L' AGONIE D'UNE ARMÉE, METZ I870, JOURNAL DE GUERRE D'UN PORTE-ÉTENDARD DE L' ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE VII

 Précédemment
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  La crainte d'être promptement assaillis par des masses prussiennes paralysait tout, comme si les ressources de la France eussent été limitées à notre seule armée. On pouvait toujours agir sur les fractions les plus avancées des troupes allemandes, et, en cas de danger, nous avions le camp retranché de Metz pour nous recevoir, c'était l'avis unanime.
  Ce qui se passait était si évidemment contraire à ce qui aurait dû se faire, que l'on ne pouvait se taire. Nous répétions sans pouvoir nous résigner : " Pourquoi fuir l'ennemi qui est là, à quelques kilomètres ? Nous pouvons le capturer et nous lui tournons le dos, nous, l' armée française ! Est-ce croyable ? "
  Que se passait-il donc dans les hautes sphères du commandement ? Le maréchal attendait-il des ordres, comme on a voulu l' insinuer ? Comment se fait-il que personne de l' entourage impérial ne soit intervenu pour forcer Bazaine à agir dans un sens plus conforme aux intérêts de l' armée et de la patrie ?
  Le maréchal avait, paraît-il, un plan, ce fameux plan autour duquel on avait fait tant de bruit et dont on attendait des merveilles. Celui-ci devait être fortement enraciné dans son esprit, puisqu'il le préférait aux opérations qui semblaient si simples et tout indiquées56
  Après la journée du 6 août, l' Empereur n'avait plus à compter sur l' armée de Mac-Mahon. Très affecté, en proie à des souffrances physiques intolérables, il restait indécis. Les conseils du maréchal le déterminèrent, à-t-on dit, à concentrer l' armée autour de Metz, pour se replier sur le camp de Châlons, afin de couvrir Paris.
  Voilà quel était en partie le fameux plan du maréchal : il laissait libre l'ennemi de ses actions en nous obligeant à la retraite.
  Bientôt nous aperçûmes le clocher de Marienthal. Notre marche, au pas, par un soleil ardent et une poussière enveloppant cette longue colonne, marche si pénible pour nos soldats, touche à sa fin; notre illusion de poursuivre l'ennemi s'est évanouie !
  Bien plus, sabre au fourreau, sans tirer un coup de feu, nous abandonnons à l' envahisseur le sol de la patrie. Comment expliquer cette douloureuse nécessité ? Laisser fouler à l'ennemi un territoire magnifique, quand on pouvait s'y opposer. Sacrifier nos populations ! Et, ce qui ne peut s'admettre sous aucun prétexte, laisser, en nous retirant, les voies ferrées intactes avec tout le matériel, le télégraphe, etc..., c'était navrant, à peine croyable.
  Tout derrière nous laissé à l'abandon, les richesses en bétail, les vivres, les céréales dont les villages, les campagnes regorgeaient après les récoltes. Et cela sous le prétexte futile " qu'il ne fallait pas effrayer les habitants; que nous ne tarderions pas à réoccuper nos provinces momentanément envahies. " On sait ce qu'il advint ! Ces malheureux habitants furent rançonnés par les réquisitions, pillés, brutalisés.
 
Pillage d'une ferme alsacienne en I870*,  Benjamin Ulmann, I829-I884, exposé au Salon de peinture et de sculpture ou, dit Le Salon, Paris, en I872; musée Lorrain, Nancy.
* " Au Salon de 1872, Ulmann avait présenté Le Pillage d'une ferme en Alsace avec ce sous-titre dénonciateur avec Dieu, pour le roi et la patrie. D'abord admis par le jury, le tableau fut retiré pour des raisons politiques évidentes à la demande de Thiers ; il fut alors exposé chez le célèbre marchand Goupil (8). L'audace d' Ulmann et d'une certaine manière l'appel à la revanche que suscitait la scène de barbarie prussienne révèlent bien l'état d'esprit des Alsaciens ayant opté pour la France et l'on sait combien les Juifs furent nombreux à refuser de devenir allemands. Comme le dit Belina "le fils d'Alsace flagella les Prussiens". Sur le Web.
 
