Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode V

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   Les ballons-postes [ " L'histoire des ballons montés ne dure que quatre mois et demi, entre le 23 septembre 1870 et le 28 janvier 1871, durant lesquels 67 ballons s'échappent de la capitale encerclée. Les départs se faisaient de jour comme de nuit, essuyant les tirs de barrage des troupes prussiennes. On estime le nombre de plis, de lettres, de dépêches qui ont été transportés entre 2 500 000 et 3 000 000 ; source  ; mais, le ballon-poste était aussi un...journal! : "... un des titres de journaux qui franchit les lignes ennemies en ballon, entre le 30 octobre 1870 et le 29 janvier 1871, pour donner des nouvelles de la capitale encerclée. Il informe quotidiennement des décrets officiels mais relate également les souffrances et les espoirs des Parisiens. Imprimé sur une fine feuille de papier et d’un poids réglementaire de 3 grammes, le journal prévoit des marges utilisées pour la rédaction de messages privés. Il se plie comme une lettre, est affranchi pour 20 centimes et déposé au bureau de poste. Expédié chaque jour, il permet de renouer le lien entre les Parisiens et les départements... " ; source] passaient souvent au-dessus de nous, quand le vent soufflait du nord ou de l' Est. Nous les regardions, de la batterie, avec admiration et envie, car ils allaient voir du pays, communiquer avec le reste de la France, et, de plus, ils narguaient gentiment l'ennemi. Mais, jusqu'au 10 octobre, nulle réponse n'était parvenue à Paris en échange de nombreuses lettres ou dépêches qu'ils emportaient. Je me souviens de la joie confiante qui s'empara de nous lorsque, ce jour-là, en même temps que les journaux en publiaient la nouvelle, le gouvernement de l' Hôtel de Ville fit savoir aux corps de troupes, par la voie de l’ordre, que M. Léon Gambetta, ministre de l' Intérieur, ayant quitté la ville le 7 octobre, à onze heures et demie du matin, avait heureusement atterri, malgré la poursuite des Allemands, et qu'il allait exercer en province les pouvoirs militaires qu'on lui avait délégué. [lors de ce voyage en ballon, Gambetta est accompagné de Spuller, Eugène, 1835-1896 ; avocat, député entre 1876 et 1889. À Tours, 9 octobre, il rejoint ses trois collègues ministres : Adolphe Crémieux, Isaac Jacob Adolphe, 1796-1880, avocat ; ministre de la Justice, l'amiral Fourichon, Martin, 1809-1884, officier de marine, sénateur 1875-1884 ; ministre de la Marine et Glais-Bizoin, Alexandre Olivier Glais de Bizoin, dit, 1800-1877, député, en 1868, il fut l'un des fondateurs du journal la Tribune et en 1870 il engagea un certain...Émile Zola, comme secrétaire.; ministre sans portefeuille]


