Qui mieux que nous peut sentir tout ce qu'il y a de douloureux dans l'expression de ce vers, nous qui avons tant de fois cherché à nous montrer au jour sans pouvoir y parvenir ; nous qui connaissons tous les plaisirs que Dieu a répandus sur la terre et pourtant qui ne les avons jamais goûtés que par imagination, nous qui avons le sentiment de notre dignité et l'avons toujours vue méconnue, nous enfin qui avons espéré et désespéré vingt fois... "
Bergier à Gauny, mai 1832, Fonds Gauny, Ms, 166.
Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Librairie Arthème Fayard, 1981, p. 30.
***
Les travailleurs invisibles des « ghettos de riches ». Enquête à Buenos Aires
Eleonora Elguezabal2022 07 10
Les résidences entourées de grilles, de murs et de dispositifs de sécurité abritant les classes aisées se multiplient dans de nombreuses villes du monde. Les critiques à leur égard se sont concentrées sur l’extrême auto-ségrégation des riches et l’exclusion des classes populaires de ces univers. Or, à force d’insister sur l’entre-soi sécurisé des classes aisées, le vécu des travailleurs qui doivent se rendre chez eux pour les servir est resté dans l’ombre.
Eleonora Elguezabal, sociologue et autrice du livre Frontières urbaines : les mondes sociaux des copropriétés fermées, PUR, 2015, s’est penchée sur ces travailleurs pour montrer que ces « ghettos de riches » ne sont pas simplement des espaces d’exclusion, mais aussi de domination et d’invisibilisation des classes populaires.
Illustration : Wikimedia Commons
Entre 2013 et 2018, le site Terrains de luttes a proposé un espace d’échange afin de prendre le temps de l’examen concret et du recul historique, pour donner à voir à la fois la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il avait vocation à fournir des armes intellectuelles critiques dans une perspective anticapitaliste, rationnelle et empirique.
Ce site visait aussi à construire des ponts et des échanges entre chercheurs engagés, militants et travailleurs afin d’alimenter et de solidariser les différents fronts des luttes. Pour ce faire, le site publiait régulièrement, d’abord sur une base quotidienne puis hebdomadaire, des entretiens réalisés par des chercheurs, des militants ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements, grèves, manifestations, etc., et d’activités, action des lobbyistes, répression patronale, etc., des reportages vidéos ou des chroniques.
Dans un paysage militant où beaucoup de sites animés par des intellectuels engagés privilégient les discussions théoriques, l’objectif de ce site était d’incarner, pour mieux les dénoncer et les combattre, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements.
Terrains de luttes a disparu mais a confié ses archives à Contretemps et nous permet ainsi de les publier aujourd’hui.
***
Le rêve de l’entre-soi et son impossible achèvement
Le développement d’espaces résidentiels sécurisés de grand standing dans de nombreuses villes du monde semble aussi spectaculaire que préoccupant : les grilles, murs, caméras et vigiles dans les entrées changent la physionomie des quartiers et posent la question des effets de ces nouvelles frontières spatiales sur les relations entre les groupes sociaux. Ainsi, alors que les promoteurs de ces projets vantent dans leurs publicités le confort des habitants et leur entre-soi, des voix critiques— souvent à travers des écrits d’universitaires[1] — se sont aussi fait entendre pour dénoncer les effets de fragmentation et d’exclusion de ces « enclaves ».
En prenant au sérieux l’image que les promoteurs, ainsi que de nombreux habitants, revendiquent pour ces espaces, ces travaux critiques ont certainement permis d’explorer des tendances et des risques bien réels : la circulation transnationale des modèles d’habitat sécurisé à travers la promotion privée, le laissez-faire — voire la connivence — des politiques publiques à leur égard, des formes aiguës de violence sociale à travers l’espace… Mais la reprise du point de vue des promoteurs sur ces projets, ne serait-ce que pour le critiquer, tend à laisser dans l’ombre d’autres facettes de cette réalité qui ne sont pas moins décisives, voire inquiétantes. Je voudrais pointer ici l’un des aspects que cette posture dédaigne : le vécu des employés subalternes qui travaillent dans ces lieux pour l’entretien et le confort des habitants. En effet, à force de dénoncer l’homogénéité sociale et l’exclusion des « enclaves », on perd de vue les plus invisibles, car démunis, qui font partie de leurs mondes sociaux, c’est-à-dire les travailleurs, sans lesquels les classes aisées ne pourraient pas consacrer du temps au loisir ni se protéger des intrus — ce que ces espaces résidentiels « fermés » sont censés garantir.