L'armée doit combattre ! Il n'est pas dans le caractère français de fuir devant l'ennemi; le maréchal nous a infligé cette honte qu'il pouvait éviter. Nous autres, nous ne pouvions qu'obéir. L' armée ne pouvait que s'indigner d'une telle direction, elle ne pouvait discuter ouvertement le plan de son chef. Cela n'empêchait pas que des officiers distingués et instruits des choses de la guerre examinaient froidement, sans passion ni parti pris, ces combinaisons stratégiques bouleversant toutes les connaissances acquises. Il fallait être frappé de cécité pour concevoir le projet d' abandonner nos provinces, quand le devoir imposait de les défendre pied à pied avec l'énergie du désespoir.
  Des jeunes et des ardents généraux le proclamaient hautement, comme une inéluctable nécessité.
  Que l'on n'aille pas croire que toutes ces appréciations arrivaient à la connaissance des soldats; non, ces discussions étaient le sujet de conversation entre officiers, pendant notre marche sur Puttelange. Nous avions trop souci de maintenir la discipline pour nous écarter de nos devoirs.
  En recopiant ces pages, je ressens ce poids douloureux qui nous accablait; j'entends encore la critique contenue de nos chefs, blessés dans leur ardeur de soldat... Qu'était cela, comparativement à ce que nous réservait l'avenir !  
  Tout en causant nous atteignîmes Marienthal, où notre pointe d'avant-garde était entrée vers midi; nous traversâmes la seule rue formée par la route et fîmes halte après la dernière maison. Puis la tête de colonne s'engagea dans les champs suivie par toute la division.
  Après avoir établi le service de sécurité et envoyé des patrouilles dans toutes les directions, on mit pied à terre; les cavaliers furent autorisés à faire le café en attendant l'arrivée des deux divisions, dont nous devions protéger la retraite. Elles n'étaient pas encore signalées, il faut un certain laps de temps pour l'écoulement d'une colonne de plus de 20 à 25.000 hommes avec ses bagages; nous avions par conséquent des instants devant nous pour permettre à nos hommes de se reposer.
  Tout semblait étrange dans notre situation, nous désirions rencontrer l'ennemi, les instructions prescrivaient de l'éviter, le contact n' a même pas été pris; il était cependant facile de l'établir57
  En montant dans une maison de Marienthal, on pouvait apercevoir avec une lunette, dans la direction de Blidersdorff58,[ou Blidersdorf, Moselle] des masses noires qui ne pouvaient être que l'ennemi, celui-là même qui avait combattu le 2e corps; on se serait bien garder de le déranger, dans la crainte d'être désapprouvé par le maréchal, tant l'initiative était redoutée et nulle.
  Cependant, si de nouveaux renseignements importants arrivent à la connaissance d'un chef qui commande des troupes avancées, et tel était notre cas, puisque nous nous trouvions à l'extrême droite de toute l'armée, un peu d'initiative devrait être permise pour modifier les ordres à condition d'en rendre compte sur-le-champ. Nul chef ne serait permis à l' armée du Rhin une telle liberté, aucun exemple ne peut être cité.
  Deux nouveaux cavaliers et un brigadier, dans un état pitoyable, échappés à la poursuite après Reichshoffen, se rallièrent à nous. Ils nous apprirent que, dans un rayon de 4 à I0 kilomètres, se trouvaient beaucoup de troupes prussiennes isolées, cavalerie et artillerie très en l'air, sans cohésion, et si fatiguées que l'on auraient pu les capturer facilement; cela était très supposable, attendu qu'ils n' auraient pu sans danger pour leur sécurité les approcher d' assez près pour en jugez59.
  N'était-ce pas le moment de tenter quelquechose60 ? Des troupes d' officiers se formèrent, tous étaient d'avis de ne pas manquer une aussi belle occasion. On prévint notre colonel, il en fit part aux généraux, qui se montrèrent enthousiasmés. Le commandant de la Pagerie, d'une gaieté communicative, croyant avoir la mission de faire rire tout le monde, redevint sérieux; il gesticulait, très entouré, avec son franc-parler, il s'indignait du rôle qu'on nous faisait jouer. Bien qu'on l' écoutât peu à l'ordinaire, il trouva ce jour-là de nombreux auditeurs; n'étions-nous pas tous de son avis ?
  Nous avons appris que le général Murat s'était offert pour pousser une pointe avec quelques escadrons. Sa proposition demeura sans écho. Cependant, dans quelques heures, nous allions nous trouver plus de 30.000 hommes réunis, plein d'entrain et bien en main. Beaucoup de bons esprits estimaient qu'il y avait autre chose à faire que de fuir laissant à l'ennemi le loisir de se reposer, de se réorganiser et de pressurer les populations.
  Personne n'osa prévenir le maréchal de ce qui se passait à l'extrême droite, toujours dans la crainte redoutable de déranger ses projets. Cependant le capitaine de Guibert reçu l'ordre d'envoyer un peloton en reconnaissance. Ce fut notre camarade, le sous-lieutenant Faugeron, qui fut désigné; après avoir reçu les ordres du général de Forton, lui prescrivant d' être prudent, de ne pas s'engager, etc.6I, il se mit en route, mais ces ordres n'avaient aucun rapport avec les Prussiens isolés; il ne s'agissait que de flanquer les deux divisions dans la direction de Puttelange pour assurer leur sécurité.
  Enfin, vers 2 heures, la tête de la division Metman fit son apparition, la première. À leur arrivée les généraux d'infanterie se joignirent aux nôtres. Nos trois divisions réunies formaient un beau corps d'armée avec artillerie. Ces troupes admirables suffisamment reposées, bien entraînées, n' ayant pas encore vu l'ennemi, allaient reculer sans combattre !
  Pendant que l'infanterie défilait devant nous, les officiers de cavalerie et d'artillerie étaient échelonnés le long de la route, nous serrions au passage la main de nos collègues, nous échangions de pénibles réflexions sur cette retraite qui surprenait tout le monde.
  Une même douleur nous étreignait en nous éloignant de l'ennemi si facile à joindre et à battre.
  Ils passèrent.
 
