Précédemment
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Voilà donc le maréchal aux prises avec l'ennemi au moment où il ne s'y attendait pas, sans que cela paraisse cependant l'émouvoir, car cette attaque servait ses plans occultes. Le maréchal n'a jamais cessé de soutenir qu'il voulait hâter la retraite, quand il est démontré qu'il fit tout pour rester sous Metz. Il avait pesé de toute son influence sur l'esprit de Napoléon pour faire adopter cette retraite, il n'avait qu'à la faire exécuter le jour même de sa prise de commandement, puisqu'il avait l'ordre en sa poche. L' Empereur, en proie à des souffrances physiques et morales, se reconnaissait impuissant à diriger l'armée qui attendait avec tant d'impatience l'ordre de franchir la Moselle.
Dans la nuit du I3 au I4, une crue subite, à la suite d'un orage, emporta un pont de chevalets; d'autres furent ébranlés qu'il fallut réparer, ce qui retarda encore et encore notre mouvement de retraite.
L'état-major allemand, bien renseigné par ses espions nombreux dans Metz, choisit ce moment pour nous attaquer avec une témérité inouïe, malgré la fatigue de ses troupes et la faiblesse comparative de son effectif en face de toute l'armée française réunie autour de Metz.
Il savait qu'il serait battu, mais en nous attaquant il se ménageait une issue pour nous tourner, en retardant notre retraite déjà compromise77.
On reconnait là la hardiesse de notre adversaire en présence de notre indécision. Il n'est pas possible d'agir avec plus d'à-propos et de perspicacité. Cependant, a-t-on dit plus tard, cette attaque n'entrait pas dans les plans de l'état-major allemand.
En dehors des troupes engagées, le maréchal ne pouvait ignorer qu'il aurait à compter avec les autres forces ennemies qui essayaient de nous tourner et de nous couper la retraite sur la route de Verdun. Le lendemain nous en avions la preuve à Mars-la-Tour,[ou bataille de Rezonville ou bataille de Vionville; "... Le I6 août, la bataille de Mars-la-Tour débute. Vers I0 heures, le corps du général Canrobert est attaqué à Vionville par le 3e corps d'armée prussien commandé par Von Alvensleben. Le corps du général Le Bœuf est engagé à son tour vers midi. Les Français se regroupent et font face aux unités prussiennes. La bataille tourne alors en mêlée confuse. Les assauts prussiens sont contenus par l'artillerie française. [...] Les troupes prussiennes sont à bout et la bataille semble tourner à l'avantage des Français. Mais des renforts allemands arrivent en fin d'après-midi. Ces derniers lancent alors le 7e régiment de cuirassiers, le I9e régiment de dragons et le I6e régiment d'uhlans, équivalent des lanciers, de la I2e brigade de cavalerie d'Adalbert von Bredow dans la bataille, dans le but de faire taire l'artillerie de Canrobert. Dans ce qui allait devenir la « chevauchée de la mort » de von Bredow, les cavaliers qui se lancent des lignes prussiennes à I4 heures profitent de l'état du terrain ainsi que de la fumée pour dissimuler leur progression aux observateurs français. Apparaissant alors à moins de I 000 mètres des lignes françaises, la cavalerie prussienne perce à deux reprises les lignes françaises, y causant un vent de panique dispersant les soldats de Canrobert. [...] Dans la confusion, les cuirassiers français sont partiellement dispersés par l'infanterie de Canrobert qui fait feu sur tout cavalier à portée de tir. Il s'agit là du dernier grand affrontement de cavalerie d'Europe marqué par de célèbres charges comme celle de la brigade du général Joseph Bachelier. La charge fantastique de von Bredow sonne néanmoins le glas d'une grande partie de l'élite de la cavalerie prussienne. Bien qu'ayant fait taire l'artillerie de l'adversaire, neutralisé sa cavalerie et semé un vent de panique dans son infanterie, la brigade de von Bredow, après être parvenue à se retirer derrière ses lignes, ne compte plus que 420 cavaliers sur les 800 ayant pris part à l'assaut. Herbert von Bismarck, le propre fils du chancelier prussien Otto von Bismarck, fait partie des blessés. Dans ce cadre, les Français gardent l'avantage et gagnent du terrain. Comprenant qu'ils sont désormais sur le point d'être battus, les Allemands lancent une dernière offensive sur leur flanc droit, pour éviter l'encerclement. Piégés par le relief et par la présence de renforts français insoupçonnables derrière la crête, leurs troupes sont décimées et battent finalement en retraite désordonnée, à la merci de la chasse lancée par les Français. Ces derniers capturent alors leur premier drapeau ennemi de cette guerre. .., ... "; sur le Web] et le surlendemain à Gravelotte. Nous ignorons l'impression produite sur le maréchal par cette attaque imprévue, il a dû être convaincu que sa lenteur en toutes choses n'avait point échappé à l'état-major allemand. Puisque sa tactique était d'éviter toute rencontre et tout combat qui aurait pu affaiblir son armée, il devait et pouvait, avec plus de célérité, se mettre hors de l'atteinte de l'ennemi. Comment expliquer cette contradiction78 ?
