"... L'histoire des villages du Châtillonnais se confond avec les interminables querelles, procès, transactions entre les seigneurs et les habitants quant à la possession des forêts.
Le problème de la « propriété » des forêts n'est pas simple. On peut dire qu'à partir du Moyen Âge les forêts sont soumises à l'autorité des seigneurs, le plus souvent des ecclésiastiques tels que les Chartreux de Lugny, l'évêque de Langres, les Templiers, mais possédées collectivement par les usagers avec les droits de pâturage, panage, bois mort, bois pour maisonner et clore, etc.
Les seigneurs remettaient très souvent en cause les droits des populations sur les bois de leur finage1. On verra cette situation s'aggraver notablement dès le début du XVIe siècle, quand les besoins du capitalisme montant demanderont toujours davantage de produits alors que les usagers, de plus en plus nombreux, seront considérés comme un obstacle à une exploitation plus rentable.
La lutte pour la possession de la forêt a revêtu des formes diverses. Parfois il s'agissait d'une remise en cause pure et simple des droits que les habitants détenaient « depuis un temps immémorial »2. Le procès qui opposera Faverolles à ses seigneurs durera cinq siècles, de 1357 à 1856, au cours desquels les droits d'usage seront progressivement rognés jusqu'à devenir presque inexistants. Ce n'est qu'en 1856 que les habitants rentreront dans leurs anciens droits. D'autres fois, le seigneur s'approprie certaines portions où les usages ne peuvent plus s'exercer, puis fait payer des taxes pour la jouissance de ces droits dans les portions restantes. Les paysans, déjà accablés d'impôts, doivent se dessaisir de nouveaux bois pour y faire face, et ainsi de suite. Gurgy-la- Ville se révoltera contre cet état de choses et en cette occasion le pouvoir central ne manquera pas d'apporter son soutien au seigneur : devant la résistance de la population, il y eut un arrêt du Parlement de Paris en vertu duquel les habitants furent « poursuivis avec une rigueur sans exemple et l'appareil le plus effrayant, puisque des huissiers, un grand nombre de satellites et un détachement de maréchaussée étaient en ce temps en garnison et à discrétion dans les maisons du village dont les hommes et les femmes s'étaient enfuis à leur aspect en emportant leurs enfants avec eux dans les bois »3.
En 1793 les habitants récupéreront un canton de leurs bois, mais une grande partie d'entre eux appartiennent aujourd'hui encore à des propriétaires privés. D'autres fois encore, comme à Lignerolles, les habitants doivent acheter, en versant une certaine somme comptant ou annuellement, un canton de leur bois, le seigneur y gardant droit d'usage comme premier habitant. À Lachaume, on vend des cantons de bois afin de payer les impôts extrêmement lourds.
Ces quelques exemples de lutte acharnée entre villageois et seigneurs montrent que la forêt a joué un rôle essentiel dans l'économie des communautés rurales du Châtillonnais.
(...) Mais l'activité économique forestière de loin la plus importante est le bûcheronnage. La frontière est indécise entre l'agriculteur et le bûcheron. Entre le bûcheron qui après avoir travaillé sur son chantier neuf mois de l'année se loue pendant l'été pour les travaux des champs et l'agriculteur qui va au bois à la morte-saison, il y a tous les degrés intermédiaires possibles.
(...) De nos jours tous ces artisanats ont disparu. Quant au bûcheronnage, il est entièrement mécanisé et la main-d'œuvre est rarement d'origine locale. Seuls les anciens bûcherons travaillent encore à la main pour des particuliers et surtout dans les affouages. Ainsi l'ancien équilibre a été rompu en faveur de l'agriculture. Mais la forêt a conservé son caractère de bien collectif. On a vu que la possession des bois a souvent été contestée aux habitants. Les actuelles forêts communales sont le résultat des luttes qui ont opposé les seigneurs et les populations.a volonté de ces dernières de garder leurs droits sur les bois situés sur le territoire de leur village est permanente tout au long de leur histoire jalonnée de procès... "
PETITOT-MAURIES, Michèle. Forêt communale, droits d'usage et affouage en Châtillonnais. In : Études rurales, n°48, 1972. pp. 78-104. Sur le Web
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Le droit d’affouage pour une gestion démocratique des forêts communales
PONS Daniel, est syndicaliste du Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel : SNUPFENSolidaires.