 

Artilleurs à pied et à cheval
" Képi bleu foncé à passepoil et grenade écarlate ; la jugulaire est en cuir noir. Veste de petite tenue de drap bleu foncé fermant droit sur la poitrine au moyen de neuf boutons de laiton. Elle est munie de pattes d’épaule avec doublure et passepoil en drap du fond. Deux petites pattes écarlates et découpées en accolade sont cousues de part et d’autre du collet; parements en pointe de la couleur du fond sans aucun passepoil avec une fente sur le côté fermée par un bouton. La cravate est bleu de ciel.
  Le pantalon est bleu foncé et il orné sur les côtés d’un passepoil encadré de deux bandes écarlates. Il est garni de fausses bottes de peau noircie pour les canonniers montés et les sous-officiers, et uni pour les canonniers non montés.
"

 
" Buffleterie blanche avec ses parties métalliques en laiton. Sabre d’artillerie modèle I829 avec fourreau en tôle d’acier et dragonne en buffle blanc et pistolet de cavalerie pour l’artillerie montée. Mousqueton pour les autres. " Sur le Web.
 
   Derrière eux défila la division de Castagny. Le général de Castagny, campé fièrement sur un grand cheval bai, en tête de sa division, ayant à sa gauche un général de brigade, et ses officiers d'ordonnance derrière lui, s'écria d'une voix forte en passant devant nous : " Bonjour les cuirassiers ! " Comme si de nôtre côté on obéissait à un mot d'ordre, pas une réponse ne lui fut faite : on se contenta de le saluer militairement. On vit la surprise se manifester sur son visage, il prononça quelques paroles qui se perdirent dans le bruit. 
  Il avait sur son cheval une fière attitude; son képi campé de travers lui donnait un air de vainqueur qui n'était, hélas ! guère de circonstance.
  En voyant passer ces deux divisions, on entendait des réflexions qui n'étaient pas à leur avantage. Après une halte horaire prolongée, pour permettre aux troupes de se reposer, les généraux et des officiers supérieurs se réunirent. Bien qu'ils se tinssent à l'écart, on voyait que la discussion était animée. Le général Murat voulait faire partager sa conviction personnelle, ne pouvant personnellement se résigner à cette reculade.
  Malgré sa verve patriotique, son entrain et sa parole persuasive, il n'eut aucun succès. Les généraux décidèrent que l'on ne ferait rien savoir au maréchal : qu'il devait être au courant; que cela ne ferait rien que l'irriter, sans l'amener à modifier ses ordres62
  Qu'en savait-on ?
  Le général Metman déclara qu'il se sentait déjà trop en l'air, à proximité d'un ennemi dont il ignorait la force et l'effectif; qu'il exécuterait l'ordre qu'il avait reçu de rétrograder, bien qu'il lui en coutât; que son attitude était conforme aux règlements militaires; qu'il n'avait pas mission pour modifier les instructions de ses chefs; que c'était la seule façon correcte d'agir suivant la discipline.
  Le général de Castagny fit une réponse analogue, disant que son sentiment était en tout point conforme à celui du général Metman.
  Le général de Forton ne pouvant que s'incliner; il n'avait plus qu'à se résigner à la retraite et fermer la marche.
  Cette faute militaire ne peut être imputée au maréchal. On ignorait s'il aurait consenti à modifier ses ordres. Il connaissait l'appréciation de l'armée sur son inaction de la veille; peut-être aurait-il saisi cette occasion pour provoquer en sa faveur une reprise de l'opinion. Nous avons la preuve que ces fractions de l' armée allemande s'étaient avancées avec une audacieuse confiance63, puisque ce n'est que huit jours plus tard, à Borny,[" ... La bataille de Borny-Colombey, ou de Colombey-Nouilly du côté allemand, eu lieu le I4 août I870 à l’est de Metz. Il s’agit d’un combat entre les arrière-gardes de l’« armée de Metz » sous les ordres du maréchal Bazaine et les avant-gardes de la Ière armée allemande sous les ordres du général Karl Friedrich von Steinmetz., ... "; sur le Web] que nous avons vu les troupes ennemies.

