IRLANDE DU NORD, 1969 : NAISSANCE DE L' ARMÉE RÉPUBLICAINE IRLANDAISE PROVISOIRE, LA PIRA ; DERNIÈRE PARTIE

  " Ils ont vécu, aimé, ri et sont partis "
   James Joyce, 1882-1941


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  Précédemment : https://augustinmassin.blogspot.com/2022/12/irlande-du-nord-1969-naissance-de-l.html

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Relire l’histoire de l’IRA [2/2]

  Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | « Interview with Daniel Finn (2/2) », Rebel, 19 août 2021

                                                                      

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   Deuxième et dernier volet de notre traduction d’un entretien avec l’historien Daniel Finn sur la lutte indépendantiste irlandaise.


   La période la plus à gauche des Provisionals est peut-être celle de l’ascension de Gerry Adams et de l’éviction de l’entourage de Ruairí Ó Brádaigh. C’était une période où le Sinn Féin parlait de socialisme et de la nécessité de défier le capitalisme. Certains traditionalistes ont affirmé que ce virage à gauche n’était qu’une couverture artificielle pour un basculement à droite, le Sinn Féin entrant dans la politique électorale et abandonnant certains piliers du républicanisme traditionnel — comme l’abstentionnisme. Mais il ne fait aucun doute que des membres du parti étaient sincèrement engagés dans une certaine version du socialisme. Quel est votre point de vue sur ces développements ?
   Il y a probablement une part de vérité dans l’idée que Gerry Adams et ses alliés utilisaient la rhétorique de la gauche dure comme un bâton avec lequel ils pouvaient battre la vieille garde. Mais ça ne signifie pas nécessairement que ce n’était que de la rhétorique. Adams a donné une interview célèbre à la fin des années 1970, souvent citée par les historiens, dans laquelle il déclarait que le Sinn Féin n’était pas une organisation marxiste et que personne dans le mouvement n’était influencé par le marxisme. La première partie était clairement vraie : quoi que cela signifie d’être un parti marxiste, il aurait fallu s’appeler ainsi et les Provos ne l’ont jamais fait. Dans la deuxième partie de la déclaration, toutefois, Adams trompait son monde, comme Richard Behal l’a observé peu après. Il suffisait de regarder les bibliographies qu’il incluait avec ses propres travaux publiés, de son premier pamphlet écrit à Long Kesh à son livre The Politics of Irish Freedom : Adams lui-même avait clairement été influencé par les auteurs marxistes irlandais, de Connolly et Desmond Greaves à Michael Farrell et Eamonn McCann.

                                                     

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   Il serait plus exact de dire que les Provos avaient une relation purement instrumentale avec le marxisme : ils s’intéressaient au marxisme dans la mesure où le marxisme s’intéressait à l’Irlande. Et il était toujours filtré par leur propre version de la « théorie des étapes » : la question nationale vient toujours en premier, ensuite seulement vous pouvez parler de changement social ou de révolution sociale. Adams a plus tard justifié ça en se référant à James Connolly — en fait, c’est une interprétation très particulière de Connolly par Desmond Greaves que Adams a réutilisée. Je ne veux pas suggérer qu’Adams a adopté une perspective « par étapes » à cause de Greaves. Je pense que Greaves a contribué à fournir de la matière historique ou théorique à un point de vue qu’Adams aurait de toute façon défendu. Ces débats ont pu paraître assez abstraits et scolaires à beaucoup de gens, mais ils se sont aussi focalisés de manière très nette sur la question de l’avortement. Pendant l’ Ard Fheis [conférence annuelle du parti, ndlr] de 1985 et alors que la direction du Sinn Féin était préoccupée par d’autres questions, les délégués ont voté pour adopter une politique pro-choix. Immédiatement, les nationalistes conservateurs des deux côtés de la frontière ont commencé à attaquer le Sinn Féin en le traitant de tueur de bébés. C’était une position avant-gardiste pour l’Irlande de l’époque. Adams a vu ça comme un désavantage, et a donc présenté un argument très clair : nous ne pouvons pas adopter des positions qui vont réduire notre base de soutiens potentiels — pas tant que nous n’aurons pas une Irlande unie. Évidemment, ça a eu des implications pour d’autres questions que l’avortement. Pour les dirigeants provos, la nation passait avant la classe
sociale ou le sexe ; c’est toujours le cas.

