UNION EUROPÉENNE, ÉLECTRICITÉ : MAIS OÙ SONT PASSÉS LES PROMOTEURS DU " MARCHÉ LIBRE ET NON FAUSSÉ " DE L'ÉNERGIE?

  " C'est pas compliqué, en politique, il suffit d'avoir une bonne conscience, et pour ça il faut avoir une mauvaise mémoire ! "
  Coluche, 1944-1986

 


 Présentation du marché de gros de l'électricité

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 Mais où sont passés les libéraux ?

Descartes    

  On cite souvent la formule attribuée à Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes. ». En fait, Bossuet l’a écrite sous une forme différente, et bien plus explicite : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance. »
  Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette formule en lisant dans les journaux les compte-rendu de la réunion des chefs d’État et de gouvernement à Prague le vendredi 7 octobre dernier pour un Conseil européen largement consacré à l’énergie. Le vénérable « journal de référence » n’hésite pas à titrer « Crise énergétique : les Européens au bord de la panique ». Car en effet, cette crise n’est que la conséquence tout à fait prévisible de décisions prises par l’Union européenne, que nos dirigeants nationaux ont « approuvé et souscrit » quelle qu’en fut leur « répugnance ».
  Il y a d’abord les erreurs de long terme, et parmi elles l’erreur structurelle qui a été de traiter l’énergie comme un service de plus, auquel on pouvait impunément appliquer les recettes du « marché libre et non faussé », négligeant les deux aspects qui rendent la régulation par le marché inopérante et même néfaste : le caractère de très long terme des investissements énergétiques, et l’importance stratégique vitale de l’approvisionnement énergétique. La régulation par le marché aboutit à un sous-investissement critique, à un couplage fort entre les prix du gaz et de l’électricité. Le caractère stratégique conduit à une faible élasticité-prix de la consommation énergétique, et donc à une volatilité énorme des prix.
  Il y a ensuite les erreurs de court terme. Et parmi eux, l’erreur insigne d’avoir sous-estimé les effets d’une confrontation avec la Russie. Pour résumer, les européens sont allés à la guerre la fleur au fusil, en s’imaginant que les sanctions mettraient la Russie à genoux avec des désagréments mineurs pour le consommateur européen. Certains — eh oui, l’ingénuité se trouve même aux niveaux les plus élevés – ont cru naïvement que les Américains allaient aider l’Europe en fournissant leur gaz — de schiste, soit dit en passant — à bas prix dans le cadre de la solidarité entre alliés.
  Et finalement, il y a l’illusion que la construction européenne allait effacer les intérêts nationaux. Les « boucliers tarifaires » en sont la parfaite illustration. Si l’on suit les économistes et les journalistes qui ont inspiré et défendu les politiques européennes depuis des années, ces « boucliers » ne devraient pas exister, puisqu’ils faussent gravement la concurrence, permettant aux entreprises dans certains pays de bénéficier des prix de l’énergie avantageux par rapport à ce qu’on trouve dans d’autres pays. Mais comme c’est le choix de l’Allemagne, et qu’une augmentation du prix de l’énergie risque de faire sortir les fourches, ces économistes et ces journalistes gardent un silence prudent. Il n’empêche qu’une injection aussi massive de ce qu’il faut bien appeler une « aide d’État » — on parle de 200 milliards en Allemagne — risque d’endommager gravement le marché unique. Car il y aura des pays qui pourront se payer ce genre de bouclier et d’autres qui ne le pourront pas.
  Ce que le premier ministre polonais a appelé « l’égoïsme allemand » n’est que la continuité de la politique allemande. Ce qui peut étonner, c’est que des politiciens européens expérimentés puissent exprimer la moindre surprise. Ont-ils VRAIMENT cru qu’au pied du mur l’Allemagne allait généreusement aider à protéger l’industrie française, italienne, polonaise ou hongroise ? Sont-ils naïfs à ce point ?