 Des panneaux relatant la guerre de I870, et particulièrement la bataille de Borny, sont implantés sur le territoire à proximité de certains monuments. Ils ont été réalisés sous l'impulsion de la Communauté de Communes Haut Chemin-Pays de Pange et grâce au travail de recherche de Gérard Schutz, passionné de l'Histoire de Guerre, résident de Courcelles-sur-Nied mais aussi du travail de conception graphique d'Alain Behr. En haut de l' allée des morts, un monument rend hommage aux officiers prussiens morts lors de la bataille du I4 août. Photo WIRTZ Gilles. 

  Mais les historiens expliquent ces évènements à leur manière. Je ne puis, pour ma part, qu' affirmer que telle était la situation réelle dans la matinée du 7 août, à l' extrême droite de l' armée.
 En attendant l'écoulement des deux divisions d'infanterie, ce qui demandait pas mal de temps, nos cuirassiers essayaient de se procurer à Marienthal ce qui leur était nécessaire. La municipalité et les habitants se conduisirent indignement. Les maisons se fermaient à notre approche; par cette chaleur torride il nous fut presque impossible d'avoir de l'eau; les cordes et les chaînes des puits avaient retirées à l'avance, comme si nous eussions été en pays ennemi.
  En présence de ce mauvais vouloir avéré il fut question de prendre des otages dans la population responsable. De vifs reproches furent adressés au maire et aux conseillers municipaux que l'on put rassembler avec grande difficulté.
  Ils nous répondirent sans sourciller : " Nous ne détestons pas les Prussiens , nos fils épousent leurs filles et nos filles leurs fils. " Quelle impudence !
  En présence d'un tel aveu, la surveillance redoubla, de façon qu'aucun des habitants ne pût sortir du village, car tout ce joli monde devait être de la graine d' espions. Malheureusement, il était trop tard.
  L'ennemi fut sans doute averti de notre présence. D'autre part, il devint impossible d'obtenir de nos tristes compatriotes le moindre renseignement.
  Nos troupiers, voyant le mauvais vouloir qui se manifestait partout, franchirent les haies des jardins, du côté opposé de la rue principale et procédèrent à une maraude en règle; à tel point qu'à la lisière d'un bois, nous trouvâmes des cuirassiers faisant rôtir un petit cochon de lait. Bien que semblable conduite soit intolérable, nous avons fermé les yeux, cela il faut l'avouer.
  Les généraux de Gramont et Murat, ayant appris l'aventure du petit cochon, voulurent voir les rôtisseurs improvisés. Le général de Gramont leur demanda s'ils avaient payé leur rôti ? La réponse n'était pas douteuse.
Quand le rôti fut à point, ils lui en portèrent un morceau dans l'auberge où il se trouvait. Notre général, toujours généreux, leur donna une pièce de 20 francs. De retour à l'escouade ce fut une explosion de gaieté parmi ces loustics dont la joyeuse farce fut vite connue dans tout le régiment.
  Le passage de l'infanterie était terminé, la division monta à cheval et se mit en route derrière la colonne pour la flanquer, et protéger une retraite qui ne courait aucun risque d'être inquiétée, car les Prussiens, malgré leur témérité, n'étaient pas en mesure de nous attaquer. Ils s'estimaient trop heureux d'être laissés par nous en repos, contre leur attente sans doute.
  Tel était notre rôle : nous l'exécutâmes, navrés, mornes et silencieux. Après de nombreuses haltes, nécessitées par la marche lente de l' infanterie, nous rentrâmes au pas, tête basse, dans notre bivouac que nous avions quitté le matin, emportant au cœur l'espoir d'une bataille prochaine.
 