Les dernières décennies ont marqué un recul de l’usage du droit d’affouage, acquis social qui lie depuis des siècles les habitants de communes rurales à la forêt communale en leur permettant d’en tirer les ressources nécessaires à leur chauffage. Face aux défis auxquels sont confrontées les forêts françaises, s’appuyer sur ce droit d’usage peut permettre de retisser ce lien avec nos forêts, et d’encourager leur gestion démocratique.
Un droit séculaire qui regagne en intérêt
L’affouage trouve son origine dans les droits d’usage octroyés au Moyen Âge par les grands propriétaires, seigneurs locaux, rois de France…, de forêts aux habitants des communautés de village, souvent contre des corvées. Il s’agissait pour les habitants d’avoir la possibilité de ramasser le bois mort tombé au sol et/ou de couper du bois vert pour pouvoir se chauffer et parer aux besoins usuels journaliers.
Ce droit ainsi que, plus globalement, les droits d’usage, collecte de bois d’œuvre, pâturage, panage, etc., agroforestiers ou agropastoraux ont fait l’objet de chartes de coutumes[1] dans lesquelles ces usages étaient énumérés et codifiés. Ces droits ont duré jusqu’à la Révolution française puis ont été retranscrits dans le droit forestier : le Code forestier remonte à 1827. Cet affouage historique a duré jusque dans les années 1960, époque à laquelle le bois de feu fut progressivement remplacé par le charbon puis par le fuel, avant de retrouver un regain d’intérêt à partir de la fin des années 1980.
Sylviculture et besoins de l'industrie et de la population
Le mot « affouage » vient de l’ancien français affouer, qui veut dire « chauffer », lui-même dérivé du latin focus, qui désigne le foyer, le feu. Le terme « foyer » est donc à entendre et au sens de feu comme moyen de se chauffer et au sens de famille en tant qu’ensemble de personnes vivant sous le même toit d’habitation, ce qui était important dans les régions de familles souches — familles comprenant plusieurs générations et élargies aux conjoints des aînés.
Historiquement, de 1670 à 1960, de nombreuses forêts publiques, tant domaniales que communales, ont été gérées pour produire du bois de feu pour la population, mais aussi pour pourvoir aux immenses besoins de la proto-industrie métallurgique[2], qui ne pouvait recourir qu’au charbon de bois comme source d’énergie. Les modèles de sylviculture pratiqués étaient le taillis simple, bois de feu, jusque vers 1850-1900 par exemple dans les Pyrénées, puis progressivement le taillis sous futaie, bois de feu et bois d’œuvre, jusque vers 1960- 1970 pour les forêts communales. Pour subvenir à ce double besoin, les rotations — c’est-à-dire l’intervalle de temps entre chaque coupe au même endroit — ont été parfois extrêmement courtes, de l’ordre de 12 à 15 ans. Ainsi, la hêtraie actuelle des Pyrénées a comme ancêtres ces deux modèles sylvicoles particuliers.
Gestion du Patrimoine forestier par le conseil municipal
Au niveau du droit, l’affouage est une possibilité offerte par le conseil aux administrés de pouvoir bénéficier de bois de feu provenant de la forêt communale, ce en respectant un ensemble de règles administratives prises par délibérations et de procédures techniques d’octrois précisées par le Code forestier.
Chaque conseil municipal peut ouvrir le rôle de l’affouage dès lors que la commune est propriétaire forestier.
