Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2023/11/l-agonie-d-une-armee-metz-i870-journal.html
Ces discussions, dira-t-on, frisaient l'indiscipline; elles étaient d'autant plus graves qu'elles avaient lieu dans les hauts grades. C'est possible que l'on ait cette pensée, si l'on s'en tient à la lettre. Mais comment obtenir le silence et empêcher les chefs prévoyants de voir clair dans les agissements du maréchal, après les journées qui précèdent ?
En entendant ces récriminations, je pris grand soin de ne relater dans mes notes que ce qui était sérieux, reconnu vraisemblable et exempt de passion.
Le prince Murat et le colonel Friant, déploraient la détermination de l' Empereur de vouloir devancer l'armée. Ils en parlaient souvent. Le colonel Friant était connu comme un homme supérieur, d'une parfaite courtoisie, toujours très calme, maître de lui dans les plus graves circonstances. Il aimait à citer les brillants officiers qu'il savait apprécier, se tenant avec modestie à l'écart. Voici ce que j'ai retenu un jour d'une conversation qu'il avait avec d'autres collègues, parmi lesquels se trouvait le prince.
" Ce n'est pas l'âge ni les galons qui donnent la valeur et la science militaire; l'officier instruit qui observe, s'il est robuste de corps, d'un caractère éprouvé et sain d'esprit, calme et de sang-froid, peut acquérir rapidement des qualités de chef qui se révèlent sur le champ de bataille. Les exemples sont nombreux, et ceux-là seuls sont dignes de commander, s'ils joignent à ces qualités le jugement et la vigueurcviii. "
C'était une allusion directe à ce qu'il voyait chaque jour et dont il souffrait visiblement sans qu'il se prononçât autrement.
La nuit du I5 au I6 s'acheva sans que le troupier songeât au sommeil; il sentait de la poudre dans l'air.
X
ORDRE ET CONTRE-ORDRE
Que dire, pendant ces journées du I5 et du I6, des contradictions du maréchal ? Il entend le canon de Mars-la-Tour, il ne s'en inquiète pas, sachant que cela ne peut être qu'une escarmouche avant l'avant-garde; ses renseignements lui donnent la certitude que l'ennemi est encore trop éloigné. Dans les rapports, son chef d'état-major déclare que la division de Forton, ayant rencontré l'ennemi en force, a été obligé de se replier... Que conclure ?
Malgré cette affirmation, il conseille à l' Empereur de partir le lendemain I6 à la première heure. Le départ est décidé. Une discussion s'engage pour savoir si on suivra la route de Mars-la-Tours ou celle d' Étain, par Doncourt et Jarny. Cette dernière est adoptéecix. Mais, comme la cavalerie ennemie cherche à se rendre compte des intentions du maréchal, pour ses lignes de retraite, on suppose qu'elle se rapprochera pendant la nuitcx; on le sait, et on a décidé d'adjoindre à l’escorte impériale la brigade de chasseurs d' Afrique du général Margueritte.
Ces dispositions ayant été arrêtées, le maréchal donne l'ordre, dans la soirée du I5, à toutes les troupes de se tenir prêtes à partir. Voici l'ordre reçu dans la division; il causa un grand trouble à notre chef, attendu qu'il semblait lui enlever le service d'exploration dont il n'était plus question.
ORDRE GÉNÉRAL
" La soupe sera mangée demain matin à 4 heures. On se mettra en route à 4 heures et demie. "
Même ordre fut communiqué à toute l'armée.
Puis, le I6, à cette heure matinale, l' Empereur, que nous devions plus revoir, fait les recommandations les plus pressantes au maréchal, pour qu'il le suive de près.
Le départ s'effectue; le souverain est convaincu qu'en raison des ordres donnés la veille ses intentions vont être exécutées à la lettre. Il se rend bien compte que l'on ne fait pas écouler une armée de I60.000 hommes, comme un régiment. Il part confiant, se reposant sur l'honneur de celui qu'il a appelé à le remplacer, sur la loyauté d'un maréchal de France.
Après avoir fait ses adieux au souverain et lui avoir affirmé à nouveau que " ses ordres seraient exécutés ", Bazaine rentre dans son quartier général, avec un air satisfait qui ne lui était pas coutumier. Le colonel Lewal [Jules, Louis, I823-I908; Ministre de la Guerre en I885, sous Jules Ferry] de son état-major, suivant ses propres paroles, l'a trouvé " ravi, ne pouvant cacher sa joie ".