8 et 9 août.
  Nous voici au repos à Montigny-lès-Metz64, [Moselle, commune située aux portes de Metz : environ 2.5 kilomètres] où nous allons passer plusieurs jours à promener nos chevaux comme à la garnison. Ce n'était vraiment pas la peine de battre en retraite aussi précipitamment.
      Nous conserverons un agréable souvenir de la belle réception que les habitants de Luppy [Moselle; en I870 : ~730 habitants; aujourd'hui : 575, INSEE 2020] ont faite à nos troupiers, dans la soirée du 7 août, après notre première retraite. Hommes et chevaux n'ont pas eu besoin d'attendre la distribution des vivres. Cette bonne population demanda à nourrir nos cuirassiers. Elle implorait cette charge comme une faveur, insistant avec chaleur. On eût dit qu'elle pressentait que c'étaient les derniers soldats français qu'elle voyait.
  L'installation du bivouac pour la nuit dans une belle plaine nous valut de ces braves paysans une avalanche de paille pour le couchage des hommes et des chevaux. Cette générosité faisait contraste avec le triste accueil reçu par nous à Marienthal65.
  Les habitants des villages que nous traversions paraissaient mieux instruits que nous sur la position réelle de l'ennemi. Ils ne cachaient pas leurs appréhensions : ils redoutaient de nouveaux revers, tremblaient en évoquant l'occupation du sol par l' étranger. Ils étaient là, sur le seuil de leur porte, consternés en nous voyant passer, nous demandant si nous allions battre l'ennemi, ou si nous avions éprouvés des revers puisque nous nous retirions. Quelle réponse faire à ces braves gens ?
  Je me trouvais dans un groupe d'officiers avec le colonel et le commandant Bouthier; une conversation animée avait lieu derrière nous, c'était le capitaine de Vintimille qui discutait avec des camarades; il se plaignait amèrement de notre situation. Le commandant me posant la main sur l'épaule me dit : " Vintimille a raison, on dirait qu'on ne sait ou qu'on ne veut pas se servir de nous; on ne conduit pas une armée de la sorte. "
  Nous croyions que le colonel Nitot n'avait pas entendu ces paroles prononcées à voix basse, mais il se rapprocha de nous et dit au commandant : " Parlez moins fort, Bouthier, il y a des choses qu'il faut garder pour soi. N'ébranlons pas la confiance du troupier qui pourrait nous entendre. "
  J’écoutais, ayant pour principe de ne jamais prendre la parole devant mes chefs sans y être autorisé. Je demandai à mon colonel la permission de lui communiquer quelques réflexions qui m'obsédaient : " Pourquoi, mon colonel, laissons-nous en nous retirant devant l'ennemi la voie ferrée, le télégraphe et tout le matériel intact ? Pourquoi ne pas faire sauter les rails ainsi que le matériel non transportable, et faire refluer les wagons sur Metz en les utilisant pour la concentration des troupes ?
  Notre colonel, viel Africain, que nous aimions et que nous estimions à l'égal d'un père, me répondit : " Votre question est celle que nous nous posons tous sans oser nous la communiquer; l' état-major doit avoir ses raisons, car il n'est pas admissible que l'on commette une telle faute en laissant à l'adversaire des armes pour nous battre.
  Pourtant cette faute fut commise. Ce que nous avions prévu arriva sans délai; les Prussiens s'emparèrent sur le champ du matériel, pour nous suivre à distance dans notre concentration sous Metz. Ne trouvant plus de troupes pour les arrêter, ils avancèrent prudemment en prenant le contact qu'ils ne quittèrent plus, quand de notre côté on l'abandonnait66.
  Nous suivions cette voie ferrée parallèlement à la route, sans qu'aucun ordre parvint de la détruire.
  Pendant notre séjour à Montigny-lès-Metz, du 8 au I4 août, nos généraux recevaient et rendaient beaucoup de visites. On voyait aller et venir les généraux du Barail, Desvaux, Bourbaki, [Charles Denis Sauter, I8I6-I897; " La retraite de Bourbaki vers Besançon est coupée par d'autres forces allemandes dirigées par Manteuffel, et cela le contraint à replier son armée vers la frontière suisse. Ses troupes sont dans la situation la plus déplorable et manquent de nourriture. Des I50 000 hommes avec lesquels il était parti, il n'en reste plus que 84 000. C'est alors le passage en Suisse aux Verrières, commune proche de Pontarlier-Doubs, mais aussi à Sainte-Croix et Vallorbe, où l’armée de l'Est est désarmée puis internée dans les divers cantons de la Confédération, à la suite de la Convention des Verrières. (...) Bourbaki lui-même, plutôt que de se soumettre à l'humiliation de la reddition, le 26 janvier I87I, délègue ses fonctions au général Clinchant puis, dans la nuit, se tire une balle dans la tête. Mais la balle, ayant dévié, ricoche contre son crâne et Bourbaki est miraculeusement sauf.Margueritte, tous ces entraîneurs d'escadrons, ... "; sur le Web] Margueritte, [Jean-Auguste, I823-I870; SEDAN, Ier septembre I870, il conduit une charge désespérée contre les Prussiens : " Il est fait général de division le Ier septembre et reçoit le commandement de la Ière division de la Réserve de Cavalerie comprenant deux brigades de cavalerie qui regroupent alors les Ier et 3e régiments de Chasseurs d'Afrique, le Ier régiment de hussards, le 6e régiment de chasseurs à cheval aidés de deux batteries à cheval du I9e régiment d'artillerie. Le même jour, il reçoit une balle en pleine tête sur le plateau qui sépare Floing et Illy. Au cours de l'affrontement, sa division de cavalerie s'illustre en menant une charge désespérée contre les Prussiens. Paul Bondois décrit ce moment dans son Histoire de la guerre de I870-7I : « Il n'y eut pas un moment d'hésitation parmi cette poignée d'hommes, chargés de se heurter à ces carrés noirs et profonds de la 3e armée ; décimés à plusieurs reprises par le tir des fusils Dreyse et des canons, ils se reformèrent pour se jeter de nouveau sur cette ligne presque rigide qui avançait sur les Français ; le général Margueritte, les joues transpercées par une balle, la langue coupée et atrocement défiguré, indiquait encore du geste à ses cavaliers l'ennemi dont il fallait à tout prix arrêter le progrès étouffant. » Soigné d'abord à Sedan, il meurt de ses blessures cinq jours plus tard, le 6 septembre, chez le duc Mariano d' Osuna au château de Beauraing, en Belgique; Jean-Auguste Margueritte est le père des écrivains Paul et Victor Margueritte, ...; sur le Web] tous ces entraîneurs d'escadrons, ces hommes d'action, en conversation animée avec les généraux de Gramont et Murat. Tous déploraient  l'inaction de notre brillante cavalerie, méconnue et inutilisée, atteinte dans sa réputation sans que l'on puisse atténuer ce jugement injuste, même de nos jours67.