   Les Provisionals ont mis fin à la lutte armée dans les années 1990. Un récit a émergé parmi certains républicains, selon lequel ce serait le résultat d’une machination de personnes comme Adams au sein de la direction. Mais n’est-il pas vrai que, dans les années 1990, la lutte armée avait atteint son but, que la poursuite d’une guerre devenait plus difficile ? Comment expliquez-vous le cessez-le-feu après vingt-cinq ans d’action armée ?
   Pour expliquer le changement de stratégie des républicains à partir de la fin des années 1980, il n’est pas nécessaire de recourir à des accusations de trahison ou de manipulation par des agents du gouvernement, comme les groupes « dissidents » ou traditionalistes ont souvent tendance à le faire. Il suffit d’examiner certaines des réalités politiques et militaires fondamentales auxquelles sont confrontés les Provisionals. Sur le plan politique, l’ascension électorale du Sinn Féin s’est arrêtée net.  En 1989 au plus tard, il était clair qu’il n’allait pas dépasser le SDLP en tant que parti nationaliste dominant, tant que la campagne de l’IRA battait son plein. Il n’allait pas non plus faire de percée significative dans le Sud : Adams et ses camarades espéraient que l’abandon de la politique d’abstention à Leinster House1 leur ouvrirait la voie pour gagner des sièges, mais la lutte armée était le véritable obstacle au succès électoral dans les circonscriptions du Sud.
   Dans le même temps, la campagne de l’IRA elle-même avait un rendement décroissant. L’« ulsterisation2 » garantissait que la majorité des pertes des forces de sécurité avaient lieu désormais parmi les membres de la RUC et de l’UDR3, et non de l’armée britannique. Ça signifiait qu’il n’y aurait pas de répétition de ce qui s’était passé au Vietnam, où les familles des soldats américains n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle leurs fils mouraient à l’autre bout du monde, dans un pays lointain, et souhaitaient simplement que le conflit prenne fin le plus rapidement possible. Les protestants d’Irlande du Nord dont les proches avaient été tués par l’IRA n’ont jamais demandé au gouvernement britannique de retirer ses troupes : de fait, ça n’a fait que renforcer leur détermination à résister.
                                                             

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  On parle beaucoup de l’idée d’une stratégie type « offensive du Têt » qui aurait pu être mise en œuvre par l’IRA à la fin des années 1980, en utilisant les armes reçues de Libye. Aucun document de l’IRA énonçant explicitement cette stratégie n’a jamais été dévoilé : nous ne pouvons donc nous fier qu’à des interviews officieuses de membres de l’IRA décrivant ce que ça aurait impliqué : un changement soudain de tactique, avec des unités de l’IRA livrant des batailles rangées, visant à créer des « zones libérées » le long de la frontière dans le sud de l’ Armagh, le Fermanagh et le Tyrone. Qu’il y ait eu ou non une possibilité sérieuse que l’IRA mette ce plan à exécution, une chose doit être claire : ça aurait été un échec. L’IRA n’avait tout simplement pas les effectifs ni le soutien politique nécessaires pour le faire fonctionner. Il y aurait peut-être eu quelques semaines de chaos mais l’armée britannique les aurait progressivement fait reculer, et l’issue finale aurait presque certainement été une défaite pure et simple. En tout état de cause, il n’y a pas eu d’« offensive du Têt » à l’époque. Il y a eu une escalade plus limitée de la campagne de l’IRA qui était encore compatible avec la stratégie de la guerre longue, ce qui a entraîné un niveau plus élevé de pertes au sein des forces de sécurité pendant un certain temps, mais l’IRA n’a pas pu maintenir cette situation au début des années 1990. Les attentats éclairs dans les villes britanniques a causé de nombreux dommages économiques, notamment dans le centre financier de Londres. Cependant, ça n’a pas suffi à obtenir la « déclaration d’intention de retrait » que les Provos recherchaient depuis le début, et il y avait toujours le risque qu’une bombe de gros calibre explose au mauvais moment et tue des dizaines de civils.
  Si vous mettez tout ça ensemble — une campagne de l’IRA qui ne pouvait pas gagner, alors qu’elle freinait également la croissance politique du Sinn Féin —, il n’est guère surprenant que les dirigeants autour d’Adams aient commencé à réfléchir à des alternatives. Ce n’est pas qu’ils aient été lâches, ou perfides, ou dupés par des agents britanniques. Jim Gibney en a exposé très franchement la logique dans un discours prononcé en 1989 à l’occasion de l’anniversaire des manifestations pour les droits civiques. Il a déclaré qu’il ne pensait pas que la philosophie qui s’était développée à partir de la lutte au cours des vingt années précédentes avait la capacité de motiver les gens plus longtemps, et il a averti que les Provos couraient le risque d’être vaincus. Danny Morrison a été tout aussi franc dans un article non publié qu’il a écrit pour An Phoblacht après les élections générales britanniques de 1992. Il n’est pas vraiment nécessaire de spéculer sur ce qu’ils pensaient à l’époque : tout est là, noir sur blanc. Vous n’êtes pas obligé d’être d’accord avec eux, bien sûr, mais il n’est pas nécessaire d’invoquer une sorte d’infâme ordre du jour caché.