Carte allemande de la bataille. Les forces françaises sont indiquées en haut, les forces allemandes en bas.
Photographie du monument, J. Royer, Nancy, reproduite dans Leroy, Osvald. Mars-la-Tour, I6-I8 août I870. Paris : Fischbacher, I887.
Le maréchal, prévenu à temps, opposa à l'adversaire les 3e et 4e corps, il en prit lui-même le commandement. S'il avait eu une conception nette de la situation, il aurait pu écraser l'ennemi, dont l'effectif n'était pas en rapport avec celui de nos troupes, sans donner au restant de son armée l'ordre de suspendre son mouvement de passage de la Moselle.
Le 2e corps, étant peu éloigné, n'a pas été appelé. Les Prussiens ont été battus, cela ne fait pas de doute; si Frossard s'était joint aux deux autres corps, la revanche eût été plus éclatante.
Les mitrailleuses furent employées pour la première fois dans de bonnes conditions, elles broyèrent les colonnes prussiennes, qu'elles atteignirent à bonne portée. Leur action si meurtrière détermina l'adversaire à la retraite79.
Dans cette bataille les pertes ont été de 4.000 hommes de notre côté, et de 5.000 du côté de l'adversaire.
Cette victoire indiscutable nous a été contestée par les Allemands. Leur artillerie, très supérieure à la nôtre comme portée, nous causa des pertes sensibles, entre autres celle du général Decaen, [Claude Théodore, I811-I870] commandant le 3e corps d'armée, blessé mortellement.
On peut lire dans des ouvrages, que le maréchal Lebœuf commandait le 3e corps à Borny; or le titulaire de ce corps était le brave général Decaen. Le maréchal a été appelé le lendemain à recueillir sa succession80. Il faut laisser la gloire de ce commandement à cet héroïque général, qui a payé de sa vie sa dette à la patrie.
La bataille était terminé vers neuf heures du soir. [c’est l’obscurité qui met fin aux combats] L'ennemi recula, il mit le feu aux villages de Servigny,[aujourd'hui Servigny-lès-Sainte-Barbe] Mercy et Mercy-le-Haut, [aujourd'hui Mercy-lès-Metz] puis demanda un armistice de 24 heures qui lui fut refusé.
DECAEN, général : le pantalon, la tunique, le képi et le ceinturon proviennent du Musée Faller, de Mars-la-Tour. Photo Gilles WIRTZ.
Des estaffettes avaient tenu l' Empereur au courant des péripéties du combat. Pendant qu'il avait lieu sur la rive droite de la Moselle nos troupes arrivaient sur la rive gauche. Notre division devait former l'avant-garde et éclairer la marche. Nos escadrons durent mettre souvent pied à terre par suite de l'encombrement de la route. En traversant Longueville où l' Empereur devait encore passer la nuit, nous aperçûmes des aides de camp et des officiers attachés à la maison militaire du souverain; ils se tenaient sur le seuil d'une porte cochère, causant entre eux de la bataille qui avait lieu à une dizaine de kilomètres.
Notre lieutenant-colonel, qui avait fait partie de ce groupe d'élite comme chef d'escadrons, fut très entouré. Il apprit que Napoléon ne redoutait pas un échec, mais qu'il était contrarié de ce retard imprévu, qui aurait pu être évité et le retenait Longueville. Il sut aussi que le maréchal Bazaine, voyant l'ennemi se rapprocher, avait conseillé au souverain de prendre les devants sur la route de Verdun; mais que l'Empereur n'avait pu consentir à quitter son armée pendant une bataille, ce qui aurait pu être considéré comme une fuite.
