveau conseil de guerre où se discuteront les dernières mesures à prendre en cette heure, la plus critique de toute la campagne. Ce sera probablement la dernière réunion. Que va-t-il sortir de ces délibérations ?
 
25 octobre.
 
  Le conseil de guerre a eu lieu ce matincclxxviii. Malgré le secret qui devait être gardé, on a su comme d'habitude ce qui s'y était passé. Les journaux ont reproduit la séance dans les termes un peu différents, mais dont le fond n'a pas été démenti. On peut donc supposer que les renseignements ne s'éloignent pas de la vérité.
  Je vais reproduire un aperçu très résumé de l'avis des généraux ayant pris part à la discussion dans cette importante réunion, tel qu'il a été propagé ensuite dans les bivouacs par les feuilles locales et par quelques chefs.
  Le général Desvaux fut, en qualité de plus jeune en grade, interrogé le premier, comme dans les réunions précédentes. Nous le savions très brave soldat, officier accompli, rigide, peu communicatif d'habitude, cavalier intrépide et sévère dans le service. Nous le voyions souvent avec notre colonel et le prince Murat. C'était un général comme nous aurions voulu en avoir beaucoup dans notre armée spéciale. 
  Du jour où il fut appelé à prendre la parole dans les conseils, il fut immédiatement apprécié par toute l'armée qui regretta de ne pas trouver le même esprit de résistance chez la plupart des autres commandants de corps. Bourbaki faisait souvent de l'opposition, mais il se laissait convaincre facilement, n'ayant pas le caractère énergétique de son successeur.
 

  DÉCLARATION DU GÉNÉRAL DESVAUX

   Dans la discussion qui eut lieu au sein du conseil, le général Desvaux se montra intraitable pour déclarer que " la garde impériale, dont il avait le commandement ne connaissait que son serment de fidélité à l'Empereur, n'ayant pas été délié de ce serment par son souverain. Que le maréchal Bazaine, ayant affirmé que le gouvernement de la Défense nationale n'avait pas notifié son avènement à l'armée du Rhin, celle-ci devait l'ignorer, puisqu'elle n'avait reçu aucune communication de lui. "
  " Dans ces conditions, lui, le général Desvaux, il ne se reconnaissait par le droit de s'en rapporter à l'ennemi, comme l'avait fait le maréchal; estimant qu'il était criminel de se renseigner auprès de l'adversaire dont émanait cette nouvelle. "
  Ce coup droit fit impression sur le maréchal. Le général Desvaux ajouta que " la garde impériale voulait combattre l'ennemi sans trêve ni merci, comme c'était son devoir; qu'on l'avait réduite à l'impuissance par un enchaînement de faits inouïs; qu'elle suivrait malgré tout ses officiers, lui à leur tête, jusqu'au sacrifice suprêmecclxxix "
  Quel beau langage !
  Le général Desvaux, dans son expression mâle et énergétique, fut écouté silencieusement. Ces paroles, crânement prononcées, furent approuvées par quelques membres du conseil, particulièrement par le maréchal Lebœuf, vieil ami de Bazaine, mais qui lui battait froid depuis l'échec Frossard, dans la journée du 6 août.
  Le maréchal, très pâle, ne répliqua pas un seul mot. Il donna la parole au général Ladmirault, commandant le 4e corps, connu sous le surnom de " Général Marche-au-canon ". Très aimé du troupier, il était l'idole de l'armée. 
 
Photo rare d'un fantassin avec son équipement au complet , du 4e régiment d'infanterie de ligne, juillet I870; On notera  un  fusil Chassepot du Ier type, à queue de culasse pentue, le képi sans jugulaire, la poche à cartouche, etc.; ne manque que la musette en toile. Source.