  Les années 1990 ont également marqué un virage à droite dans le discours du mouvement. Le socialisme n’est plus mentionné : il est remplacé par la nécessité d’un front pan-nationaliste, incluant des éléments du SDLP, du Fianna Fáil [Parti républicain, ndlr] et des conservateurs d’Amérique irlandaise, codifié dans le tristement célèbre document TUAS4. Pouvez-vous nous dire pourquoi ce changement s’est produit, mais aussi pourquoi un tel front pan-nationaliste ne s’est jamais matérialisé ?
  L’idée de l’unité pan-nationaliste a connu quelques mutations intéressantes. En 1993, John Taylor a été critiqué pour avoir utilisé le terme « front pan-nationaliste » en référence aux pourparlers Hume-Adams, parce que l’ UDA [Ulster Defence Association, organisation paramilitaire protestante loyaliste] utilisait le même terme pour justifier les attaques contre les membres du SDLP, et par extension contre l’ensemble de la communauté nationaliste. Taylor a répondu en disant qu’il ne faisait qu’emprunter le terme à Gerry Adams. En fait, lorsque Adams a commencé à parler de pan-nationalisme au milieu des années 1980, il avait quelque chose de très différent à l’esprit. À l’époque, Adams a prononcé un discours dans lequel il a évoqué l’expérience des luttes pour l’indépendance nationale dans le monde. Il a dit qu’il y avait des pays où les éléments conservateurs de la classe moyenne étaient restés aux commandes, l’Irlande pendant la guerre d’indépendance, Chypre, le Kenya, et des pays où des éléments plus radicaux étaient passés au premier plan : Cuba, le Nicaragua, l’Angola, le Mozambique. Il avait probablement quelque chose de comparable en tête lorsqu’il a parlé pour la première fois de tendre la main au SDLP, à savoir que le Sinn Féin imiterait les révolutionnaires du second groupe et laisserait ses « partenaires » derrière lui au cours de la lutte. Bien sûr, ça ne s’est jamais produit et ça n’a jamais semblé devoir se produire. À Cuba et au Nicaragua, le Mouvement du 26 juillet de Castro et les Sandinistes ont pris le pouvoir grâce à une insurrection qui a brisé l’ancienne machine d’État et son armée. Lorsque Castro s’est heurté à Manuel Urrutia, le libéral qui a été le premier président post-révolutionnaire de Cuba, il a été très facile de le mettre sur la touche ; de même, les sandinistes n’ont eu aucun mal à marginaliser les partis bourgeois qui voulaient freiner le changement social après 1979.
  L’équilibre des forces était complètement différent en Irlande. Des deux côtés de la frontière, les États existants restaient fermement maîtres de leurs territoires respectifs. Les Provos eux-mêmes étaient une force minoritaire dans le Nord et une force totalement marginale dans le Sud. Toute forme d’« unité pan-nationaliste » avec le SDLP et Fianna Fáil impliquait que les Provos se rapprochent de leurs positions, et non l’inverse. Vous pouvez le constater en lisant toutes les différentes versions du document Hume-Adams, qui est finalement devenu l’« Initiative de paix irlandaise » et a ensuite alimenté la déclaration de Downing Street de 1993. En d’autres termes, John Taylor a été malhonnête dans son utilisation du terme « front pan-nationaliste » : à ce stade, tout le monde pouvait voir que ce serait selon les termes établis par John Hume, et par extension Albert Reynolds et Martin Mansergh.