Ce bénéfice peut se faire soit bois sur pied, auquel cas c’est l’affouagiste qui coupe et débarde son bois, soit bois façonné en bord de route, auquel cas le bois est coupé, débardé et stocké en lots par un prestataire de service choisi par le conseil municipal, puis les lots sont tirés au sort au prorata des affouagistes retenus par délibération. Aujourd’hui, c’est plutôt cette seconde pratique qui prédomine étant donné les pertes de savoir-faire du monde rural quant à l’exploitation forestière. Cette perte de savoir-faire — si l’on prend le monde agricole — trouve une explication dans l’évolution industrielle de l’agriculture, comme le reflète la sémantique : du paysan à l’exploitant agricole et de la ferme à l’exploitation agricole. De fait, le paysan avait le temps en hiver d’aller au bois et de ramasser de quoi se chauffer. Aujourd’hui, la rationalité gestionnaire attachée à l’exploitant agricole, avec l’exigence de résultat et d’efficacité dans le temps de production, a largement pris le pas sur la diversité des tâches du paysan.
Pour avoir la possibilité de bénéficier d’un affouage, il s’agit pour les administrés de se renseigner auprès de la mairie de leur localité et de proposer au conseil municipal d’ouvrir le rôle de l’affouage, donc d’offrir à chaque administré la possibilité de s’y inscrire, si bien sûr la commune est propriétaire forestier.
Un rôle politique et social sur lequel s'appuyer
Ainsi, un matin vous pouvez vous retrouver en forêt à observer le sous-bois, les arbres, à chercher à identifier les essences, à vous demander pourquoi ce sont ces arbres qui ont été martelés[3] et pas les autres, pourquoi plutôt le bouleau et le frêne et pas les chênes, par exemple. Vous vous posez la question : Mais quelles sont les règles pour le choix de ces arbres ? Alors vous cherchez et vous trouvez qu’effectivement il y a des règles de sylviculture inscrites dans un plan de gestion plus global de la forêt et que certaines essences sont privilégiées aux dépens d’autres : le chêne de préférence au bouleau, le hêtre plutôt que le sapin autrefois dans la forêt pyrénéenne. Sur pied, vous trouvez un gros arbre mort repéré par un triangle bleu renversé, et cela vous semble incompréhensible…
Vous avancez dans la forêt et vous trouvez d’autres affouagistes ; vous vous arrêtez pour discuter, poser des questions, casser la croûte, partager un moment de convivialité, aider… Dès votre retour, il vous semble avoir découvert un nouveau monde, un monde insoupçonné et jusque-là ignoré. Serait-il si sauvage que ça, ce monde ? De quand date cette forêt ? Et ses règles, d’où viennent-elles ? Qui les a écrites ? Quelle est ma place dans cette forêt ? Puis-je y jouer un rôle de citoyen ? Puis-je peser sur le choix des essences à couper, à garder ? sur leur âge d’exploitation ?
Aujourd’hui, et d’une façon générale, la politique forestière française est de mettre de plus en plus de bois sur le marché. La forêt pyrénéenne n’est pas épargnée. Pourtant, et cela est peu connu, cette forêt de montagne est jeune : à peine 100 à 150 ans. Or, au vu du contexte climatique actuel, il conviendrait plutôt de laisser vieillir les forêts pour valoriser les fonctions de stockage du carbone et la biodiversité tout en valorisant une sylviculture plus attentionnée aux écosystèmes forestiers, qui permettrait de proposer du bois au marché mais suivant un autre modèle de sylviculture, un modèle valorisant plus les arbres et le couvert continu.
[1] Exemple : Charte des coutumes de Montsaunès, Haute-Garonne, octroyée en 1343 par la commanderie templière locale.
[2] La métallurgie du fer a commencé dès le XVIe siècle dans les Pyrénées, par exemple.
[3] Marqués pour être abattus. Le martelage est une opération collective des forestiers qui consiste à marquer avec un marteau forestier les arbres à abattre.
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