Son premier acte, au lieu de se mettre en route avec son armée, est de donner le contre-ordre du départ; comment expliquer ce coup de théâtre ? Est-ce assez significatif !
À neuf heures du matin, l'ennemi dont l'effectif réuni, à marches forcées, n'atteint pas plus de 40 à 50.000 hommescxi attaque avec une audace inouïe notre formidable armée en vertu de ce principe de Moltke : combattre les Français partout où on les rencontrera, à moins d'ordres contraires.
LEWAL Jules Louis, général, portrait. Appert Eugène Ernest : I830-I89I. Paris, musée de l'Armée.
XI
L'EMPEREUR QUITTE L'ARMÉE
I6 août.
Mon désir est de présenter les évènements d'une façon simple et anecdotique depuis l'entrée en campagne sans interruption, de façon que le lecteur puisse suivre chaque jour, et se rendre compte exactement des faits tels qu'ils se sont passés, et des appréciations sur les actes du général en chef par les hommes compétents.
Je sais que le lecteur est accoutumé à une plume plus exercée. À défaut de talent littéraire, il trouvera dans ce journal des jugements formulés par des chefs d'une haute autorité. S'ils ne portent pas l'estampille officielle, du moins éclairent-ils d'un franc rayon bien des points qui semblent étranges ou obscurs; ces chefs, si dignes d'être écoutés, ne se sont pas trompés sur la valeur du général en chef; l'avenir va le prouver bientôt, hélas !
Parmi les ouvrages sérieux que j'ai lus sur l'armée de Metz, je n'ai pas trouvé les impressions de la vie journalière ni les émotions communicatives, que les officiers au cœur navré ressentaient en se voyant sacrifiés sans utilité pour la patrie. C'est cette existence commune de la confraternité d'armes que je veux essayer d'esquisser dans ce journal de guerre.
Une grande journée se prépare. Le temps est magnifique, la chaleur très forte, ainsi d'ailleurs que depuis le commencement de ce mois d' août. Le maréchal, suivant le désir de tous, aurait pu et dû mettre son armée en route de grand matincxii pour éviter les chaleurs et accélérer la retraite. Il sait que l'ennemi est signalé de l'autre côté de la Moselle, mais qu'il est encore éloigné et que son effectif n'est pas à redouter. Pourtant il ne bouge pas.
À cette heure, 8 heures, l' Empereur est déjà loin. Il était parti, vers 4 heures du matin, dans un landau découvert, dont les sacoches contenaient des revolvers. À sa gauche le prince impérial, en face de lui le général Pajol et le commandant Clary, officier d' ordonnance; puis d'autres voitures pour son entourage, enfin les officiers de sa maison militaire qui suivaient à cheval.
Le landau " commandé à Mühlbacher, carrossier préféré de la cour sous Napoléon III, ... " Sur le Web.
Avant le départ, il renouvela ses instructions au maréchal d'une manière pressante. Ayant obtenu de nouveau de lui la promesse que l'armée allait le suivre, il donna le signal du départ en serrant la main au maréchal. Le prince Murat embrassa le prince impérial en lui disant : " Bon voyage et à bientôt, Monseigneur. "
Puis le souverain et son escorte disparurent dans un tourbillon de poussière. Quinze jours après la dynastie s' écroulait !
Quand au maréchal, il rentra, la joie au cœur et sur le visage. En arrivant dans son logement, il aurait dit en présence de trois officiers de son état-major : Enfin ! ça n'est pas trop tôt ! Ces paroles n'ont jamais été démentiescxiii.
L'escorte avait envoyé des éclaireurs en avant et sur les flancs de la route à suivre, bien avant le départ de l' Empereur; ils ne rencontrèrent pas trace de l'ennemi. Le souverain passa à Doncourt vers 5 heures du matin, il put constater par lui-même que les craintes du général de Forton étaient imaginaires.
Voilà un point acquis.
XII
BATAILLE DE MARS-LA-TOUR OU REZONVILLE
Il est 9 heures du matin; l'action s'engage par une grêle d'obus qui s'abattent sur notre bivouac. Le général de Forton, chargé d' assurer la sécurité de l'armée, avait cru suffisant de placer des petits postes beaucoup trop rapprochés, sans avoir pris la précaution tout indiquée de maintenir le contact abandonné la; ce qui est élémentaire.