                                                                
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  D’autre part, une fois que le pan-nationalisme a débouché sur l’accord du Vendredi saint, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne tombe en panne. On peut en avoir un avant-goût dans le discours prononcé par Adams lors d’une conférence privée du Sinn Féin vers la fin de 1996, après la rupture du premier cessez-le-feu. Le texte de son discours a rapidement fait l’objet d’une fuite, et les commentaires où il tentait de s’attribuer tout le mérite de ce qui s’était passé à Drumcree cette année-là pour le Sinn Féin, ou tout le blâme, comme l’auraient vu les unionistes, ont fait beaucoup de bruit. Mais l’ensemble du discours est un document vraiment intéressant. Adams déclare sans ambages qu’il serait bien mieux que le Sinn Féin n’ait pas à travailler avec le SDLP ou le gouvernement irlandais et qu’il puisse suivre son propre chemin — il était trop tôt pour ça, car le parti n’avait pas la force politique nécessaire. Après 1998, sa principale priorité a été de faire du Sinn Féin une force électorale, ce qui s’est produit assez rapidement dans le Nord, dépassant le SDLP en 2001, et beaucoup plus progressivement dans le Sud. Pour le Fianna Fáil et le SDLP, ça a perturbé le calcul initial du pan-nationalisme : ils voulaient traiter avec le Sinn Féin comme un partenaire junior, et non comme l’acteur dominant de l’alliance.

Il est évident que les cessez-le-feu, ainsi que le démantèlement puis l’approbation du PSNI [le Police Service of Northern Ireland qui remplace le service de police précédent en 2001, ndlr] qui ont suivi, ont exercé une pression énorme sur la direction du Sinn Féin. Cependant, dans l’ensemble, ceux qui ont fait scission n’ont pas été en mesure de contester l’hégémonie du Sinn Féin ou de relancer la lutte armée à une échelle proche du peuple. Comment pensez-vous que ceux qui entourent Adams ont pu maintenir la majorité du mouvement ?
  Il y a au moins trois groupes d’électeurs dont il faut parler ici : les membres de l’IRA, la base républicaine au sens large, où les militants du Sinn Féin se transforment en partisans ou sympathisants du mouvement, et la communauté nationaliste dans son ensemble, en particulier ceux qui votaient déjà pour le Sinn Féin avant l’accord du Vendredi saint. En ce qui concerne les membres de l’IRA, je pense qu’Anthony McIntyre a fait un commentaire très intéressant sur le rôle de Brian Keenan après la mort de ce dernier. Il a dit que de nombreux membres de l’IRA avaient très tôt transféré leur loyauté de Gerry Adams à Martin McGuinness parce qu’ils considéraient qu’Adams était trop politicien ; puis, lorsque McGuinness a suivi la même voie, ils se sont tournés vers Gerry Kelly. Enfin, lorsque Kelly a perdu son image de militariste pur et dur et est devenu membre de l’équipe dirigeante publique du Sinn Féin, c’est vers Keenan qu’ils se sont tournés pour être rassurés. Le fait d’avoir Keenan à bord pour certaines des décisions importantes prises après 1998 a été vital pour minimiser le nombre de défections.
  Mais ça soulève une question : si les membres de l’IRA ont successivement transféré leur loyauté d’Adams à McGuiness, de McGuinness à Kelly, et de Kelly à Keenan, sans quitter complètement le mouvement, cela ne suggère-t-il pas qu’ils cherchaient une bonne raison de rester à bord autant que possible ? Étaient-ils vraiment dupes de la direction prise par Adams, ou étaient-ils prêts à donner une chance à cette nouvelle stratégie parce qu’ils pensaient que l’alternative — poursuivre la campagne de l’IRA — risquait d’être une impasse ? Ça ne veut pas dire que persévérer, dans l’espoir d’obtenir une sorte de victoire militaire qui s’était révélée insaisissable depuis le début des années 1970, était la seule alternative possible. De nombreuses personnes sceptiques quant à la stratégie de paix d’Adams ont déclaré qu’elles soutenaient la paix mais pas le processus. Mais pour des groupes comme le Sinn Féin républicain et les 32 CSM, c’était la principale proposition qu’ils avaient à offrir. Les divers groupes dissidents qui ont vu le jour autour de 1997 n’ont jamais atteint une quelconque masse critique. Les choses auraient peut-être été différentes s’ils avaient compris la nécessité de ne pas mettre la charrue avant les bœufs — organiser les gens politiquement autour de votre programme avant d’essayer de les persuader que la lutte armée est le meilleur moyen de le faire avancer. Mais même si les républicains traditionalistes avaient fait cet effort, il est peu probable qu’ils seraient allés très loin. Les masses dépassant la base républicaine et la communauté nationaliste dans son ensemble ne semblaient pas très intéressées par l’école de pensée promouvant « un soulèvement de plus ».
  C’est le mauvais côté de l’équation. Du côté positif, le Sinn Féin et la direction d’Adams ont été en mesure de préserver un sentiment d’élan vers l’avant, ce qui s’est avéré très important — non sans quelques accrocs en cours de route. De 1998 jusqu’au milieu des années 2000, il semblait que le Sinn Féin faisait de grandes avancées sur le front électoral, en particulier dans le Nord, mais aussi avec quelques gains réels dans le Sud. Puis il s’est heurté à une sorte de mur : le démantèlement de l’IRA est intervenu à un moment inopportun, après le braquage de la Northern Bank5 et le meurtre de Robert McCartney6, et le Sinn Féin a enregistré de médiocres résultats lors des élections de 2007 dans le Sud, de sorte que l’idée que des ministres du Sinn Féin occupent simultanément des fonctions à Dublin et à Belfast semblait désormais hors de portée. La question de savoir si ça aurait constitué un pas vers une Irlande unie est bien sûr très différente.