Ces employés sont nombreux, et ils sont indispensables. Ce sont eux qui nettoient les sols, réparent les équipements, peignent les murs, coupent la pelouse, mettent du chlore dans la piscine, surveillent les caméras, ouvrent les portes. L’indifférence dont ils font l’objet par les approches critiques des « enclaves » ne relève pas toujours de l’oubli ou de la méconnaissance : elle s’inscrit aussi dans la critique des postures défensives de ces projets qui soulignent le rôle qu’ils joueraient pour le développement local, en tant que fournisseurs d’emploi. Cependant, faire fi de tels emplois empêche de s’interroger sur les conditions de travail des employés au sein de ces espaces.
La sécurité contre les travailleurs
En accord avec le modèle de l’enclave, les grilles, les murs, les caméras et les vigiles qui entourent et surveillent les frontières de ces espaces résidentiels sont couramment envisagés comme des dispositifs de fermeture : ils seraient là principalement pour empêcher l’entrée de ceux qui ne font pas partie de l’entre-soi des résidents. Cependant, dans les pratiques, cela se passe très rarement comme cela. Dans les copropriétés dites « fermées » de Buenos Aires, Argentine, où j’ai enquêté — les torres — la tâche principale des vigiles n’est pas de surveiller les entrées contre le risque d’intrusion de malfaiteurs — ce qui arrive de fait très rarement, voire jamais —, mais plutôt d’ouvrir la porte à ceux qui ne font pas partie du groupe des résidents mais qui sont tout de même amenés à y rentrer : les employés de service à qui le « sale boulot » est délégué. Or, les conditions de cette entrée sont marquées par la sécurisation ; les employés rentrent, certes, mais ils y sont ségrégés et invisibilisés aux yeux des habitants afin de produire un certain entre-soi.
Cette ségrégation commence dès l’arrivée dans l’immeuble. Lorsque de nouvelles personnes se présentent aux guérites de sécurité, les vigiles les classent selon qu’ils soient « habitants », « visiteurs » ou « travailleurs » ; dans les deux premiers cas, ils leur laissent emprunter les entrées principales — luxueuses, situées sur le front des immeubles —, alors que s’il s’agit de travailleurs, ils les orientent vers les entrées de service — des entrées simples situées souvent à l’arrière des immeubles, lieu de circulation également des poubelles et des encombrants. À chacune de ces entrées, l’accueil est différent. Dans les entrées principales, les vigiles doivent éviter d’entraver la circulation des résidents et aller de l’avant pour les accueillir et se mettre à leur disposition : ils doivent leur ouvrir la porte, les saluer, leur remettre les éventuelles lettres, colis ou messages qui leur seraient adressés, et leur donner les informations nécessaires au meilleur usage de l’immeuble. Cet accueil chaleureux des habitants s’accompagne du port d’un costume de ville plutôt que de l’uniforme de style policier qui signale, au contraire, l’autorité des vigiles sur ceux avec qui ils entrent en contact. Car en effet, aux entrées de service, les vigiles portent en revanche l’uniforme de rigueur et sont tenus de s’imposer sur ceux qui viennent travailler : ils vérifient leur identité, les enregistrent, les contrôlent, scrutent leurs effets personnels et encadrent leur circulation.
À l’intérieur des immeubles, les lieux de circulation, ascenseurs, halls d’entrée, couloirs, escaliers, sont également différenciés. Alors que les habitants occupent de luxueux appartements dans les étages des immeubles et disposent des équipements de loisir, les lieux réservés aux travailleurs sont situés aux sous-sols et au rez-de-chaussée et sont agencés avec des meubles anciens, parfois même cassés — ceux dont les résidents ne se servent plus. Des caméras surveillent régulièrement les employés de service où qu’ils aillent — couloirs de service, caves, salles des machines, vestiaires et salles de repos. Ce qui fait l’objet des contrôles n’est pas uniquement leur circulation et leur permanence dans l’immeuble : c’est aussi le cas de leur comportement et de leur manière d’occuper l’espace. Les téléphones portables et baladeurs leur sont interdits et ils n’ont pas le droit de hausser la voix et de s’adresser d’eux-mêmes aux résidents qu’ils croisent dans l’immeuble.
Les travailleurs sont en effet l’objet principal du travail des vigiles : c’est en assurant leur soumission que se construit le statut d’ « habitants ». La dite « sécurité » a donc ici peu à voir avec la prévention d’un quelconque risque de délinquance : elle consiste, plutôt, en un rituel de démarcation des frontières entre les classes au sein des espaces qu’elle investit, assurant à la fois les rapports de domination au travail et la mise à distance statutaire.
Sécurité et précarisation de l’emploi
Les contrôles stricts et la forte ségrégation vécue par les employés qui travaillent dans des copropriétés fermées posent la question des conditions qui les rendent possible. En effet, cela ne se passe pas de la même façon ailleurs, dans les immeubles qui ne sont pas « fermés », où il y a souvent un seul hall avec une porte fermée à clé qui doit être ouverte par les propres résidents des appartements.
Que rend-il donc possible cette spécificité des conditions de travail des employés des copropriétés ? Une réponse est à chercher du côté des conditions d’emploi : les copropriétés fermées sont des lieux privilégiés de mise en œuvre d’une organisation du travail flexible, reposant sur la précarisation des emplois. Autrement dit, la ségrégation des travailleurs encadrés par la sécurité est importante parce que les employés qu’elle prend pour objet sont précaires et démunis dans les relations professionnelles. L’observation précise des pratiques des vigiles montre que leurs efforts se concentrent surtout sur les employés de nettoyage, embauchés en sous-traitance par les copropriétés. En revanche, les employés polyvalents embauchés comme salariés des copropriétés bénéficient de marges de manœuvre relativement plus grandes dans leurs relations professionnelles. En effet, les employés de nettoyage embauchés en sous-traitance, directement soumis à l’ordre mis en place dans la copropriété, n’ont pas la protection juridique des conventions collectives régissant dans l’ensemble des copropriétés, ni le soutien du puissant syndicat qui les représente. Quant aux employées domestiques, proches personnellement des habitants, elles disposent davantage de moyens de résistance tels que des permissions signées par leurs patrons pour rentrer par les entrées principales.
On le voit, la précarisation de l’emploi contribue à rendre possible le marquage particulièrement violent des frontières sociales dans les copropriétés fermées. La « spatialisation des problèmes sociaux »[2] – c’est-à-dire l’identification de certains lieux à problèmes, telle que la dénonciation des « enclaves »—tend ainsi à dissimuler des processus qui traversent les frontières de ces localisations.
La critique des espaces résidentiels fermés en termes de ségrégation résidentielle, considérant ces lieux comme des cas les plus extrêmes, a, certes, apporté des connaissances riches pour la contestation et la résistance à leur développement, sur la scène des politiques urbaines notamment. Mais il y a une autre facette de cette réalité qui a été éclipsée par cette approche : la scène du travail. Lorsqu’on prend en compte cette dernière, c’est un autre portrait de ces espaces « fermés » qui se dessine, comprenant des groupes sociaux divers, des relations de coopération et des conflits. Car leurs frontières spatiales ne correspondent pas forcément à des frontières entre groupes sociaux : elles sont poreuses. Considérer les espaces résidentiels sécurisés simplement comme des « enclaves » revient en ce sens à faire la part belle aux projets des promoteurs immobiliers et, en même temps, à redoubler l’invisibilisation dont les travailleurs font l’objet dans l’objectif d’assurer le sentiment d’entre-soi des habitants qui les embauchent.
***
Publié le 30 novembre 2015
Notes
[1] Blakely Edward J. et Snyder Mary G., Fortress America : Gated Communities in the United States, Washington D.C., Brookings Institution Press/Cambridge, Mass., Lincoln Institute of Land Policy, 1999 [1997] ; Caldeira Teresa P. R., City of Walls : Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2000 ; Svampa Maristella, Los que ganaron : la vida en los countries y barrios privados, Buenos Aires, Biblos, 2001 ; Cabrales Barajas Luis Felipe, dir., Latinoamérica : países abiertos, ciudades cerradas, Guadalajara [Mexique], Universidad de Guadalajara/UNESCO, 2002 ; Low Setha, Behind the Gates : Life, Security, and the Poursuit of Hapiness in Fortress America, New York/Londres, Routledge, 2003 ; Paquot Thierry, dir., Ghettos de riches : tour du monde des enclaves résidentielles sécurisées, Paris, Perrin, 2009.
[2] Tissot Sylvie et Poupeau Franck, « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, 2005, p. 4-9.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire