Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode IV

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   Nous avions cessé, à cette époque, de cantonner dans nos villas de l'avenue de Versailles ; nous étions logés sous la tente, dans le bastion même et le long des deux courtines latérales.
  La douceur du temps permettait encore de trouver quelque charme à ce camping. Nos grandes maisons coniques servaient à coucher vingt hommes chacune : la tête à la circonférence et les pieds au centre. Comme traversin, on avait un sac à terre, où la tête avait fini par creuser son trou, — si bien que l'humidité des nuits séchant, le jour venu, et le sable se durcissant, nous finissions par dormir, sans trop de gêne, ma foi, la nuque posée sur une sorte de billot rigide, analogue à celui des Japonais. [le traversin est un oreiller, qui fait toute la largeur du lit ; au Japon, il se nomme Makura, 枕 ; au 17ème siècle au début de l’époque d’ Edo, le makura était sous forme de boite rectangulaire en bois sur laquelle on déposait une sorte de polochon. ; source]
  Je n'ai entendu personne se plaindre de cette façon d'oreiller et j'ai constaté moi-même que cela était excellent contre les céphalalgies, vulgairement appelées maux de tête.

Oreiller japonais de l’époque d’ Edo. Le polochon au dessus se dit kukuri makura “oreiller noué/attaché ”. Sur le Web

  Le corps est si souple à vingt ans, et nous sommes si bien faits, en somme, pour vivre tout près de la terre, que nul ne trouva trop dur ni trop nu le sol où nous dormions. Seul l'encombrement de la tente nous gênait un peu.
  Quand l'heure était venue de prendre une faction de nuit, on avait fort à faire, d'enjamber tous les corps voisins sans heurter personne et sans se cogner nulle part.
  Et c'était merveilleux, quand on sortait de cet immense éteignoir, d'apercevoir, les yeux encore pleins de sommeil, l'émouvant tableau de guerre qu'on avait devant soi : les talus sombres, les chemins plus clairs, les grandes silhouettes des pièces tournées vers la campagne avec leur cou tendu comme une gargouille, et les trous noirs des casemates encore désertes, et le ruban blanc ou jaune de la route voisine, et la silhouette aérienne du long viaduc dressant au-dessus du fleuve ses larges voûtes et ses arcades minces.
  Les trains ne passaient plus, là haut.
  Sur le fleuve, on distinguait une lourde forme noire semblable à un sabot qui aurait eu un bec de cigogne : la canonnière Farcy [du nom de son concepteur Eugène Farcy, 1830-1910 ; officier de Marine et homme politique ; "...mise en chantier en 1869 sur ordre de Napoléon III. Construite à St Denis en 5 semaines par les ateliers Claparède... " ; source] tournée vers les collines et montant la garde.