                                                               
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  La crise économique de 2008–2009 a donné un nouvel élan au Sinn Féin, à Dublin, surtout, plutôt qu’à Belfast. Alors que leur croissance politique dans le Sud semblait s’être arrêtée et avoir fait marche arrière, le Brexit a ouvert de nouvelles possibilités au nord de la frontière pour un changement constitutionnel. Je ne pense pas que l’unité irlandaise soit inéluctable dans les années à venir, ni même qu’elle soit l’issue la plus probable, mais elle semble beaucoup plus plausible qu’au lendemain de la crise financière mondiale, lorsque les perspectives de réussite d’un scrutin sur la frontière semblaient très minces. Enfin, bien sûr, il y a eu la percée du Sinn Féin lors des élections de 2020 dans le sud du pays, avec, la prochaine fois, la perspective de devenir le plus grand parti au Dáil et peut-être de diriger un gouvernement. La tendance n’a donc pas été linéaire depuis 1994 ou 1998. À plusieurs reprises, le Sinn Féin a semblé se trouver face à un mur. Mais il a réussi à s’en sortir, en partie grâce à ses propres choix, mais aussi grâce à des évolutions majeures de la politique britannique, irlandaise et européenne en dehors de sa zone d’influence. Les succès remportés par le Sinn Féin au cours des deux dernières décennies ne sont pas ceux qu’il espérait dans les années 1970 et 1980. Les choses ne se sont probablement pas déroulées comme Adams et McGuinness l’avaient prévu en 1998 non plus. Mais il y a clairement un attrait à faire partie d’un mouvement qui va de l’avant, même si ça signifie zigzaguer de-ci de-là — surtout lorsque les critiques traditionalistes semblent ne mener nulle part.