Le ballon Neptune sur la place Saint-Pierre, photographié par Nadar

Sur le Web

  La dépêche était arrivée par pigeon-voyageur. C'était la première fois que ces messagers aériens, nos aéroplanes d'alors!, servaient de trait d'union entre les départements et la capitale investie. Du coup, il naquît en nos âmes une véritable piété pour eux. On l'a traduite tout récemment par l'érection d'un monument en leur honneur, mais je n'ai jamais compris que, sur l'antique et vénérable blason de Paris, on n'est pas songé à peindre, parmi les voiles de la nef symbolique, un ramier passant, sur champ d'azur.
  Et, comme tout se recommence, en somme, c'est peu de jours après, le 24 octobre, que, pour compléter cette vision nouvelle de l'aérostation militaire et de l'aviation, — aujourd'hui reprise par le génie français et si glorieusement perfectionnée, — le gouvernement de la Défense, sur proposition d' Ernest Picard [Louis Joseph, 1821-1877, député, 1858-1876, ambassadeur de la France à Bruxelles, 1871-1873, ministre de l' Intérieur, 1871 et sénateur, 1875-1877] , et suivant l'avis favorable du général Trochu, votait un crédit de 45.000 francs à l'ingénieur Dupuy de Lôme [Stanislas-Charles-Henri-Laurent, 1816-1885 ; ingénieur militaire de la marine, concevait...des bateaux! ; il inventa l'aérostat dirigeable à propulsion humain : "... reprenant d’anciens travaux, dont ceux du père de la navigation aérienne Henri Giffard, et suivant les conseils d’ingénieurs en aéronautique, il réalise un aérostat de forme ovale qui mesure environ 36 mètres de long pour un diamètre central de presque 15 mètres. Il s’attache à mettre en œuvre deux principes qu’il estime indispensables à la navigation aérienne : la permanence de la forme, grâce à un ballonnet d’air contenu dans l’aérostat qui, en jouant sur le volume d’air, garantit la forme ovale du ballon, et la constitution d’un axe horizontal de moindre résistance pour garantir sa stabilité. Fabriqué à l’aide de batteries, l’aérostat contient 3 500 m3 d’hydrogène. Enfin, une voile triangulaire à l’arrière joue le rôle de gouvernail. Suspendue à la partie inférieure du ballon, la nacelle rigide est de forme oblongue afin d’éviter le balancement et dispose d’une hélice à propulsion de 9 mètres de diamètre mise en mouvement grâce une manivelle tournée par 4 hommes qui doivent se relayer : 8 hommes au total... " ; source], pour qu'il pût mener à bien la construction d'un " ballon dirigeable ", de son invention.
  Comme on n'avait pas encore les moteurs légers, je ne sais ce que pouvait valoir l' aéronat Dupuy de Lôme, mais il est juste de rapporter ici l'argument avec lequel Trochu enleva le vote de ses collègues. Il leur dit :
   —" Cet ingénieur a bien réussi à faire exécuter les wagons munis de canon, qui avant lui étaient réputés impossibles! "
  En effet!...

" C’est un monument qui était à la porte des Ternes à Paris [...] La statue est d’Auguste Bartholdi et a été construite en 1906, date à laquelle a été prise la photo par Albert Harlingue ; elle fut fondue en 1942 sous Pétain avec des centaines d’autres statues pour que le métal serve à l’effort de guerre allemand... " Sur le Web

Plan et croquis de l'aérostat dirigeable de Henri Dupuy de Lôme

***

  Nos troupes novices et disparates se formaient cependant peu à peu. Elles manœuvraient et se battaient maintenant avec une discipline et un courage que le succès final aurait bien dû récompenser.
   Tandis que nous demeurions presque inactifs à la batterie, un brillant combat fut livré le 21 octobre par dix mille hommes du 14e corps, infanteries de ligne, zouaves, mobiles et artillerie de campagne.
   Ces dix mille hommes, appuyés par 120 canons, massés entre Rueil et le Mont-Valérien, attaquèrent à l'improviste les hauteurs de Montretout [" La Redoute de Montretout, parfois appelée fort de Montretout, ouvrage de Montretout ou tout simplement Montretout était l'un des ouvrages complémentaires de la première ceinture de forts de Paris [...] construite sur la commune de Saint-Cloud, était placée au sommet du coteau qui domine Saint-Cloud,... " ; source], en les prenant à revers. Ils délogèrent les Allemands de beau-Pré et de la Malmaison. Les zouaves prirent là une superbe revanche de leur panique de Châtillon. Ils se distinguèrent par leur bravoure, leur mordant. Le combat se poursuivit ensuite vers Saint-Cucufa et au-dessous de la Jonchère. À sept heures du soir, l'affaire était achevée. Nous avions 413 tués ou blessés ; l'ennemi en avait plus du double et les abords du Mont-Valérien étaient entièrement dégagés.
   Sept jours plus tard, le 28 octobre, le général Carey de Bellemare [Adrien Alexandre Adolphe de Carrey de, 1824-1905], apprenant par son service de renseignements que le Bourget n'avait pour garnison qu'un demi-bataillon de la garde royale prussienne, résolut d'enlever cette position, sans même prévenir le gouverneur de Paris, et lança, dans la matinée , les tirailleurs de la Presse pour commencer l'attaque [sous les ordres du commandant Roland, du corps de Saint-Denis, le bataillon chasse la 4e brigade de la garde prussienne].
   Ces francs-tireurs, bientôt appuyés par le 34e de marche et par le 14e bataillon des mobiles de la Seine, débusquèrent l'ennemi malgré la résistance acharnée et le rejetèrent hors du Bourget.
Des retours offensifs et de véritables contre-attaques préparées par l'artillerie furent tentées par les Allemands jusqu'à la nuit close. Ils échouèrent et se brisèrent contre l' héroïque résistance des nôtres, qui, pour la première fois depuis le commencement du siège ne battirent pas en retraite après le succès obtenu et dormirent sur les positions conquises.
   Ce fut une traînée de poudre, dans Paris, que la nouvelle de ce succès et, moi, sans me douter, certes, que j'appartiendrais un jour à cette Presse parisienne, organisatrice et marraine des francs-tireurs victorieux, je contribuai comme les camarades à pavoiser notre batterie, en plantant un petit drapeau de papier dans la " lumière " de ma pièce.