La division de Forton, devant assurer le service de sécurité, s'engagea dans le défilé qui conduit du ravin de Rozerieulle, qu'on laisse à droite, jusqu'au commencement du plateau de Gravelotte. La canonnade continuait toujours pendant que nous cheminions dans une direction opposée, complètement rassurés sur l'issue de la bataille.
Le plan de l'ennemi était de ralentir notre marche, il ne fallait pas donner dans le piège qu'il espérait nous tendre pour arrêter toute l'armée par son attaque, pendant que le prince Frédéric-Charles nous gagnerait de vitesse pour nous tourner et nous couper la retraite.
La cavalerie de du Barail, avec laquelle nous étions en liaison, était chargée du même service que nous sur la route d' Étain. [Meuse, village situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Verdun] L'armée pouvait utiliser l'une ou l'autre des deux routes pour éviter l'encombrement, la distance étant à peu près la même... on n'en fit rien8I.
En arrivant près de Gravelotte, la nuit nous surpris. La brigade Murat qui marchait en tête avait envoyé des reconnaissances inefficaces d'ailleurs, l'ennemi n'étant pas encore assez proche de nous. Après avoir traversé le village la division fit tête de colonne à gauche pour bivouaquer pendant la nuit, entre Gravelotte et Rezonville. Elle s'installa dans des champs dont les récoltes avaient été précipitamment enlevées. Quelques gerbes de blé restaient encore sur place; ce fut une ressource inespérée pour les chevaux. La nuit était splendide et étoilée; le repas du soir se fit avec les vivres du bissac et les provisions apportées par la cantinière. Puis on s'étendit à terre, les rènes de bride au bras. Les chevaux restèrent sellés, par mesure de précaution, de manière à parer à toute surprise; des factionnaires devaient les surveiller pour les empêcher de se rouler avec leur paquetage, ce qui arrive fréquemment.
Le 7e cuirassier envoya deux pelotons en reconnaissance sous les ordres de nos camarades, les lieutenants Nicolas et de La Roche-Pouchin; on pouvait se fier à la vigilance et l'activité de ces officiers distingués. Ils avaient pour mission d'observer les points de passage et les rives de la Moselle; ils signalèrent, vers les deux heures du matin, un bruit lointain qui ne pouvait être qu'une troupe de cavalerie ennemie en marche se rapprochant de la Moselle.
Ces renseignements furent confirmés peu de temps après. C'était une brigade de cavalerie avec deux batteries d' artillerie qui traversait la Moselle sur les ponts d' Ars et de Novéant. Ces ponts, laissés intacts par notre lourde faute, furent utilisés par l'adversaire qui les mit en état de défense. Ils servirent le I6 au passage de la plus grande partie de l'armée prussienne, le jour de Gravelotte.
Dans quelques heures nous aurons à combattre ces troupes d' avant-garde qui venaient de s'emparer de Mars-la-Tour sans rencontrer de troupes françaises. À leur arrivée, ils avaient immédiatement convoqué la municipalité et fait des réquisitions, en effrayant les habitants intimidés et leur prescrivant d'agir promptement sous peine d'une contribution de guerre. On sait du reste que c'était leur façon de procéder. Nous en aurions fait autant en pays ennemi.
C'étaient deux régiments de cavalerie et une batterie d'artillerie qui avaient forcé la marche pour tâcher d'enlever l' Empereur82.
Vexés de leur échec de la veille, ils se montrèrent durs et exigeants, suivant les rapports qui nous ont été faits dans la matinée par les personnes qu'ils avaient molestées.
De notre campement nous apercevions par ce beau clair de lune le ruban argenté de la Moselle avec ses sinuosités brillantes, puis la ligne des feux de bivouac et les lumières de Metz.
Le service de génie s'était conformé aux exigences de la guerre en rasant toutes les constructions installées sur la zone militaire, depuis le glacis des fortifications jusqu'aux limites réglementaires. Les grands arbres, les massifs d'ornement ne trouvèrent pas grâce devant la pioche des démolisseurs. Cette mesure indispensable est prévue en cas de guerre : tout ce qui rendait si pittoresque les environs de Metz, mais qui pouvait gêner le tir, fut supprimé.