  On pourrait dire que le principal défi pour le Sinn Féin n’est pas venu de ce qui est souvent décrit comme le mouvement dissident, mais plutôt de la gauche, avec des forces socialistes comme People Before Profit qui ont obtenu des gains modestes mais significatifs dans les foyers du Sinn Féin. La constitution du Sinn Féin stipule que son objectif final est la création d’une république socialiste démocratique de 32 comtés. Dans quelle mesure pensez-vous que c’est la direction qu’ils prennent ?
  Deux questions se posent quant à la nature du Sinn Féin en tant que parti de gauche : qu’entend-il par « gauche », et quel est le sérieux du parti quant à cet engagement ? Commençons par la première question : la conception de la politique de gauche du Sinn Féin est clairement réformiste et sociale-démocrate. Les manifestes qu’ils ont présentés appellent à des réformes sociales qui changeraient le fonctionnement du capitalisme sans l’abolir. On pourrait dire la même chose de plusieurs des partis avec lesquels ils siègent au sein du groupe de la Gauche unie au Parlement européen. Syriza, par exemple, ne s’est pas engagé à renverser le capitalisme grec lors de son accession au pouvoir. Son objectif était de réduire l’austérité des programmes de la Troïka, ce que Tsipras n’a manifestement pas réussi à faire après son arrivée au pouvoir. Les manifestes du Parti travailliste britannique élaborés par Jeremy Corbyn et John McDonnell prévoyaient également d’apporter certains changements — étendre la propriété publique, renforcer les droits des travailleurs — qui auraient été les bienvenus, mais qui seraient restés clairement dans le cadre général d’une économie capitaliste.
  Ça soulève un point important : à l’époque où nous vivons, qui est toujours l’époque du néolibéralisme, les réformes sociales-démocrates ont-elles des implications bien plus radicales que dans les décennies d’après-guerre ? Serait-il nécessaire de surmonter l’opposition bien retranchée des élites capitalistes, par le biais d’une mobilisation de masse et d’une approche conflictuelle, simplement pour mettre en œuvre des politiques qui auraient été considérées comme relativement modérées à l’époque du keynésianisme ? L’expérience de certains des gouvernements de la « marée rose » en Amérique latine est très intéressante à cet égard. Aucun des projets de la gauche européenne de la dernière décennie n’est allé assez loin pour tâter le terrain, même si les six premiers mois du gouvernement Syriza, jusqu’au référendum sur l’ Oxi [« Non », en grec, en référence au refus de nouvelles mesures européennes d’austérité en 2015, ndlr], s’en sont approchés.

Pouvons-nous espérer que le Sinn Féin puisse gagner une république de 32 comtés, et quelles sont les éléments qui suggèrent que l’objectif qu’ils poursuivent est socialiste ?
  Le Sinn Féin est un parti nationaliste de gauche, qui est plus nationaliste que de gauche — ou, pour le dire autrement, il donne la priorité à l’objectif national sur les objectifs sociaux et économiques. Il ne s’agit pas d’une interprétation de l’idéologie du Sinn Féin formulée de l’extérieur par des critiques de gauche. Elle a été explicitement exposée par Gerry Adams, dès les années 1980, ainsi que, dans une perspective plus critique, par Eoin Ó Broin dans son étude sur le républicanisme de gauche. Au sein de ce cadre idéologique, vous pouvez virer à gauche ou vers le centre, selon ce qui semble le plus susceptible de faire avancer l’objectif d’une Irlande unie. Il est clair qu’il y a un autre facteur de complication ici : le Sinn Féin, en tant que parti, s’organise dans deux États sur une seule et même île. Nous perdons parfois de vue à quel point c’est inhabituel. Je ne connais pas d’autre cas en Europe occidentale où un parti a une base électorale substantielle dans deux juridictions distinctes. La dynamique de la concurrence politique est très différente au Nord et au Sud. Dans le Nord, le principal attrait du Sinn Féin pour les nationalistes est d’être un parti qui représentera leurs intérêts au sein de l’État britannique dans l’immédiat, tout en faisant pression pour son retrait de l’île à long terme. Le fait qu’il n’ait réalisé que peu ou pas de progrès dans la mise en œuvre d’un programme de gauche alors qu’il était au pouvoir depuis 2007 ne lui a pas été fatal : il a peut-être perdu des voix au profit de People Before Profit à Derry et Belfast, mais il n’a pas subi le même genre de revers que le Parti travailliste irlandais après avoir mis en œuvre la politique d’austérité au gouvernement entre 2011 et 2016.

                                                             
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  Ça fait presque quarante ans que Gerry Adams a fait son célèbre commentaire selon lequel les Britanniques défonçant les portes à Ballymurphy ne feraient pas gagner des voix à Ballymun7. Bien que beaucoup de choses aient changé entretemps, l’essence de sa phrase est toujours valable.  L’augmentation du soutien au Sinn Féin après 2008 et lors des élections générales de 2020 ne reflète pas une plus grande priorité accordée à l’unité irlandaise par ses électeurs — pas principalement, en tout cas. Je suis persuadé que la plupart des personnes qui votent pour le Sinn Féin seraient heureuses de voir une Irlande unie, mais ce n’est pas le principal facteur de leur vote. L’électorat du Sinn Féin dans le Sud, qui est aujourd’hui beaucoup plus important qu’il ne l’a jamais été dans l’histoire moderne du parti, veut que des changements dans l’État du Sud afin d’améliorer les conditions de vie. La crise du logement, qui a été au centre de la campagne du Sinn Féin ces derniers temps, n’est qu’un des nombreux problèmes que les gens veulent voir aborder.
  Si le Sinn Féin finit par diriger un gouvernement à Dublin, il voudra certainement utiliser cette position pour faire avancer la cause de l’unification nationale par un scrutin sur la frontière.  Toutefois, ça ne suffira pas à satisfaire leurs électeurs de Dublin, Cork ou Galway si le service de santé est toujours bancal et le logement toujours inabordable dans cinq ans. Il devra élaborer quelque chose de tangible à ce sujet. La manière dont il parviendra à jongler entre ces enjeux au cours de la prochaine décennie est l’une des questions les plus intéressantes de la politique irlandaise, au nord comme au sud. Il est concevable que le Sinn Féin finisse par diriger un gouvernement des deux côtés de la frontière, mais ça ne signifie pas pour autant qu’une Irlande unie soit à portée de main. Le mouvement devra venir du Nord, avec un changement de l’opinion sur la question d’un scrutin sur la question de la frontière. Je ne pense pas toutefois qu’il s’agisse d’une perspective farfelue, loin s’en faut : il y a encore un long chemin à parcourir, mais les choses ont déjà bien plus évolué dans cette direction par rapport à ce que nous aurions pu prévoir en 2012 ou 2014, et la situation semble assez changeante. Essayer de cerner l’idéologie du Sinn Féin est une partie importante de la question. Mais nous devons également examiner les environnements politiques dans lesquels il doit opérer.


1. Siège du Parlement de l’État libre d’Irlande, puis de la République d’Irlande. C’est là que se réunissent les deux chambres du Parlement, le Dáil Éireann et le Seanad Éireann. Aussi, le terme « Leinster House » désigne maintenant, par métonymie, l’activité politique irlandaise [ndlr].
2. En référence à la politique de « vietnamisation » menée par les États-Unis à la fin de la Guerre du Viêt-Nam. L’ ulsterisation est l’une des trois parties de la stratégie de l’armée britannique durant les « Troubles », mettant en avant une « primauté à la police » : désengager les régiments de l’armée britannique qui n’étaient pas originaires de l’Irlande du Nord pour les remplacer, autant que possible, par des membres recrutés localement, afin de réduire le conflit aux seuls habitants de la région [ndlr].
3. Royal Ulster Constabulary, RUC, nom de la force de police en Irlande du Nord jusqu’en 2001. Ulster Defense Force, UDR, régiment de défense de l’Irlande du Nord, dont les soldats ont de nombreux liens avec les paramilitaires unionistes. Il existe de 1970 à 1992 [ndlr].
4. Document interne à l’IRA provisoire qui a fuité dans la presse en 1995. TUAS est l’acronyme de « Tactical Use of Armed Struggle ». Ce document, qui aurait été rédigé avant le cessez-le-feu décidé en 1994, est un appel à une stratégie unifiée entre les groupes nationalistes durant le processus de paix, [ndrl].
5. Plus important braquage de l’histoire du Royaume-Uni et de l’Irlande qui a eu lieu en 2004 à Belfast, duquel l’IRA a été accusée [ndlr].
6. Meurtre non élucidé mettant en cause l’IRA, perpétré en 2005 [ndlr].
7. Quartier de Dublin, en République indépendante d’Irlande du Sud [ndlr].

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