 Du Barail, François Charles, général. Photo Reutlinger, Paris.  
 
 
  Bourbaki Charles, général. Photo Lumière, Lyon.

 Le Général Margueritte mortellement blessé à Floing, bataille de Sedan, le Ier septembre I870, Paris, musée de l'Armée. Auteur James Alexander Walker, I83I-I898, peintre britannique.

  Le général Margueritte était le plus ardent; et il ne se gênait pas pour s'entretenir ouvertement de la faute commise dans la journée du 7, pendant notre pointe à l'extrême droite de l' armée. Il se faisait répéter par le prince Murat le projet qu'il avait conçu.
  Ces chefs ardents étaient unanimes à regretter cette retraite sans combat. " Le lendemain de Spickeren-Forbach et de Reichshoffen, disaient-ils, était le moment précis où il fallait frapper un grand coup avec célérité, surprendre l'ennemi que l'on savait épuisé; vingt-quatre heures après il était trop tard68.

VII

 

CONCENTRATION SOUS METZ


I0 au I4 août.
  Aujourd'hui nous parvient la nouvelle de la concentration sous Metz. Allons ! tout espoir de venger nos chers camarades tombés le 6 août est perdu !
  La retraite sur Châlons se confirme. Tous les corps reçoivent des instructions pour se replier sur des emplacements provisoires; les troupes françaises tournent le dos à l'ennemi !
  Eh bien, puisque cette retraite est chose décidée pourquoi s'attarder à Metz ? Pourquoi ne pas faire franchir la Moselle aux troupes au fur et à mesure qu'elles arrivaient69? Cela aurait évité l'encombrement fatal du I4, l'opération s'étant ce jour-là faite simultanément au milieu d'un désordre inextricable : on eût dit une armée en déroute.