La vue s'étendait donc librement jusquà " Metz-la-Pucelle ", comme on l'appelait alors, la belle capitale lorraine n'ayant jamais été foulée par l'ennemi.
Le général du Barail qui surveillait le pays sur notre droite n'avait rien à redouter; il fut averti du résultat de nos reconnaissances sans qu'il ait à modifier son service d' exploration.
J'ai recueilli une nouvelle très importante que je vais reproduire.
" La guerre : fortifications de Metz et lignes des assiégeants ", extrait de The Illustrated London News I870. Sur le Web.
Dans cette soirée du I4 août, vers I0 heures et demie, le maréchal Bazaine se présenta chez l' Empereur à Longueville pour lui rendre compte superficiellement du résultat de la bataille de Borny. Le prince impérial venait d'embrasser son père avant de se retirer dans sa chambre à coucher, quand un officier de cent-gardes de service annonça le maréchal. L' Empereur, après avoir félicité le maréchal de son succès et lui avoir parlé de la contusion qu'il avait reçue, une blessure insignifiante, un éclat d'obus perdu l'avait frappé à l'épaule, la veille, le jour de Borny, déplora sincèrement la grave blessure du général Decaen. C'est à la suite de cette entrevue qu'il fut décidé que le maréchal Lebœuf prendrait dès le lendemain matin le commandement du 3e corps d'armée, en remplacement du général Decaen emporté mourant du champ de bataille. Le général survécut quelques jours à ses blessures et rendit le dernier soupir à Metz où on l'avait transporté. ["... Le I4 août, à la bataille de Borny, le général Decaen est
gravement blessé à la cuisse mais refuse de s'évacuer. Son cheval est
ensuite tué sous lui, et il est à nouveau blessé gravement. Le maréchal
Bazaine lui ordonne alors de rejoindre l'ambulance. Opéré et ramené à
Metz, il agonise durant plus de quinze jours et meurt le 2 septembre.
Ses funérailles sont l'occasion pour la population de Metz de montrer
son attachement à l'Armée., ... "; sur le Web]
L' Empereur, décidé à devancer l'armée pour attendre à Verdun, avait fixé son départ de Longueville le I5 de grand matin. Il dit à Bazaine son regret de cette attaque de Borny qui pouvait occasionner du retard. " Toutefois, rien, ajouta-t-il, ne s'opposait à ce que le maréchal mit en mouvement les troupes qui n'avaient point combattu. " Les 3e et 4e corps rejoindraient en utilisant soit la ligne de retraite, soit la route de Briey alors complètement libre. [Meurthe-et-Moselle, village situé à environ 30 km au nord-ouest de Metz: depuis 20I7, il appartient à la commune nouvelle du Val de Briey] De cette façon, il pourrait suivre l'armée sans perte de temps.
Il ne vint à l'idée d'aucune personne présente que l'armée pût être attaquée le I6 août à Gravelotte, puisque, suivant les prévisions de l' Empereur et de tous les chefs de corps, on devait être bien au-delà de cette localité, même dans la soirée du I5 août83.
Le maréchal Lebœuf, les généraux Lebrun, Pajol [Charles Pierre Victor, comte de, I8I2-I89I; outre son activité militaire, il était également un artiste reconnu : en tant que sculpteur; il est notamment l'auteur de plusieurs monuments : général Pajol, I864, à Besançon, Napoléon Ier, I867, à Montereau-Fault-Yonne, Mausolée du général Pajol, I878, à Nozeroy; et en tant qu'illustrateur, témoignant de ses voyages lors des campagnes de l'armée française] et le prince impérial n'avaient pas quitté le salon, l' Empereur s'étant entretenu en particulier avec le maréchal dans une pièce voisine.
Quand ils rentrèrent, le maréchal Lebœuf fut avisé du commandement qu'il devait prendre; il remercia l' Empereur de la faveur qu'il venait d'obtenir, serra les mains des généraux présents, s'entretint avec le maréchal Bazaine qui lui communiqua des ordres pour le lendemain et prit congé de l' Empereur. Il était loin de supposer qu'il ne le reverrait plus au cours de cette campagne et que la dynastie était si proche de sa perte.
PAJOL, général, I8I2-I89I. Photo : Crémière et Hanfstaengl, Paris.
Au moment de prendre congé, l' Empereur dit au maréchal Bazaine en présence des mêmes personnes, moins le maréchal Lebœuf :
" Maréchal, je vais me retirer sur le camp de Châlons, je ne me sépare pas de l'armée, suivez-moi de près, pour faire votre jonction avec le maréchal Mac-Mahon; je vous laisse ma garde, je vous attendrai à Verdun. "
La défense de Metz était assurée par deux divisions d'infanterie, l'artillerie et le génie de la place. Il fut convenu que l' Empereur s'arrêterait à Verdun en attendant ses troupes pour, de là, se diriger sur Châlons où Mac-Mahon réorganiserait son armée.
Voici la réponse du maréchal Bazaine au souverain :
" Sire, la division de cavalerie du général de Forton éclaire la route, vos ordres seront exécutés84. "
Nous ne tarderons pas à voir comment le maréchal et notre divisionnaire exécutèrent les ordres et les intentions de l' Empereur.
Loin de moi la pensée d'émettre un avis personnel sur la façon dont notre divisionnaire a exécuté cette mission, je n'ai aucune autorité pour cela; j'exposerai avec sincérité et bonne foi ce qui est arrivé au vu et au su de toute notre division; je m'acquitterai de ce pénible devoir un peu plus loin, ayant pris pour tâche de dire tout ce que je crois être la vérité.
Les renseignements consignés plus haut sur l'entrevue de Bazaine et de l' Empereur proviennent d'un officier d'ordonnance attaché à l'état-major impérial qui les répéta au général de Gramont et au colonel Friant. Ce dernier m'en donna connaissance; bien qu'il n'ait point cité le nom de l'officier en question, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un de nos camarades, Law de Lauriston, [Alexandre Louis Joseph, marquis de, I82I-I905] capitaine au régiment, officier d' ordonnance de l' Empereur. Je ne sais si cet entretien a été reproduit; il a son importance au point de vue historique.
De Lauriston aurait ajouté que " l'Empereur, quoique très souffrant, tenait à rester le plus longtemps possible avec l'armée, pour hâter le mouvement de retraite ", ce qui donnerait à supposer que le souverain pressentait le peu d'empressement du maréchal à effectuer cette retraite déjà compromise par ses lenteurs.
Le souverain quitte Longueville et s'arrêta le I5 à Gravelotte où il coucha.
L'armée resta ce jour-là sur ses emplacements de la veille, par suite de rapports inexacts qui parvinrent au maréchal et de la retraite de la division de Forton qui se replia sur Vionville. [Moselle, village situé, à l'ouest de Metz, entre Mars-la-Tour, à l'ouest et Rezonville, à l'est; depuis 20I9, commune déléguée au sein de la commune nouvelle de Rezonville-Vionville] Nous entrerons dans quelques détails à ce sujet85.
En campagne les supérieurs sont plus liants qu'en garnison, les conditions de vie n'étant plus les mêmes; c'est à l'inférieur à s'observer avec tact, en évitant de laisser croire à une familiarité qui ne peut exister.
Mon colonel me donnait souvent des renseignements précieux, car il était en relations avec beaucoup de généraux et savait ainsi beaucoup de choses que d'autres ignoraient.
Il me plaisantait en m'appelant " l'historien de la division ", et souriait avec une fine ironie qui me déconcertait, et que je trouvais peu rassurante pour mon travail. Un jour, je m'en ouvris franchement à lui, je lui demandai s'il prenait mes notes au sérieux ? C'était ma grande préoccupation, j'aurais désiré tenir mon journal caché, le rédiger pour moi, à ma façon, ou ne plus m'en occuper. Dans ma pensée mon travail eût gagné en sincérité, car le colonel me faisait biffer bien des notes qu'il savait vraies, pour " ménager la susceptibilité de personnes se trouvant en relations avec lui "; j'étais bien forcé de me conformer à ce désir.
Je lui exposais donc mes hésitations; il m'écouta, puis m'encouragea, me rassura, me promettant de me laisser ma liberté, de me signaler ce qui lui paraîtrait intéressant, et d'attirer mon attention sur ce qui lui semblerait inexact.
Mon colonel tint parole; les sujets ne manquèrent pas dans le courant de la campagne.
I5 août.
À la pointe du jour, au moment de monter à cheval, un grand mouvement se fit dans notre bivouac. On vit du côté de Rezonville des cavaliers improvisés, montés sur des ânes, des chevaux ou des mulets, se diriger vers nous. C'étaient des habitants qui accouraient pour nous apprendre l'occupation de Mars-la-Tour par les Prussiens dont ils exagéraient l'effectif. Selon eux, il y avait presque un corps d'armée; cette déclaration fit une vive impression sur notre divisionnaire. Des renseignements plus exacts étaient déjà parvenus à la connaissance du maréchal qui n'était pas à Gravelotte86. Notre général donna l'ordre de monter à cheval pour se diriger sur Mars-la-Tour, après avoir fait prévenir le maréchal de ce qu'il venait d'apprendre par les paysans.
Les Prussiens étaient toujours renseignés à temps par leurs espions qui nous suivaient sous tous les déguisements sans qu'on se méfiât d'eux; nous les prenions pour d'inoffensifs cultivateurs, car ils circulaient armés d'une faux ou d'un outil quelconque, l'air paisible, en vrais ruraux. C'est par ces gens là sans doute que les Allemands apprirent que l' Empereur devait précéder l'armée avec une escorte peu nombreuse, ne pouvant supposer qu'à cette distance et dans cette direction sur les derrières de l'armée, il pourrait rencontrer l'ennemi. Mais ces espions ignoraient le jour et l'heure du départ de l' Empereur et de son fils.
La cavalerie allemande, prévenue à temps, forma le projet de préparer une embuscade, d'attaquer l'escorte et d'enlever l' Empereur, coûte que coûte. C'est cette cavalerie, absolument éreintée, qui occupait Mars-la-Tour, croyant toute notre armée arrêtée par la bataille de Borny87.
Ce projet étant parvenu à la connaissance de l' Empereur, à Gravelotte, il fut décidé, sur l'avis du général Lebrun, que l'escorte serait augmentée de la brigade des chasseurs d' Afrique du général Margueritte. Le maréchal, qui se croyait maître de toute l'armée, parut contrarié de cette décision impériale qui lui enlevait une brigade de cavalerie.
Cette combinaison résolument prise par l'ennemi faillit lui coûter cher. Cette cavalerie qui se trouvait à Mars-la-Tour, ayant trop présumé de ses forces, dut renoncer à ce coup de main, la lassitude de ses chevaux par suite d'une marche forcée l'obligea à s'arrêter et à abandonner le projet. Ces cavaliers étaient dans un tel état qu'ils renoncèrent au combat, comme je l'expliquerai plus loin et comme nous en avons eu la preuve par les chevaux tombés entre notre pouvoir.
À suivre...
" Maréchal, je vais me retirer sur le camp de Châlons, je ne me sépare pas de l'armée, suivez-moi de près, pour faire votre jonction avec le maréchal Mac-Mahon; je vous laisse ma garde, je vous attendrai à Verdun. "
La défense de Metz était assurée par deux divisions d'infanterie, l'artillerie et le génie de la place. Il fut convenu que l' Empereur s'arrêterait à Verdun en attendant ses troupes pour, de là, se diriger sur Châlons où Mac-Mahon réorganiserait son armée.
Voici la réponse du maréchal Bazaine au souverain :
" Sire, la division de cavalerie du général de Forton éclaire la route, vos ordres seront exécutés84. "
Nous ne tarderons pas à voir comment le maréchal et notre divisionnaire exécutèrent les ordres et les intentions de l' Empereur.
Loin de moi la pensée d'émettre un avis personnel sur la façon dont notre divisionnaire a exécuté cette mission, je n'ai aucune autorité pour cela; j'exposerai avec sincérité et bonne foi ce qui est arrivé au vu et au su de toute notre division; je m'acquitterai de ce pénible devoir un peu plus loin, ayant pris pour tâche de dire tout ce que je crois être la vérité.
Les renseignements consignés plus haut sur l'entrevue de Bazaine et de l' Empereur proviennent d'un officier d'ordonnance attaché à l'état-major impérial qui les répéta au général de Gramont et au colonel Friant. Ce dernier m'en donna connaissance; bien qu'il n'ait point cité le nom de l'officier en question, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un de nos camarades, Law de Lauriston, [Alexandre Louis Joseph, marquis de, I82I-I905] capitaine au régiment, officier d' ordonnance de l' Empereur. Je ne sais si cet entretien a été reproduit; il a son importance au point de vue historique.
De Lauriston aurait ajouté que " l'Empereur, quoique très souffrant, tenait à rester le plus longtemps possible avec l'armée, pour hâter le mouvement de retraite ", ce qui donnerait à supposer que le souverain pressentait le peu d'empressement du maréchal à effectuer cette retraite déjà compromise par ses lenteurs.
Le souverain quitte Longueville et s'arrêta le I5 à Gravelotte où il coucha.
L'armée resta ce jour-là sur ses emplacements de la veille, par suite de rapports inexacts qui parvinrent au maréchal et de la retraite de la division de Forton qui se replia sur Vionville. [Moselle, village situé, à l'ouest de Metz, entre Mars-la-Tour, à l'ouest et Rezonville, à l'est; depuis 20I9, commune déléguée au sein de la commune nouvelle de Rezonville-Vionville] Nous entrerons dans quelques détails à ce sujet85.
En campagne les supérieurs sont plus liants qu'en garnison, les conditions de vie n'étant plus les mêmes; c'est à l'inférieur à s'observer avec tact, en évitant de laisser croire à une familiarité qui ne peut exister.
Mon colonel me donnait souvent des renseignements précieux, car il était en relations avec beaucoup de généraux et savait ainsi beaucoup de choses que d'autres ignoraient.
Il me plaisantait en m'appelant " l'historien de la division ", et souriait avec une fine ironie qui me déconcertait, et que je trouvais peu rassurante pour mon travail. Un jour, je m'en ouvris franchement à lui, je lui demandai s'il prenait mes notes au sérieux ? C'était ma grande préoccupation, j'aurais désiré tenir mon journal caché, le rédiger pour moi, à ma façon, ou ne plus m'en occuper. Dans ma pensée mon travail eût gagné en sincérité, car le colonel me faisait biffer bien des notes qu'il savait vraies, pour " ménager la susceptibilité de personnes se trouvant en relations avec lui "; j'étais bien forcé de me conformer à ce désir.
Je lui exposais donc mes hésitations; il m'écouta, puis m'encouragea, me rassura, me promettant de me laisser ma liberté, de me signaler ce qui lui paraîtrait intéressant, et d'attirer mon attention sur ce qui lui semblerait inexact.
Mon colonel tint parole; les sujets ne manquèrent pas dans le courant de la campagne.
I5 août.
À la pointe du jour, au moment de monter à cheval, un grand mouvement se fit dans notre bivouac. On vit du côté de Rezonville des cavaliers improvisés, montés sur des ânes, des chevaux ou des mulets, se diriger vers nous. C'étaient des habitants qui accouraient pour nous apprendre l'occupation de Mars-la-Tour par les Prussiens dont ils exagéraient l'effectif. Selon eux, il y avait presque un corps d'armée; cette déclaration fit une vive impression sur notre divisionnaire. Des renseignements plus exacts étaient déjà parvenus à la connaissance du maréchal qui n'était pas à Gravelotte86. Notre général donna l'ordre de monter à cheval pour se diriger sur Mars-la-Tour, après avoir fait prévenir le maréchal de ce qu'il venait d'apprendre par les paysans.
Les Prussiens étaient toujours renseignés à temps par leurs espions qui nous suivaient sous tous les déguisements sans qu'on se méfiât d'eux; nous les prenions pour d'inoffensifs cultivateurs, car ils circulaient armés d'une faux ou d'un outil quelconque, l'air paisible, en vrais ruraux. C'est par ces gens là sans doute que les Allemands apprirent que l' Empereur devait précéder l'armée avec une escorte peu nombreuse, ne pouvant supposer qu'à cette distance et dans cette direction sur les derrières de l'armée, il pourrait rencontrer l'ennemi. Mais ces espions ignoraient le jour et l'heure du départ de l' Empereur et de son fils.
La cavalerie allemande, prévenue à temps, forma le projet de préparer une embuscade, d'attaquer l'escorte et d'enlever l' Empereur, coûte que coûte. C'est cette cavalerie, absolument éreintée, qui occupait Mars-la-Tour, croyant toute notre armée arrêtée par la bataille de Borny87.
Ce projet étant parvenu à la connaissance de l' Empereur, à Gravelotte, il fut décidé, sur l'avis du général Lebrun, que l'escorte serait augmentée de la brigade des chasseurs d' Afrique du général Margueritte. Le maréchal, qui se croyait maître de toute l'armée, parut contrarié de cette décision impériale qui lui enlevait une brigade de cavalerie.
Cette combinaison résolument prise par l'ennemi faillit lui coûter cher. Cette cavalerie qui se trouvait à Mars-la-Tour, ayant trop présumé de ses forces, dut renoncer à ce coup de main, la lassitude de ses chevaux par suite d'une marche forcée l'obligea à s'arrêter et à abandonner le projet. Ces cavaliers étaient dans un tel état qu'ils renoncèrent au combat, comme je l'expliquerai plus loin et comme nous en avons eu la preuve par les chevaux tombés entre notre pouvoir.
À suivre...
77. Il semble que la bataille de Borny ne rentrait pas dans le plan de l'état-major général et qu'elle fut due uniquement à l'initiative aventureuse du général von der Goltz, [Colmar von der Goltz, I843-I9I6, baron, surnommé Goltz Pacha, maréchal]
Le baron Colmar von der Goltz, surnommé Goltz Pacha.
78. L'incapacité de Bazaine à faire mouvoir de pareilles masses fut probablement la véritable cause de ce retard. Voir lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., I, 2I4. — Voir également même ouvrage, I, 22I, sur le défaut d'arrière-garde.
79. Les Allemands, loin de considérer Borny comme une défaite, s'attribuèrent au contraire la victoire et transformèrent cette bataille douteuse, où ils n'avaient pas pu ébranler l'adversaire, en un véritable succès.
80. Le maréchal Lebœuf fut sur sa demande chargé de remplacer provisoirement le général Decaen au commandement du 3e corps. Voir G. BAPST, le Maréchal Canrobert, 5, 29.
8I. Bazaine ne voulut pas se servir de la route d' Étain parce que des coureurs ennemis avaient été signalés dans sa direction. Cette objection ne paraît pas très sérieuse. Voir général JARRAS, Souvenirs du général Jarras, loc. cit., 9I-92.
82. Les Allemands ne parlent pas de ce projet, ils croyaient l'armée française en pleine retraite sur Verdun sans avoir une idée bien nette de sa position. Le prince Frédéric-Charles désigna pour un service d'exploration sur la route de Verdun à Metz, le I5 août, deux brigades de cavalerie, Barby [Adalbert Roderich Levin von Barby, I820-I905, général] et Redern,[Karl Ludwig Wilhelm Hermann von Redern, I8I9-I886, général] qui seront soutenues à distance par le Xe corps et la brigade de dragons de la garde. Voir lieutenant-colonel PICARD, I, 293.
83. On semble ne s'être pas rendu compte de la lenteur forcée d'une marche faite en de pareils conditions : défilé à travers les rues tortueuses de Metz et écoulement de l'armée par une seule route encombrée de bagages.
84. La division de Forton devait se porter sur Tronville [village voisin, à l'ouest de Vionville] et éclairer la route à gauche et en avant sur la route de Saint-Mihiel; [Meuse, commune située au sud-ouest de Metz, à environ 60 km] la division du Barail devait faire le même service sur la route de Verdun par Jarny et Conflans. [Meurthe et Moselle, Jarny est située à environ 30 km au nord-ouest de Metz et est riveraine de Conflans ou Conflans-en-Jarnisy] Voir lieutenant-colonel PICARD, I, 270.
85. Dans la journée du I5 août les progrès de l'armée sont très lents, ce retard est dû bien plus encore à l'encombrement des routes qu'à la retraite de la division de Forton.
86. Au sujet de ces racontars des gens des environs, voir lieutenant-colonel PICARD, I, 27I.
87. Les Allemands semblent avoir cru au contraire la retraite des Français plus avancée qu'elle n'était en réalité, ils ne pensaient se heurter qu'à des arrières-gardes; il est possible que les régiments de cavalerie qui se trouvaient à Mars-la-Tour n'aient eu d'autre but qu'un service d'exploration.
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l' Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 83-94.
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