DÉCLARATION DU GÉNÉRAL DE LADMIRAULT

  Le général de Ladmirault déclara " qu'on avait trop attendu et laissé passer les occasions de vaincre; qu'il partageait les sentiments du général Desvaux, mais qu'il fallait envisager la situation telle qu'elle se présentait; que le maréchal avait eu sans doute ses raisons pour ne pas continuer la retraite; mais qu'il ne pensait pas qu'il y eût urgence de se replier sous Metz, alors que le lendemain de Gravelotte la marche de l'armée sur Verdun était possible selon lui. "
  " Que l'on aurait dû quitter Metz quand on le pouvait facilement, par exemple le  Ier septembre, la trouée était pratiquée la veille au soir, l'ennemi se retirant de ses positions. Qu'au surplus il tenait à faire connaître son sentiment, mais qu'il n' y avait plus à revenir sur ce passé. "
  " Qu'aujourd'hui, il donnerait l'exemple à ses soldats en se mettant à leur tête, mais qu'il les croyait trop affaiblis pour tenter l'effort héroïque réclamé par le général Desvaux dont il admirait l'attitude. Que leur courage viendrait se briser sur les lignes ennemies devenues formidables. Que l'armée allemande, renforcée par les troupes de la Landwehr, conservait dans ses rangs un grand nombre de soldats de l'armée active, commandés par des chefs d'une grande valeur. Cette organisation puissante faisait prévoir de grands dangers pour des troupes d'une incontestable bravoure, mais épuisées par les privations et les maladies. "
  " Que l'ennemi bien nourri, bien reposé, trouverait une victoire facile. Sans cavalerie, presque sans artillerie, l'armée française pourrait être anéantie sans utilité pour la patrie, si on se résignait à tenter une action désespérée contre le cercle d'investissementcclxxx "
  Ce raisonnement réfléchi, d'une grande sagesse, ébranla l'ardeur du général Frossard, qui s'était prononcé passionnément pour la sortie, dans plusieurs circonstances avant la réunion de ce Conseil. Il serra les mains du général de Ladmirault, en le remerciant de lui avoir fait connaître le danger réel où il voulait entraîner son corps d'armée.

DÉCLARATION DU MARÉCHAL LEBŒUF

  Le maréchal Lebœuf fut son tour appelé à donner son avis. Il déclara nettement " qu'il n'y avait pas, selon lui, deux manières de comprendre les devoirs du soldat; qu'il fallait lutter en succombant les armes à la main; que la victoire a des retours de fortune inespérés. "
  " Qu'il s'était renseigné, et que c'était le désir exprimé par toute l'armée, de périr plutôt que de subir la honte de la capitulation; que l'armée, quoique très affaiblie, était encore redoutable et nombreuse.
  " Que le maréchal avait une responsabilité écrasante, mais qu'il était sans exemple de céder à l'ennemi une place de guerre de premier ordre, n'ayant été atteinte par aucun obus. Que nulle brèche n'avait été faite à l'enceinte, ni à la citadelle, ni même aux forts avancés. Que les Allemands, une fois maîtres de Metz, ne le rendraient jamais à la France ! Qu'il ne pouvait admettre qu'on leur livrât cet immense matériel de guerre, sans tenter un effort suprêmecclxxxi. "
  Ces paroles furent prononcées avec une conviction profonde; Bazaine et lui avaient eu de graves altercations sur ce qui s'était passé dans le cours de cette campagne; c'était un blâme direct qu'il lui infligeait de nouveau.
 

DÉCLARATION DU MARÉCHAL CANROBERT

  Le maréchal Canrobert se rangea entièrement à l'avis du général de Ladmirault. Il ajouta " qu'il ne fallait pas donner à l'ennemi l'orgueil d'une victoire facile, dans l'état des ressources de l'armée, en combattant avec des hommes épuisés, dont quelques-uns, malgré leur courage, n'avaient plus la force de porter les armes. "
  " Que les moyens d'attaque sans cavalerie, ni artillerie, étaient trop inférieurs; que l'on courait, selon son appréciation, à un désastre, plus honorable sans doute qu'une convention qui humilierait l'armée, mais qu'il espérait que les conditions du traité pourraient être honorables. "
  " Que le courage des soldats étaient au-dessus de tout éloge, mais qu'il craignait l'effusion du sang versé sans profit, non sans gloire, alors que l'armée pourrait encore dans la suite rendre des services à la Francecclxxxii. "
  Le général Frossard fut consulté le dernier; le maréchal s'attendait à de vifs reproches de sa part, car à ce moment son étoile était bien pâle, et son influence nulle; mais il était toujours le maître de ses décisions malgré les avis quels qu'ils fussent.
 