  À suivre...
 
56. Il ne semble pas que Bazaine ait eu à ce moment, pas plus peut-être qu'au cours de toute la campagne, de plan bien arrêté. 

57. Dans la journée du 7 août le contact fut perdu. En effet, l'état-major général allemand est lui-même fort mal renseigné sur ce qui se passe par suite du mauvais emploi de la cavalerie. Voir général VON PELET-NARBONNE,[Gerhard Friedrich Karl, I840-I909] La cavalerie des Ier et 2e armées allemandes dans les journées du 7 au I5 août I870, pp. 33 et suiv.

58. Les troupes aperçues de Marienthal devaient appartenir soit à la Ire armée soit au IIIe corps : 2e armée. La Ire armée après Forbach ne bougea pas des positions conquises, ayant besoin de se refaire et s' attendant à un nouveau combat. Quand au IIIe corps, 2e armée, il dut s'arrêter par ordre de l'état-major général au sud de Sarrebrück.
 
59. La 2e armée allemande est encore a ce moment bien dispersée.
 
60. Le grand quartier général allemand redoute fort une offensive française contre la 2e armée. Voir lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., p. I-I5I.
 
6I. Singulier mode de reconnaissance, et c'est toujours ainsi que l'on procède !
 
62. Cet incident est caractéristique; il montre à la fois quel était le caractère de Bazaine et combien peu de chefs de grade élevés osaient prendre des responsabilités.
 
63. Les troupes allemandes n'étaient pas aussi éloignées que le commandant Farinet le suppose, leur concentration continue; toutefois la 2e armée a un front considérablement étendu en présence d'un adversaire presque intact; cette extension a été déterminée par le projet de barrer le chemin de Mac-Mahon que l'on croit en retraite de Niederbronn sur Bitche. [Niederbronn-les-Bains, Bas-Rhin, commune au sud-est de Bitche, Moselle; distance : 28 kilomètres. Le siège de la citadelle de Bitche. (...) Bitche ayant été classée place forte de première classe en I850, elle fut assiégée par les forces allemandes du 8 août I870 au 26 mars I87I : " À partir du 25 septembre I870, le véritable blocus de la ville se met en place. Les Allemands se bornent à observer l'activité de la petite cité, bloquent les routes d'accès de Niederbronn et de Lemberg en installant des baraquements derrière le Pfaffenberg et à Schwangerbach, tout en effectuant des patrouilles au nord et à l'ouest de la ville. Le résultat des bombardements et du siège ne se fait pas attendre : une épidémie de typhus et de variole se déclare au sein de la population déjà très éprouvée. Le commandant Teyssier [Louis-Casimir, I82I-I9I6, retraité à Albi, sa ville natale, il devient président de la Société des sciences, arts et belles-lettres du Tarn et publie en I9I3, un recueil de contes en langue albigeoise] organise le transport par des ambulances avec l'aide des femmes de la ville et ses Sœurs de la Charité. Il improvise un hôpital au collège des Augustins et un drapeau blanc est hissé au-dessus de l'Institut transformé en hôpital militaire. La tactique des troupes françaises assiégées est dorénavant de harceler les Allemands par des patrouilles extérieures. Bien que ceux-ci aient fait afficher des pancartes bilingues disant que « Toute action et toute tentative de ravitaillement de la place seraient punies de mort », la ville est ravitaillée de jour et de nuit par les habitants des villages voisins, même par des femmes et des enfants qui y apportent des vivres., ..."; sur le Web] Mais on est revenu de cette erreur dès le 8 août : Historique du grand état-major prussien, IV, 400.

" C’est aux confins de la Lorraine, blottie dans les bras de sa monumentale citadelle, que veille la cité fortifiée de Bitche. Peuplée aujourd’hui de cinq mille âmes, celle-ci doit sa fondation au caractère stratégique du rocher qui la surplombe et qui, depuis le 12e siècle, est coiffé d’ouvrages défensifs (...) La citadelle, dont les lignes aiguisées s’élancent au-dessus des toits de la ville, semble surgie de temps immémoriaux, bravant les assauts des éléments et de l’oubli. On lui devine les tracés caractéristiques du génie de Vauban, son concepteur, bien qu’elle réponde aux contraintes de sa situation géographique particulière et qu’elle ait été rebâtie au cours du I8e siècle. (...) en passant par la guerre franco-prussienne de I870, la citadelle est devenue gardienne de la mémoire. Classée monument historique depuis I979, ... " Sur le Web.
 
64. C'est une nouvelle position résultant de la concertation de l' armée sur la Nied française; elle peut paraître bizarre. " La division de Forton, au lieu de venir sur le front ou à une aile de l'armée à sa place rationnelle, elle est appelée de Pont-à-Mousson à Montigny-lès-Metz sur les derrières de l'infanterie. " Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., I, I42. 
 
65. Les divisions de cavalerie envoient des reconnaissances vers le sud et sur Verny [Moselle, commune située à environ I2 kilomètres, au sud de Metz] et sur Thionville [Moselle, commune située à environ 30 kilomètres, au sud de Metz] mais ces détachements rentrent sans autres renseignements que ceux fournis par les habitants. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., I, I60-I6I.
 
66. Le 11 août, Moltke [Helmuth Karl Bernhard, comte von Moltke, I800-I89I, chef du Grand État-Major général de l'Armée prussienne] prescrit à Seinmetz de faire déboucher sa cavalerie en avant de tout le front. Voir Historique du grand état-major prussien, IV, 4I8. La 5e division de cavalerie allemande sillonne la région comprise entre Pange, Pont-à-Mousson, Nomeny et Château-Salins et pousse des reconnaissances hardies. Voir général VON PELET-NARBONNE, loc. cit., II7-I20.
 
67. Comparer avec les opinions déjà citées.
 
68. L'offensive était si bien possible que le 11 les allemands éprouvent une certaine anxiété à la perspective d'une attaque française : " Le grand quartier général allemand est donc sous le coup d'une véritable surprise stratégique  : découverte brusque des masses ennemies auxquelles il est impossible de tenir tête dans de bonnes conditions avant trois jours. " Général Foch, [Ferdinand, I85I-I929, maréchal de France, I9I8 et académicien, Académie des sciences et Académie française, I9I8] De la conduite de la guerre, la manœuvre pour la bataille, [I905] 243.
 
69. C'est qu'il n' y eut pas un ordre unique mais une série d'ordres contradictoires : 
  • Tout d'abord, par suite de la concentration de l'armée et de l'augmentation de ses forces, on commence à reprendre confiance au grand quartier impérial et à reparler d' offensive.
  • Toutefois, s' exagérant les difficultés de la situation, l' Empereur se résout, après une conférence avec le maréchal Bazaine, à se replier sous la protection des forts avancés de Metz. Cette décision est prise dans l’après-midi du I0.
  • Le 11 et le I2 les renseignements recueillis ne précisent qu'un point : la supériorité numérique évidente des ennemis.
  • Une solution examinée consiste à livrer bataille à l'est de Metz en s'appuyant sur les ouvrages de la place.
  • Autre projet, se replier sur le plateau de Haye [ Meurthe et Moselle; vaste plateau calcaire constitué par le revers des Côtes de Moselle s’allonge du nord au sud sur toute la longueur du département. entre Toul et Nancy] et y concentrer l'armée pour y livrer bataille. Mais ce projet est abandonné à la nouvelle qu'il est impossible de faire rallier la position choisie le Ier et le 5e corps; il conserve cependant des partisans. Certains généraux préconisent une offensive dans la direction sud-est.
 Le plateau de Haye
  • Le I2, la retraite sur Châlons est décidée.
  • Le I3, Bazaine s'arrête à un projet d'offensive générale, mais sur des informations venues de l'impératrice annonçant un mouvement de l'ennemi vers Verdun [Meuse], l' Empereur presse Bazaine de commencer la retraite sur Verdun. Les ordres furent donnés le I3, mais par suite de la détérioration des ponts militaires jetés sur la Moselle, le départ fut remis au lendemain I4; on n'utilisa même pas les ponts fixes pour faire immédiatement défiler le convoi.
 
 COMMANDANT FARINET*, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 58-72.
 
*  Le sous-lieutenant FARINET, Alexandre, est blessé à Rezonville, d'un coup de lance à la main gauche et d'un coup de sabre à la main droite.
 
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