La canonnière Farcy fut exposée à l'Exposition universelle de 1889. Sur le Web

IV


L'exemple des Mathurins. — Les five o'clock du matin, à la pompe. — Alcoolisme d'un nouveau genre. — Au parlementaire!
  ... Si l'on avait un beau spectacle devant les yeux, en montant la garde au saillant du bastion ou sur la plus haute traverse, pour surveiller le fossé, la contrescarpe et les glacis, la faction était moins agréable, aux portes des magasins de batterie ou le long du boulevard Murat. De ce côté, l'aspect désolé des choses ; les maisons, rares à cette époque, muettes et vides pour la plupart ; les terrains vagues, lépreux et déserts, s'étendaient jusqu'au viaduc, — tout nous montrait en quelque sorte l'envers de la guerre : la ruine et la désolation qui s'ensuivent et je ne sais quoi de farouche, de triste, de résigné comme une vaste prison.
  Là seulement, on comprenait que l'on était assiégé.
  Mais, au fait, où était donc l'assiégeant? Que faisait-il? Pourquoi ce silence prolongé des batteries que, paraît-il messieurs les Prussiens étaient en train de monter contre nous? Les journaux de Paris étaient remplis de renseignements, empruntés pour la plupart aux confrères anglais, dont il parvenait des ballots [faits] par des voies mystérieuses, sans doute avec la complicité des avant-postes allemands! et qui nous annonçaient l'arrivée sous Paris de formidables convois de pièces Krupp [famille d'industriels allemands ; " Alfred, Essen, 1812-Essen 1887, prit à 14 ans la direction de la modeste fonderie d'acier paternelle, fondée en 1811, mit au point en 1847 un procédé de production de l'acier, réalisa la fabrication de canons et introduisit sur le continent, en 1862, le procédé Bessemer. Son entreprise était devenue l'une des plus puissantes de l'époque. Son fils, Friedrich Alfred, Essen, 1854-Essen 1902, acquit de très grands chantiers navals à Tegel : 1902. Il fut membre du Reichstag de 1893 à 1898. ; etc. " ; Larousse], semblables à celles qu'on avait vues lors de l' Exposition de 1867, au Champ de Mars. Ces engins monstrueux allaient damer le pion à la fameuse " Joséphine " du Mont-Valérien ; ils allaient pulvériser nos remparts, éventrer nos abris, ouvrir des brèches, en se jouant, dans les vieilles fortifications du père Thiers [Adolphe, 1797-1877 ; journaliste ; député et ministre ; hostile à la guerre contre la Prusse, il milite pour la paix ; 17 février-31 août 1871, l'Assemblée le désigne comme « chef du pouvoir exécutif de la République française » ; il conclut la paix avec la Prusse au prix de la perte de l'Alsace-Lorraine ; il réprime sévèrement la révolte de la Commune de mai 1871] et de Louis-Philippe. Nous n'avions qu'à ein nous tenir!
   En attendant, ils ne tiraient pas, ces mastodontes d'acier! Où gisaient-ils?


Gravure, 1867, représentant le canon Krupp. Ph. Coll. Archives Larbor

   " La « Joséphine » était un canon de 19 centimètres, à cinq rayures, pesant, sans son affût, 8 000 kilogrammes. Il envoyait, à la charge de 8 kilogrammes de poudre, un obus de 52 Kg. 250, y compris une charge d’éclatement de 2 Kg. 200. Avec une inclinaison de 29 degrés et demi, la « Joséphine » portait au moulin d’ Orgemont, c’est-à-dire 8 000 mètres. Avec une inclinaison de 47 degrés, elle eût atteint le but à 10 Kilomètres. Lorsqu’elle fut installée dans la courtine du bastion 40, sa voix puissante, plus encore, sans doute, que la justesse ou la portée de son tir, lui conquirent une singulière popularité. Ce bruit plein et solennel résonnait la nuit, d’échos en échos, au-dessus de la ville endormie, comme le grondement d’un tonnerre. Tout Paris voulut voir la « Joséphine ». Le bastion 40 était à la Porte Saint-Ouen. À gauche, le Mont Valérien couronné par la forteresse, puis la ligne irrégulière des jardins, des rues et des habitations de Clichy et Levallois. Tout à l’extrême droite Asnières... "
Sur le Web

  Et puis, qu'est-ce que c'était ce siège où l'on entendait parler d'aucun travail d'approche, même contre les forts minuscules et si faciles à enlever d' Issy, de Vanves et de Montrouge?
  Pour investis, nous l'étions certainement ; mais assiégés? — Pas du tout.
  Et c'était l'éternel sujet de nos conversations, à nous qui avions pu canonner déjà plusieurs fois sans recevoir de réponse, les positions présumées de l'ennemi, les plus favorables, les plus belles, celles qu'on lui avait pour ainsi dire livrées dès le début, faute d'y avoir creusé la moindre tranchée d'abri et d'y avoir mis quelques pièces pour en écarter son avant-garde!...
  Mais je n'en finirais pas de retracer ici tout ce que nous pensions, de répéter tout ce que nous disions : l'évènement a bien prouvé, à la fin du mois de janvier 1871, c'est-à-dire après quatre mois d'investissement et non de siège, que les Allemands, pour vaincre Paris, n'avaient compté que sur les désordres et sur la faim, et que Paris, pour dénouer la ceinture d'armée nouée autour de sa taille par ce faux grand homme de guerre qu'on appelle de Moltke [Helmut, comte von Moltke, 1800-1891 ; "... En 1870, il remporte la victoire de Sedan, puis organise le siège de Paris. Lorsqu'il veut poursuivre l'extermination des armées françaises, il entre en conflit avec Bismarck, qui souhaite une paix politique rapide et obtient l'appui de l'empereur Guillaume Ier. Il est fait comte puis nommé feld-maréchal en 1871... " ; source], n'aurait eu qu'à multiplier de toutes parts et à pousser à fond les sorties que réclamaient à grands cris les patriotes qui voulaient le défendre.

***


   Chez nos voisins, les fusilliers marins cantonnés à notre gauche, vers le chemin de fer, ou chez les mobiles bretons, campés assez confortablement, ma foi, sous les arcades mêmes du viaduc, on raisonnait beaucoup moins. Les rudes gars du Finistère parlaient peu et s'étaient déjà bien battus. Nous allions les visiter, quelquefois, et nous aimions à écouter le chant mélancolique de leurs binious, qui alternaient drôlement avec leurs clairons.
  Quand aux mathurins, c'est de grand matin que nous allions chez eux. Ils avaient déniché dans un enclos, une pompe et un tonneau qu'ils avaient scié pour en faire deux bailles [baquet servant à divers usages à bord d'un navire ; Larousse]. Dès le réveil, ils s'en allaient vers ce cabinet de toilette et procédaient à une opération que nous obtînmes facilement la permission d'imiter.
  On se mettaient les uns derrière les autres, nus jusqu'à la ceinture et les jambes couvertes seulement d'un pantalon de treillis. On s'envoyait réciproquement dans le dos et sur la tête des paquets d'eau froide, puisée à pleine gamelle dans les bailles sans cesse renouvelées, et, quand chacun avait reçu sa douche, le suivant frottait les épaules et les reins du précédent avec une extrême vigueur. Quelques-uns d'entre nous, les raffinés si j'ose dire, ajoutèrent même un rite spécial à cette cérémonie quotidienne : le demi-quart d'eau-de-vie que nous servait chaque matin le gouvernement était employé à cette friction.
  Seulement, je ne suis pas bien sûr, en ce qui me concerne, que Calvert, le toucheur de bestiaux, qui avait la charge de me doucher tandis que je douchais Perrenot, mon pointeur-servant, ne prélevât pas chaque matin sur mon gobelet quelques gouttes d'alcool... pour se réchauffer intérieurement. Il y avait des jours où je sentais à peine la brûlure bienfaitrice du trois-six sur mon épiderme.
  Heureusement que la réaction se faisait tout de même.


***


   On pense bien qu'à ce régime nous étions tous alertes et dispos. Le fait est que, pendant les cent trente jours de siège, si nous avons eu des blessés et aussi des morts, hélas! nous n'avons pas eu de malade. Quand on n'a plus eu assez à manger, on s'est serré le ventre, et l'on a continué à se frotter mutuellement le dos, même au cœur de l'hiver, même lorsque les mathurins nous eurent quittés, même en cassant la glace dans les bailles qu'ils nous avaient laissés, même en employant la neige après que les conduites eurent été gelées...
  Le brigadier Barbier qui ne cessa jamais d'être notre exemple et notre réconfort, — je le trouvai toujours pareil, après être devenu son supérieur hiérarchique, — Barbier poussa même le souci de l'hygiène et la coquetterie jusqu'à faire sa barbe tous les trois ou quatre jours, à la fontaine des fusilliers marins.
  Le bombardement n'interrompait point sa toilette, et, tout en mêlant avec son blaireau un peu de savon à quelques flocons de neige, dans une coquille de Saint-Jacques, il aimait à se comparer gaiement au maréchal Ney pendant la retraite de Russie.
  Enthousiasmés par son exemple, nous étions plusieurs qui l'aurions bien imité ; mais nous n'avions pas encore de barbe au menton, ou si peu!...

***


   Nous avons assisté, dans cette première partie du mois d'octobre 1870, que j'achève en ce moment de conter, à une série de démarches mystérieuses dont nous n'avons eu l'explication que beaucoup plus tard. Je veux parler de ces sonneries " au parlementaire " qui, depuis le 1er octobre, et pendant trois semaines, n'ont pour ainsi dire pas cessé, aux bords de la Seine, entre Sèvres et Saint-Cloud.
  Deux officiers américains, le général Burnside [Ambrose Everett, 1824-1881 ; officier général de l’armée de l'Union pendant la guerre de sécession, 1861-1865 ; Après sa démission, 1865, il est employé au sein de plusieurs directions de l’industrie et des chemins de fer ; il devient, à la même époque, gouverneur de l' État de Rhode Island ; en 1869, il devient le premier président de la National Rifle Association of America, NRA, dont l'objet est de protéger le droit de posséder et de porter une arme ; sa médiation entre Français et Allemands sera un échec] et le major Forbes, se disant chargés d'une mission de leur gouvernement pour son agent diplomatique à Paris, M. Washburne [Elihu Benjamin, 1816-1887 ; en poste à Paris entre 1869 et 1877, sous l'administration du président Ulysse S. Grant ; à noter que, demeurant à Paris durant cette période, il est autorisé par Bismarck à faire passer ses valises diplomatiques à travers les lignes en échange de la protection accordée aux ressortissants prussiens en France], se présentèrent aux avants-postes et demandèrent, couverts par une sonnerie allemande, à être reçus dans nos lignes.


Ambrose Burnside, entre 1865 et 1880 ; Library of Congress description: " Burnside, Hon. Ambrose of R.I. ". Source : Library of Congress Prints and Photographs Division. Brady-Handy Photograph Collection.


Ici, 15 lettres sont en vente. Sur le Web

   L'arche du milieu du pont de Sèvres étant rompue, on les fit passer en barque.
   Le général Trochu, retenu à l' Hôtel de Ville, ne put les recevoir que le lendemain, en compagnie de Jules Favre [1809-1880 ; "... il ne peut s'opposer aux exigences de Bismarck, entrevue de Ferrières, 19-20 septembre 1870, et doit accepter de lier la capitulation de Paris à l'armistice : 28 janvier 1871. Il négocie, comme ministre de Thiers, la paix de Francfort, 10 mai 1871, et démissionne peu après : 2 août. " ; Larousse] ministre des affaires étrangères et eut la surprise de voir ces officiers, après lui avoir dit ce qu'officiellement ils venaient faire, lui remettre une lettre de M. de Bismarck, répondant à une précédente et double demande du gouvernement de la Défense, qui peut se résumer ainsi :
   " 1° prévenir, en cas de bombardement de Paris, afin de permettre au corps diplomatique de se retirer ;
  2° permettre, une fois par semaine, des communications diplomatiques des ambassadeurs et ministres étrangers enfermés à Paris.
"
  Deux demandes : deux refus. Ils étaient formulés sans aucune politesse et sur le ton le plus narquois.
  Gambetta [Léon, 1838-1882 ; avocat et homme politique ; " ... Après la chute de Napoléon III, Gambetta joue un rôle important avec Jules Ferry dans l'avènement de la IIIe République proclamée le 4 septembre 1870. En octobre, Ministre de l'Intérieur dans le gouvernement de la Défense nationale, il quitte Paris en ballon pour rejoindre Tours et organiser la levée de troupes. Le gouvernement s'étant replié à Bordeaux, il est chargé d'organiser la guerre en Province. Après la capitulation de Paris, le 20 janvier 1871, Gambetta est décidé à poursuivre la guerre, mais en conflit avec les autres membres du gouvernement, il démissionne après l'armistice. Représentant le Bas-Rhin à l'Assemblée nationale élue en janvier 1871, il démissionne lorsque ce territoire est abandonné à l'Allemagne. Quelques mois plus tard, Gambetta est élu député de la Seine. Il dirige l'Union républicaine et défend la République contre la restauration monarchique. Il est l'artisan des lois constitutionnelles de 1875. Réélu en 1875 et en 1877, il perd cependant la confiance des ouvriers de Belleville qui lui préfèrent en 1880 Alexis Trinquet, un ancien communard. Après avoir été Président de la Chambre des députés, Gambetta devient Président du Conseil et Ministre des Affaires Étrangères du 14 novembre 1881 au 27 janvier 1882. Mais il ne peut s'y maintenir sous les attaques des radicaux. Après une septicémie provoquée par une blessure à la main, il meurt d'une appendicite aiguë à l'âge de 44 ans... " ; source], qui n'avait pas encore quitté Paris pour la province, fut indigné, dit-on, et de la grossièreté de l'ennemi et du singulier procédé de ces deux officiers appartenant à une puissance neutre, sinon même amie, qui se faisait les porteurs d'une missive blessante et qui, en tout cas, servaient de truchement à l'adversaire. Ses collègues du gouvernement, moins primesautiers, s'opposèrent à sa proposition de les surveiller étroitement et de les renvoyer au plus vite dans les lignes allemandes... Néanmoins, tous les efforts faits pour utiliser leur bonne volonté, s'ils étaient réellement nos amis, furent probablement vains, puisque deux ou trois jours plus tard ils repassèrent la Seine, à Sèvres, et ne réapparurent plus.
  M. Washburne, leur ministre, bombardait au même moment l' Hôtel de Ville de ses réitérées de libre passage pour une soixantaine de citoyens américains désireux de quitter Paris.
  Le gouvernement résistait, alléguant avec raison les lois de la guerre, et faisant observer que ces nombreuses personnes avaient eu tout le temps de se retirer avant l'investissement. Il était un peu tard, vraiment, pour quitter la ville quand depuis près d'un mois on avait pu mesurer ses ressources, compter ses défenseurs et recueillir assez de renseignements sur toutes choses pour que de fâcheuses indiscrétions se répandissent au dehors...
  Chez nous, qui ne faisions pas de politique, c'était devenu un jeu, chaque fois qu'on sonnait " au parlementaire " sur la ligne, de nous répéter les uns aux autres : " C'est pour les Américains!... "
  Une fois, ce fut pour eux, en effet. Profitant d'une suspension d'hostilités qui devait durer quatre heures, on nous permit d'aller, une douzaine, en armes, jusqu'au pont de Sèvres. C'était, je m'en souviens bien, le 23 octobre.
  Ce que nous vîmes, entre la rive française de la Seine et la rive prussienne, ne sortira jamais de ma mémoire.
  Le pont, tel qu'on le voit aujourd'hui, possède une chaussée en dos d'âne fortement prononcée, des parapets de pierre et, aux deux extrémités, des retours d'appui le long des berges.
  En 1870, l'aspect était le même. Seulement, dès qu'on avait franchi un tiers de la largeur du fleuve, on se trouvait en présence d'un abîme. L'arche du milieu était écroulé sous l'effet d'un coup de mine que la pioche avait ensuite régularisé. Il y avait une coupure d'une dizaine de mètres.
  Sur la brèche, près du parapet, de notre côté, se tenait, quand nous arrivâmes, un factionnaire de l'infanterie, l'arme au bras. On l'avait choisi, naturellement, parmi les meilleurs soldats de son escouade. Il était proprement ficelé, dans sa grande capote bleue retroussée. Il avait le sac, mais pas la musette. La visière carrée de son képi était à peine cassée. Elle avait un petit air crâne, sans rien de débraillé, ni de crapuleux. Une vraie silhouette à tenter le pinceau d' Alphonse de Neuville [1835-1885 ; rendu célèbre par ses tableaux contant la guerre franco-allemande de 1870 ; il collabora avec de Detaille pour deux tableaux, entre 1881 et 1883] ou de Detaille [Édouard, 1848-1912 ; renommé pour ses "scènes militaires ", il est reconnu comme un expert de la peinture militaire] : du pittoresque et de la tenue.


Siège de Paris 1870-1871. Débarquement des gourmands au pont de Sèvres venant d'acheter des vivres à l'armée allemande, entre 1870 et 1871 ; Jules Ferat, 1829-1906. Sur le Web

   En face, de l'autre côté de l'arche effondrée, un factionnaire prussien. Il avait mis son casque, pour la circonstance, et rien ne saurait traduire le sentiment complexe dont nous fûmes saisis en voyant si près de nous un de ces effets d'équipement qui hantaient alors l'imagination des foules.
  Casque à pointe! Casque à pointe! C'était le refrain de tous nos propos. On en vendait déjà dans Paris, qui avaient été ramassés par quelques chapardeurs sur les terrains des premiers combats. Un des fils de Lacressonnière [Louis Charles Adrien Le Sot de la Panneterie, dit, 1819-1893 ; acteur de théâtre] m'avait gentiment demandé de lui en rapporter un " pour jouer au soldat ": il avait six ans! Et je n'ai malheureusement jamais pu le satisfaire...

Sur le Web


   Mais il se passait quelque chose, au-dessous de nous, sur la berge! On nous permit, après avoir déposé nos mousquetons en lieu sûr, de nous glisser un à un jusqu'au bord de la route, et là, nu-tête, afin de n'être point remarqués par l'ennemi, nous pûmes contempler à loisir le spectacle.
   Deux barques étaient au milieu de la Seine, arrêtées presque bord à bord, les mariniers qui les menaient ayant piqué leur gaffe dans l'amas de moellons éboulés. Elles étaient montées, chacune, par un officier, accompagné d'un sous-officier porte-fanion. Ils échangeaient quelques mots et visaient des papiers : l' Allemand, avec de grands gestes, évidemment un peu apprêtés pour la galerie ; le Français, avec une attention sérieuse et sans affectation.
   On attendait avec impatience, sur la rive, qu'ils eussent fini leurs pourparlers. quand ils se séparèrent enfin, avec un bref salut militaire, douze personnes, munies de légers bagages, on avait interdit les malles et chaque valise avait été visitée à la porte de Paris, montèrent dans deux bachots [ petit bateau à fond plat servant à passer des bras de rivière] qui démarrèrent lourdement et traversèrent d'un bord à l'autre.
   Quand ce fut fini, un sous-officier français alla relever notre factionnaire, un sous-officier allemand alla chercher le sien. Les deux gradés se regardèrent ; puis ils se saluèrent avant de se tourner le dos. Le nôtre, soldat cuit et recuit, marchait d'un pas saccadé. Il semblait furieux. Le prussien de son côté, ne put s'empêcher de tourner la tête vers nous, comme s'il avait craint qu'on ne lui tirât dans le dos. Et il se dépêchait!...
   Ils représentaient en somme assez exactement l'âme respective des deux peuples : ici, confiante, hardie... imprudente ; là-bas, prudente, cauteleuse [qui manifeste de la défiance et de la ruse ; hypocrite ; Larousse] et brutale.
  Nous avons parlé d'eux, en revenant, tout le long de la route.

V

Les ballons-postes. — Le départ de Gambetta. La première dépêche par pigeons. — Le combat de la Jonchère. — Le premier combat du Bourget.


  À suivre

  Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 43-57.

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