DÉCLARATION DU GÉNÉRAL FROSSARD

  Le chef du 4e corps se rangea à l'avis du maréchal Canrobert. Il dit " qu'il ne pouvait conseiller de sacrifier tant de vies précieuses pour un résultat aussi incertain; que tous ces soldats seraient rendus à la patrie; qu'il était convaincu qu'en raison du courage des troupes, on pourrait obtenir de l'ennemi des conditions honorables; que s'il se montrait trop exigeant, on pourrait alors décider si la sortie pourrait encore être tentée. "
  Alors, après avoir résumé les débats, le maréchal Bazaine fut de l'avis des généraux qui hésitaient à prendre la responsabilité d'une défaite. Suivant lui, c'eût été une " généreuse folie ", mais rien de plus.
  En conséquence il se prononça nettement contre une tentative de sortie.
  Ces renseignements sur cette mémorable séance sont donnés ici, dans les termes mêmes recueillis sur le moment; nous ignorons si le rapport officiel les reproduit avec une égale exactitude.
  Pendant que ce conseil de guerre se tenait au quartier général, on fit circuler dans les camps des plans dressés par l'état-major représentant les défenses formidables de l'ennemi, ceci dans le but de convaincre le soldat qu'il était impossible de résister. On supposait sans doute influencer les hommes par cet épouvantail maladroit. Ceux qui avaient trouvé ce moyen connaissaient bien mal nos troupiers ! C'était peu habile; cette communication fut sévèrement blâmée.
  Si ces défenses de l'ennemi existaient, pourquoi le maréchal lui avait-il laissé le temps de les édifier quand il pouvait s'y opposer ? Ce fut la réponse faite unanimement, car nous étions tous fixés à ce sujet.
  C'était donc la fin ! La fin honteuse, prévue ! Il ne restait plus qu'à traiter. On disait que le roi de Prusse voulait mettre un terme à cette tuerie, qu'il traiterait volontiers, mais qu'il ne voulait pas reconnaître la délégation de Tours. [" Le gouvernement est constitué à l'Hôtel de Ville de Paris après la proclamation de la république par Gambetta. (...)  Il proclame la dissolution du Sénat et du Corps législatif et constitue, à Tours, le 9 septembre, une délégation subordonnée au gouvernement, chargée d'assumer la direction effective du pays en cas d'investissement de Paris. Les négociations de Ferrières entre Bismarck et Jules Favre ayant échoué, la France refusant toute cession territoriale, le gouvernement de la Défense nationale se résout à la poursuite et à l'intensification de la guerre. (...) La délégation de Tours doit faire face à une double tâche; il faut d'abord imposer son autorité au pays et maintenir son unité, mais ensuite et surtout il faut organiser la lutte contre l'envahisseur. (...)  Le 7 octobre, Gambetta quitte Paris en ballon et prend la direction de la délégation de Tours comme ministre de l'Intérieur et de la Guerre, aidé de Freycinet. Il trouve des subsides à l'étranger, emprunt de 200 millions à la banque Morgan, lève 600 000 hommes en quatre mois et dirige ces forces sur la capitale. Cependant la contre-offensive sur la Loire est stoppée par les troupes allemandes libérées par la capitulation de Metz le 27 octobre. Les armées du Nord et de la Loire ne peuvent dégager Paris. "; Larousse]
  Le roi et Bismarck méprisaient le gouvernement révolutionnaire, qui avait usurpé le pouvoir au moment d'un grand péril. Ils auraient affirmé au général Boyer que " si les Français ne voulaient pas être traités durement, ils devaient soutenir l'empire dans le malheur; que dans tous les cas la convention serait stipulée avec cession de territoire; que si le maréchal Bazaine s'y prêtait, l'armée allemande l'aiderait au rétablissement de l'ordre bouleversé et de l'autorité méconnue ".
  Quelle honte !
   On ne reconnait pas au maréchal le droit d'accepter cette humiliation, ni de s'engager au nom de la France. Cet acte pouvait provoquer la guerre civile. D'ailleurs il n'est pas certain d'être suivicclxxxiii.

BOGDAN Henri, Histoire de l'Allemagne, de la Germanie à nos jours, Perrin, I999. Source.
 
  Le doute était entré dans l'esprit du général Boyer, au sujet de sa mission; il comprit que le maréchal s'était laissé berner, et ne revint pas à Metz, a-t-on ditcclxxxiv

26 octobre.

  Ce fut une terrible journée; nous approchons de la catastrophe. À peine fut-on sur pied que le bruit se répandit que la capitulation allait être signée; c'était prématuré; il n'y avait plus à hésiter, il fallait forcer le passage, ou se laisser livrer à l'ennemi, en traitant honorablement.
  Le général Changarnier voulut se dévouer pour une dernière tentative; il espérait, en raison de la bravoure de l'armée, obtenir une atténuation aux rigueurs que Bismarck avaient exposées au général Boyer, lors de sa première entrevue; il s'offritcclxxxv pour se rendre au quartier général de l'ennemi; c'était un réel dévouement.
  Maintenant le mot " capitulationcclxxxvi  " résonnait comme un glas funèbre. Toutefois on espérait que le roi de Prusse, ayant été comblé d'attentions pendant l'Exposition de I867 par la cour, interviendrait pour adoucir les prétentions  de son état-major, et que la paix suivrait de près la convention qu'on était à la veille de signer.
  L'exagération des journaux prussiens sur ce qui se passait en France était peu écoutée, mais on ignorait au juste les évènements; il pouvait y avoir du vrai dans leurs allégations.
  Cependant, tandis que l'agitation était partout dans les bivouacs, l'ennemi ne perdait pas de temps pour resserrer le blocus et augmenter ses postes de surveillance. Son but constant était de nous maintenir rigoureusement dans l'ignorance, en nous isolant de la patrie jusqu'au bout. Le moyen était simple et il leur réussit admirablement. En dehors des principaux points de passages fortifiés et hérissés de canons, l'adversaire avait établi trois ou quatre réseaux de ronces en fil de fer placés à différentes hauteurs et assez rapprochés entre eux; tous correspondaient à des postes très nombreux sur la circonférence. Quand on tentait de passer pendant la nuit, on heurtait inévitablement le fil de fer qui mettait en mouvement deux avertisseurs à droite et à gauche. Le poste venait vous cueillir sur la ligne et on vous fusillait si on ne se rendait pas sans résistance.
 
27 octobre.
 
  Quel moment d'anxiété pour toute l'armée ! Nous sommes parvenus au bord de l'abîme. Que va-t-il se passer ? Connaîtrons-nous notre destinéecclxxxvii ?
  Le général de Ladmirault n'exagérait pas en s'exprimant comme il l'a fait au sein du conseil. Chaque jour écoulé apporte une diminution dans les forces du soldat, les malades augmentent dans une proportion alarmante. Il serait téméraire de tenter une action générale, on se briserait sur les lignes prussiennes : c'était fatal ! Néanmoins on était indigné, on se révoltait. Quel sera notre sort ? On ne pouvait pas se laisser livrer comme un troupeau, sans tenter un dernier combat avec les hommes valides; et ils étaient, malgré notre misère, encore nombreux. Il fallait essayer quelque chose, pour ne pas subir l'humiliation dont nous étions menacés. La mort, personne ne la redoutait, c'eût été une délivrance après tant de souffrances.
  On savait les ouvrages de l'ennemi hérissés de pièces de gros calibre, abondement approvisionnés; on savait que l'adversaire pourrait avoir facilement la victoire sur des troupes affaiblies, on était persuadé de tout cela, qu'importe ! On ne pouvait se résoudre à se rendre, à livrer ses armes, à capituler ! Cette pensée nous révoltait.  
 

XXX

 

DERNIERS JOURS DE L'ARMÉE DU RHIN

 
  Dans nos bivouacs, quel désespoir ! Tous les officiers ne pouvaient contenir leur indignation. Que de scènes douloureuses, que de larmes de rage répandues !
 
   À suivre...
 
cclxxiv. Le 22 octobre, Bazaine développe encore un projet d'attaque devant le maréchal Canrobert et le général Lapasset. Deux jours après il enverra un général à Frédéric-Charles pour traiter de la capitulation. LEHAUCOURT, VII, 450-45I.
 
cclxxv. " L'exaspération arriva successivement à un tel degré que le maréchal n'eût pu se montrer dans la ville sous peine d'y être insulté, menacé et peut-être de se voir victime de quelque acte de violence. " D' ANDLAU, loc. cit., 35I.

cclxxvi. Voir LEHAUTCOURT, loc. cit., 50I.

cclxxvii. Le 24, le prince Frédéric-Charles envoie à Bazaine une lettre de Bismarck l'informant qu'il est impossible d'arriver à un résultat par des négociations politiques. Voir LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 436-437.

cclxxviii. C'est le 24 au matin, d'après le général Jarras, que fut tenu ce conseil.

cclxxix. Le général Desvaux déclara que la garde impériale ne connaissait que le serment prêté à l' Empereur et qu'elle suivrait ses généraux et ses officiers, tous prêts à faire le sacrifice de leurs personnes. Général JARRAS, loc. cit., 284.

cclxxx. Le général de Ladmirault alla droit au but. Lui et ses généraux obéiraient aux ordres qui leur seraient donnés, quels qu'ils fussent; on pouvait compter sur eux, et ils emploieraient tous les moyens en leur pouvoir pour entraîner les troupes, mais celles-ci n'étaient plus en état de faire l'effort héroïque nécessaire pour percer les lignes ennemies. Si cette opération était tentée, il entrevoyait le plus grand désastre, suivi de l'anéantissement de l'armée, au milieu de l'indiscipline et des désordres qu'entrainent toujours ces affreuses catastrophes. Général JARRAS, loc. cit., 284.  

cclxxxi. Le maréchal Lebœuf... était d'avis qu'il fallait tenter une sortie désespérée, qu'il appela également une héroïque folie. Général JARRAS, loc. cit., 284. Voir également D' ANDLAU, loc. cit., 356.

cclxxxii. Le général Frossard, dans un langage plus voilé, que le général de Ladmirault, exprima à peu près les mêmes pensées, et après lui le maréchal Canrobert, ainsi que le général Soleille firent des déclarations semblables. Général JARRAS, loc. cit., 284.
 
cclxxxiii. Bien que le but des missions Bourbaki et Boyer ne fût pas exactement connu aux officiers de tous grades, ils restaient convaincus qu'on avait eu la pensée de les faire coopérer à une restauration de l'Empire, et ce projet n'était pas accepté par tous avec la même faveur. Certains d'entre eux avaient exprimé plus ou moins ouvertement leur répugnance à ce sujet, et il était facile de voir que les commandants des corps d'armée ne l'ignoraient pas. Général JARRAS, loc. cit., 283.  
 
cclxxxiv. Boyer, au moment de la capitulation était encore en Angleterre.
 
cclxxxv. Le général Soleille fut d'abord proposé pour nous mettre en relations avec le prince Frédéric-Charles. Il se défendit contre cette désignation et c'est alors que le maréchal Canrobert exprima l'avis de confier la mission " au vénérable général Changarnier, notre maître à tous ", dit-il. — Le général Changarnier accepta sans hésiter et sans fausse modestie. Général JARRAS, loc. cit., 289. 
  On pensa que le général Changarnier était le plus à même de faire cette démarche, autant par l'autorité de son âge et l'éclat de son ancienne réputation que par l'indépendance que lui donnait sa situation exceptionnelle dans l'armée. Imposant silence à ses douleurs, le vieux soldat d'Afrique consentit à aller plaider une cause perdue d'avance. Colonel D' ANDLAU, loc. cit., 357. 
 
cclxxxvi. Dans le courant de la délibération, on rappela les articles du règlement et du Code pénal militaire, qui n'admettent sous aucun prétexte la capitulation d'une armée en campagne. Mais il fut objecté que l'armée de Metz était dans son camp retranché comme dans une place fortifiée, et que, dès lors, l'épuisement des vivres justifiait la capitulation. On s'obstinait, au reste, à ne pas prononcer ce mot de capitulation, et il ne devait être question, dans les négociations, que d'une convention honorable, telle par exemple, que celle qui fut conclue par Kléber,[Jean-Baptiste, I753-I800, général; Mayence : capitulation le I3 juillet I792; "puis reprend du service en Égypte, I798, où il commande l'armée après le départ de Bonaparte : août I799. Signataire de la convention d'El-Arich avec les Anglais, 24 janvier I800, il bat ensuite les Turcs à Héliopolis, I8 mars, et réprime la révolte du Caire, avril, où il est assassiné, sous les coups de Soleyman, un étudiant de la mosquée d’Azhari. : I4 juin. " Larousse] lorsqu'il se vit forcé de rendre Mayence. Général JARRAS, loc. cit., 289.  
 
  KLÉBER, par GUÉRIN Jean-Urbain, I798 © Nationalmuseum, Stockholm
 
cclxxxvii. Le 26 octobre, première conférence du général Jarras, chef d'état-major de l'armée du Rhin, avec le général von Stiehle,[Friedrich Wilhelm Gustav, I823-I899], chef d'état-major du prince Frédéric-Charles. Le 27, deuxième conférence et échange de signatures.
 
V. STIEHLE, général.



COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 3I0-326.
 
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