  En France et pour l’électricité, on peut se permettre le luxe du « bouclier tarifaire » sans ruiner EDF parce que cela revient en fait à fixer le prix de l’électricité à peu près au cout moyen de production — relativement bas chez nous grâce au nucléaire (1). Mais d’autres pays européens — et notamment certains pays européens dépendant pour leur fourniture du gaz, du fuel mais aussi du charbon — ne pourront le faire qu’en subventionnant les producteurs, creusant des déficits ou des dettes déjà massives… ce qui suppose de trouver des prêteurs à des taux raisonnables. Pour un pays comme l’Italie, la chose risque de devenir très vite critique. Pour le gaz, aucune péréquation entre des moyens de production n’est possible, puisqu’on achète tous sur le même marché international. Et tout le monde est à la même enseigne… enfin, pas tout à fait. Il y a ceux — comme nous — qui par précaution ont investi dans des terminaux méthaniers, et ceux qui — comme l’Allemagne — ont suivi le « marché » et parié donc sur les gazoducs. Je me souviens encore de ceux qui raillaient l’initiative d’EDF de construire un terminal GNL à Dunkerque alors que les autres terminaux français étaient utilisés en deçà de leur capacité. Curieusement, les critiques de l’époque n’ont pas cru devoir faire aujourd’hui amende honorable. Un oubli, sans doute.
  Aujourd’hui, ces mêmes décideurs qui pendant des années ont ignoré les signaux d’alarme, qui ont soumis la politique énergétique aux accords d’arrière-boutique électorale — par exemple, celui entre le Parti socialiste et EELV et qui a abouti à la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim, qui nous seraient si utiles aujourd’hui — sont obligés de faire face à la situation. Et comme le principe du « n’avouez jamais » cher à Clemenceau s’impose en politique, on continue à essayer de nous faire croire que les solutions à notre problème se trouvent au niveau européen. Avec des propositions aussi absurdes que le « plafonnement du prix d’achat du gaz » — comme si les Qataris ou les Américains allaient accepter de nous vendre au prix qu’il nous plairait de fixer. Si l’Europe fixe un prix plus bas que celui du marché… et bien, les vendeurs iront vendre ailleurs. Cette histoire montre d’ailleurs à quel point les néolibéraux qui pullulent dans les couloirs de la Commission oublient quand cela les arrange ce qu’est un fonctionnement de marché.
  On ne peut en effet que s’étonner de la brusque disparition des néolibéraux. Il n’y a pas longtemps, on les voyait prêcher à longueur de colonnes dans les journaux les bienfaits de la régulation de marché, et nous mettre en garde contre le péché mortel que sont les aides d’État et autres interventions politiques perturbant la libre confrontation de l’offre et de la demande. Où sont-ils aujourd’hui ? Pourquoi son-ils silencieux ou, pire, tiennent le discours opposé de celui de la veille — et combien de temps mettront-ils à faire le chemin inverse une fois la crise passée ?
  Si les néolibéraux étaient honnêtes, ils nous expliqueraient que le prix fixé par les marchés est le « juste prix », et qu’il faut se résigner à le payer. Ils pourraient ajouter que nous avons pendant des années profité de prix excessivement bas — liés à la surcapacité héritée du régime de monopole — et que nous payons maintenant le retour de manivelle. Curieusement, personne ne tient ce discours. Au contraire, les néolibéraux d’hier se précipitent pour intervenir sur le marché à grand renfort de « plafonds » et de « boucliers »… que voulez-vous, pendant vingt ans on a privatisé les bénéficies, aujourd’hui l’heure est à la socialisation des pertes.

Descartes

(1) Il faut insister sur ce point : même si EDF est obligée d’acheter un tiers de l’électricité qu’elle vend à des prix autour de 1000 €/MWh, elle bénéficie pour les deux tiers de ses ventes d’une électricité produite par le nucléaire ou l’hydraulique autour de 37 €/MWh. La situation est beaucoup plus critique pour les pays qui dépendent pour leur électricité du gaz ou, en moindre mesure, du charbon ou des renouvelables, qui doivent acheter la totalité de leur électricité à des prix deux ou trois fois plus élevés. Sans le nucléaire, EDF serait depuis longtemps en faillite ou obligée d’augmenter massivement les tarifs, comme le sont aujourd’hui les énergéticiens allemands.

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