Naturellement sa division est surprise !
Napoléon a écrit : " Un général peut être battu, il n'a pas le droit d'être surpris. "
Cette surprise, succédant à l'abandon de la veille, fit une impression pénible sur toute l'armée. Elle se produisit au moment où notre général de division allait se mettre à table; il était alors dans une auberge située au croisement des routes très rapprochées de notre bivouac, vers les premières maisons de Vionville.
La plus grande partie des chevaux se trouvait à l'abreuvoir dans ce village. Si l'ennemi avait eu connaissance de ce qui passait, hommes et chevaux auraient pu être capturés sans combat possible, puisque les hommes erraient, en bras de chemise et sans armes, à la recherche de l'eau introuvable.
L'ennemi sans hésitation attaque sur tout son front par une vive canonnadecxiv; il sait qu'il a devant lui un effectif plus que double, triple même; tant pis ! il prend l'initiative du combat sans se préoccuper s'il sera battu ou victorieux. Le but poursuivi sans relâche est de retarder notre retraite; et cela, pour permettre à l'armée allemande qui poursuit Mac-Mahon de l'atteindre en pleine réorganisation, avant qu'il puisse être secourucxv.
Nos cavaliers furent surpris par le bruit du canon. Ils avaient un ou deux chevaux de main, et allaient sans ordre, au hasard, cherchant de l'eau qui n'existait plus, car les puits et les sources avaient été taris par le séjour des troupes sur ce plateau de Gravelotte. Ils regagnèrent leurs bivouacs à fond de train. Ce fut une inexprimable confusion; quelques-uns lâchèrent leurs chevaux de main pour arriver plus vite.
Ce moment d'affolement calmé, les obus continuèrent leur vacarme; mais ce tir précipité nous fit peu de malcxvi. Nos cavaliers reprirent vite leur sang-froid en voyant leurs officiers donner l'exemple du calme. Ils sellèrent avec une rapidité de circonstance; chacun monta à cheval sans commandement, puis on se dirigea derrière un petit bois pour mettre un peu d'ordre dans cette retraite panique.
Pendant ce temps, nos batteries d'artillerie s'installèrent sur un petit mamelon à notre droite et en arrière de nous, elles ripostèrent vigoureusement; ce fut l'affaire de quelques minutes pour faire taire momentanément l'artillerie ennemie.
Canon de la guerre de 1870. Sur le Web.
À partir de ce moment l'action s'engage sur toute la ligne. En nous attaquant avec des forces très inférieures, l'adversaire savait que le maréchal n'avait pris aucune disposition pour le combat, que l'armée était dispersée sur le plateaucxvii : il avait pu le constater par les feux de bivouac, la nuit précédente. Ce sont les commandants de corps qui prirent l'initiative de se mettre en liaison entre eux voyant que les ordres du maréchal se faisaient attendre.
Selon sa coutume l'artillerie ennemie avait ouvert un feu précipité, croyant influencer nos troupes. Ce n'était pas le cas; si la canonnade nourrie produit beaucoup d'effet sur des jeunes troupes, rien n'effrayait nos vieux soldats qui n'attendaient que l'instant de combattre.
La portée des pièces allemandes était très supérieure aux nôtres, nos obus atteignaient rarement leurs batteries; aussi leurs artilleurs se tenaient à distance calculée, ce fut pour nous, pendant la campagne, une cause d'infériorité sensible, rachetée souvent par la hardiesse de notre artillerie qui se rapprochait témérairement pour tirer dans de bonnes conditions.
Si le maréchal, au lieu de se tenir sur la défensive et de se contenter de riposter, avait concentré ses forces, il aurait pu facilement écraser ces 50.000 Prussiens et les culbuter dans la Moselle, avant l'arrivée de leurs renforts qui ne firent leur apparition que vers 3 heures du soir : il paraît que sa conception n'allait pas jusque-là. C'était pourtant l'avis de tous ses lieutenants. Or, comme aucun d'eux ne se serait permis d'émettre une opinion, tellement leur chef se montrait ombrageux, ils attendaient ses ordres après le premier engagement.
Notre division se trouvant en réserve, hors portéecxviii, sella ses chevaux et mit un peu d'ordre dans sa tenue après la panique du matin.