Au côté du bataillon des francs-tireurs de la presse, sont engagés les chasseurs à pied de la Garde ; ici, avec leur drapeau. Sur le Web

VI


Le général Trochu déclare " qu'il ne tient pas au Bourget ". — La capitulation de Strasbourg et de Metz " le laisserait indifférent ". — Le Bourget est repris par les Prussiens ; Strasbourg et Metz succombent. — Exaspération du peuple parisien. — Envahissement de l' Hôtel de Ville. — Le gouvernement sauvé par Jules Ferry. — Le plébiscite du 3 novembre. — Comment nous votons.

  Ce n'est pas l'histoire du gouvernement de la Défense nationale, que j'ai la prétention d'écrire ici : je note tout simplement mes souvenirs de soldat. Aussi dirai-je des évènements de la fin du mois d'octobre et des premiers jours de novembre que ce qu'il en résulta pour notre batterie elle-même. C'est une crise douloureuse et humiliante que traversèrent alors les défenseurs dévoués et sincères de Paris. Voici ce que j'en ai vu, ce que j'en ai su, au bastion même, abstraction faite de ce que les récits plus ou moins exacts de la presse ont pu m'en apprendre par la suite.
  La prise du Bourget par nos troupes de Saint-Denis, le 28 octobre, avait excité, je l'ai dit, un grand enthousiasme parmi nous. Cependant, le bruit courut dès le lendemain que le général Carey de Bellemare avait été blâmé par le général Trochu et par le ministre de la Guerre pour avoir entrepris sans ordre cette opération. On rapportait même que, en plein conseil de gouvernement, Trochu avait dit : " Le Bourget et le Drancy, dont nous nous étions emparés aussi sans coup férir, sont en dehors du cercle des manœuvres que je veux exécuter. Je ne tiens pas du tout à garder ces deux positions. "
  Le fait est que le Gouverneur de Paris ne prenait aucune disposition pour nous assurer notre conquête. Il laissait là, en l'air et sans aucun renfort, un bataillon des mobiles de la Seine commandé par Ernest Baroche [1829-1870, maître des requêtes au Conseil d’État, puis Directeur du Commerce extérieur au Ministère de l’Agriculture et député "... À la tête du 12e bataillon, le 30 octobre 1870, il est blessé une première fois à l’œil par un éclat de pierre, refusant de se soigner, il se contente de poser un bandeau sur sa blessure et repart au combat. Il reçoit une balle en plein cœur et décède sur le coup. " ; source] , le fils de l'ancien Garde des Sceaux de l' Empire, et un détachement des francs-tireurs de la Presse. Voilà tout.
  Or, le 30 octobre au matin, 12.000 hommes de cette garde royale prussienne dont un bataillon avait été fort étrillé l'avant-veille, s'approchèrent du Bourget et l'attaquèrent à la fois des trois côtés.
  Les mobiles et les francs-tireurs opposèrent une résistance héroïque. Le commandant Baroche fut tué au seuil de l'église, où il s'était retranché avec ses hommes. Beaucoup de mobiles, tous enfants de Paris, succombèrent à ses côtés. Le reste de nos forces dut reculer en désordre jusqu'à la Briche [nom d'un des 16 forts, construits vers 1844, afin de renforcer " l'Enceinte de Thiers " , du nom de l' ancien président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de l'époque ; cette enceinte de fortifications autour de la capitale avait pour fonction d'empêcher la capitale de tomber aux mains d'armées étrangères] et à la Courneuve, sans avoir été soutenu...
  L'exaspération qui s'empara de la capitale, à cette nouvelle, ne peut se décrire. C'était une revanche pour l'ennemi ; c'était pour nous une perte cruelle. Surtout, on reprochait à Trochu ce parti pris affiché par lui de n'attacher aucune importance à la vie de tant de braves gens, qu'il avait laissé écraser.


Carte datant de 1871 et indiquant les trois forts de Saint-Denis : de La Briche, de la Double-Couronne du Nord et de l'Est.

   Pour comble, on apprenait en même temps que les bruits de la capitulation de Metz, répandus depuis quelques jours, étaient fondés, que Bazaine [Achille, 1811-1888, maréchal ; "... il est nommé par l'Empereur commandant en chef et généralissime des armées impériales. L'Empereur estime qu'il est le seul capable de sortir l'armée française du bourbier dans lequel elle s'est enfoncée et l'opposition notamment Jules Favre l'acclame : on ne parle plus unanimement que du « glorieux Bazaine ». L'installation de l'armée du Rhin à Metz fait partie du plan de Napoléon III, suggéré par le maréchal Lebœuf : on substitue à la concentration de troupes le long de la frontière du Rhin, une concentration à l'intérieur de la place forte de Metz. Bazaine déconseille cette manoeuvre car, dit-il, Metz n'est pas prête, il n'y a pas d'approvisionnement suffisant, pas de four de campagne, pas d'ambulances, mais il accepte de l'exécuter et de rassembler son armée sous Metz. Auparavant, il tente de la ramener à Chalons via Verdun pour rejoindre Mac-Mahon ; une crue de Moselle emporte les ponts de bateaux et rend impossible cette manoeuvre. Bazaine demande donc à Mac-Mahon de faire mouvement sur Metz ; celui-ci ne s'y résigne qu'après maintes objections, soutenant notamment que son armée arrivera trop tard pour secourir Bazaine, qu'il n'y a plus de munitions, plus de vivres et qu'il est contraint de capituler. Il écrit cela le 21 août alors que la capitulation n'aura lieu que le 28 octobre, c'est-à-dire deux mois et sept jours plus tard... " ; source] avait tout livré, l'armée et la place, les canons et les drapeaux...
  Après Strasbourg, déjà rendue, c'était le dernier espoir de la patrie qui s’effondrait, et l'on se redisait les uns aux autres avec stupeur que le même Trochu, répétait à qui voulait l'entendre que " jamais il n'avait compté ni sur Strasbourg, ni sur Metz ; que la réédition de cette place ne lui paraissait pas changer la situation militaire de Paris et qu'au besoin il le proclamerait publiquement 1. "
  ... Soldat brave, honnête, pieux, nul, Bon canon, mais ayant un peu trop de recul
  Ce n'était pas encore assez que tous ces motifs de découragement pour une population vaillante qui jusqu'alors avait si bien fait son devoir et qui ne demandait qu'à combattre et à lutter jusqu'à la dernière limite de ses forces ; on annonçait à la même heure que M. Thiers était à Versailles, en train de négocier avec l'ennemi un armistice de 25 jours pour l'élection d'une Assemblée nationale et que l'une des conditions imposées par Bismarck pour la suspension d'armes était qu'on livrât aux Allemands le mont Valérien!...
  Les Parisiens commencèrent par être consternés ; puis ils devinrent furieux, et, comme toujours, il se trouva parmi eux des agitateurs tout prêts à profiter de l'occasion pour s'emparer du pouvoir.
  L'émeute attendue par les Allemands et en vain provoquée depuis six semaines pour abréger ce que Moltke appelait les " formalités du siège " éclata foudroyante et terrible, le 31 octobre. Les quatre bataillons de garde nationale des 19e et 20e arrondissements [63e, 172e, 173e, 174e et 240e], commandés par Gustave Flourens [Gustave, 1838-1871, journaliste et révolutionnaire ; future personnalité de la Commune de Paris, il sera tué par les soldats versaillais le 3 avril 1871 à Rueil-Malmaison ; "... Dans la capitale en état de siège où une grande partie de la population est minée par les privations et s’impatiente devant l’inaction militaire du gouvernement, l’atmosphère explosive est palpable. Le lundi 31 octobre 1870, répondant à l’appel de Charles Delescluze, une large foule marche sur l’Hôtel de Ville pour manifester son opposition au général Trochu. Alerté, ce dernier convoque ses ministres à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement, pour un conseil exceptionnel ayant pour objet l’organisation rapide d’élections municipales à Paris. La quasi-totalité des ministres est donc réunie dans la salle du gouvernement lorsque la foule envahit l’Hôtel de Ville. Elle ne demande plus seulement des élections, elle exige la Commune. Pour autant, des discussions pacifiques s’engagent ; plusieurs ministres s’adressent aux manifestants et le général Trochu les assure qu’il ne capitulera pas. Dans l’après-midi, aux alentours de 16h, les événements prennent une autre tournure lorsque Gustave Flourens, alors chef élu d’un bataillon de la garde nationale de Belleville, pénètre dans l’Hôtel de Ville : c’est l’insurrection. Rapidement rejoint par Auguste Blanqui, Jean-Baptiste Millière, Édouard Vaillant et Delescluze, Flourens proclame la chute du gouvernement et nomme les membres d’un comité de salut public mis en place jusqu’aux élections. Les ministres seront retenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils consentent à présenter leur démission. Trochu et Ferry parviennent à s’échapper et organisent, depuis le Louvre, la marche conjointe sur l’Hôtel de Ville de plusieurs bataillons dits fidèles. Leur arrivée, en nombre, disperse la foule. Vers 3h du matin, après que Jules Favre ait promis des élections et Edmond Adam, préfet de Police, ait assuré aux insurgés qu’il n’y aurait pas de poursuites, le comité de salut public se disperse. " ; source], affublé du titre de major de tranchée, se portèrent sur l' Hôtel de Ville, et, à la faveur de la surprise et du désordre régnants, firent le gouvernement prisonnier, moins Trochu que des amis avaient emporté et Picard, Jules Ferry et Arago, qui s'étaient échappés au milieu du tumulte.
  Tout ce que nous sûmes, alors, voici comment nous l'apprîmes.
  Dans la nuit, une heure environ après le dernier appel, nous fûmes réveillés en sursaut par une sonnerie de rassemblement. Nos chefs paraissaient se consulter sur ce qu'ils devaient dire, quand le lieutenant-colonel Hellot, qui commandait le groupe des batteries mobiles, survint avec quelques officiers et nous dit d'une voix vibrante :
   — " Nous allons tourner le dos à l'ennemi, mes enfants, puisqu'il y a dans Paris des gens qui font des émeutes au moment de la bataille. Ils se sont emparés de l' Hôtel de Ville, mais tous les bataillons de l'ordre vont le leur reprendre, si quelqu'un leur donne l'exemple. Le ministre de la Guerre nous ordonne de marcher. Allons! "
  Une grande colère s'était emparée de nous tous. Oui, de nous tous.
   " Comment! Des révoltés jouaient ainsi le jeu des Prussiens? "
   " Comment! tandis que nous autres, qui peinions jour et nuit autour de nos pièces pour être toujours prêts au combat, nous acceptions sans mot dire les ordres de nos chefs et nous ne leur adressions mentalement qu'un reproche : celui de ne pas nous exposer assez pour le pays, il y avait des Français, des Parisiens, ne faisant que de temps en temps du service, couchant dans leur lit, touchant leur solde sans se battre et qui voulaient cependant faire une révolution? "
  Et ils nous infligeaient cette honte de nous forcer à abandonner en pleine nuit notre poste pour aller à une répression de police?
  Certes, il y avait d'autres troupes, en dehors des murs, entre les Allemands et nous! Mais si quelque part une défection se produisait? Si un fort était livré? Si une colonne d'assaut était lancée contre les portes tandis qu'elles seraient dégarnies, ou contre les murailles, tandis que les pièces muettes et sans servants ne pourraient que tendre démesurément leur cou à travers les embrasures ou pardessus les courtines, sans personne après d'elles pour les faire aboyer?
  Les gens de Flourens nous contraignaient à déserter devant l'ennemi, à défiler par la gauche, à nous en aller faire de la politique de club ou de place publique, alors que nous avions une si belle tâche et si pure à remplir!



Dans le journal  La Patrie en danger, Henri Verlet relate les évènements, sous le titre : " La manifestation ". Sur le Web

  Aussi, l'indignation qui s'était emparée de nous ne connaissait-elle aucune mesure. On n'en a pas beaucoup, d'ordinaire, à vingt ans ; mais de nous sentir tout à coup jetés dans une misérable aventure, et dans une échauffourée de carrefour, alors que nous rêvions de nous mêler à l'épopée et d'avoir un peu de notre sang dans l' Histoire, c'était comme une déchéance imméritée, qui nous révoltait jusqu'à la fureur.
  Ah! certes, je suis bien heureux aujourd'hui qu'au dernier moment un ordre de la place nous ait laissés à notre poste et nous ait délivrés de la corvée du massacre.
  Je suis heureux que le colonel , après l'avoir reçu, nous ait paternellement félicités de n'être point mêlés à cette bagarre civile.
  Le lieutenant de Pistoye, le lendemain, expliqua ce revirement à quelques-uns d'entre nous ; Ernest Picard, le ministre des Finances, avait eu l'inspiration d'appeler au secours de ses collègues enfermés à l' Hôtel de Ville des bataillons du centre, celui du commandant Ibos, entre autres, et Jules Ferry, se mettant à leur tête, avait pénétré dans la citadelle de l'insurrection par les souterrains de la place Lobau.
  Ainsi, nouvelle lance d' Achille, la garde nationale guérissait les blessures qu'elle avait faite. Et l'armée, la garde mobile demeuraient seulement vouées à la lutte contre l'ennemi.
  Tout était bien.
  Mais quelle tristesse! Et avec quelle joie nous apprîmes, le 2 novembre, que le lendemain, pour éviter le retour de semblables alertes nous aurions à voter, avec toute la population parisienne, pour dire si nous voulions garder au pouvoir les mêmes hommes, leur obéir et leur donner une confiance dont ils avaient besoin pour continuer à diriger nos efforts!
  Le 3 novembre, en effet, le scrutin s'ouvrit. ["... Mais dans l’immédiat, le gouvernement de la Défense nationale veut prévenir une nouvelle insurrection et s’assurer une certaine forme de légitimité, malgré l’impossibilité de tenir des élections législatives. On a donc recours au plébiscite, dont l’usage s’est répandu sous l’Empire. Le 3 novembre 1870, dans chacun des 20 arrondissements parisiens divisés en sections, les hommes se rendent dans leur bureau de vote afin de dire si oui ou non ils conservent leur confiance au gouvernement. Il est intéressant de noter, comme le permet le texte de cette affiche annonçant le plébiscite, que ce dernier s’adresse exclusivement aux Parisiens. C’est à eux seuls que l’on demande de statuer sur le sort d’un gouvernement qui dirige pourtant la nation entière. Certes, Paris est à cette heure une des villes souffrant le plus et le plus directement des conséquences de la guerre contre la Prusse. Mais c’est aussi une poudrière, et les craintes que le peuple de Paris inspire au gouvernement ont une influence directe sur ses décisions, en termes de politique intérieure et étrangère. [...] Sur l’ensemble du territoire parisien, le oui l’emporte, avec 557 996 voix, contre 62 638 non. Ce résultat conforte les républicains dans leur volonté de punir la sédition... " ; source]
  Je confesse avec humilité que, si je suis parfaitement sûr d'avoir voté le jeudi 3 novembre 1870, en même temps que tous mes camarades, sur la question de savoir si nous voulions conserver le Gouvernement de la Défense nationale tel qu'il s'était constitué le 4 septembre précédent, je ne me souviens pas du tout de la forme que revêtit notre suffrage.
  Avons-nous écrit le mot oui ou le mot non sur des bulletins individuels, que nous avons ensuite déposés, tout pliés, au fond d'une boîte ou d'une gamelle?
  Avons-nous écrit et signé sur un registre?
  Avons-nous énoncé devant nos officiers qui l'ont enregistrée notre volonté de maintenir ou de modifier ce qui existait?
  Je n'en sais plus rien. Ce détail est sorti de ma mémoire.

 
affiche du plébiscite du 3 novembre et procès-verbal du vote. Sur le Web

  Mais, dussé-je révolter les gens graves et soupçonneux qui professent que l'on ne saurait entourer un scrutin de trop de précautions contre la fraude ou l'intimidation, je dirai que, — bulletin, liste ou vote verbal, — les modalités importaient peu, car notre sentiment était unanime et nous avons tous répondu spontanément dans le même sens.
  Au surplus, nous étions parfaitement édifiés sur la loyauté de nos officiers et nous les savions incapables, soit de peser sur nous, soit de falsifier les résultats du scrutin.
  Ce que j'ai dit déjà explique suffisamment que nous ayons tous opiné pour le maintien de l'ordre existant : ceux d'entre nous qui, plus clairvoyants et plus expérimentés, pouvaient craindre déjà que Trochu, après avoir " honorablement résisté ", comme il a dit plus tard, ne nous conduisît en fin de compte à la capitulation cherchèrent en vain autour de lui un homme ayant mieux fait ses preuves et à qui l'on pût se fier pour sauver Paris.
  Les autres, et c'était la grande masse, avaient patriotiquement accepté l'étroite discipline que commande l'état de guerre, et leur semblait que ce fût un acte de trahison véritable de vouloir changer de chef avant la fin de la bataille et en face de l'ennemi.
  Je laisse à d'autres le soin de décider s'il n'aurait pas mieux valu pour le salut commun, renverser tout de suite des hommes bien intentionnées, mais incapables, pour les remplacer par d'autres, plus aventureux et moins liés à des traditions surannées... Oui! peut-être, en effet, y aurait-il eu quelque chose de changé si l'élan des soldats et de quelques chefs de second plan avait été moins comprimé, moins paralysé... Mais c'était un coup de dés à jouer! C'était tout risquer et probablement tout perdre en un instant!... On n'osa pas.
  Il y eut en tout, ce jour-là, six cent vingt mille votants, à Paris. Cinq cent cinquante-sept mille neuf cent soixante-seize se prononcèrent pour le gouvernement ;
  Soixante-deux mille seulement votèrent non.
  C'était un succès éclatant pour les hommes de l' Hôtel de Ville. C'était une ratification décisive de leurs actes passés et le droit évident pour eux de continuer à diriger nos affaires. En fait, rien ne vint plus, jusqu'à la fin du siège, troubler leur autorité. Ils étaient les maîtres, — les maîtres d'autant plus incontestés que, sauf dans les 11e, 19e et 20e arrondissements de Paris, l'armée, en masse, avait voté pour eux. Les seuls suffrages qui leur manquassent parmi les citoyens participant à la défense, étaient ceux des bataillons de Flourens
  Ainsi se termina ce douloureux épisode, qui avait failli nous mettre à la merci des Allemands et terminer la guerre trois moi plus tôt qu'elle ne s'acheva en réalité.
  Mais il va sans dire que l' État-Major prussien et surtout la diplomatie du comte de Bismarck tirèrent néanmoins le plus grand avantage de ce qu'ils appelaient la révolution parisienne.
  M. Thiers se trouvait alors à Versailles, essayant d'arracher à l'ennemi un armistice afin de permettre à la France de régulariser la situation gouvernementale et d'élire une assemblée. Le vieux homme d' État espérait encore aboutir, lorsque le ministre du roi Guillaume lui fit savoir, le 1er novembre au soir, qu'il n'y avait plus de gouvernement avec lequel on pût traiter, que l'émeute avait tout emporté,... et que les pourparlers, en conséquence, devaient être rompus.
  Que faire? M. Thiers obtint du moins la permission d'envoyer à Paris son ami, M. Adolphe Cochery [Louis-Adolphe, 1819-1900, avocat, premier directeur de l’École supérieure de la Télégraphie, 1878 : l'actuelle Télécom Paris ; député 1876-1888, sénateur 1888-1900 ; "... Il se rendit ensuite à Orléans avec le titre de commissaire de la défense dans le Loiret, et lutta, avec une grande énergie, contre les lenteurs de l'autorité militaire. Il resta à son poste après la prise de la ville par les Allemands, pour prendre soin des prisonniers et des blessés, puis s'échappa et gagna Tours, où il offrit à M. Thiers d'entamer des négociations. Il revint dans ce but à Orléans, et s'adressa au général Vonder Thann, qui, irrité de ce qu'il avait pu traverser, deux fois, sans autorisation, les lignes ennemies, menaça de lui appliquer les lois de la guerre. Il finit cependant par obtenir pour M. Thiers et pour lui un sauf-conduit pour Versailles et pour Paris. On sait l'échec de cette tentative ; M. Cochery entra quatre fois à Paris sous pavillon parlementaire, non sans courir de graves dangers : dans sa déposition à la commission d'enquête du 4 septembre, M. Thiers a rendu pleine justice au courage du député du Loiret. Retenu un instant comme Prisonnier, malgré son sauf-conduit, M. Cochery fut enfin reconduit à Montereau et remis en liberté... " ; source], affublé pour la circonstance du titre de secrétaire, pour se renseigner de visu sur l'état des choses.
  M.Cochery vint, constata que l'ordre était rétabli, le gouvernement consolidé au lieu d'être renversé. Il retourna le jour même à Versailles et Bismarck n'eut plus aucun prétexte pour ne pas reprendre la discussion.
  Mais il se fit d'autant plus rigoureux qu'il s'était cru plus près du triomphe. Il formula des conditions impitoyables, que M. Thiers fut chargé de transmettre au gouvernement de la Défense, et c'est alors qu'eut lieu, au pont de Sèvres, théâtre permanent des scènes les plus émouvantes ou les plus étranges, une entrevue qui mérite d'être racontée.


Caricature d'Adolphe Cochery ; dessin, non daté, de Gill

***

  Quelques-uns d'entre nous y assistèrent encore dans les mêmes conditions que, naguère, pour l'exode des citoyens américains.
  Jules Favre et Thiers, partant l'un du ministère du quai d' Orsay, l'autre de Versailles, s'y rencontrèrent à deux heures de l'après-midi. Thiers apportait les dernières propositions de l'ennemi ; le conseil du gouvernement avait tenu d'autre part à ce que Jules Favre, avocat remarquable, mais homme d' État sensible, généreux et imprudent, fût assisté d'un officier capable de juger tout de suite si les conditions allemandes étaient acceptables au point de vue militaire.
  Le général Ducrot [Auguste Alexandre, 1817-1882, député 1871-1872] avait été désigné pour ce rôle.
  Mais le général, on le sait, avait profité d'une négligence de ses gardiens, après Sedan, pour s'enfuir et gagner Paris. Quoiqu'il n'eût point donné sa parole ni sa signature, les Prussiens l'accusaient de forfaiture et ne parlaient de rien moins que de le fusiller, s'il retombait entre leurs mains. Aussi ne pouvait-il accompagner Jules Favre sur la rive gauche de la Seine, où se tenait le conciliabule. Il demeura donc sur la partie française du pont brisé, tout près du parapet non loin duquel nous étions nous-mêmes rangés comme une escorte invisible, et c'est là que, retraversant la seine en barque après quelques instants, un officier de son état-major vint lui rapporter et lui soumettre les offres que faisaient les Allemands.
  Elles étaient ainsi conçues :
   " Armistice de 25 jours, pendant lesquels Paris ne sera pas ravitaillé ;
  Ou bien :
  Armistice de 25 jours avec ravitaillement proportionnel ; mais alors l'armée allemande occupera un des forts..., à déterminer.
"
  Je vois encore la figure martiale et bougonne de Ducrot, lorsqu'il eut entendu cette communication. Pour ne pas être reconnu par les observateurs cachés qui certainement devaient se tenir de l'autre côté du fleuve, dans les maisons ou derrière les quelques arbres voisins de la rive, il avait relevé le large collet de son veston sans insignes et enfoui sa barbe dans son foulard. Accoudé au parapet, comme un désœuvré qui regarde couler l'eau, il avait tenu son képi à sept galons d'or dissimulé sous son coude.
  Il le planta tout à coup fiévreusement sur sa tête et tourna le dos à l'officier, en se dirigeant vers nous. Puis, calmant sa colère, il retourna sur ses pas, dit quelques mots à son aide de camp en lui ordonnant de les transmettre à Jules Favre, et quitta définitivement la place.
  Il n'était pas difficile de deviner l'avis qu'il avait donné. Une proclamation officielle affichée dans tout Paris nous en informa le lendemain.

  
Auguste Alexandre Ducrot ; photo : Marie-Alexandre Alophe, peintre et photographe, 1811-1883

   Les conditions allemandes, inacceptables, étaient rejetées. Il n'y aurait pas d'armistice. la lutte allait reprendre.
  Et le procès-verbal de cette séance du Conseil de gouvernement, porté de la sorte à la connaissance du public parisien tout entier, contenait cette phrase du général Trochu :
  "... Les représentants d'une grande nation ne sauraient accepter son déshonneur. "
  Dans les circonstances que l'on traversait alors, elle semblait toute simple, cette phrase, et nous eûmes tous, en la lisant, l'impression qu'elle traduisait exactement la pensée unanime de la population.

VII


Nous apprenons la victoire de Coulmiers [village situé à l'ouest d’Orléans] sur les Bavarois ; puis la reprise d' Orléans par une division de l' Armée de la Loire. — La popularité de Gambetta, qui a réalisé ce miracle d'arrêter enfin la marche des Allemands. — Les suites de la capitulation de Metz. — Les délibérations du Conseil de Défense. — Les théâtres privés de gaz. — Les publications ordurières.

   À suivre

   Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 57-77.

1. Ces propos ont été réellement tenus dans la séance du Gouvernement de la Défense nationale, à l' Hôtel de Ville, par le général Trochu, son président, le 29 octobre 1870.

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