À suivre...
cviii. " Tant il est vrai que l'ancienneté, le courage même, ne devraient pas être les facteurs de l'avancement, de l'élévation à la redoutable charge de conduire armée et corps d'armée au feu, mais plutôt l'imagination, la connaissance de l'histoire, les principes de la grande guerre, possédés par des officiers d'élite que les gouvernants découvriraient facilement avec de la bonne volonté. " La Bataille de Rezonville, Alfred DUQUET, Journal, 6 octobre I9I3.
cix. Si la route de Mars-la-Tour avait été adoptée, l' Empereur eût couru grand risque d'être enlevé par la cavalerie allemande.
cx. La chaussée de Mars-la-Tour étant déjà sillonnée de coureurs ennemis, l' Empereur adopte l'itinéraire Conflans-Étain qui semble encore sûr. La brigade de cavalerie de la Garde du général de France sert d'escorte jusqu'à Doncourt, où elle est remplacée par la brigade de chasseurs d' Afrique Margueritte, de la division du Barail. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, 4.
cxi. IIIe corps Alvensleben, environ 37.000 hommes et les 5e et 6e divisions de cavalerie. En tout début, 40 à 45.000 hommes environ.
cxii. L'ordre de route était primitivement pour quatre heures et demie; après le départ de l' Empereur, contre-ordre : on doit attendre le 3e et le 4e corps et pour cela repartir probablement dans l'après-midi. Le maréchal Le Bœuf se montre inquiet de n'avoir encore, vers XI heures du soir, entre Montigny et Vernéville que deux de ses divisions d'infanterie et sa réserve de cavalerie; il expose en outre que le 4e corps est resté presque en totalité sous Metz. Tenant compte de ces observations qui peut-être concordent avec ses desseins secrets, Bazaine décide à 5 h. I5 du matin de différer jusqu'à l'après-midi le départ de l'armée. Lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, 5.
cxiii. Le colonel Fix [I828-I9I3] attribue le mot à un officier d'état-major, et le fait prononcer la veille : " Il, Bazaine, s'approcha de la table à laquelle on lui fit place aussitôt, il s'assit lourdement, et appuyant devant lui ses deux bras à demi croisés, comme un homme auquel on vient de retirer un poids : " L' Empereur part demain matin ! " Une voix de basse rompit aussitôt le silence respectueux qui régnait, et l'on entendit ces mots : " C'est pas malheureux ! " C'était le commandant de l' Épée qui, à la tête plongée au fond d'une cantine où il cherchait des papiers, exprimait, tout haut, une satisfaction que nous ressentions tous en nous-mêmes. Le maréchal, qui l'avait parfaitement entendu, ne souffla mot. Colonel Fix, Souvenir d'un officier d' État-major, 2e série 26.
" Bazaine ne peut s'empêcher d'en témoigner sa satisfaction, du départ de l' Empereur, dans les termes les moins équivoques. " Colonel d' ANDLAU, loc.cit., 66.
cxiv. Ce fut la division de cavalerie de Rheinbaben, qui entama cette canonnade; cette démonstration contraria plutôt qu'elle ne servit les projets du général d' Alvensleben, commandant le IIIe corps allemand, en ce sens qu'elle donna l'éveil aux troupes françaises et que, n'étant pas suivie d'une attaque à fond, elle leur permit de se mettre en bataille. Voir lieutenant-colonel PICARD, loc. cit., II, I9-20.
cxv. Et aussi pour couper de la ligne de la Meuse si possible l'armée du Rhin et la rejeter vers le Nord; les Allemands croyaient du reste en général la retraite de notre armée plus avancée qu'elle n'était.
cxvi. Les cuirassiers souffrirent moins que les dragons de Murat qui étaient plus près de l'ennemi, et surtout que le Ier dragons.
cxvii. Alvensleben n'en savait pas si long sur les intentions de Bazaine; il croyait avoir affaire à une arrière-garde plutôt qu'à l'armée entière, il prit le seul moyen qu'il avait de retarder la retraite, c'est-à-dire d'attaquer sans délai. L'offensive, si risquée qu'elle parût, lui conservait l'ascendant moral et valait toujours mieux que prendre position ou reculer en combattant. En cas de retraite l'ennemi aurait le temps de se reconnaître, de revenir de sa surprise et d'écraser le téméraire agresseur. Si audacieuse qu'elle paraisse, cette conduite était donc logique.
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l' Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. II7-I28.
php
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire